Cinna ou la Clémence d’Auguste/CINNA/Acte I

Cinna ou la Clémence d’Auguste/CINNA
CINNA, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachetteŒuvres, tome III (p. 385-400).
Acte II  ►


CINNA[1].
TRAGÉDIE.

ACTE I.


Scène PREMIÈRE.


ÉMILIE[2].

Impatients désirs d’une illustre vengeance
Dont la mort de mon père a formé la naissance[3],
Enfants impétueux de mon ressentiment,

Que ma douleur séduite embrasse aveuglément,
Vous prenez sur mon âme un trop puissant empire[4] :5
Durant quelques moments souffrez que je respire,
Et que je considère, en l’état où je suis,
Et ce que je hasarde, et ce que je poursuis.
Quand je regarde Auguste au milieu de sa gloire[5],
Et que vous reprochez à ma triste mémoire10
Que par sa propre main mon père massacré
Du trône où je le vois fait le premier degré
Quand vous me présentez cette sanglante image,
La cause de ma haine, et l’effet de sa rage,
Je m’abandonne toute à vos ardents transports, 15
Et crois, pour une mort, lui devoir mille morts.
Au milieu toutefois d’une fureur si juste,
J’aime encor plus Cinna que je ne hais Auguste,
Et je sens refroidir ce bouillant mouvement
Quand il faut, pour le suivre, exposer mon amant[6].20
Oui, Cinna, contre moi moi-même je m’irrite
Quand je songe aux dangers où je te précipite.
Quoique pour me servir tu n’appréhendes rien,
Te demander du sang, c’est exposer le tien[7] :
D’une si haute place on n’abat point de têtes 25
Sans attirer sur soi mille et mille tempêtes ;
L’issue en est douteuse, et le péril certain :
Un ami déloyal peut trahir ton dessein ;
L’ordre mal concerté, l’occasion mal prise,
Peuvent sur son auteur renverser l’entreprise[8], 30

Tourner sur toi les coups dont tu le veux frapper ;
Dans sa ruine même il peut t’envelopper ;
Et quoi qu’en ma faveur ton amour exécute,
Il te peut, en tombant, écraser sous sa chute[9].
Ah ! cesse de courir à ce mortel danger :35
Te perdre en me vengeant, ce n’est pas me venger.
Un cœur est trop cruel quand il trouve des charmes
Aux douceurs que corrompt l’amertume des larmes ;
Et l’on doit mettre au rang des plus cuisants malheurs[10]
La mort d’un ennemi qui coûte tant de pleurs.40
Mais peut-on en verser alors qu’on venge un père ?
Est-il perte à ce prix qui ne semble légère ?
Et quand son assassin tombe sous notre effort,
Doit-on considérer ce que coûte sa mort ?
Cessez, vaines frayeurs, cessez, lâches tendresses,45
De jeter dans mon cœur vos indignes foiblesses ;
Et toi qui les produis par tes soins superflus,
Amour, sers mon devoir, et ne le combats plus :
Lui céder, c’est ta gloire, et le vaincre, ta honte :
Montre-toi généreux, souffrant qu’il te surmonte ;50
Plus tu lui donneras, plus il te va donner,
Et ne triomphera que pour te couronner.


Scène II.

ÉMILIE, FULVIE.
ÉMILIE.

Je l’ai juré, Fulvie, et je le jure encore,
Quoique j’aime Cinna, quoique mon cœur l’adore,
S’il me veut posséder, Auguste doit périr :55

Sa tête est le seul prix dont il peut m’acquérir.
Je lui prescris la loi que mon devoir m’impose.

FULVIE.

