Cinquième rapport sur une mission en Basse-Bretagne/L’hiver et le roitelet


L’HIVER ET LE ROITELET.


Pendant l’hiver, le Roitelet qui est, dit-on, le plus fin de tous les oiseaux, sait toujours s’y prendre de manière à n’avoir pas trop froid. L’Hiver le voyant tout joyeux et content, pendant que tous les autres oiseaux étaient tristes et malheureux, lui dit un jour qu’il avait gelé bien dur :

— Où étais-tu donc, la nuit passée ?

— Sous le toit de la maison où les servantes du manoir faisaient la buée, répondit-il.

— Fort bien, cette nuit je saurai bien arriver jusqu’à toi.

Et en effet, il gela si fort cette nuit-là, que l’eau gela sur le feu, dans la buanderie. Mais le Roitelet, prévenu, n’était plus là et l’Hiver, le voyant le lendemain matin gai et pimpant, à son ordinaire, fut étonné et lui demanda encore :

— Où étais-tu donc, la nuit passée ?

— Dans l’étable aux vaches, sous la queue d’une vache.

— Bon ! tu auras de mes nouvelles cette nuit.

Et il fit si froid et il gela si dur cette nuit-là, que la queue des vaches se colla à leur derrière. Cependant le lendemain matin le Roitelet sautillait et chantait encore, comme en plein mois de mai.

— Comment tu n’es donc pas mort ? lui demanda l’Hiver, tout étonné de le revoir.

— Mort ? et pourquoi donc, s’il vous plaît ? répondit-il gaiment.

— Où donc étais-tu, la nuit passée ?

— Entre le nouveau marié et sa femme.

— Voyez donc où ! Qui aurait songé à le trouver là ? Mais n’importe, cette nuit je viendrai à bout de toi[1].

— C’est ce que nous verrons bien !

Et il se mit à chanter. Cette nuit-là il gela si fort, si fort, que le lendemain matin on trouva le mari et la femme collés l’un contre l’autre et morts de froid ! Mais le Roitelet s’était retiré dans un trou de muraille, près du four d’un boulanger, et là il ne sentit pas le froid. Mais il y rencontra une souris qui cherchait aussi la chaleur, et il s’éleva une dispute entre eux, au sujet de la place, si bien que, pour vider le différend, ils convinrent que, dans huit jours, il y aurait une grande bataille sur la montagne de Bré, entre tous les animaux à plumes et tous les animaux à poil du pays. Avis en fut donné de tous les côtés, et, au jour convenu, tous les animaux à plumes et à poil du pays se trouvèrent au rendez-vous, et le combat commença, un terrible combat. Les animaux à plumes perdaient et allaient être écrasés, quand arriva l’Aigle qui rétablit les chances de leur côté. Partout où il passait il abattait et éventrait tout…

Le fils du roi assistait au combat, à la fenêtre de son palais, et, voyant que l’Aigle allait tout détruire, au moment où il passait au ras de la fenêtre, il lui porta un coup de sabre et lui cassa une aile, si bien qu’il tomba à terre. La victoire resta indécise. L’Aigle, blessé et ne pouvant plus voler, dit au fils du roi :

— À présent, il vous faudra me nourrir, pendant neuf mois, de chair de perdrix et de lièvres.

— Je le ferai, répondit le prince.

Au bout des neuf mois, quand l’Aigle fut guéri, il dit au fils du roi :

— À présent, je vais retourner chez ma mère et je désire que tu viennes avec moi, pour voir mon château.

— Volontiers, répondit le prince.

Et il monta sur le dos de l’Aigle, et ils partirent[2].

L’Aigle avait une sœur et le prince devint amoureux d’elle, dès qu’il la vit. Cela ne plaisait pas beaucoup à l’Aigle, ni à sa mère. L’Aigle proposa au prince une partie de boules dont l’enjeu devait être la tête de celui-ci, s’il perdait, et la main de sa sœur, s’il gagnait. Le prince accepta. Mais les boules étaient de cinq cents livres chacune et le pauvre prince ne pouvait seulement pas les remuer, de sorte que l’Aigle gagna facilement.

— Ta vie est à moi ! lui dit-il alors.

— Je demande ma revanche, répondit le prince.

— Eh bien ! soit, à demain la revanche.

Le prince va trouver la sœur de l’Aigle, les larmes aux yeux, et lui conte tout.

— Me serez-vous fidèle, lui demanda-t-elle, et je vous ferai gagner ?

— Oui, je vous serai fidèle jusqu’à la mort.

