Cléopâtre (Bertheroy)/Partie 1/Chapitre II

Armand Colin et Cie (p. 13-38).

CHAPITRE II

Cléopâtre dans son palais du Bruchium. — Taïa reçoit de sa maîtresse l’ordre d’aller chercher Marc-Antoine au Timonium. — Le Timonium. — Les jardins royaux. — Le Panœum. — Le Soma. — Alexandrie la nuit. — Taïa assaillie par trois jeunes Grecs. — Intervention de Kaïn, chef des esclaves.

Dans l’appartement de Cléopâtre la clepsydre de bronze en forme de taureau, chargée de mercure, a marqué l’avant-dernière heure du jour ; toute agitation a cessé autour de la reine et jusque dans les profondeurs du palais du Bruchium, devenu morne depuis que les deux royaux amants n’y célèbrent plus les mystères joyeux de leurs orgies. C’est à peine si de loin en loin on entend résonner sur les dalles d’onyx des salles basses le pas sourd d’un surveillant chaussé de sandales ou le murmure étouffé des jeunes esclaves couchés à plat ventre et suivant, le menton dans la main, les hasardeux coups de dés d’une partie clandestine.

Cléopâtre, à demi étendue sur un amoncellement de coussins, laisse ses suivantes procéder aux soins de son coucher. Indifférente, elle considère d’un œil lassé les splendeurs éparses autour d’elle ; son regard se promène des merveilleux lampas tissus d’or et de pourpre qui s’étalent sur les parois de la chambre aux grandes amphores incrustées d’argent, dont le col allongé et brillant ressemble à celui d’un cygne.

D’un pas mesuré et rythmique ses femmes vont et viennent ; sans dire une parole, elles s’alternent dans des mouvements prévus, et comme en l’accomplissement d’un rite. Une odeur d’encens s’élève des profonds cratères d’airain où brûlent le kyphi[1] et les résines mêlées du benjoin et de la myrrhe.

Les longues tresses noires de Cléopâtre ont été déroulées par les soins de Charmione. D’un geste sûr la jeune Grecque soulève de sa main gauche l’épaisse toison et de la droite y fait tomber par saccades régulières une pluie embaumée d’essence de néroli. La plus jeune des suivantes s’est agenouillée devant les divins pieds de sa maîtresse, et, après les avoir frottés d’une huile odorante, elle les enferme dans des sandales brodées de saphirs que lui tend une esclave subalterne. À quelque distance, Taïa, assise à terre, surveille et dirige les allées et venues de ses compagnes.

Cependant la toilette a pris fin. Une à une, chaque jeune fille s’est approchée de la reine et l’a saluée en abaissant sa main au genou selon la coutume égyptienne.

Taïa s’est avancée à son tour ; et Cléopâtre, posant sur elle son regard clair et la touchant légèrement à l’épaule de la baguette d’ivoire à tête d’épervier qui lui sert à commander ses femmes :

« Toi, reste ! » murmura-t-elle.

Elle l’entraîna, par une large baie ouverte, à une terrasse d’où la vue s’étendait à l’infini, d’un côté sur les flots bleus de la Méditerranée, de l’autre sur les nappes grises du lac Maréotis, au delà des longues avenues de colonnes que renfermait la double enceinte d’Alexandrie.

« Écoute, Taïa, lui dit-elle, — je me meurs : un ennui profond me monte des choses. Oh ! cette Égypte avec ses sphinx éternellement muets, ses syringes éternellement désertes, ses barques monotones qui glissent silencieusement sur les eaux du Nil, je la hais ! Elle me pèse, elle m’étouffe ! Je voudrais m’en éloigner pour toujours. »

La jeune fille ne répondit point. Cléopâtre étendit ses deux bras nus dans la direction de l’Occident :

« C’est là qu’est la vie ! reprit-elle ; l’Orient n’est plus qu’un tombeau, le tombeau des vieilles dynasties mortes et des antiques gloires éteintes. »

Un profond soupir soulevait sa gorge ; maintenant ses doigts fébrilement effeuillaient les larges pétales des roses d’Asie qui débordaient aux balustres de la terrasse.