Elle a pour la blâmer une trop juste cause :
Par un si grand dessein vous vous faites juger
Digne sang de celui que vous voulez venger ;60
Mais encore une fois souffrez que je vous die
Qu’une si juste ardeur devrait être attiédie[11].
Auguste chaque jour, à force de bienfaits,
Semble assez réparer les maux qu’il vous a faits ;
Sa faveur envers vous paroît si déclarée,65
Que vous êtes chez lui la plus considérée ;
Et de ses courtisans souvent les plus heureux
Vous pressent à genoux de lui parler pour eux[12].

ÉMILIE.

Toute cette faveur ne me rend pas mon père ;
Et de quelque façon que l’on me considère,70
Abondante en richesse, ou puissante en crédit,
Je demeure toujours la fille d’un proscrit.
Les bienfaits ne font pas toujours ce que tu penses ;
D’une main odieuse ils tiennent lieu d’offenses :
Plus nous en prodiguons à qui nous peut haïr,75
Plus d’armes nous donnons à qui nous veut trahir.
Il m’en fait chaque jour sans changer mon courage ;
Je suis ce que j’étois, et je puis davantage,
Et des mêmes présents qu’il verse dans mes mains
J’achète contre lui les esprits des Romains ;80
Je recevrois de lui la place de Livie
Comme un moyen plus sûr d’attenter à sa vie.
Pour qui venge son père il n’est point de forfaits,
Et c’est vendre son sang que se rendre aux bienfaits.

FULVIE.

Quel besoin toutefois de passer pour ingrate ? 85
Ne pouvez-vous haïr sans que la haine éclate ?
Assez d’autres sans vous n’ont pas mis en oubli
Par quelles cruautés son trône est établi :
Tant de braves Romains, tant d’illustres victimes,
Qu’à son ambition ont immolé ses crimes, 90
Laissent à leurs enfants d’assez vives douleurs
Pour venger votre perte en vengeant leurs malheurs.
Beaucoup l’ont entrepris, mille autres vont les suivre :
Qui vit haï de tous ne sauroit longtemps vivre.
Remettez à leurs bras les communs intérêts, 95
Et n’aidez leurs desseins que par des vœux secrets.

ÉMILIE.

Quoi ? je le haïrai sans tâcher de lui nuire ?
J’attendrai du hasard qu’il ose le détruire ?
Et je satisferai des devoirs si pressants
Par une haine obscure et des vœux impuissants ? 100
Sa perte, que je veux, me deviendroit amère,
Si quelqu’un l’immoloit à d’autres qu’à mon père ;
Et tu verrais mes pleurs couler pour son trépas,
Qui, le faisant périr, ne me vengeroit pas[13].
C’est une lâcheté que de remettre à d’autres 105
Les intérêts publics qui s’attachent aux nôtres.
Joignons à la douceur de venger nos parents,
La gloire qu’on remporte à punir les tyrans,
Et faisons publier par toute l’Italie :
« La liberté de Rome est l’œuvre d’Émilie ;110

On a touché son âme, et son cœur s’est épris ;
Mais elle n’a donné son amour qu’à ce prix. »

FULVIE.

Votre amour à ce prix n’est qu’un présent funeste
Qui porte à votre amant sa perte manifeste.
Pensez mieux, Émilie, à quoi vous l’exposez, 115
Combien à cet écueil se sont déjà brisés ;
Ne vous aveuglez point quand sa mort est visible.

ÉMILIE.

Ah ! tu sais me frapper par où je suis sensible.
Quand je songe aux dangers que je lui fais courir[14],
La crainte de sa mort me fait déjà mourir ;120
Mon esprit en désordre à soi-même s’oppose :
Je veux et ne veux pas, je m’emporte et je n’ose ;
Et mon devoir confus, languissant, étonné,
Cède aux rébellions de mon cœur mutiné.
Tout beau, ma passion, deviens un peu moins forte ;125
Tu vois bien des hasards, ils sont grands, mais n’importe :
Cinna n’est pas perdu pour être hasardé.
De quelques légions qu’Auguste soit gardé,
Quelque soin qu’il se donne et quelque ordre qu’il tienne,
Qui méprise sa vie est maître de la sienne[15].130
Plus le péril est grand, plus doux en est le fruit ;
La vertu nous y jette, et la gloire le suit.
Quoi qu’il en soit, qu’Auguste ou que Cinna périsse,
Aux mânes paternels je dois ce sacrifice ;
Cinna me l’a promis en recevant ma foi,135
Et ce coup seul aussi le rend digne de moi.
Il est tard, après tout, de m’en vouloir dédire.
Aujourd’hui l’on s’assemble, aujourd’hui l’on conspire ;

