Clélie, histoire romaine/Partie 1/Livre I/09

Augustin Courbé Voir et modifier les données sur Wikidata (Tome Ip. 351-394).

CLELIE
A HORACE.



DÉs qu’on eſt deux à faire vne fourbe, on la rend plus aiſée à deſcouurir : ne pretédez donc pas, ie vous en coniure, que la voſtre ait heureuſement reüſſi : & pour vous teſmoigner que ie ne croy pas eſtre ſi bien aueque vous, que vous puiſſiez eſtre mal aueque moy, ie vous prie de m’enuoyer les Vers que ie vous ay demandez : mais ie vous prie encore d’eſtre fortement perſuadé, que vous ne pouuiez iamais entreprendre rien de moins vrayſemblable, que ce que vous auez entrepris : car enfin à parler ſincerement, ie vy d’vne maniere dans le monde, qui fait qu’à moins que d’auoir perdu la raiſon ; & de vouloir perdre mon amitié, & aquerir ma haine ; on ne m’eſcriroit pas vne Lettre d’amour.


Ie m’aſſure Madame, que vous connoiſſez bien qu’encore que ces deux Billets ayent eſté eſcrits ſur vn meſme ſuiet, & par vne meſme Perſonne ; & que cette Perſonne euſt meſme vn eſgal deſſein en les eſcriuant, qu’il y a pourtant quelque choſe de plus ſec, & de plus dur, dans celuy qui s’adreſſe à Horace que dans l’autre. Mais apres cela, il faut que ie vous die l’effet qu’ils produiſirent dans l’eſprit de ceux qui les reçeurent le lendemain qu’ils eurent eſté eſcrits. Imaginez vous donc Madame, que lors qu’Aronce reçeut celuy qui luy appartenoit, il en eut vne eſmotion de cœur eſtrange : car comme il auoit eſcrit à Clelie que ſi elle ne luy reſpondoit pas, il croiroit qu’elle luy ſeroit fauorable, il penſa, puis qu’elle luy eſcriuoit, qu’il alloit receuoir ſon Arreſt de mort : & ce qui le luy faiſoit encore penſer, eſtoit que l’Eſclaue de Clelie, par les ordres de ſa Maiſtreſſe, auoit donné de Billet ſans en vouloir attendre de reſponce : de ſorte qu’il l’ouurit auec vne inquietude extréme. Mais lors qu’il l’eut leû, ſon eſprit fut vn peu plus en repos : il eſtoit pourtant fort embarraſſé à deuiner ce que Clelie vouloit dire, lors qu’elle luy diſoit qu’il auoit concerté auec vn autre, la tromperie qu’il luy auoit faite. Neantmoins, apres y auoir bien penſé, il creût que de deſſein premedité Clelie auoit voulu faire ſemblant de croire qu’il luy auoit voulu faire vne malice, afin de n’eſtre pas obligée de le mal traiter : & que i’eſtois celui qu’elle faiſoit ſemblant de penſer qui auoit part à la pretenduë tromperie dont elle parloit dans ſon Billet. Si bien que regardant cét artifice de Clelie, comme vn procedé obligeant pour luy, il ſe trouua plus heureux qu’il n’auoit eſperé de l’eſtre. Auſſi me reçeut-il auec aſſez de ioye, lors que i’entray dans ſa Chambre, vn quart d’heure apres qu’il eut reçeu ce Billet. Mais comme i’auois aſſez de chagrin de la colere de Fenice, ie ne l’eſcoutay pas auſſi attentiuement qu’il vouloit l’eſtre : de ſorte que m’en faiſant la guerre ; ha cruel Amy, me dit-il, vous ne vous intereſſez point en ma fortune ! Vous prenez vous meſme ſi peu de part à la mienne, luy dis-ie, que i’ay plus de ſuiet de me pleindre de vous, que vous n’en auez de vous pleindre de moy : car apres m’auoir dit que vous n’eſtes pas ſi miſerable que vous auiez penſé l’eſtre, vous ne me demandez pas comment ie ſuis auec Fenice. Mais pour vous faire voir que vous eſtes plus heureux que moy, liſez la Lettre que ie vous laiſſe : & que cette belle Perſonne m’a eſcrite ſur l’aduenture de l’Echo, car ie ſuis preſſé d’aller parler à vne Amie qu’elle a, afin que ie taſche de l’obliger à me iuſtifier aupres d’elle. Apres cela ie luy laiſſay entre les mains vne Lettre de Fenice, & ie le quitay. Mais en ſortant de ſa chambre, ie trouuay Horace, qui y entroit : & qui paroiſſoit auoir quelque choſe dans l’eſprit qui le faiſoit reſver : car il ne me connut point. Et en effet Madame, il faut que vous ſçachiez, que la reſponce de Clelie l’auoit horriblement embaraſſé : car il ſçauoit bien qu’il n’auoit parlé à perſonne de l’amour qu’il auoit pour elle, ny de la Lettre qu’il luy auoit eſcrite : de ſorte qu’il ne ſçauoit que penſer de ce qu’elle luy eſcriuoit : puis que de quelque coſté qu’il regardaſt la choſe, il n’y trouuoit point de vrayſemblance. Cependant il ſentoit ie ne ſçay quoy dans les paroles de Clelie, qui luy faiſoit croire qu’il n’auoit aucune part en ſon cœur : il eſtoit pourtant perſuadé qu’il auroit droit d’y en pretendre, s’il n’eſtoit point engagé : ſi bien que penſant alors à ce qu’il n’auoit iamais penſé, il chercha s’il eſtoit poſſible