Cinq Lettres au Père Verjus


Gottfried Wilhelm Leibniz



Hanovre 2 décembre 1697 Au R.P. Verjus a Paris modifier

Mon tres Révérend Pere,

Les obligations que j’ai depuis longtemps a votre Révérence ont été redoublées par votre dernière lettre et par la bonté que vous avez eue de me donner la connaissance avantageuse du R.P. Bouvet, avec l’es-pérance d’apprendre par son moyen des choses de conséquence touchant la Chine ; ou je prends tant de part, parce que je juge que cette mission est la plus grande affaire de nos temps, tant pour la gloire de Dieu et la propagation de la religion chrétienne, que pour le bien général des hommes et l’accroissement des sciences et arts chez nous aussi bien que chez les Chinois, car c’est un commerce de lumières, qui nous peut donner tout d’un coup leurs travaux de quelques milliers d’années, et leur rendre les nôtres ; et doubler pour ainsi dire nos véritables richesses de part et d’autre. Ce qui est quelque chose de plus grand qu’on ne pense.

Je supplie V.R. de faire rendre au R.P. Bouvet ma réponse qui est bien ample, mais j’espère qu’on le pardonnera a l’importance de la matière. Je souhaite bien des choses, qui ne pourront être obtenues sans doute parfaitement qu’avec le temps. Je ne doute point cependant, qu’on n’en ait déjà beaucoup d’échantil-lons et j’espere que V.R. qui en a la direction m’y fera donner autant de part qu’on jugera convenable, vous pouvant assurer, que je n’en abuserai pas. Je souhaite quelques notices de ce qu’on a envoyé dans la Chine, et de ce qu’on en a reçu, de la géographie de ces pays et voisins, des langues de la Tartarie et les Pater en autant de langues qu’on pourra, avec des versions mot pour mot ; [ ? item] des instructions plus distinctes qu’on n’a eues jusqu’ici touchant les carac-teres chinois ; une critique de leur ancienne histoire et chronologie, afin qu’on sache quel fonds on doit faire la-dessus ; mais surtout ce que la Chine fournit de plus utile pour les arts et les sciences. V.R. a trop d’affaires pour songer a satisfaire a ma curiosité, et le R.P. Bouvet, pensant a retourner bientôt dans ce grand empire, ne doit guere avoir de loisir. Mais j ’espere que V.R. pourra charger quelque ami [mot effacé] du soin de me donner les informations que je souhaite de ce qu’on a déja ; comme j’espere qu’elle continuera a encourager le R.P. Bouvet a me favoriser encore dans la suite.

Je souhaiterais, mon Révérend Pere, de pouvoir contribuer a mon tour en quelque chose de particulier a votre saint et beau dessein : mais je doute fort que je vous y puisse servir autrement que par mes travaux en général ; mettant a part l’histoire, les affaires publiques et le droit des gens qui ne sont point de ce lieu ; et [ ? pour ne] parler que de ce qui regarde le progres des sciences et arts, je pense principalement en cela a deux choses qui sont en premier lieu l’avancement de l’art d’inventer (qui est l’art des arts) tant par des méthodes nouvelles, que par des échantillons de quelque conséquence ; et en second lieu l’établis-sement d’une philosophie solide, ou la piété et la vérité trouvent également leur compte. J’ai touché ce point autrefois dans les journaux et ailleurs, et meme ’en parle dans la lettre au R.P. Bouvet, parce que j’apprends qu’on pense fort a répandre la philosophie dans la Chine, et que je crois que par le moyen de mes dynamiques, ou science de la force, on pourra justifier la philosophie des anciens et rendre intelligible et utile ce qu’on y a repris de nos jours comme vain et inexplicable, et qu’ainsi on peut profiter des découvertes nouvelles, sans renverser la doctrine reçue ou la théologie a tant d’intéret.