L’heure, le lieu, le bras se choisit aujourd’hui ;
Et c’est à faire enfin à mourir après lui.140


Scène iii

CINNA, ÉMILIE, FULVIE.
ÉMILIE.

Mais le voici qui vient. Cinna, votre assemblée
Par l’effroi du péril n’est-elle point troublée[16] ?
Et reconnaissez-vous au front de vos amis
Qu’ils soient prêts à tenir ce qu’ils vous ont promis ?

CINNA.

Jamais contre un tyran entreprise conçue145
Ne permit d’espérer une si belle issue ;
Jamais de telle ardeur on n’en jura la mort[17],
Et jamais conjurés ne furent mieux d’accord ;
Tous s’y montrent portés avec tant d’allégresse,
Qu’ils semblent, comme moi, servir une maîtresse[18] ;150
Et tous font éclater un si puissant courroux,
Qu’ils semblent tous venger un père comme vous.

ÉMILIE.

Je l’avais bien prévu, que, pour un tel ouvrage,
Cinna sauroit choisir des hommes de courage,
Et ne remettroit pas en de mauvaises mains155
L’intérêt d’Émilie et celui des Romains.

CINNA.

Plût aux Dieux que vous-même eussiez vu de quel zèle
Cette troupe entreprend une action si belle !
Au seul nom de César, d’Auguste, et d’empereur,

Vous eussiez vu leurs yeux s’enflammer de fureur[19],160
Et dans un même instant, par un effet contraire,
Leur front pâlir d’horreur et rougir de colère[20].
« Amis, leur ai-je dit, voici le jour heureux
Qui doit conclure enfin nos desseins généreux :
Le ciel entre nos mains a mis le sort de Rome,165
Et son salut dépend de la perte d’un homme,
Si l’on doit le nom d’homme à qui n’a rien d’humain,
À ce tigre altéré de tout le sang romain.
Combien pour le répandre a-t-il formé de brigues !
Combien de fois changé de partis et de ligues,170
Tantôt ami d’Antoine, et tantôt ennemi,
Et jamais insolent ni cruel à demi ! »
Là, par un long récit de toutes les misères
Que durant notre enfance ont enduré nos pères,
Renouvelant leur haine avec leur souvenir,175
Je redouble en leurs cœurs l’ardeur de le punir.
Je leur fais des tableaux de ces tristes batailles
Où Rome par ses mains déchiroit ses entrailles,
Où l’aigle abattoit l’aigle, et de chaque côté
Nos légions s’armoient contre leur liberté ;180
Où les meilleurs soldats et les chefs les plus braves[21]

Mettoient toute leur gloire à devenir esclaves ;
Où, pour mieux assurer la honte de leurs fers,
Tous vouloient à leur chaîne attacher l’univers ;
Et l’exécrable honneur de lui donner un maître 185
Faisant aimer à tous l’infâme nom de traître,
Romains contre Romains, parents contre parents,
Combattoient seulement pour le choix des tyrans.
J’ajoute à ces tableaux la peinture effroyable
De leur concorde impie, affreuse, inexorable[22] ;190
Funeste aux gens de bien, aux riches, au sénat,
Et pour tout dire enfin, de leur triumvirat ;
Mais je ne trouve point de couleurs assez noires
Pour en représenter les tragiques histoires.
Je les peins dans le meurtre à l’envi triomphants, 195
Rome entière noyée au sang de ses enfants :
Les uns assassinés dans les places publiques,
Les autres dans le sein de leurs dieux domestiques ;
Le méchant par le prix au crime encouragé ;
Le mari par sa femme en son lit égorgé ;200
Le fils tout dégouttant du meurtre de son père,
Et sa tête à la main demandant son salaire[23] ;
Sans pouvoir exprimer par tant d’horribles traits[24]