que Clelie aimaſt quelqu’vn : mais apres auoir examiné la choſe, il trouua que ſi cette belle Perſonne auoit quelque affection particuliere dans le cœur, il faloit que ce fuſt pour Aronce : & qu’il faloit par conſequent, qu’Aronce l’aimaſt : car il ne la ſoubçonna point de pouuoir aimer ſans eſtre aimée. Cette penſée ne luy fut pas pluſtoſt venuë dans l’eſprit, qu’elle y excita vn fort grand trouble. En effet comme Horace eſt genereux, & qu’il auoit beaucoup d’obligation à Aronce, il eut vne eſtrange agitation de cœur, lors qu’il penſa qu’il pouuoit eſtre ſon Riual. Auſſi ſe fit-il alors vn grand combat dans ſon eſprit : & il prit effectiuement la reſolution de faire tout ce qu’il pourroit pour vaincre ſa paſſion, s’il aprenoit qu’Aronce aimaſt Clelie. Si bien que pour taſcher de s’en eſclaircir auec adreſſe, il fut chez Aronce : & il y arriua, comme ie l’ay deſia dit lors que i’en ſortois. De ſorte qu’il tenoit encore la Lettre de Fenice, que ie luy auois baillée : & la reſponce que Clelie luy auoit faite. Mais dés qu’Aronce vit entrer Horace, il cacha la Lettre de Clelie, & demeura auec celle de Fenice entre les mains : car en cette occaſion inopinée, il ne penſa qu’à ſon intereſt, & ne penſa pas au mien. Il eſt vray que de la maniere dont eſtoit cette Lettre, on ne pouuoit connoiſtre qui l’auoit eſcrite, ſi l’on n’en connoiſſoit l’eſcriture : & que l’on ne pouuoit meſme ſçauoir à qui elle s’adreſſoit, parce qu’il n’y auoit point de ſuſcription : ioint que les reproches que Fenice me faiſoit eſtoient faits d’vne maniere qui ne permettoit pas d’en pouuoir connoiſtre la cauſe. Horace entrant donc dans la Chambre d’Aronce, auec l’intention de deſcouurir par vne conuerſation adroite s’il eſtoit amoureux de Clelie, afin de taſcher de ne l’eſtre plus luy meſme, il vit quelque eſmotion ſur ſon viſage, parce qu’il auoit en effet alors l’eſprit aſſez inquiet, & parce que ſuiuant la nature de l’amour, qui fait craindre aux Amans iuſques aux plus petites choſes en certaines occaſions, il auoit eu peur qu’Horace ne viſt la Lettre de Clelie, & ne la connuſt. Si bien que cét Amant caché, voyant quelque agitation ſur le viſage d’Aronce, & luy voyant vne Lettre entre les mains, qui eſtoit eſcrite dans des Tablettes qu’il tenoit ouuertes ſans y penſer, tant il ſongeoit peu à moy : & voyant qu’elles eſtoient faites d’vne maniere dont les Dames ſe ſeruent plus ordinairement que les hommes ; il luy demanda, apres le premier compliment, ſi ces Tablettes venoient de Clelie ? Horace n’ayant alors autre deſſein que de luy parler de cette belle Fille ſur toutes ſortes de ſuiets : afin de taſcher de remarquer ou par ſes actions, ou par ſes paroles, s’il auoit lieu de ſoubçonner qu’il fuſt amoureux de cette belle Perſonne. Mais à peine Horace eut-il fait cette demande à Aronce, que cét Amant qui ne s’y eſtoit pas preparé, & qui en ſut fort ſurpris, parce qu’il eſtoit vray, comme vous le ſçauez, qu’il auoit ſur luy vne Lettre de Clelie ; ne pût s’empeſcher de rougir, en luy diſant que cette Lettre n’eſtoit pas d’elle. De ſorte qu’Horace le remarquant, & ne doutant plus alors que ces Tablettes ne fuſſent de Clelie, il parla en effet à Aronce comme le croyant ainſi. De grace, luy dit-il, ne me deſguiſez pas la verité : & ſi la Lettre que vous tenez eſt de l’admirable Fille de Sulpicie, comme ie n’en doute preſque point, montrez la moy ie vous en coniure : car comme ie ſuis perſuadé qu’elle eſcrit auſſi bien qu’elle parle, i’ay vne enuie eſtrange de voir vne Lettre d’elle : du moins ſçay-ie bien, pourſuiuit-il, que ſon carractere eſt le plus beau du monde, car i’ay veû des Vers eſcrits de ſa main. D’abord Aronce creût qu’en diſant vne ſeconde fois à Horace, que cette Lettre n’eſtoit point de Clelie, & que le luy diſant fort ſerieuſement, il le croiroit, & ne le preſſeroit plus de la luy montrer : mais il en arriua autrement : car Horace redoublant alors ſes prieres, & les redoublant auec empreſſement, il luy perſuada qu’il ſoubçonnoit quelque choſe de ſa paſſion. Si bien que craignant extrémement qu’il la ſçeuſt, de peur qu’il ne la fiſt ſçauoir à Clelius, auec qui il auoit vne liaiſon tres eſtroite ; il ſe reſolut à luy montrer la Lettre de Fenice, & à luy faire vne fauſſe confidence en la luy montrant, afin de luy faire perdre l’opinion qu’il fuſt amoureux de Clelie, s’il eſtoit vray qu’il en euſt la penſée. De ſorte que pour cacher mieux ſa paſſion ; ie ne ſçay Horace (luy dit-il en luy