Taïa osa dire :

« Nouvelle Isis, je ne puis comprendre vos paroles. La grande souveraine qui n’a qu’un signe à faire pour voir ses rêves les plus vastes se réaliser ; la déesse auguste aux pieds de laquelle les fronts les plus orgueilleux se sont prosternés en adoration ; celle qui possède autant de richesses que la terre en peut contenir et qui fait par sa science l’admiration des plus grands philosophes d’Alexandrie et d’Athènes, Cléopâtre a senti le reptile de l’ennui s’enrouler à son cœur ? »

La reine soupira longuement.

« Enfant, il est des heures où toute cette science me paraît néant, où toutes ces richesses me semblent plus vaines que ces nuages d’or que tu vois là-bas s’amonceler sur l’île fortunée d’Antirrhodos. Souviens-toi de Schelomo, le grand roi dont nos hiérogrammates ont relaté l’histoire : il avait tout vu, tout connu, tout sondé ; il savait les mystères glorieux du cèdre et les secrets cachés de l’hysope ; il possédait des trésors sans nombre et l’amour de la fille du roi d’Égypte, qu’il amena triomphalement dans Jérusalem sur les beaux chars de Guézer traînés par des chevaux ardents[2]. De plus, son dieu lui avait donné la faveur insigne de la sagesse ; et, à cause de cela, Schelomo sentit qu’il avait multiplié en lui-même les sources de la douleur, et il comprit que la suprême sagesse était l’oubli de toutes choses dans les secousses voluptueuses du plaisir. »

Du lac montaient par bouffées de lourds effluves, saturés de natron et d’alumine ; les vents argestes qui d’ordinaire passaient à cette heure n’étaient point venus rafraîchir l’atmosphère ; une chaleur morne pesait sur la ville ; et dans l’air dense pullulaient de larges mouches cantharides étendant leurs ailes vertes, immobiles, comme en l’attente d’un souffle de vie.

Cléopâtre ajouta d’une voix moins assurée :

« Taïa, va dire à Marc-Antoine que je l’attends. »

Accoutumée aux caprices impérieux de sa maîtresse, la jeune Libyenne ne répliqua point : elle s’éloignait à pas rapides après avoir baisé le bas de l’étroite tunique striée d’argent qui formait en cet instant le seul vêtement de la reine ; mais, d’un geste, Cléopâtre la retint :

« Écoute-moi bien, lui dit-elle. Pour arriver au Timonium où est Antoine fais un détour, car Paësi, qui me surveille étroitement depuis la défaite, devinerait sans doute le but de ta course ; quand tu seras auprès du Triumvir, dis-lui simplement de te suivre. »

Alors Cléopâtre détacha de son sein une large bandelette enrichie de pierres précieuses, autour de laquelle étaient suspendues les minuscules figures d’argent des animaux sacrés de l’Égypte ; elle plaça elle-même ce joyau au cou de son esclave favorite ; puis, l’attirant plus près encore dans l’atmosphère même de son haleine, elle l’embrassa longuement, comme pour rendre plus infaillible par cette caresse le pouvoir mystérieux dont elle voulait revêtir sa messagère.

La tour de Timon, bâtie par les ordres d’Antoine après la défaite de sa flotte, était située à l’extrémité d’un promontoire qui dominait le grand port d’Alexandrie ; ce promontoire était le Posidium où s’élevait un temple à Neptune, le dieu éponyme invoqué des navigateurs[3]. Abandonné de ses phalanges les plus fidèles, doutant de lui-même et de Cléopâtre, le triumvir, après avoir erré plusieurs mois dans les solitudes de la Cyrénaïque, s’était réfugié dans cette retraite où, comme Timon de Calyttus, il voulait vivre inconnu et mourir oublié.