Je dirai a cette occasion a V.R. qu’ayant écrit une lettre a un ami, qui l’est aussi de M. l’éveque d’Avranches, ou je témoigne qu’il me semble bon et nécessaire d’apporter des restrictions considérables a ce qui s’enseigne dans la philosophie cartésienne ; on a rendu cette lettre publique dans le Journal des savants de Paris et on l’y a réfutée en l’expliquant comme si j’avais attaqué la religion de feu M. Descartes et des cartésiens’. Il est vrai que j’avais remarqué chez cet auteur des propositions dont les suites semblent faire du tort a la providence et mener a la doctrine de Spinoza. Mais J’avais déclaré en meme temps, que je n’imputais pas ces suites ni a l’auteur ni a ses sectateurs, la charité m’obligeant de croire qu’ils n’ont point vu ces dangereuses conséquences. Et comme mon antagoniste anonyme s’était inscrit en faux contre une proposition que je disais se trouver chez Descartes, qui est que la matiere reçoit succes-sivement toutes les formes possibles, d’ou j’inférais, que tout possible arrivant, il n’y aura ni choix ni providence, je n’ai point manqué d’en marquer l’en-droit de Descartes, le 47e article du 3e Livre des Principes et de justifier ma remarque au 32e et 33e Journal de cette année. On y a répliqué dernierement au 37e Journal, et sans s’arreter a ma déclaration for-melle on m’impute toujours d’attaquer la religion de cet auteur ; ce qui n’est point juste. Je dis ces choses afin que V.R. voie mes bonnes intentions, aussi bien que ma modération.

J’ai encore un dessein, auquel je pense depuis ma premiere jeunesse (comme j’ai fait connaître publiquement dans un discours imprimé l’an 1666) et qui me paraît de la plus grande conséquence, pour la propagation de la religion et [pour ? ] les missions, et en meme temps pour l’invention et l’examen des plus importantes vérités naturelles de méditation et de pratique dans la vie commune et dans les arts et professions particulieres. Mais faute de loisir et de personnes propres a m’y assister de leur travail, je n’ai pas encore pu l’exécuter. C’est que je vois le moyen de trouver et d’établir des vérités toutes dif-férentes des mathématiques, par des démonstrations de calcul, qui les rendent aussi incontestables que pourraient etre celles des nombres et de l’algebre. Et le Calcul philosophique nouveau de cette Spécieuse universelle, restant indépendant de quelque langue que ce soit, serait d’un merveilleux secours pour faire gouter meme aux peuples éloignés dont les langues different tant des nôtres, comme sont les Chinois et semblables, les plus importantes et abstraites vérités de la religion naturelle, sur lesquelles la révélée est comme entée. (Ce dessein est bien différent des projets de ceux qui ont voulu fabriquer des langues ou écri-tures nouvelles qu’ils appelaient universelles. Mais sans etre sujet a leurs incommodités et empechements il en contiendrait éminemment les avanta es, et d’autres infiniment plus considérables, puisqu’il servirait non seulement a s’expliquer, ce qui se peut par des marques arbitraires ; mais aussi a découvrir la vérité, jusqu’a pouvoir dire, comptons pour vider les disputes : ce que des marques arbitraires, dont on s’est servi jusqu’ici, ne sauraient faire.) Ce calcul aurait encore d’autres usages surprenants, qu’on ne saurait expliquer en peu de mots, et qu’il est difficile de faire croire avant l’expérience.. Je ne sais si j’aurai l’oc-casion de mettre ma pensée en pratique, et ne voyant pas que d’autres se soient avisés de quelque chose d’approchant, j’appréhende qu’elle ne se perde au grand préjudice des missions. Mais il faut se remettre en tout a la volonté de Dieu, qui fera naître des circonstances favorables pour l’exécution de cette idée quand elle sera convenable aux desseins de la Sou-veraine Sagesse.

Je Le prie de conserver Votre Révérence pour le bien public, et pour la propagation de la foi de Jésus-Christ, en quoi vous etes un si puissant instrument des glorieuses intentions de votre grand monarque ; et je suis, mon Tres Révérend Pere, avec respect et reconnaissance, de Votre Révérence le tres humble et tres obéissant serviteur

Leibniz

P.S. N’a-t-on pas amené en Europe quelques Chinois qui puissent servir de nomenclateurs [vivants ? ].



au T.R.P. Verjus, Hanovre, fin de l’année 1698 modifier

Mon Tres Révérend Pere,

Ayant appris par une lettre de M. l’Abbé Le Thorel aumônier de M- la duchesse de Hanovre, que vous aviez demandé de mes nouvelles et aviez témoigné beaucoup de bonté pour moi je vous remercie de votre souvenir favorable. J’en ai reçu déja tant de preuves en plusieurs rencontres, que je suis fâché de ne pouvoir pas marquer avec assez de force les obligations que j’en ai a Votre Révérence.