baillant les Tablettes qu’il tenoit) d’où vient que vous ne me croyez pas : mais pour vous faire voir que vous auez tort, voyez ſi cette eſcriture eſt de Clelie, puis que vous connoiſſez la ſienne. Mais apres auoir veû cette Lettre, pouſuiuit-il, n’en parlez point ie vous en coniure : car encore que ie ſois reſolu de n’auoir iamais nul commerce auec la Perſonne qui l’a eſcrite, ie ne veux pourtant pas eſtre indiſcret : c’eſt pourquoy Horace, ne dittes iamais à qui que ce ſoit ſans exception aucune, que vous ayez veû vne Lettre de cette nature entre mes mains. Comme vous ne me dittes pas le nom de celle qui l’a eſcrite (repliqua Horace apres l’auoir leuë) il ne me ſeroit pas aiſé de vous eſtre infidelle, quand meſme ie le voudrois : car que pourrois-ie dire qui pûſt diuertir ceux à qui ie voudrois conter que vous m’auez montré cette Lettre, puis que ie n’en ſçay autre choſe ſinon que c’eſt vne Dame irritée qui vous eſcrit, & qui vous eſcrit auec vne colere ſi piquante, que ie croy qu’elle s’apaiſera aiſément quand vous le voudrez ; & qu’elle a bien plus de diſpoſition à vous aimer, qu’à vous haïr ? Quoy qu’il en ſoit, dit Aronce, n’en parlez point ie vous en coniure : car dans les ſentimens où ie ſuis preſentement, ie ſuis aſſuré que ie ne parleray iamais d’amour à cette Perſonne. Pendant qu’Aronce parloit ainſi, Horace auoit vne ioye extréme de pouuoir croire qu’il n’eſtoit point amoureux de Clelie : car encore que ſon Amy luy diſt qu’il n’auroit iamais nul commerce auec la Perſonne de qui il auoit veû la Lettre, il eſcoutoit cela comme le diſcours d’vn Amant irrité, qui croit quelquesfois haïr lors qu’il aime le plus fortement : ainſi il ne doutoit point du tout qu’Aronce n’euſt vn grand engagement auec cette Dame, dont il auoit veû la Lettre. Si bien que croyant qu’il n’eſtoit point expoſé à eſtre Riual d’vn homme à qui il deuoit la vie, & qu’il aimoit fort, il en eut vne ioye extréme : & pour empeſcher que le malheur qu’il auoit aprehendé ne pûſt iamais luy arriuer, il ſe reſolut durant qu’Aronce auoit de l’amour pour vne autre, de luy dire qu’il en auoit pour Clelie, quoy qu’il n’aime pas naturellement à dire ſes ſecrets : car comme il le connoiſſoit pour eſtre fort genereux, il penſa que s’il en auoit fait vne fois ſon Confident, il ne deuiendroit iamais ſon Riual. C’eſt pourquoy prenant la parole, en regardant obligeamment Aronce ; pour vous faire voir combien voſtre amitié m’eſt chere, luy dit-il, ie veux mieux agir auecque vous, que vous n’agiſſez aueque moy : car enfin ie vous ay preſques deſrobé voſtre ſecret, & ie m’en vay volontairement vous confier le mien. Sçachez donc, pouſuiuit-il, que depuis longtemps ie ſuis amoureux plus que perſonne ne l’a iamais eſté : auſſi ſentez-ie tous les iours renouueller la haine que i’ay touſiours euë pour Tarquin ; parce que ie le regarde comme la cauſe de tous les ſuplices qui me ſont preparez. Aronce entendant parler Horace de cette ſorte, s’imagina qu’il eſtoit amoureux à Rome : & ne comprit point du tout qu’il haïſt Tarquin plus qu’à l’ordinaire, parce que c’eſtoit ſon Exil qui auoit cauſé la paſſion qu’il auoit pour Clelie. De ſorte que voulant teſmoigner à Horace qu’il s’intereſſoit obligeamment à ce qui le regardoit, il le pleignit d’auoir vne paſſion ſi cruelle dans le cœur : le priant en ſuite de vouloir luy dire ſon auanture. Helas mon cher Amy, luy dit-il, mon auanture ſe raconte en peu de paroles : car dés que ie vous auray dit que i’aime ſans eſtre aimé ; i’auray dit tout ce qui m’eſt arriué depuis que ie ſuis amoureux. Mais comment l’abſence, reprit Aronce, ne vous a-t’elle point gueri d’vne amour ſi mal reconnuë ? Comme il parloit ainſi, & qu’Horace alloit luy dire qu’il n’eſtoit point abſent de la Perſonne qu’il aimoit, & qu’il alloit enfin luy nommer Clelie ; Clelius entra dans la Chambre d’Aronce, & rompit la conuerſation de ces deux Riuaux, qui ſe connoiſſoient ſi mal. Elle ne pût meſme ſe renoüer ce iour là, ny de long temps apres : car comme Aronce ne vouloit pas rendre ſecret pour ſecret à Horace, il fuyoit pluſtoſt ſa rencontre, qu’il ne la cherchoit. Horace de ſon coſté auoit l’eſprit ſi chagrin, que quoy qu’il euſt eu deſſein de ſe confier à Aronce, il ne le fit point, parce que l’occaſion ne s’en preſenta pas d’elle meſme. Cependant comme il croyoit Aronce engagé en vne autre amour, il abandonna entierement ſon cœur à celle qu’il auoit pour Clelie. Mais pour en reuenir aux deux Lettres que