Quelques stades à peine séparaient le Timonium du palais de Cléopâtre. Toutefois Taïa, obéissant aux recommandations de sa maîtresse, prit pour y arriver une voie détournée ; rapidement elle traversa le quartier du Bruchium, l’un des cinq grands quartiers de la ville[4], désert à cette heure, et, longeant la file des nombreux édifices que chacun des Ptolémées s’était plu à élever ou à embellir, elle pénétra dans les jardins royaux qui s’étendaient jusqu’à la Porte du Soleil.

Deux Androsphinx de taille gigantesque veillaient à l’entrée de ces jardins ; d’immenses avenues parallèles, coupées transversalement par d’autres allées symétriques, prolongeaient à perte de vue leurs arceaux de feuillage d’une coloration particulièrement douce à l’œil sous les rayons bleuissants de la lune. C’étaient d’abord les bouleaux argentés, les acacias épineux que de mystérieux frémissements agitaient, alors qu’autour d’eux toutes les autres essences paraissaient dormir du sommeil recueilli des plantes.

Des gerbes bleues de galegas et des touffes rose-mourant de valériane émergeaient çà et là des pelouses épaisses faites de saxifrages et de statices gazonneux. Des ricins géants aux feuilles très amples couvertes d’une pruine blanchâtre luisaient comme des miroirs de métal, tandis que les hautes hampes des balisiers lactescents pointaient droit vers le ciel leur pavillon de verdures.

Autour des plates-bandes, encerclant étroitement les massifs, couraient les grappes étoilées des nycteris selagines dont les fleurs violettes ouvraient aux approches de la nuit leurs pétales ciliés de jaune qui exhalaient une suave odeur de vanille. Dans des triangles, semblables à une éclosion d’insectes bizarres, des orchidées, transportées à grands frais des Indes, étalaient le luxe éclatant de leurs corolles variées à l’infini. Là se trouvaient des cypripèdes au corsage allongé comme celui des guêpes, des ophyrs brillant comme des scarabées, des spiranthes se balançant comme des libellules au sommet de leur tige filiforme, des satyriums voraces repliant leurs lèvres sensuelles sur les moucherons passant à leur portée, au fil de l’air.

Quittant les longues avenues, Taïa s’engagea dans une allée de traverse ; sur son front les sycomores majestueux formaient une voûte aux arceaux impénétrables de feuillage. Elle était arrivée à la partie centrale des jardins, immense rond-point autour duquel les rosiers de mer et les glaïeuls poussaient leurs quenouilles arborescentes étoilées de fleurs. À l’entrée de ce rond-point, face à face, se dressaient deux statues en terre cuite finement coloriées comme des figures de Tanagra ou d’Éphèse : l’une représentant Hâthor, la Vénus Deltique, revêtue de la tunique talaire et entourée de rameaux de persea, cet arbre de vie de la théosophie égyptienne[5] ; l’autre, Hypnos, dieu du sommeil, surgissant d’une touffe de pavots multicolores ; un papillonnement de doliques aux légères fleurs violacées caressait d’un battement d’ailes les jambes graciles et nues des deux jeunes divinités.

Au milieu, une immense pièce d’eau, ou plutôt un lac, étendait sa nappe transparente sillonnée de minces canots en terre cuite[6], dans lesquels les hôtes royaux d’Alexandrie venaient se reposer et s’endormir parfois aux heures brûlantes du jour. Toute une végétation aquatique, la flore mystique de l’Égypte, s’élançait des fraîches profondeurs de ce lac et du recueillement de ses sources. La gloire liliale des lotus s’y épanouissait à l’aise dans sa triple transformation[7] : le lotus bleu, emblème d’Osiris, le dieu Père, première personne de la Trinité hermétique, se balançait au moindre souffle de l’air en un mouvement rythmique d’encensoir ; le lotus blanc, nymphée virginale consacrée à la chaste Isis, tremblait au sommet de sa tige ; enfin le lotus rose, le nymphea nelumbo, évasé en ciboire, offrait à la consécration solennelle des nuits ses fèves sacrées, hosties agréables à Horus, le fils très saint d’Isis et d’Osiris.