On a réimprimé mes Novissima Sinica et un savant homme de mes amis y a joint une version latine du portrait de l’empereur de la Chine fait par le R.P. Bouvet. J’espère que nous aurons des bonnes nou-velles du voyage heureux de ce pere. Cette mission me paraît si importante pour le bien de la foi et du genre humain que je m’y intéresse extremement et je pense souvent a ce qui y pourrait servir. M. Menzelius habile homme en ces matieres [ ? et autres] travaille a rétablir la clef de l’écriture chinoise, perdue par le caprice de feu M. André Muller, qui brula ses papiers avant que de mourir.

C’est depuis ma jeunesse que j’ai médité une nou-velle caractéristique qui donnerait moyen non seu-lement de signifier comme ceux des Chinois, mais aussi de calculer exactement sur bien des choses ou jusqu’ici on ne raisonne que vaguement. J’ai réussi un peu dans mon calcul des infinitésimales et dans une autre méthode non encore publiée que j’appelle Calculum Situs, mais je prétends d’aller bien plus avant si Dieu me donne assez de vie et assez de loisir ou aide pour cela, et je ne crois pas qu’il y ait rien qui puisse servir davantage a la raison humaine, qu’une caractéristique achevée. Or le R.P. Bouvet espérant a ce qu’il m’écrit de déchiffrer certains vieux caracteres qui sont en vénération chez les Chinois, et qu’il croit avoir du rapport a la philosophie qu’on pourrait leur insinuer par ce moyen pour servir a notre théologie, j’ai pensé qu’on pourrait peut-etre accommoder un jour ces caracteres, si on en était bien informé, non pas seulement a représenter comme font ordinairement les caracteres, mais meme a cal-culer et a aider l’imagination et la méditation d’une maniere qui frapperait d’étonnement l’esprit de ces peuples et nous donnerait un nouveau moyen de les instruire et gagner. D’ailleurs cette vue de la carac-téristique que j’ai depuis tant de temps et dont je parlais dans un petit livre que je fis quand je [pouvais ? ] avoir vingt ans, est une des plus importantes que je sache. Mais j’ai peur qu’elle ne périsse.

Avant que de finir, il faut que pour reconnaître l’obligation que j’ai a M. l’Abbé Le Thorel, de m’avoir donné occasion de vous remercier, je dise a Votre Révérence, que Mme l’Électrice de Brunswick a fait connaître quelques fois qu’elle a de l’estime et de la bonté pour cet abbé, [et qu’ ? ] elle apprendrait avec plaisir ce qui tournerait à son avantage. Ce n’est pas par ordre de cette princesse que je le dis, cependant cette connaissance de ses sentiments me donne la hardiesse de vous en toucher quelque chose sachant la part que vous prenez a ce qui la regarde, comme elle ne parle aussi de vous et de M. le Comte votre frere quand l’occasion le porte, qu’avec des marques d’une estime tout a fait extraordinaire. Pour moi je suis avec un parfait attachement, en vous souhaitant une nouvelle année tres heureuse avec une grande suite d’autres.

Mon tres Révérend Pere

le tres humble, etc.



au T.R.P. Verjus modifier

à Paris

Mon Tres Révérend Pere

Pour mander quelque chose de plus a Votre Révérence sur la nouvelle venue de Moscou touchant la Chine, j’ai écrit en Hollande afin d’en apprendre des circonstances précises : mais la réponse ne m’en a rien appris de sorte que j’entre fort dans le sentiment de V.R. que la mort prétendue du monarque chinois pourrait bien etre une invention des Moscovites. Car outre que la distance des lieux est favorable aux fausses nouvelles, les Moscovites sont en possession d’en for-ger et je me souviens qu’on me manda de Pologne il y a quelques années que les lettres de Moscou par-laient d’une irruption des Tartares occidentaux dans la Chine, au nombre de plus de huit cent mille hommes ; ce qui était venu apparemment de la guerre que le roi d’Élouth avait fait alors avec quelque succes aux Tartares [kasans ? ] et amis de la Chine.

