Clélie, histoire romaine/Partie 1/Livre I/05

Augustin Courbé Voir et modifier les données sur Wikidata (Tome Ip. 336-340).

CLELIE
A ARONCE.



COMME ie ſçay que vous aimez autant Celere que ie l’eſtime, & que ie n’oſe luy eſcrire, i’ay creû que ie deuois vous aprendre que Fenice l’acuſe à tort de m’auoir loüée à ſon preiudice : afin qu’il apaiſe cette belle Perſonne, à qui ie cede ſans peine l’auantage de la beauté. Ainſi ie conſens que Celere face s’il veut deux Couplets de Chanſon, où il me mette autant au deſſous d’elle, qu’Horace par ſes flatteries m’a voulu mettre au deſſus : car ie vous declare que ce n’eſt nullement par le peu de beauté que i’ay, que ie veux eſtre eſtimée : & qu’il y a quelque choſe dans mon cœur, que ie veux qu’on louë plus que mes yeux. Apres cela il ne me reſte plus qu’à vous apeller mon Frere : afin que cét agreable nom que mon Pere a voulu que ie vous donnaſſe, m’empeſche de rougir en vous eſcriuant. Adieu, faites que Celere ne me haïſſe pas, de la querelle que ie luy cauſe innocemment : & ſeruez vous de tout le pouuoir que vous auez ſur luy, pour l’empeſcher de ſe pleindre de moy.


Voila donc, Madame, à peu prés le ſens & les paroles du Billet de Clelie, qu’Aronce reçeut comme il eſtoit preſt à ſortir. Mais comme il le reçeut à vne heure où ſa paſſion luy donnoit de violens tranſports ; & en vn temps où il auoit reſolu de la deſcouurir à celle qui la cauſoit ; il creût qu’il ne deuoit pas perdre cette occaſion qui ſe preſentoit d’elle meſme : & que ſans attendre à voir Clelie, il deuoit en luy reſpondant luy dire nettement qu’il eſtoit amoureux d’elle. Et en effet ſans heſiter vn moment, & ſans faire vne ſeule rature en toute ſa Lettre, il eſcriuit auec vne precipitation eſtrange, tout ce que ſa paſſion luy inſpira : car il eſt certain que cette Lettre fut pluſtoſt vne production de ſon cœur, que de ſon eſprit. Mais apres l’auoir eſcrite, il la donna à vn Eſclaue adroit & fidelle qu’il auoit : auec ordre d’aller attendre que Clelie retournaſt chez elle, & de la luy donner ſans que Sulpicie la viſt. Si bien que comme cét Eſclaue eſtoit exact, la choſe s’executa ainſi ſans beaucoup de peine : car ceux qui eſtoient à Aronce, eſtoient chez Clelius comme s’ils euſſent eſté à luy. De ſorte qu’il fut fort aiſé à l’Eſclaue de cét Amant, d’obeïr au commandement de ſon Maiſtre : ioint que Clelie croyant qu’il ne luy eſcriuoit que pour luy parler de la querelle qu’auoit Celere, prit ſa Lettre ſans difficulté. Mais comme elle penſoit que c’eſtoit vne ſimple reſponſe à la ſienne, elle ne la leût pas à l’heure meſme ; parce qu’on l’apella iuſtement en cét inſtant, pour aller parler à ſon Pere. Si bien que comme ce qu’il auoit à luy dire, eſtoit aſſez long, elle oublia la Lettre d’Aronce dans ſa poche : & ne s’é ſouuint que lors qu’elle fut retirée à ſa Chábre pour ſe coucher, & que lors qu’vne Fille qui eſtoit à elle, luy en donna vne autre qu’elle dit luy auoir eſté baillée par vn Eſclaue d’Horace. De ſorte que Clelie croyant que c’eſtoit qu’il luy enuoyoit les Couplets de Chanſon qu’elle luy auoit demandez : & cette Lettre la faiſant ſouuenir qu’elle en auoit vne d’Aronce qu’elle n’auoit pas leuë, elle ſe mit en eſtat de les lire toutes deux. Mais comme elle auoit ſans doute beaucoup plus d’inclination pour Aronce, que pour Horace, elle ouurit ſa Lettre la premiere : où elle fut bien eſtonnée de trouuer ces paroles.