ces deux Riuaux luy auoient eſcrites, & aux deux reſponces qu’elle y auoit faites ; il faut que vous ſçachiez que le hazard fit qu’Aronce fut trois iours ſans pouuoir voir Clelie, quoy qu’il la cherchaſt : car dans la reſolution qu’il auoit priſe de ne combatre plus ſon amour, il ſe reſolut à luy dire que ce qu’il luy auoit eſcrit eſtoit poſitiuement vray. Pour Horace, bien qu’il euſt reſolu d’aimer Clelie, il ne laiſſoit pas d’aprehender de la voir : de peur qu’elle ne luy diſt des choſes fâcheuſes, lors qu’il luy diroit de viue voix, ce que ſa Lettre luy auoit deſia dit. Mais à la fin par vn cas fortuit eſtrange, ces deux Riuaux ſe rencontrerent vne apreſdiſnée à la Porte de Clelius, auec vn eſgal deſſein de voir Clelie. Horace ne dit pourtant rien de particulier à Aronce, parce qu’il auoit aueque luy vn Amy qu’il auoit fait à Capouë, appelé Stenius : & qu’il auoit mené, afin qu’il entretinſt Sulpicie, & qu’il pûſt entretenir ſa Fille. De ſorte qu’eſtans entrez ſans ſe rien dire qui puſt leur faire connoiſtre l’vn à l’autre ce qu’ils auoient dans le cœur, ils entrerent comme deux hommes qui auoient vne grande amitié enſemble. Ils furent pourtant fort interdits, lors qu’ils aprocherent de Clelie : ſi bien que cette belle Perſonne les voyant tous deux à la fois, & voyant ſur leur viſage vne eſgalle agitation, ſe confirma tellement en l’opinion qu’elle auoit euë, qu’ils s’eſtoient vnis pour luy faire vne galante malice, en luy eſcriuant comme ils auoient fait, qu’elle n’en douta point du tout. Il arriua meſme qu’Aronce ayant remarqué le changement de viſage d’Horace, le ragarda, & qu’Aronce ayant fait la meſme remarque, regarda Horace : ſi bien que Clelie penſant qu’ils ſe faiſoient quelque ſigne d’intelligence pour la tromper, ſe détermina à leur dire qu’ils n’eſtoient pas arriuez à leur fin. De ſorte que prenant la parole en ſoûriant ; vous voyez bien leur dit-elle, par la maniere dont ie vous reçois tous deux, que vous ne m’auez pas trompée, & que voſtre fourbe a mal reüſſi : c’eſt pourquoy ne l’entreprenez plus vne autre fois, ſi vous ne voulez auoir la honte d’eſtre encore deſcouuerts : car puis que vous ne m’auez pû tromper, lors que ie ne me deffiois pas de vous, iugez ſi vous le pourriez faire preſentement, que vous vous eſtes rendus ſuſpects. Aronce, & Horace, entendant parler Clelie de cette ſorte, furent eſtrangement ſurpris : car ce qu’elle leur diſoit conuenant à ce qu’elle leur auoit eſcrit à chacun en particulier, ils connurent par là qu’il faloit qu’ils euſſent eſcrit tous deux, & qu’ils euſſent eſcrit d’amour, puis qu’elle leur parloit eſgallement. Si bien que ne pouuant s’empeſcher de teſmoigner leur ſurpriſe, & leur eſtonnement, ils changerent de couleur, ils s’entreregarderent, & regarderent apres Clelie, comme s’ils euſſent voulu chercher dans ſes yeux, ce qu’ils deuoient penſer, & ce qu’ils deuoient luy reſpondre. D’ailleurs, Clelie voyant l’agitation de leur eſprit, connut alors qu’elle s’eſtoit trompée : & en rougit par vn ſentiment de modeſtie, meſlé de confuſion. Neantmoins elle iugea qu’il n’eſtoit pas à propos de ſe deſdire : & en effet elle continua de leur faire la guerre, comme elle auoit commencé : car apres qu’Aronce fut reuenu de ſon eſtonnement ; en mon particulier Madame, luy dit-il, ie puis vous proteſter que ie ne vous ay point voulu tromper : & Horace ſçait bien que ie ne luy ay iamais propoſé de vous faire nulle malice. I’aduouë ce que vous dittes, repliqua-t’il, mais aduoüez auſſi que ie ne vous ay de ma vie propoſé de faire nulle fourbe à la belle Clelie : afin que comme ie ſers à voſtre iuſtification, vous ſeruiez auſſi à la mienne. La maniere dont vous voulez vous iuſtifier, vous rendroit peut-eſtre plus coupables que vous ne penſez : c’eſt pourquoy ſi vous m’en croyez, laiſſez moy confondre entre vous deux, le crime dont ie vous accuſe. Du moins, aimable Clelie, reprit Aronce auec precipitation, dittes moy ſi le crime d’Horace eſt de la nature du mien ? de grace Madame, adiouſta Horace, n’accordez pas à Aronce ce qu’il vous demande, ſans m’accorder la meſme choſe : & ſans me dire ſi la fourbe dont vous l’accuſez, eſt ſemblable à celle dont vous m’auez accuſé ? Si ie vous diſois ce que vous me demandez, repliqua Clelie auec beaucoup de prudence, ie vous donnerois la gloire de m’auoir trompée : puis que ie prendrois la peine de vous dire vne choſe que ie preſupoſe que vous ſçauez : mais enfin ſoit que voſtre crime ſoit