On nous assure que le tsar étant a Vienne, ou le P. Wolf de votre Compagnie était fort assidu aupres de lui, a donné permission aux missionnaires catho-liques de passer par son pays. Je ne sais si on s’en est déja servi ; cependant on me mande que le passage de Tobol a Pékin se facilite de plus en plus, parce qu’on a nettoyé les chemins, et qu’au lieu des chameaux on commence a se servir des chariots tirés par des chevaux. On me mande aussi qu’un prince cal-matk nommé Bousiouctichan a défait un prince mugal nommé Atsiaroisin-chan qui a été obligé de se retirer vers la grande muraille, mais que le vain-queur a été chassé a son tour par son cousin Areptachan. Et que si ces Tartares n’avaient pas des guerres continuelles entre eux, ils seraient capables d’inonder une grande partie du monde, comme Chingis-chan a fait autrefois. Bon Dieu, quelle moisson encore pour des ouvriers évangéliques ; si une fois le christianisme était bien établi dans la Chine. Et quelle obligation ne vous a pas la chrétienté, mon Tres Révérend Pere, lorsque vous vous donnez tant de soin et tant de peines pour avancer ce grand ouvrage apostolique sous les auspices du plus grand, et du plus zélé des rois.

Le R.P. Vota de votre Compagnie m’a fait saluer par M. de [ ? Steinberg] envoyé de Wolfenbutel au roi de Pologne, et m’a fait dire que le P. Grimaldi est mort a Pékin. Je ne sais s’il l’a appris aussi par la voie de Moscou, ou par la Perse. Mais comme il n’a rien dit de la prétendue mort de l’empereur de la Chine, cela contribue encore a me faire espérer que cette nouvelle se trouve fausse.

J’ai donné ordre qu’on délivre a M. Dezalliers, marchand libraire de Paris allé a la foire de Franc- fort, quelques exemplaires des Novissima Sinica pour etre rendus a V.R. vous suppliant d’en faire donner un au R.P. Gobien, qui aura reçu la lettre que je lui ai écrite il y a quelque temps avec celle du R.P. Kochanski et a qui je dois des remerciements de ce qu’il a suivant ce qu’on me mande parlé favorablement dans son ouvrage de ma préface des Novissima Sinica. J’espere d’apprendre des nouvelles de la Chine et [aussi ? ] des missions par son moyen sans que V.R. [mot effacé] de tant de soins s’en donne la peine.

J’ai oublié de vous dire que l’évèque d’Ancyre passé par la Hollande a voulu aller en Perse et de la chez les Abyssins en qualité d’ambassadeur ou nonce du pape. Mais je suppose que ces choses vous sont connuesde source et encore plus ce qu’on a publié en Hollandeque le roi des Abyssins demandant un médecin francpar un homme qu’il avait envoyé au Caire pour ceteffet, on a fait passer avec ce médecin un de vos peres, français de nation, déguisé en aide ou assistant du médecin.

Vous savez mes principes, mon T.R.P., en vertu desquels je souhaite a tous ces ouvriers évangéliquesle plus heureux succes du monde, puisque je ne doutepoint qu’ils [ ? ne donnent] de bonnes instructions aceux qui sont déja chrétiens et qu’ils n’apprennentaux infideles l’essence de la véritable foi, [espérant ? ] que ce qu’ils melent de contesté avec nous (en quoije juge qu’ils procedent fort sobrement et fort circonspectement) ne le saurait détruire, outre que lapropagation des sciences et arts et surtout des bonnesmceurs est aussi a la gloire de Dieu et au bien deshommes. Mme l’Électrice vous remercie fort particulierementde vos expressions obligeantes et de vos bonnes inten-tions pour M. l’Abbé Le Thorel. Elle sera toujoursravie d’apprendre de bonnes nouvelles de Votre Révé-rence et de M, le Comte de Crécy dont le souvenir estcapable de lui donner beaucoup de plaisir. Je prieDieu de vous conserver, mon T.R.P. avec M. le Comtecomme des personnes que j’estime des plus utiles al’Église et a l’État, et qui ne sont pas le moindre objetde ma vénération, et je suis avec zele, mon T.R.P.

Votre tres humble et tres obéissant serviteur

Leibniz

Wolfenbutel le 20 avril 1699



au P. Verjus de la Compagnie de Jésus Hanovre le 1er Janvier 1700 modifier

Mon tres Révérend Pere

Pour avoir l’occasion de vous renouveler les marques de mon zele je me sers de l’entrée de l’année nouvelle que je vous souhaite heureuse avec une longue suite d’autres comblées de toutes sortes de prospérités, afin que le public et l’Église chrétienne Jouissent long-temps d’une personne dont le mérite extraordinaire, outre tant d’autres occupations de conséquence, s’est montré particulierement dans une affaire des plus importantes qui est celle des missions éloignées.