— C’est bien ! Voici comment il faudra faire : j’ai là deux grandes vessies que je peindrai en noir, de manière à les faire ressembler à deux boules, puis je les mettrai parmi les boules de mon frère et, quand vous irez jouer, vous aurez soin de prendre vos boules le premier et de choisir les deux vessies. Quand vous leur direz : « Chèvre, élève-toi en l’air et vas en Égypte, il y a sept ans que tu es ici ! » elles s’élèveront en l’air aussitôt, si haut, si haut, qu’on ne pourra les voir. Mon frère s’imaginera que ce sera vous qui les aurez lancées si haut, et, ne pouvant en faire autant, il s’avouera vaincu.

Le prince se conforma à ces instructions et l’Aigle, n’y comprenant rien, s’avoua vaincu.

— Cela fait une partie à chacun de nous, dit-il ; demain nous jouerons à un autre jeu.

Le lendemain matin, l’Aigle prit un tonneau de cinq barriques, qu’il portait facilement sur le plat de la main (car il était homme ou aigle à volonté), puis il dit au prince de prendre un autre tonneau semblable, qu’il lui montra, pour aller à la fontaine puiser de l’eau à sa mère, pour faire sa cuisine. Mais le prince, conseillé par la sœur de l’Aigle, dit :

— Bah ! apportez-moi des pelles, des pioches et une bonne civière, et laissez-là vos tonneaux.

— Pourquoi faire ? demanda l’Aigle, étonné.

— Pour apporter la fontaine ici, à la porte de la cuisine, et nous n’aurons pas besoin de nous fatiguer à aller chercher de l’eau si loin.

— Quel gaillard ! pensa l’Aigle en lui-même.

Puis il dit : — Eh bien ! restez-là, j’irai, seul, prendre de l’eau à ma mère. — Ce qu’il fit, en effet.

Le lendemain, comme la vieille disait à son fils que ce qu’ils avaient de mieux à faire pour se débarrasser du prince, c’était de le tuer et de le manger, l’Aigle répondit qu’il avait été bien traité chez lui et qu’il ne voulait pas être si dur à son égard, mais que, du reste, il allait le soumettre à d’autres épreuves d’où il aurait bien de la peine à se tirera son honneur. Et en effet, il dit au prince :

— Je veux bien vous donner ma sœur, mais il faut que vous la gagniez et que vous nous prouviez que vous êtes digne d’elle. Voilà une cognée de bois, pour abattre la grande avenue de chênes du château, et il faut que ce soit fait aujourd’hui pour le coucher du soleil.

— C’est bien, répondit le prince, ce sera fait.

Et il prit la cognée de bois et se rendit dans l’avenue, d’un air plus rassuré qu’il ne l’était en réalité. Heureusement pour lui que la sœur de l’Aigle, sous prétexte d’aller se promener dans l’avenue, vint à son secours et lui dit :

— Me serez-vous fidèle  ?

— Oui, jusqu’à la mort ! répondit-il.

— Eh bien, ôtez votre veste, mettez-la sur les racines découvertes du vieux chêne que voilà, puis prenez votre cognée, frappez-en chaque arbre au tronc, et, à chaque coup, vous en abattrez un.

Le prince fit comme on lui avait dit, et il eut bientôt abattu tous les arbres de l’avenue, puis il revint tranquillement au château.

— Comment, est-ce déjà fait ? lui demanda l’Aigle, en le voyant revenir.

— Oui vraiment, répondit-il ; quand vous n’aurez pas de travaux plus difficiles que cela à me donner, ce sera vite fait.

L’Aigle courut à son avenue, et quand il vit tous ses beaux chênes à terre, il se mit à pleurer, puis il alla trouver sa mère et lui avoua qu’il ne pouvait plus lutter avec le prince et qu’il fallait lui donner sa sœur et les laisser partir. Le prince emmena donc avec lui la sœur de l’Aigle, qui était aussi une princesse d’une grande beauté, et prit avec elle la route de son pays. Quand ils arrivèrent dans la ville où demeurait son père, elle lui parla de la sorte :

— Nous nous séparerons, à présent, pour un temps, car nous ne pouvons encore nous marier. Mais restez-moi toujours fidèle, quoi qu’il arrive, et, lorsque le temps sera venu, vous me retrouverez. Voici une moitié de ma bague et une moitié de mon mouchoir ; prenez-les et ils vous serviront, au besoin, à me reconnaître.

Le prince parut désolé ; il prit la moitié de la bague et la moitié du mouchoir de la sœur de l’Aigle, et retourna seul au palais de son père, où l’on fut heureux de le voir revenir. Quant à la sœur de l’Aigle, elle se mit en condition chez un orfèvre de la ville, qui se trouvait être l’orfèvre de la cour.