Sur les bords, à travers les arundos empanachés de blanc, à travers les joncs roux et les iris fauves étendus comme un luxuriant rideau au bord de leur couche nuptiale, sommeillaient les nénuphars. Ces épouses inviolées du Nil n’entr’ouvraient leur corolle qu’au moment de la crue montante du Fleuve Sauveur : ainsi elles étaient, aux yeux du peuple, le précieux gage de sa fécondité.

Taïa se sentait troublée malgré elle par le travail mystérieux de la sève, dont elle connaissait l’occulte symbolisme ; maintenant les troènes florescents l’enveloppaient de leur parfum âcre et il lui semblait entendre glisser à sa suite le pas d’un compagnon invisible. Elle se hâta de quitter les jardins.

Traversant rapidement la grande place qui séparait le Gymnase de la Palestre, elle se dirigea vers le Panœum. C’était une colline de rocaille factice placée au centre même de la ville et qui avait la forme oblongue d’une toupie. Un escalier en limaçon menait au sommet, où un large banc circulaire en granit permettait aux promeneurs de se reposer en contemplant le panorama merveilleux d’Alexandrie et de ses faubourgs. La jeune fille, lasse déjà du chemin qu’elle avait parcouru, et cédant au désir de se recueillir quelques instants avant d’accomplir sa mission, gravit cet escalier et s’assit.

La ville tout entière était à ses pieds dans un scintillement de lumières ; les rues nombreuses, régulièrement tracées et éclairées par d’énormes candélabres de bronze que supportaient des ibis aux ailes éployées, semblaient sortir les unes des autres et gagner ainsi en relief ce qu’elles perdaient en étendue. Les maisons, petites ou grandes, toutes surmontées de toits plats en terrasse, se découpaient très nettement au milieu des édifices colossaux qui les dominaient.

Taïa d’un regard embrassait l’ensemble de ces édifices dans les lignes principales de leur configuration. Le sanctuaire de Saturne, les deux temples d’Isis, le grand et le petit Serapeum surgissaient du milieu de leur péristyle dans le prolongement des colonnes de porphyre. Immédiatement au-dessous d’elle le Soma[8], où reposaient Alexandre et les premiers Ptolémées, étalait la masse blanche de ses sépultures ; quelque chose de majestueusement calme s’exhalait de ce cimetière des rois et montait au cœur de la jeune esclave ; l’idée que la mort n’est qu’un sommeil, cette idée qui fait le fond de la doctrine ésotérique de l’Égypte, vivait aux lieux de sépulture et y répandait une atmosphère de tranquillité consolante. À l’entrée de chaque hypogée, des urnes à encens, des fioles à parfums, des lampes prêtes à être allumées pour éclairer le réveil du défunt ; l’appareil des festins futurs : huile, miel, fruits contenus dans des vases fictiles ; dans des amphores l’eau lustrale attendant l’heure de la résurrection pour le baptême de la vie à venir : tout cela disait surabondamment la foi attachée au dogme de l’immortalité.

Sur les stèles de marbre blanc des peintures polychromes représentaient le défunt dans les attitudes qui lui étaient familières. Au bas de ces stèles, des inscriptions tracées en ocre rouge parlaient en son nom, comme si du fond de sa demeure funèbre il les eût lui-même dictées.

Çà et là, coupant la monotonie des sarcophages, une chapelle funéraire plus haute, un édicule soutenu par des piliers ornementés de chapiteaux à fleurs de lotus bleu ; et sur le fronton la clef de toute initiation mystique : le disque solaire ailé où s’entrelaçaient des serpents urœus. Presque à chaque porte de ces édifices isolés se répétait la représentation en granit d’Horus debout marchant sur des crocodiles ; un scorpion, un lézard, une gazelle, se débattaient sous l’étreinte du jeune dieu ; près de lui, les divinités maîtresses, Thoth et Phta, l’aidaient à dompter les animaux malfaisants. Au-dessus de sa tête juvénile était placé comme un génie protecteur le masque de Bess, le dieu triomphant de la guerre et de la joie ; une mitre aplatie couronnait sa face labourée de rides et encadrée d’une barbe droite et touffue. De chaque côté, en caractères hiéroglyphiques, se lisait cette formule du rituel funèbre égyptien[9] : « Salut à toi, dieu fils de dieu : Salut à toi, Horus,… toi qui as eu soin de clore la bouche de tous les reptiles. Repousse loin de moi les lions venant de la terre, les crocodiles sortant du fleuve, la bouche de tous les reptiles. Rends-les pour moi comme de petites pierres sur la terre, comme des débris de vases près des habitations[10]. »