Quelques-uns de mes amis ayant blâmé l’opinion avantageuse que j’ai de votre mission de la Chine, qui me fait croire qu’on [a fait ? ] tort a vos néophytes de les accuser d’idolâtrie ; j’ai été bien aise de voir enfin le recueil des écrits qu’on [a ? ] produits a Rome, imprimé depuis peu a Cologne si nous en croyons le titre. Ou je n’ai pourtant rien trouvé encore qui m’oblige de changer de sentiments ; et je suis toujours d’opinion qu’il faut donner une bonne interprétation aux pratiques et doctrines des Chinois, autant qu’il est possible : comme fit saint Paul voyant a Athenes un autel dressé a l’honneur de la divinité inconnue. Autrement on nuira a une mission qui me paraît des plus considérables pour le bien de la chrétienté et du genre humain. C’est ce qui m’a obligé de répondre a un ami suivant l’extrait que je prends la liberté de communiquer a Votre Révérence. Et comme j’y prends ainsi de l’intéret, je souhaiterais d’apprendre quel pli l’affaire a pris a Rome.

Je crois d’avoir prié le R.P. Gobien de s’informer en écrivant a la Chine si on ne peut voir le vieux testament des juifs de la Chine, pour le comparer avec le texte hébreu de l’Europe. Car suivant le P. Semedo, Relation de la Chine (lre partie, chap. 30) et ce que dit M. Bernier sur les lettres d’un pere de votre Compagnie (Voyage de Cachemire, p. 140 de l’édition de La Haye, 1672) on y pourrait trouver des lumieres, puisqu’il paraît que depuis longtemps ces juifs de la Chine n’ont eu aucune communication avec ceux d’Europe, et qu’ainsi on trouverait peut-etre chez eux des livres ou passages que les juifs de l’Europe peuvent avoir changés ou supprimés en haine des chrétiens. Il serait important de faire copier au moins leur commencement de la Genese, pour voir si leur généalogie des patriarches s’accorde peut-etre avec les Septante, ou au moins avec le texte des Sama-ritains. J’espere cependant que le R.P. Bouvet tiendra sa parole et que j’aurai quelque part a ce qui viendra de ce pays-la, par un effet de la bonté de Votre Révé-rence dont je serai toujours bien obligé, et demeurerai avec zele, mon Tres Révérend Pere, votre, etc.



Au R.P. Verjus, a Paris Hanovre 18 aout 1705 modifier

Mon Tres Révérend Pere

Comme vous avez le soin des missions étrangeres, et que vous avez eu la bonté de favoriser ma corres-pondance avec vos peres missionnaires, j’en ai profité de temps en temps, et je souhaite que l’Europe puisse profiter un peu davantage de l’occasion qu’ils ont de faire des découvertes dans la Chine. Car J’appréhende que lorsque les Chinois auront appris nos sciences, ils ne chassent un jour les Européens. De sorte qu’il me semble qu’il ne faut point perdre les occasions de se dédommager en faisant un échange de leurs connaissances avec les nôtres. Car quoique je voie la plupart de nos missionnaires assez portés a parler avec mépris des connaissances des Chinois, néanmoins, leur langue et caracteres, leur maniere de vivre, leurs artifices et manufactures, leurs jeux memes, different presque autant des nôtres, que si c’étaient des gens d’un autre globe ; il est impossible que meme une nue, mais exacte définition de ce qui se pratique parmi eux, ne nous donne des lumieres 34 v° tres considérables, et bien plus utiles a mon avis, que la connaissance des rites et des meubles des Grecs et des Romains ou tant de savants s’attachent. Il est vrai que le principal emploi des missionnaires est de travailler a la propagation de la religion : mais c’est en cela que la recherche de la langue, des hiéroglyphes, de la critique des anciens livres et de l’ancienne histoire de la Chine et [meme ? ] des sciences chinoises et de leur origine, se trouvera tres impor-tante, en confirmant l’histoire de la sainte Écriture, en rendant notre théologie plus recevable aux Chinois, et en les faisant rentrer dans l’esprit de leurs ancetres, que je crois plus approchant de celui des anciens Hébreux et autres non encore corrompus par l’idolâtrie, comme l’exemple de Job nous fait connaître, quoique quelques docteurs de Sorbonne puissent dire a l’encontre. Et comme il s’est trouvé que ma nouvelle Arithmétique binaire (qui au lieu de la progression décadique se sert de la dyadique, et n’a point d’autres notes que 0 et 1, et par conséquent montre d’abord beaucoup d’ordre des périodes et une liaison mer-veilleuse en toute sorte de suites des nombres) est parfaitement exprimée par les anciens caracteres de Fohi dont les Chinois des le temps de Confucius avaient déja perdu la signification ; il me semble que cette découverte, petite a la vérité, mais surprenante, doit contribuer a nous éveiller, tant en Europe qu’a la Chine, parce qu’elle pourra faire une grande impression sur l’empereur de la Chine et sur des personnes intelligentes de ce pays, pour réveiller leur curiosité par rapport a la recherche des origines et de la théologie et philosophie des anciens Chinois, que ce rapport des caracteres de Fohi montre de n’avoir pas toujours été des gens aussi superficiels qu’on pourrait bien avoir cru. Je crois qu’a Rome meme la connaissance de cette découverte pourra faire un bon effet, pour donner une meilleure opinion de l’antiquité reculée de ces peuples éloignés. Et aupres des Chinois memes elle peut servir a leur rendre plus recevable un des grands articles, et non pas des plus aisés de notre religion, et de notre métaphysique, qui porte que Dieu et rien font l’origine de toutes choses, que Dieu a tout créé de rien, et le fait encore, la conser-vation n’étant qu’une création continuelle. Car cette origine des choses de Dieu et de rien, reçoit un grand éclaircissement de l’analogie qu’elle a avec l’origine de tous les nombres de l’unité et du zéro, puisque tous les nombres se peuvent et meme se doivent exprimer le plus scientifiquement par les deux notes 1 et 0, et par conséquent par un rapport unique et continuel a ces deux premiers éléments des nombres.

