Cinquième rapport sur une mission en Basse-Bretagne/Le capitaine Lixur et la Santirine

LE CAPITAINE LIXUR ET LA SANTIRINE[1].


Un vieux gentilhomme breton vivait tranquillement dans son château, avec ses trois filles. Sa femme était morte et il n’avait pas de fils. Voilà qu’une lettre lui arrive tout à coup de la part de son roi, qui lui dit d’envoyer son fils ainé pour le servir, ou de venir lui-même, s’il n’a pas de fils en état de porter les armes. La plus jeune de ses trois filles s’habille en homme, monte à cheval et se rend à la cour, où elle se présente comme le fils ainé du vieux seigneur. Le roi, charmé de sa bonne mine, la nomme capitaine tout de suite et lui donne une compagnie. On l’appelle le capitaine Lixur.

La reine le remarque à une revue, et demande au roi de le lui donner pour page. Le roi y consent, et, à partir de ce moment, le beau capitaine Lixur dut suivre partout la reine. Celle-ci était amoureuse de son page ; mais à toutes ses œillades, à toutes ses avances, le page restait insensible, si bien qu’elle en fut profondément blessée et jura de se venger de l’indifférence qu’il lui témoignait. Elle l’envoya d’abord pour tuer un sanglier, un animal très-redoutable, qui était dans un bois voisin. Une vieille femme, une fée, vint en aide au capitaine Lixur, lui enseigna comment il devait s’y prendre pour combattre le sanglier, et il en vint facilement à bout. La reine l’envoya alors pour s’emparer d’une licorne, animal plus terrible encore et qui transperçait neuf troncs de chênes de rang avec sa corne unique. Mais, grâce au secours de la fée, il prit aussi la licorne et lui coupa sa corne. Il reçut l’ordre alors de prendre la Santirine et de l’amener captive à la cour, sous peine de mort. La Santirine habitait une caverne, dans un bois, et son haleine et son regard donnaient la mort, à une grande distance. La fée vint encore à son secours et il prit la Santirine, lui passa une corde au cou et l’amena à la cour, douce comme un agneau, au grand étonnement de tout le monde. Chemin faisant, ils rencontrèrent le convoi d’un enfant qu’on portait en terre. Tout le monde pleurait, à l’exception du bedeau, qui chantait devant le cercueil. La Santirine se mit à rire. Plus loin, ils passèrent dans un village où l’on était occupé à pendre un brigand, et tous les assistants étaient contents et joyeux d’être délivrés d’un homme si redoutable. La Santirine se mit à pleurer. Plus loin encore, en passant au bord de la mer, ils virent un navire en perdition. Tout le monde, sur le rivage, était dans la désolation. La Santirine riait. Enfin, quand ils entrèrent dans la cour du palais du roi, tout le monde était aux fenêtres, pour les voir. La Santirine leva la tête, et, apercevant la reine à un balcon, avec deux suivantes, elle rit encore.

La Santirine ne pouvait être prise et domptée que par une jeune fille, et elle disait la vérité à chacun. Le roi et la reine voulurent l’entendre, parler et dire des vérités. Le capitaine Lixur l’amena au milieu de la cour du palais. Le roi était à un balcon avec ses ministres et ses généraux ; la reine et ses deux suivantes favorites étaient à un autre balcon, et les valets et autres domestiques étaient en bas, dans la cour. Le capitaine Lixur commença d’interroger la Santirine et lui demanda d’abord pourquoi elle avait ri lorsque, en venant à la cour, ils rencontrèrent le convoi d’un enfant que l’on portait en terre, et où tout le monde était triste et pleurait. « Je n’ai pu m’empêcher de rire, répondit-elle, en voyant le vrai père, le bedeau, qui chantait devant, et celui qui n’était pour rien dans la naissance de l’enfant, et qui s’en croyait le père, qui pleurait par derrière ! » Tout le monde rit à cette réponse.

Le capitaine Lixur reprit : « Et un peu plus loin, dans le village où l’on pendait un brigand quand nous passâmes, pourquoi vous êtes-vous mise à pleurer, tandis que tout le monde était content et joyeux ? » La Santirine répondit : « Parce que ce brigand mourait en état de péché mortel, et que je voyais sur la potence un démon qui guettait son âme, pour l’emporter dans l’enfer. — Et en voyant un navire en perdition, pourquoi avez-vous ri, pendant que tout le monde pleurait ? demanda encore le capitaine Lixur. — Parce que, répondit la Santirine, tous ceux qui étaient sur ce navire mouraient en état de grâce, et que je voyais au-dessus de chacun d’eux un ange qui lui tendait les bras, pour l’emmener en paradis. »

Le roi prit alors la parole et, s’adressant à la Santirine : « Et pourquoi avez-vous ri aussi, Sandrine, en regardant la reine à son balcon, quand vous êtes entrée dans la cour du palais ? »

Et la Santirine répondit : « Je dirai la vérité jusqu’au bout, tant pis pour ceux qui s’en fâcheront. Si j’ai ri, sire, en voyant la reine à son balcon, c’est parce que vous croyez tous que ces deux suivantes qui ne la quittent jamais sont des femmes, et moi je sais que ce sont des hommes ! » Et voilà tout le monde étonné, le roi furieux, et la reine et ses suivantes toutes troublées. La Santirine reprit : « J’ai encore une vérité à vous dire : c’est que vous croyez tous que le capitaine Lixur, qui m’a prise et amenée ici, est un homme, et moi je vous assure que c’est une jeune fille ! — Tout cela sera vérifié sur-le-champ ! » s’écria le roi.

Et l’on fit venir des médecins, qui visitèrent d’abord les deux suivantes de la reine, et, comme c’étaient des hommes, ils furent trouvés hommes ; puis ils visitèrent le capitaine Lixur, et, comme c’était une fille, elle fut aussi trouvée fille.

Alors le roi, furieux, fit chauffer un four, et on y jeta la reine et ses deux amants. Puis il épousa le capitaine Lixur.


La Santirine, que mon conteur prenait pour un monstre terrible, sans pouvoir pourtant rien préciser sur sa forme ni sa nature, est une corruption du mot Satyre. Il y a dans ce conte de vagues souvenirs de Merlin et de Viviane. L’épisode du bedeau qui chante, et du père supposé qui pleure, au convoi de l’enfant, se retrouve absolument comme ici, dans le roman de Merlin, de Robert de Borron.

Dans une autre version bretonne, l’héroïne, toujours déguisée en homme, arrive à la cour du roi avec six compagnons merveilleusement doués, et qui l’aident dans l’accomplissement de ses travaux ; mais la Santirine, ou le Satyre, ne paraît pas dans cette version.

Le même conte a été recueilli par les frères Grimm, sous le titre de : les six compagnons qui viennent à bout de tout. Le chevalier Fortuné de Mme d’Aulnoy en est aussi une version. Il se trouve également dans Straparole, nuit IV, fable I, sous ce titre : Richart, roy de Thèbes, avait quatre filles, l’une desquelles s’en alla vagabonde par le monde, et de Constance se fit appeler Constantin, et arriva à la cour de Cacus, roy de Bettinie, lequel, pour ses prouesses et bonnes conditions, la prit en mariage.



  1. Santirine est une altération du mot Satyre.