Autour du Soma, qui dans sa ceinture de murailles émergeait au centre même d’Alexandrie comme une île silencieuse, la ville sans relâche s’agitait, se mouvait ; un immense bruit, quelque chose de pareil à l’écrasement des vagues sur le roc, venait de tous les coins de la cité se perdre dans cette enceinte de la mort. Tout le long de l’avenue Canopique, entre la double colonnade qui s’étendait de la Porte de la Lune à celle du Soleil, une rumeur montait ; des chars, des quadriges brillamment attelés, couraient à l’Hippodrome ; les sabots étincelants et cerclés de cuivre des mules et des chevaux retentissaient sur les dalles compactes de la chaussée rendues sonores par les canaux et les aqueducs qui formaient sous Alexandrie une seconde ville souterraine ; d’autres chars s’empressaient dans la direction des plaines charmantes d’Éleusis, où les jeunes débauchés grecs et alexandrins avaient caché leurs maisons de plaisir parmi les aloès et les citronniers en fleurs.

La grande clameur augmentait encore ; elle sortait du théâtre qui déversait à tout instant la foule bigarrée dans les galeries extérieures et sur les places publiques ; elle montait des profondeurs de Rhakotis où la tourbe de la population s’amassait pour échanger des propos plaisants et chanter des refrains en l’honneur des divinités bucoliques. C’était là, dans ce quartier perdu au sud-est d’Alexandrie, que Cléopâtre aimait à s’égarer le soir avec Antoine, se mêlant sous un déguisement aux groupes des pâtres établis dans ces parages.

Elle venait, la grande rumeur, de l’Emporium, dans lequel se trafiquaient jusqu’à des heures avancées de la nuit les précieuses denrées de l’Orient, les étoffes rares de la Perse et de l’Inde, les essences multiples du Liban, les vins délicieux et le safran que l’Ibérie exportait. Des hommes de toutes les nationalités, de toutes les races, revêtus de costumes divers, allaient de l’Emporium aux Apostases où les marchandises étaient amoncelées ; des Arabes, le front rasé, enturbané de rouge ; des Juifs, les cheveux flottants, le corps perdu dans de longs manteaux de lin ; des Macédoniens, les bras nus jusqu’aux épaules, souples sous les plis serrés de l’exomide ; enfin des Égyptiens de tous les nomes ; des Éthiopiens, des Libyens, des Mèdes ; tous s’interpellant, se querellant, s’insultant dans un langage confus où l’idiome grec dominait.

Et au-dessus de cette clameur, de cette grande voix d’Alexandrie, dont les vibrations traversaient la ville d’un bout à l’autre, une voix plus puissante s’élevait, dominant tous les bruits, les engloutissant dans son harmonie sonore : la voix des flots de la Méditerranée à laquelle répondait comme un écho la plainte sourde des ondes maréotiques.

Taïa, immobile au sommet du Panœum, s’était laissée peu à peu envahir par une rêverie profonde ; les murmures qui lui venaient de tous les quartiers de la cité, cette clameur vague sortie de milliers de poitrines humaines, avaient dans son esprit une signification unique et ne lui apportaient qu’un nom, toujours le même, celui de Cléopâtre. C’était elle que célébrait la gloire liliale des lotus dans les sources susurrantes des jardins ; elle que couronnaient les urœus sacrés aux frontispices majestueux des temples ; elle qu’invoquaient les supplications silencieuses des morts royaux au fond des blancs hypogées du Soma ; c’était dans la soif de voluptés semblables aux siennes que les jeunes efféminés d’Alexandrie couraient à leurs solitudes embaumées d’Éleusis et de Canope ; c’était elle qu’attendaient au bord des fontaines les pâtres joyeux de Rhakotis ; c’était pour elle que des esclaves empressés s’agitaient aux abords de l’Emporium ; pour elle que les métropoles du monde entier envoyaient des tissus de pourpre et des joyaux d’or ; c’était elle, enfin, l’Aphroditè, qu’appelaient la plainte grandissante des flots et les mugissements sourds du grand lac.