Ainsi la recherche des antiquités, langues, caracteres, histoire, philosophie et sciences de la Chine devant etre si utiles pour la propagation de la reli-gion, et d’ailleurs les Européens étant si intéressés a retirer quelque chose d’utile de la Chine en échange de leurs sciences qu’ils y portent : il paraît important et raisonnable qu’une partie des missionnaires soit appliquée principalement a ces recherches qui ne sont pas moins comprises que les autres dans les fonctions apostoliques. Et comme on a envoyé de l’Europe dans la Chine quantité de gens habiles dans toutes sortes de professions, ces personnes seraient propres a faire la comparaison de ce qui se pratique a la Chine avec ce qui se pratique ici. Et il y aurait meme moyen a mon avis, d’y intéresser l’empereur lui-meme et de le porter a y contribuer parce que, étant tartare et d’une nation différente de la chinoise, il sera ravi qu’on fasse des recueils et des descriptions de toutes les connaissances chinoises pour en faire part aux Tartares ; comme en effet il fait déja tra-vailler a un grand dictionnaire tartaro-chinois, qui n’y sera pas un petit acheminement car a l’occasion d’un dictionnaire complet, et de l’explication de tous les caracteres chinois en tartare on pourra entrer dans le détail de toutes les connaissances des Chinois ; surtout que l’empereur fait expliquer non seulement les caracteres usuels mais encore les caracteres tech-niques appropriés a toutes sortes de professions et les fait éclaircir par des figures, a quoi nos Européens lui pourront etre tres utiles. De sorte qu’il ne s’agit que d’insinuer les choses de bonne maniere.

Au reste comme j’ai parlé au R.P. Bouvet d’une lettre ou dissertation que le célebre Kepler avait écrite autrefois a l’occasion d’une relation du P. Terentius venue de la Chine dont Kepler plrenait occasion de dire ce qu’il désirait qu’on observât a la Chine par rapport a l’astronomie ; le R.P. Bouvet m’a demandé cet écrit de Kepler. Mais je ne le trouve point dans ce pays-ci et m’imaginant qu’on le trouvera plutôt a Paris, je vous supplie, mon Tres Révérend Pere, de donner ordre qu’on le fasse copier pour l’envoyer a ce pere et qu’on lui envoie encore d’autres livres qui peuvent servir a expliquer des hiéroglyphes ou il s’applique utilement dans la vue de rendre service a la religion. Mais je vous recommande surtout, si j’ose prendre cette liberté, de mettre ordre aux recherches et recueils des connaissances chinoises dans la physique, dans les mécaniques, et dans l’histoire, dans la géographie, qui nous donneraient des lumieres, ce but nous devant etre principalement en vue apres la propagation de la foi.