eſgal, ou qu’il ne le ſoit pas, n’y retournez plus : car de l’humeur dont ie ſuis, ie ne puis ſouffrir ces ſortes de malices. Aportez donc quelque ſoin à me faire oublier celle que vous m’auez faite : & ne m’en faites iamais, ſi vous ne voulez que ie vous craigne, & que ie vous fuye, comme ſi ie vous haïſſois horriblement. Ie ne ſçay pas, repliqua Aronce, ce qu’Horace a fait ou dit qui vous ait fâchée : mais pour moy Madame, ie vous proteſte que ſi ce que i’ay fait vous a deſplû, ie ſuis expoſé à vous deſplaire toute ma vie. Ceux qui ont auancé vne choſe, adiouſta Horace, ne s’en deſdiſent pas ſi aiſément : c’eſt pourquoy Madame, vous ne deuez pas trouuer eſtrange ſi ie dis ce que vous a deſia dit Aronce : & ſi ie vous aſſure que ſi ie ſuis criminel, ie le ſeray iuſques à la mort. Ie ſouffriray le reſte du iour, repliqua Clelie, que vous faciez ſemblant de croire qu’en effet vous m’auez trompée : mais ie vous declare que ma patience n’ira pas plus loin que cela : & que ſi demain vous me parliez encore ainſi, i’agirois effectiuement comme ſi voſtre tromperie auoit reüſſi. Comme Clelie acheuoit de prononcer ces paroles, vn Amy d’Horace entra, & i’entray vn moment apres auec Fenice, auec qui i’auois fait ma paix depuis que i’auois eu quité Aronce. Il eſt vray que pour la confirmer mieux, ie n’auois pas eſté marry de l’accompagner chez Clelie : afin qu’elle pûſt entendre de ſa bouche, que ç’auoit eſté Horace qui auoit fait cette Chanſon qui auoit cauſé noſtre querelle, parce qu’elle m’accuſoit de l’auoir faite : & en effet ie tournay la conuerſation d’vne certaine maniere, que i’acheuay de me iuſtifier aupres de Fenice. Mais ie fus fort ſurpris de voir qu’Aronce, & Horace eſtoient eſgallement melancoliques : & qu’eux qui auoient accouſtumé d’auoir beaucoup de ciuilité l’vn pour l’autre, auoient quelque diſpoſition à ſe contredire. Ie m’aſſure Madame, que ce que ie vous dis vous ſurprend : car apres vous auoir dit qu’Horace auoit eu deſſein de s’eſclaircir, ſi Aronce n’eſtoit point ſon Riual, afin de taſcher s’il l’eſtoit de vaincre ſa paſſion ; ie m’aſſure, dis-ie, Madame, que vous eſtes bien eſtónée de voir ce commencement d’aigreur principalemét dans l’eſprit d’Horace. Mais il faut pourtant dire qu’il n’en eſt pas coupable : parce qu’il eſt tellement naturel de ne pouuoir aimer vn Riual, que quelque obligation qu’il euſt à Aronce, il ne pût le regarder comme eſtant le ſien, ſans ſentir dans ſon cœur vne agitation extréme. Aronce de ſon coſté ne doutant plus qu’Horace n’aimaſt Clelie, en eut vne douleur tres ſenſible : & tout raiſonnable qu’il eſt, il ne pût s’empeſcher, à ce qu’il me dit apres, d’eſtre auſſi irrité contre Horace, que ſi apres l’auoir fait le Confident de ſa paſſion, il fuſt deuenu ſon Riual. Il taſcha pourtant de vaincre les ſentimens tumultueux de ſon cœur : & en effet ces deux Riuaux ſortirent enſemble de chez Sulpicie, comme s’ils n’euſſent rien eu dans l’ame, qui euſt commencé de changer leurs ſentimens. Mais ce qu’il y eut de remarquable en cette auanture, fut qu’Aronce, & Horace, prirent tous deux vn eſgal deſſein : car Horace prit la reſolution d’acheuer de dire à Aronce quelle eſtoit l’amour qu’il auoit dans l’ame : & Aronce prit celle de deuancer Horace, & de luy dire le premier qu’il eſtoit amoureux de Clelie. De ſorte que ces deux Riuaux au lieu de ſe fuir, ſortirent enſemble de chez Clelie, comme ie l’ay deſia dit : & s’eſtant propoſé en meſme temps de s’aller promener ils furent dans vn Iardin public, où tout le monde auoit la liberté d’aller. Mais ils n’y furent pas plus toſt, que voulant tous deux s’entre-deuancer à la Confidence qu’ils ſe vouloient faire, ils s’en empeſcherent durant quelque temps, par leur propre impatience. En effet dés qu’ils furent dans ce Iardin, Aronce prenant la parole ; comme ie vous eſtime infiniment, dit-il à Horace, ie ſeray bien aiſe de vous dire ce qu’il y a de plus important en ma vie. Eh de grace, dit alors Horace, acheuez de m’eſcouter, auant que vous me diſiez rien : car il n’eſt pas iuſte que vous me priuiez de l’auantage de vous auoir fait la premiere Confidence, puis qu’effectiuement c’eſt moy qui ay commencé de vous dire ce que i’auois de plus ſecret dans le cœur. Quand ie vous auray dit que ie ſuis amoureux de Clelie, interrompit Aronce, vous me direz apres ce qu’il vous plaira. Ha Aronce, s’eſcria Horace, ie n’ay plus rien à vous dire, apres ce que vous venez de m’apprendre : ſi ce n’eſt que ie