Qu’un crayon imparfait de leur sanglante paix.
Vous dirai-je les noms de ces grands personnages 205
Dont j’ai dépeint les morts pour aigrir les courages,
De ces fameux proscrits, ces demi-dieux mortels[25],
Qu’on a sacrifiés jusque sur les autels ?
Mais pourrois-je vous dire à quelle impatience,
À quels frémissements, à quelle violence, 210
Ces indignes trépas, quoique mal figurés,
Ont porté les esprits de tous nos conjurés ?
Je n’ai point perdu temps, et voyant leur colère
Au point de ne rien craindre, en état de tout faire,
J’ajoute en peu de mots : « Toutes ces cruautés, 215
La perte de nos biens et de nos libertés,
Le ravage des champs, le pillage des villes,
Et les proscriptions, et les guerres civiles,
Sont les degrés sanglants dont Auguste a fait choix
Pour monter dans le trône[26] et nous donner des lois. 220
Mais nous pouvons changer un destin si funeste[27],
Puisque de trois tyrans, c’est le seul qui nous reste,
Et que, juste une fois, il s’est privé d’appui,
Perdant, pour régner seul, deux méchants comme lui[28].
Lui mort, nous n’avons point de vengeur ni de maître ;225
Avec la liberté Rome s’en va renaître ;
Et nous mériterons le nom de vrais Romains,
Si le joug qui l’accable est brisé par nos mains.
Prenons l’occasion tandis qu’elle est propice :
Demain au Capitole il fait un sacrifice ;230
Qu’il en soit la victime, et faisons en ces lieux

Justice à tout le monde, à la face des dieux :
Là presque pour sa suite il n’a que notre troupe ;
C’est de ma main qu’il prend et l’encens et la coupe[29] ;
Et je veux pour signal que cette même main 235
Lui donne, au lieu d’encens, d’un poignard dans le sein.
Ainsi d’un coup mortel la victime frappée
Fera voir si je suis du sang du grand Pompée ;
Faites voir, après moi, si vous vous souvenez
Des illustres aïeux[30] de qui vous êtes nés. »240
À peine ai-je achevé, que chacun renouvelle,
Par un noble serment, le vœu d’être fidèle :
L’occasion leur plaît ; mais chacun veut pour soi
L’honneur du premier coup que j’ai choisi pour moi.
La raison règle enfin l’ardeur qui les emporte : 245
Maxime et la moitié s’assurent de la porte ;
L’autre moitié me suit, et doit l’environner,
Prête au moindre signal que je voudrai donner.
Voilà, belle Émilie, à quel point nous en sommes.
Demain j’attends la haine ou la faveur des hommes, 250
Le nom de parricide, ou de libérateur,
César celui de prince, ou d’un usurpateur[31].
Du succès qu’on obtient contre la tyrannie
Dépend ou notre gloire, ou notre ignominie ;
Et le peuple, inégal à l’endroit des tyrans, 255
S’il les déteste morts, les adore vivants.
Pour moi, soit que le ciel me soit dur ou propice,
Qu’il m’élève à la gloire, ou me livre au supplice,

Que Rome se déclare ou pour ou contre nous,
Mourant pour vous servir tout me semblera doux.260

ÉMILIE.