La jeune fille descendit l’escalier du Panœum ; une force secrète, irraisonnée comme l’instinct et aveugle comme l’amour, la poussait maintenant vers Antoine et lui faisait envisager sa mission avec une sorte de joie ; elle se sentait fatalement désignée pour l’accomplissement d’une volonté obéie d’avance et nécessaire à l’ordre éternel des choses. Après avoir abaissé devant ses yeux le bandeau qui entourait sa chevelure, elle s’avança à pas pressés droit devant elle, vers le Timonium. Les rues, un instant avant débordantes de monde, étaient devenues presque désertes ; la voie transversale du Soma, où elle s’était engagée, paraissait particulièrement lugubre, rayée de place en place par les grandes ombres rectilignes que projetaient les piliers sous la lumière de la lune.

Arrivée devant le temple d’Isis Plusia, la jeune fille s’arrêta ; de nouveau il lui avait semblé entendre derrière elle, comme tout à l’heure en sortant des jardins, un bruit insolite, le pas rapide de quelque animal bondissant sur les dalles sonores ; mais elle ne vit rien qu’un ibis blanc qui, troublé dans son repos nocturne, tirait gravement sa tête déplumée des chaudes profondeurs de son aile.

Maintenant Taïa, touchant presque au but de sa course, traversait les vastes chantiers du Sebasteum[11]. Ce monument, que Cléopâtre avait voulu faire élever à la gloire d’Antoine, et qui ne devait pas avoir son pareil au monde, sortait à demi de sa base, au-dessus d’un entassement gigantesque de blocs de granit et de marbre ; d’énormes monolithes de porphyre couchés, pareils à des géants endormis, attendaient pour se relever l’heure de la glorification du héros vaincu ; des salles à ciel ouvert ébauchaient entre leurs épaisses murailles de grès leurs quadrilatères au milieu desquels étaient jonchés, parmi la masse des ornements votifs, les tableaux retraçant les fastueuses amours du triumvir et de la reine d’Égypte, et les colossales statues d’or et d’argent qui les représentaient tous deux sous les traits de l’Abondance et de la Joie.

Taïa s’avançait péniblement dans le désordre des matériaux accumulés ; elle avait relevé son bandeau et posait avec précaution sur les débris d’onyx et de marbre ses pieds étroits, chaussés de minces sandales. Il était plus de minuit ; la ville peu à peu s’était apaisée : quelques rumeurs lointaines montaient encore par instants des quartiers de plaisir.

Tout à coup d’une rue voisine un tapage éclata, fait de rires prolongés et de chansons. Les voix bruyantes se rapprochaient, devenaient de plus en plus distinctes ; avant que Taïa ait eu le temps de se dissimuler, trois jeunes Grecs débouchèrent devant le Sebasteum ; leurs chlamydes déchirées, souillées du vin odorant de Maréotis, témoignaient d’une orgie à peine consommée ; les pétales des roses effeuillées étaient encore entremêlés aux boucles de leurs chevelures et leurs doigts, chargés de lourds anneaux, portaient de longs sistres d’or dont ils accompagnaient leurs chants. En apercevant la Libyenne, les trois jeunes débauchés avaient interrompu leur marche. Elle-même, par un mouvement machinal, prise de peur, s’était arrêtée et demeurait droite à l’entrée du chantier, le front haut et les mains relevées aux épaules dans une attitude hiératique ; la lune très claire détachait nettement les lignes merveilleuses de son corps.

« Par Dionysios ! dit l’un d’eux, il y a de jolies filles à Alexandrie ; mais en voici une dont les sandales ne devront pas traîner longtemps dans la poussière des chemins ! Comment te nommes-tu, la belle enfant ?