crains bien d’eſtre forcé d’eſtre ingrat enuers vous, & de ne pouuoir ceſſer d’eſtre voſtre Riual. Quoy Horace, reprit Aronce, il eſt donc vray que vous aimez Clelie ? ouy Aronce, repliqua-t’il, ie l’aime : & c’eſtoit pour taſcher de deſcouurir ſi vous l’aimiez, que i’auois eſté chez vous, le iour que Clelius nous interrompit : & s’il faut vous dire les choſes comme elles ſont, ie vous diray encore que lors que i’entray dans voſtre Chambre, i’auois fait la reſolution, ſi ie deſcrouurois que vous fuſſiez mon Riual, de faire tout ce que ie pourrois pour vaincre ma paſſion. Mais à vous dire la verité, ie ne ſçay ſi ie pourray ſeulement vouloir ce que ie voulois alors : car depuis que i’ay connu que vous aimez Clelie, ie ſens vne agitation ſi terrible dans mon cœur, que ie ne ſçay preſentement ſi ie veux aimer Clelie ; ſi ie vous veux haïr ; ou ſi ie me veux haïr moy meſme : & tout ce que ie ſçay auec certitude, eſt que ie voudrois bien ne manquer à rien de ce que ie dois à noſtre amitié, & n’abandonner pas Clelie. Ha Horace, s’eſcria Aronce, ce que vous voulez n’eſt pas poſſible : car ſi nous aimons tous deux Clelie, il faut de neceſſité que nous nous haïſſions. Ie vous ay tant d’obligation, reprit Horace, que ie ne penſe pas que l’amour que i’ay pour elle, & l’amitié que i’ay pour vous, ſoient tout à fait incompatibles. Si ce que vous dittes eſt vray repliqua Aronce, c’eſt à vous à me ceder Clelie : car il faut abſolument que vous l’aimiez moins que ie ne l’aime : puis qu’il eſt vray que ie ne croy pas qu’il ſoit poſſible que ie vous puiſſe regarder trois iours comme mon Riual, ſans vous haïr. Ce n’eſt pas, pouſuiuit-il, que ie ſois moins genereux que vous : mais c’eſt aſſurément que i’ay plus d’amour que vous n’en auez. Ha Aronce, repliqua Horace, ie m’oppoſe à ce que vous dittes : car on ne peut pas auoir plus d’amour que i’en ay : mais c’eſt que ne me deuant pas autant que ie vous dois, vous n’eſtes pas ſi obligé à m’aimer. Non non, reſpondit Aronce, ce n’eſt point par cette raiſon : car ſi i’ay deffendu voſtre vie, vous auez auſſi deffendu la mienne : ainſi ie vous declare que ie ne pretens nullement que vous me deuiez plus que ie ne vous dois : & ſi vous renonciez aux pretentions que vous auez pour Clelie, ie voudrois vous en tenir conte comme d’vne choſe que vous n’eſtes pas obligé de faire. Plûſt aux Dieux, reprit Horace, pouuoir eſtre en eſtat de faire ce que vous dittes, car ie le ferois par vn autre motif ; mais de ſouffrir que vous faciez ce que vous pourrez pour vous faire aimer de Clelie, ſans que ie face la meſme choſe, c’eſt ce que ie ne croy pas que ie puiſſe faire. Il eſt vray que ie ne vous puis faire vn grand obſtacle : puis que ſi ie ne ſuis trompé, ie ne ſuis pas trop bien dans l’eſprit de Clelie. Ha Horace, s’eſcria Aronce, vous n’eſtes pas ſeulement vn des hommes du monde le plus accompli, vous eſtes encore Romain : & ie ſuis vn malheureux Inconnu qui ne puis vous nuire. Toutesfois ie ne laiſſe pas d’eſperer, ſans auoir aucun ſuiet d’eſperance : ainſi n’attendez pas que ie puiſſe iamais ſouffrir que vous aimiez Clelie, quoy que mille raiſons vouluſſent que ie ne l’aimaſſe pas. Si vous voulez (repliqua Horace apres auoir reſvé vn moment) me promettre de faire ce que vous pourrez pour ne l’aimer plus, ie feray la meſme choſe : quand ie vous promettray ce que vous me demandez, repliqua Aronce, nous nous retrouuerons dans quelques iours au meſme eſtat où nous ſommes auiourd’huy : puis que ie ſuis aſſuré que ie ne ſçaurois ceſſer d’aimer Clelie. De ſorte que tout ce que ie puis, eſt de rapeller toute ma generoſité, pour m’empeſcher de vous haïr, ou pour vous haïr vn peu moins qu’on ne haït d’ordinaire ſon Riual : car comme ie ſuis fort ſincere, ie ne puis vous dire des choſes que ie ne penſe pas. Aimons donc Clelie, pourſuiuit-il, puis que noſtre Deſtin le veut : & ſoyez ſeulement perſuadé, qu’il n’y a que l’amour que i’ay pour elle, qui me puiſſe faire haïr Horace. Ie ſens pourtant bien, adiouſta cét illuſtre Amant, que ſi vous n’eſtes pas plus heureux que moy, ie ne vous haïray point : & ie ſuis meſme perſuadé que ſi ie ne ſuis pas plus heureux que vous, vous ne me haïrez pas. Ainſi on peut dire que Clelie en diſpoſant de ſon cœur, mettra dans le voſtre, & dans le mien, de la haine, ou de l’amitié, ſelon que nous ſerons heureux, ou malheureux. Ce qu’il y a d’auantageux pour nous à ce que ie dis, c’eſt que ſi ie vous haïs par ce que vous ſerez aimé