Ne crains point de succès qui souille ta mémoire :
Le bon et le mauvais sont égaux pour ta gloire ;
Et, dans un tel dessein, le manque de bonheur
Met en péril ta vie, et non pas ton honneur.
Regarde le malheur de Brute et de Cassie :265
La splendeur de leurs noms en est-elle obscurcie ?
Sont-ils morts tous entiers[32] avec leurs grands desseins[33] ?
Ne les compte-t-on plus pour les derniers Romains ?
Leur mémoire dans Rome est encor précieuse,
Autant que de César la vie est odieuse ;270
Si leur vainqueur y règne, ils y sont regrettés,
Et par les vœux de tous leurs pareils souhaités.
Va marcher sur leurs pas où l’honneur te convie :
Mais ne perds pas le soin de conserver ta vie ;
Souviens-toi du beau feu dont nous sommes épris, 275
Qu’aussi bien que la gloire Émilie est ton prix,
Que tu me dois ton cœur, que mes faveurs t’attendent,
Que tes jours me sont chers, que les miens en dépendent.
Mais quelle occasion mène Évandre vers nous[34] ?



Scène IV.

CINNA, ÉMILIE, ÉVANDRE, FULVIE.
ÉVANDRE.

Seigneur, César vous mande, et Maxime avec vous. 280

CINNA.

Et Maxime avec moi ? Le sais-tu bien, Évandre ?

ÉVANDRE.

Polyclète est encor chez vous à vous attendre,
Et fût venu lui-même avec moi vous chercher,
Si ma dextérité n’eût su l’en empêcher ;
Je vous en donne avis de peur d’une surprise.285
Il presse fort.

ÉMILIE.

Il presse fort.Mander les chefs de l’entreprise !
Tous deux ! en même temps ! Vous êtes découverts.

CINNA.

Espérons mieux, de grâce.

ÉMILIE.

Espérons mieux, de grâce. Ah ! Cinna ! je te perds !
Et les Dieux, obstinés à nous donner un maître,
Parmi tes vrais amis ont mêlé quelque traître. 290
Il n’en faut point douter, Auguste a tout appris.
Quoi ? tous deux ! et sitôt que le conseil est pris !

CINNA.

Je ne vous puis celer que son ordre m’étonne ;
Mais souvent il m’appelle auprès de sa personne ;
Maxime est comme moi de ses plus confidents, 295
Et nous nous alarmons peut-être en imprudents.

ÉMILIE.

Sois moins ingénieux à te tromper toi-même,
Cinna ; ne porte point mes maux jusqu’à l’extrême ;

Et puisque désormais tu ne peux me venger[35],
Dérobe au moins ta tête à ce mortel danger ;300
Fuis d’Auguste irrité l’implacable colère.
Je verse assez de pleurs pour la mort de mon père ;
N’aigris point ma douleur par un nouveau tourment,
Et ne me réduis point à pleurer mon amant[36].

CINNA.

Quoi ? sur l’illusion d’une terreur panique, 305
Trahir vos intérêts et la cause publique !
Par cette lâcheté moi-même m’accuser,
Et tout abandonner quand il faut tout oser !
Que feront nos amis, si vous êtes déçue ?

ÉMILIE.

Mais que deviendras-tu, si l’entreprise est sue ? 310

CINNA.

S’il est pour me trahir des esprits assez bas,
Ma vertu pour le moins ne me trahira pas :
Vous la verrez, brillante au bord des précipices,
Se couronner de gloire en bravant les supplices,
Rendre Auguste jaloux du sang qu’il répandra, 315
Et le faire trembler alors qu’il me perdra.
Je deviendrois suspect à tarder davantage.
Adieu, Raffermissez ce généreux courage.
S’il faut subir le coup d’un destin rigoureux,
Je mourrai tout ensemble heureux et malheureux : 320
Heureux pour vous servir de perdre ainsi la vie[37],
Malheureux de mourir sans vous avoir servie.

ÉMILIE.

Oui, va, n’écoute plus ma voix qui te retient :
Mon trouble se dissipe, et ma raison revient.

