Clélie, histoire romaine/Partie 1/Livre I/07

Augustin Courbé Voir et modifier les données sur Wikidata (Tome Ip. 345-350).

HORACE
A CLELIE



Ie ne vous enuoye point les Vers que vous m’auez demandez, parce qu’apres les auoir releûs, ie ne les ay pas trouuez dignes de vous ; & ſi ie l’oſe dire, parce que ie les ay meſme trouuez indignes de moy. Il y a pourtant encore vne autre raiſon qui m’a empeſché de vous obeïr : car enfin aimable Clelie, ie preuoy que ie vay eſtre ſi mal aueque vous, que vous ne voudriez pas chanter vne Chanſon que i’aurois faite. Ce n’eſt pas que ie face tout ce que ie puis pour n’y eſtre pas mal : mais à n’en mentir pas, ie ſens bien que quand ie ne vous dirois point auiourd’huy que ie vous aime, vous le deuineriez bien toſt : c’eſt pourquoy i’aime mieux vous le dire moy meſme, afin que vous m’ayez quelque obligation de vous l’auoir caché ſi long temps. Sçachez donc Diuine Clelie, que le premier moment de voſtre veuë, fut le premier de ma paſſion : & que le dernier de mon amour, ne ſera que le dernier de ma vie. Ie ſçay bien que ie n’ay pas d’aſſez grandes qualitez pour vous meriter : mais ie ſçay bien auſſi que i’ay diuerſes choſes qui doiuent m’empeſcher d’eſtre mal traité. Car enfin ie ſuis Romain ; ie ſuis aimé de Clelius ; ie haïs tout ce qu’il haït ; i’aime tout ce qu’il aime ; ie ſuis exilé comme luy ; ie ſuis malheureux ; & ie vous aime plus que perſonne n’a iamais aimé. Apres cela, diſpoſez abſolument de mon Deſtin : mais s’il eſt poſſible ne me banniſſez pas de voſtre cœur, comme ie le ſuis de Rome : ſi vous ne voulez eſtre plus iniuſte que le Tyran qui m’en a chaſſé, & me rendre infiniment plus malheureux par ce ſecond & rigoureux exil, que ie ne le ſuis par le premier.

Clelie ayant acheué de lire cette Lettre, ſe trouua fort embaraſſée à reſoudre ce qu’elle deuoit faire, & ce qu’elle deuoit penſer. Car elle trouuoit quelque choſe de ſi bizarre à ce cas fortuit, qui luy auoit fait receuoir deux declarations d’amour en vn meſme moment, qu’elle ne ſçauoit qu’en imaginer. Ce qui la mettoit le plus en peine, eſtoit qu’Aronce & Horace eſtoient Amis ; & qu’ils auoient tous deux lieu de dire qu’ils s’auoient de l’obligation. De ſorte qu’apres auoir bien reſvé là deſſus, il luy vint dans la penſée que ce qui luy donnoit tant d’inquietude, n’eſtoit peut-eſtre qu’vne ſimple galanterie, concertée entre eux pour la mettre en peine : car dans noſtre Cabale, nous nous eſtions fait cent innocentes malices les vns aux autres, en diuerſes occaſions. Si bien que Clelie trouuant quelque douceur à croire cela pour ſe tirer de l’embarras où elle eſtoit, fit comme ſi elle l’euſt creû. Elle a pourtant aduoüé ingenûment depuis, que quoy que la Lettre d’Aronce la miſt en colere, & l’affligeaſt, elle n’auoit pas laiſſé de ſentir que dans le fonds de ſon cœur elle euſt ſouffert plus agreablement qu’elle euſt eſté vraye, que celle d’Horace. Mais enfin apres s’eſtre confirmée dans cette croyance : plus par ſa volonté, que par ſa raiſon ; elle prit la reſolution de reſpondre à ces deux Lettres, comme ſi elle euſt ſçeu de certitude, que ces deux Amis luy auoient voulu faire vne tromperie. Neantmoins comme elle n’en eſtoit pas aſſurée, elle ſe détermina de leur eſcrire obſcurement à tous deux ; afin de ne les broüiller pas, ſi la choſe n’eſtoit point comme elle la croyoit : & de ne leur deſcouurir pas qu’ils luy auoient tous deux deſcouvert leur amour, s’il eſtoit vray qu’ils en euſſent pour elle. Car enfin (diſoit cette admirable Fille en elle meſme) ſi Aronce, & Horace, ont concerté cette malice, ils entendront bien ce que ie leur diray ; & ils connoiſtront bien qu’ils ne m’auront pas trompée : & ſi ce n’en eſt pas vne, & qu’ils m’ayent eſcrit ſans ſçauoir rien des ſentimens l’vn de l’autre, ie ne les broüilleray pas, & ie ne me trouueray pas dans la neceſſité de reſpondre ſerieuſement à deux Lettres où ie me trouuerois bien embarraſſée à le faire : car ie reſpondrois peut-eſtre trop rudement à celle d’Horace, & trop peu aigrement à celle d’Aronce. Apres cela Clelie prenant la reſolution de ſe deffaire promptement de cét embarras, reſpondit à ces deux Lettres, par les deux Billets que ie m’en vay vous dire : car ie ne penſe pas auoir iamais veû rien eſcrit de Clelie, que ie n’aye retenu, tant i’ay d’eſtime pour elle : voicy donc Madame, ce qu’elle reſpondit à Aronce.