de Clelie, ſon affectió vous conſolera de ma haine : & que ſi ie vous ſuis preferé, i’auray lieu de me conſoler de la voſtre. Comme ces deux Riuaux en eſtoient là, le hazard me conduiſit où ils eſtoient : ſi bien que comme ie remarquay quelque alteration en leur viſage, qui me donna de l’inquietude, ie les preſſay tant de me dire ce qu’ils auoient à démeſler, que ie deuins le Depoſitaire des promeſſes qu’ils ſe firent, de ne s’entre-nuire point aupres de Clelie, par nulle autre voye que par celle de taſcher de s’en faire aimer. Ils ſe promirent meſme de ne s’entre-deſcouurir point à Clelius : & d’attendre à rompre d’amitié enſemble, que Clelie en euſt choiſi vn des deux. Et en effet ils veſcurent quelque temps auec la meſme ciuilité, qu’ils auoient accouſtumé d’auoir l’vn pour l’autre : mais ie ſuis aſſuré que dans le fonds de leur cœur, leurs ſentimens eſtoient bien changez : & que ſi leur propre generoſité ne les euſt obligez à ſe contraindre, ils ſe fuſſent broüillez plus d’vne fois, ſur des pretextes aſſez legers. Ils furent pourtant Maiſtres d’eux meſmes, comme ie l’ay deſia dit : & ils veſcurent ſi bien enſemble, que ſi Clelie n’euſt pas deſia ſçeu leur amour, elle euſt eu peine à connoiſtre lors qu’ils eſtoient Riuaux. Cependant ils prirent chacun vne reſolution differente, pour agir auec Clelie : car Horace prit celle, apres luy auoir deſcouuert ſon amour, de la preſſer continuellement de luy vouloir eſtre fauorable : & Aronce au contraire ſe reſolut de dire à Clelie qu’il ne vouloit rien ; qu’il n’eſperoit rien ; & qu’il ne demandoit autre choſe que la ſeule grace d’eſtre creû ſon Amant, quoy qu’il ne pretendiſt d’en eſtre aimé, que comme le premier d’vn petit nombre de Gens que Clelie apelloit ſes tendres Amis : à la diſtinction de beaucoup d’autres qui n’auoient pas vne place ſi auantageuſe dans ſon cœur. De ſorte que Clelie trouuant Aronce bien plus commode qu’Horace le fuyoit moins que ſon Riual : elle leur deffendit pourtant à chacun en particulier, de luy parler iamais d’amour ; mais quoy qu’Aronce luy obeïſt mieux qu’Horace, il luy en perſuada pourtant dauantage : & l’empreſſement du premier, fit ſi bien paroiſtre la diſcretion du ſecond, qu’il en fut beaucoup moins malheureux. Comme les choſes en eſtoient là, il arriua à Capouë vn Romain apellé Herminius, qui eſt vn homme d’vn merite extraordinaire, & qui a vn tour ſi galant dans l’eſprit, qu’on ne peut l’auoir plus agreable. Mais Madame, comme ie n’ay pas le loiſir de vous en faire la Peinture, parce qu’il y auroit trop de choſes à dire pour vous le faire bien connoiſtre, il ſuffit que ie vous die que comme il eſtoit Romain ; qu’il eſtoit exilé par Tarquin ; qu’il eſtoit de la connoiſſance d’Horace ; & que de plus il eſtoit fort honneſte homme, comme ie l’ay deſia dit ; il ſuffit, dis-ie, que ie vous die toutes ces choſes en general pour vous faire comprendre que Clelius qui aimoit tout ce qui eſtoit aimable, & tout ce que haïſſoit le Tyran de Rome, ne ſçeut pas pluſtoſt qu’Herminius eſtoit à Capouë, qu’il luy offrit tout ce qui dépendoit de luy, & qu’il pria Aronce de vouloir lier amitié auec cét illuſtre Romain. Il le mena meſme à Sulpicie, & à ſa Fille, qui n’eurent pas grand peine à ſe reſoudre de faire ciuilité à vn ſi honneſte homme. Mais Madame, il faut que vous ſçachiez, qu’Herminius fut ſi touché du merite de Clelie, que quoy qu’il fuſt ardemment amoureux à Rome, & que ce ne ſoit pas l’ordinaire, que ceux qui ont vne violente amour, puiſſent auoir en meſme temps vne violente amitié, il eſt pourtant vray qu’il eut vn empreſſement eſtrange, à vouloir aquerir quelque place en celle de l’admirable Clelie : & ſi Horace ne nous euſt apris ce qu’il ſçauoit de ſes auantures, & qu’il ne nous euſt meſme fait voir diuerſes choſes infiniment galantes, qu’il auoit faites pour ſa Maiſtreſſe, nous euſſions preſques creû qu’il eſtoit amoureux de Clelie : car il la loüoit auec vne certaine exageration, qui ſemble eſtre particuliere à l’amour ; il la cherchoit auec vn ſoin extréme ; il eſtoit rauy de ioye quand il eſtoit aupres d’elle ; il s’ennuyoit quand il ne la voyoit pas ; & il teſmoignoit ſouhaiter ſi fortement ſon amitié, qu’Aronce & Horace ne deſiroient pas plus paſſionnément ſon amour. Cependant quoy qu’il taſchaſt à la diuertir de cent manieres differentes ; qu’il eſſayaſt de deuiner tout ce qui luy pouuoit plaire, & qu’il luy plûſt en effet ; Horace, ny Aronce, n’en auoient point d’inquietude, parce