Cependant le prince oublia vite sa fiancée. Il devint amoureux d’une belle princesse, venue à la cour de son père d’un royaume voisin, et le jour fut fixé pour leur mariage. On lit de grands préparatifs et de nombreuses invitations. L’orfèvre de la cour fut aussi invité, avec sa femme, et même la femme de chambre de celle-ci, c’est-à-dire la sœur de l’Aigle. Celle-ci se fit faire par son maître un petit coq et une petite poule d’or, et les emporta au palais, le jour des noces. Pendant le repas, elle se trouva être vis-à-vis des nouveaux mariés. Elle mit la moitié de son anneau, dont le prince avait l’autre moitié, à côté d’elle, sur la table. La nouvelle mariée la remarqua, et dit :

— J’en ai une toute semblable ! — Son mari la lui avait donnée.

On rapprocha les deux moitiés l’une de l’autre et elles se rejoignirent, et voilà la bague entière. De même pour les deux moitiés de mouchoir. Tous ceux qui virent cela en furent étonnés. Le prince, seul, restait indifférent et semblait ne pas comprendre. Alors la sœur de l’Aigle mit sur la table son petit coq et sa petite poule d’or. Puis elle jeta un pois dans son assiette, et le coq le croqua aussitôt.

— Tu l’as encore avalé, glouton ! lui dit la poule.

— Tais-toi, répondit le coq, le prochain sera pour toi.

— Oui, le fils du roi aussi me disait qu’il me serait fidèle jusqu’à la mort, quand il allait jouer aux boules avec mon frère l’Aigle.

Le nouveau marié dressa l’oreille. La sœur de l’Aigle jeta un second pois dans son assiette, et le coq le croqua encore.

— Tu l’as encore avalé, glouton ! lui dit la poule.

— Tais-toi, ma poulette, le premier sera pour toi.

— Oui, le fils du roi me disait aussi qu’il me serait fidèle jusqu’à la mort, quand mon frère l’Aigle lui dit d’aller avec lui puiser de l’eau à la fontaine !

Tout le monde était étonné, et ouvrait de grands yeux. Le prince aussi était très-attentif. La servante de l’orfèvre jeta un troisième pois dans son assiette, et le coq le croqua, comme les deux autres.

— Tu l’as encore avalé, glouton ! lui dit la poule.

— Tais-toi, ma poulette, le premier sera pour toi !

— Oui, le fils du roi aussi me disait qu’il me serait fidèle jusqu’à la mort, quand mon frère l’Aigle l’envoya abattre tous les chênes de sa grande avenue, avec une cognée de bois !

Le prince comprit enfin. Il se leva alors, et, se tournant vers son beau-père, il parla de cette façon :

— Beau-père, j’ai un conseil à vous demander. J’avais une petite clef d’or, la clef de mon trésor, et je la perdis. J’en fis faire une nouvelle, qui était aussi bien jolie. Mais je viens de retrouver la première, de sorte, que j’en ai deux, à présent. De laquelle convient-il que je me serve, de l’ancienne ou de la nouvelle ?

— Respect est toujours dû à ce qui est ancien, répondit le vieillard.

— Je pense aussi comme vous, reprit le prince : eh bien ! j’ai aimé une autre avant votre fille ; je l’avais perdue et je l’ai retrouvée : la voici !

Et il se leva et alla vers la servante de l’orfèvre, qui était la sœur de l’Aigle, et la prit par la main, au grand étonnement de tout le monde. L’autre fiancée, ainsi que son père, sa mère et ses parents et invités se retirèrent, peu satisfaits, on le comprend aisément  ; mais les festins, les jeux et les réjouissances de toute sorte n’en continuèrent pas moins, pour célébrer le mariage du prince avec la sœur de l’Aigle.


Il y a encore dans ce conte mélange de plusieurs fables, deux au moins, et probablement trois. La reconnaissance de la fin rappelle un peu celle de la légende allemande de Henri de Brunswick, surnommé le Lion, à cause du secours qu’il reçut de cet animal.



  1. Dans une autre version, l’Hiver répond : « Ah ! là, je ne puis pas mettre le nez.» Et le conte est fini. Et en effet, ce qui suit parait complètement étranger à ce débat, qui forme un petit récit à part, comme il en existe plusieurs sur le Roitelet.
  2. Les aigles, les lions, les serpents, les dragons qui se rencontrent fréquemment dans nos traditions populaires me semblent être autant d’arguments en faveur d’une origine asiatique.