— Eh, ne la reconnais-tu donc pas, Philéas ? n’as-tu jamais rencontré, remontant le canal et couchée sur un bateau thalamège débordant de fleurs, la très auguste reine menant aux fêtes de Canope[12] son esclave favorite, la jeune Taïa ? Et dans les réjouissances publiques, sur le char d’Antoine et de Cléopâtre, n’était-ce pas celle-ci que l’on voyait toujours, partageant les plaisirs des amants royaux ?

— Qu’est-il donc survenu pour que la suivante aimée de la reine rôde ainsi seule la nuit par les carrefours déserts ? Sans doute quelque rendez-vous où l’amour n’est pas étranger ; car l’atmosphère que l’on respire au palais du Bruchium n’est point faite pour endormir les sens d’une belle fille libyenne. »

Tous trois étaient près d’elle à la toucher. Celui qui avait parlé le dernier, dégageant son bras gauche de sa chlamyde, en avait entouré la taille de la jeune fille et l’attirait brusquement contre lui. Les deux autres riaient d’un rire complaisant et lascif.

Taïa poussa un cri ; mais aussitôt, bondissant derrière elle, une forme sombre avait surgi ; un homme aux membres athlétiques, le corps nu sous une légère écharpe, se ruait comme une bête fauve entre elle et ses insulteurs ; l’échiné courbée, la gorge haletante, le front en avant, dédaignant de se servir de ses poings fermés, il alla donner de sa tête pesante dans la poitrine du jeune Grec.

À cette intervention inattendue, le groupe des efféminés s’était dispersé ; les pétales de roses, se détachant de leur chevelure, avaient jonché le sol et les sistres d’or, tombés de leurs mains, luisaient comme des lampyres sous les rayons de plus en plus intenses de la lune.

Taïa leva les yeux vers son défenseur et étouffa une exclamation de surprise :

« Toi, Kaïn ? Comment es-tu ici ? »

Le noir secoua sa tête ronde.

« Ne nous arrêtons pas davantage, dit-il, et laisse-moi t’accompagner où tu vas ; l’heure s’avance, ta royale maîtresse doit être inquiète. »

Pendant quelques instants ils marchèrent en silence côte à côte ; démesurément leurs ombres s’allongeaient devant eux sur la jetée blanche du Timonium où ils s’étaient engagés ensemble.

« Tu savais donc où j’allais ? » demanda tout à coup Taïa.

De nouveau Kaïn hocha la tête.

« L’épervier connaît les méandres de la colombe dans l’air ; l’ichneumon suit les traces du lézard bleu à travers les roseaux du fleuve. Comment le Chef des esclaves n’aurait-il pas souci de la plus belle des suivantes de Cléopâtre ? Depuis ta sortie du palais je t’ai guettée ; dans le jardin je marchais derrière toi à te toucher ; mais tu ne m’as pas entendu. »

Il parlait, le front bas, les lèvres frémissantes ; un souffle impétueux sortait de ses narines ouvertes et faisait voltiger les cheveux dénoués de la Libyenne. D’autres paroles encore montaient à sa gorge comme un grondement d’orage.

Mais Taïa ne l’écoutait plus. L’œil fixé sur l’infini des flots, elle pensait au grand amour qui domine le monde, et qui, en dépit de tous les obstacles, allait jeter de nouveau le Triumvir et la reine d’Égypte dans les bras l’un de l’autre.


  1. Voir note justificative no 2, p. 282.
  2. Ledrain, Histoire d’Israël, p. 336.
  3. Voir note justificative no 3, p. 283.
  4. Voir note justificative no 4, p. 235.
  5. Voir note justificative no 5, p. 286.
  6. Voir note justificative no 6, p. 287.
  7. Voir note justificative no 7, p. 289.
  8. Voir note justificative no 8, p. 289.
  9. Traduction de Chabas.
  10. Voir note justificative no 9, p. 291.
  11. Voir note justificative no 10, p. 292.
  12. Voir note justificative no 11, p. 294.