qu’ils ſçauoient qu’il eſtoit amoureux à Rome. Ainſi tous ceux qui le voyoient chez Clelie l’aimoient : & Clelie meſme l’eſtimoit infiniment. Cependant cette admirable Fille, viuoit de façon qu’elle n’auoit pas vn Amant qui ne fuſt obligé de ſe cacher ſous le nom d’Amy, & d’appeler ſon amour amitié, car autrement ils euſſent eſté bannis de chez elle : & Aronce & Horace ſe diſoient Amis comme les autres, ſi ce n’eſtoit en certaines occaſions ineuitables, où ce dernier importunoit eſtrangement Clelie, par ſes pleintes continuelles. Pour moy qui eſtois amoureux de Fenice, i’eſtois auſſi amy de Clelie : & ie me ſouuiens d’vn iour entre les autres, qu’Aronce, Herminius, Horace, Fenice, & moy, eſtions aupres de Clelie, chez qui il y auoit auſſi beaucoup d’autres Perſonnes, que Sulpicie entretenoit : car il faut que vous ſçachiez, que ce iour là fut vn des plus agreables iours du monde, veû la maniere dont la conuerſation ſe tourna. En effet comme Herminius eſtoit vn Galant d’amitié qui ne pouuoit s’empeſcher de dire touſiours quelque choſe de tendre à Clelie ; Aronce pour luy en faire la guerre, luy dit qu’il ne pouuoit choiſir perſonne à dire des douceurs d’amitié, qui connuſt mieux la veritable tendreſſe que Clelie la connoiſſoit : adiouſtant que s’il vouloit ſe contenter de l’entendre définir, il ſeroit le plus heureux Amy du monde : parce que Clelie en parloit mieux, que qui que ce ſoit n’en auoit iamais parlé. S’il eſt vray que ie n’en parle pas mal, repliqua-t’elle, c’eſt parce que mon cœur m’a apris à en bien parler, & qu’il n’eſt pas difficile de dire ce que l’on ſent : mais il ne faut pas conclurre de là, adiouſta cette belle Perſonne, que tous ceux que i’apelle mes Amis, ſoient de mes tendres Amis, car i’en ay de toutes les façons dont on en peut auoir. En effet, i’ay de ces demy Amis, s’il eſt permis de parler ainſi, qu’on apelle autrement d’agreables connoiſſances : i’en ay qui ſont vn peu plus auancez, que ie nomme mes nouueaux Amis : i’en ay d’autres que i’apelle ſimplement mes Amis : i’en ay auſſi que ie puis apeller des Amis d’habitude : i’en ay quelques vns que ie nomme de ſolides Amis : & quelques autres que i’apelle mes Amis particuliers : mais pour ceux que ie mets au rang de mes tendres Amis, il ſont en fort petit nombre : & ils ſont ſi auant dans mon cœur, qu’on n’y peut iamais faire plus de progrés. Cependant ie diſtingue ſi bien toutes ces ſortes d’amitiez, que ie ne les confonds point du tout. Eh de grace aimable Clelie, s’écria Herminius, dittes moy où i’en ſuis, ie vous en coniure : vous en eſtes encore à Nouuelle Amitié, reprit-elle en riant : & vous ne ſerez de long temps plus loin. Du moins, repliqua-t’il en ſouriant auſſi bien qu’elle, ne ſerois-ie pas marry de ſçauoir combien il y a de Nouuelle Amitié à Tendre. A mon aduis, reprit Aronce, peu de Gens ſçauent la Carte de ce Païs là ; c’eſt pourtant vn voyage que beaucoup de Gens veulent faire, repliqua Herminius, & qui meriteroit bien qu’on ſçeuſt la route qui peut conduire à vn ſi aimable lieu : & ſi la belle Clelie vouloit me faire la grace de me l’enſeigner, ie luy en aurois vne obligation eternelle. Peut-eſtre vous imaginez vous, reprit Clelie, qu’il n’y a qu’vne petite Promenade, de Nouuelle Amitié à Tendre : c’eſt pourquoy auant que de vous y engager, ie veux bien vous promettre de vous donner la Carte de ce Païs qu’Aronce croit qui n’en a point. Eh de grace Madame, luy dit-il alors, s’il eſt vray qu’il y en ait vne, donnez la moy auſſi bien qu’à Herminius. Aronce n’eut pas pluſtoſt dit cela, qu’Horace fit la meſme priere : que ie demanday la meſme grace : & que Fenice preſſa auſſi fort Clelie de nous donner la Carte d’vn Païs, dont perſonne n’auoit encore fait de Plan. Nous ne nous imaginaſmes pourtant alors autre choſe, ſinon que Clelie eſcriroit quelque agreable Lettre qui nous inſtruiroit de ſes veritables ſentimens : mais lors que nous la preſſaſmes, elle nous dit qu’elle l’auoit promiſe à Herminius, que ce ſeroit à luy qu’elle l’enuoyeroit, & que ce ſeroit le lendemain. De ſorte que comme nous ſçauions que Clelie eſcriuoit fort galamment, nous euſmes beaucoup d’impatience de voir la Lettre que nous preſupoſions qu’elle devoit eſcrire à Herminius : & Herminius luy meſme en eut tant, qu’il eſcriuit dés le lendemain au matin vn Billet à Clelie, pour la ſommer de ſa parole : & comme il eſtoit fort court, ie croy que ie ne mentiray pas, quand ie vous diray qu’il eſtoit tel.