Pardonne à mon amour cette indigne foiblesse. 325
Tu voudrais fuir en vain, Cinna, je le confesse,
Si tout est découvert, Auguste a su pourvoir
À ne te laisser pas ta fuite en ton pouvoir.
Porte, porte chez lui cette mâle assurance,
Digne de notre amour, digne de ta naissance ; 330
Meurs, s’il y faut mourir, en citoyen romain,
Et par un beau trépas couronne un beau dessein.
Ne crains pas qu’après toi rien ici me retienne :
Ta mort emportera mon âme vers la tienne ;
Et mon cœur aussitôt, percé des mêmes coups… 335

CINNA.

Ah ! souffrez que tout mort je vive encore en vous ;
Et du moins en mourant permettez que j’espère
Que vous saurez venger l’amant avec le père.
Rien n’est pour vous à craindre : aucun de nos amis[38]
Ne sait ni vos desseins, ni ce qui m’est promis ;340
Et, leur parlant tantôt des misères romaines,
Je leur ai tu la mort qui fait naître nos haines[39],
De peur que mon ardeur, touchant vos intérêts[40],
D’un si parfait amour ne trahît les secrets :
Il n’est su que d’Évandre et de votre Fulvie. 345

ÉMILIE.

Avec moins de frayeur, je vais donc chez Livie,
Puisque dans ton péril il me reste un moyen
De faire agir pour toi son crédit et le mien ;
Mais si mon amitié par là ne te délivre,
N’espère pas qu’enfin je veuille te survivre. 350

Je fais de ton destin des règles à mon sort,
Et j’obtiendrai ta vie, ou je suivrai ta mort.

CINNA.

Soyez en ma faveur moins cruelle à vous-même.

ÉMILIE.

Va-t’en, et souviens-toi seulement que je t’aime.

FIN DU PREMIER ACTE.

  1. L’édition originale a pour titre, comme nous l’avons dit dans la Notice Cinna, ov la clemence d’Avgvste.
  2. Émilie ne se trouve pas sur le théâtre ; elle y entre au commencement de la pièce ; c’est Corneille qui nous l’apprend en ces termes dans le Discours des trois unités (tome I, p. 108 et 109) : « L’auditeur attend l’acteur ; et bien que le théâtre représente la chambre ou le cabinet de celui qui parle, il ne peut toutefois s’y montrer qu’il ne vienne de derrière la tapisserie, et il n’est pas toujours aisé de rendre raison de ce qu’il vient de faire en ville avant que de rentrer chez lui, puisque même quelquefois il est vraisemblable qu’il n’en est pas sorti. Je n’ai vu personne se scandaliser de voir Émilie commencer Cinna sans dire pourquoi elle vient dans sa chambre : elle est présumée y être avant que la pièce commence, et ce n’est que la nécessité de la représentation qui la fait sortir de derrière le théâtre pour y venir. » — Voyez sur ce monologue le Discours du poëme dramatique (tome I, p. 45). — « Plusieurs actrices, dit Voltaire, ont supprimé ce monologue dans les représentations. Le public même paraissait souhaiter ce retranchement… Cependant j’étais si touché des beautés répandues dans cette première scène, que j’engageai l’actrice qui jouait Émilie à la remettre au théâtre, et elle fut très-bien reçue. »
  3. Var. À qui la mort d’un père a donné la naissance. (1643-56)
    ---Var. Que d’un juste devoir soutient la violence. (1660).
  4. Var. Vous régnez sur mon âme avecque trop d’empire (a) :
    ---Pour le moins un moment souffrez que je respire. (1643-56).

    (a) ce vers, par une erreur d’impression, a été omis dans l’édition de 1656.
  5. Var. Quand je regarde Auguste en son trône de gloire. (1643-56)
  6. Var.. Quand il faut, pour le perdre, exposer mon amant. (1643-56)
  7. Var. Te demander son sang, c’est exposer le tien. (1643-56)
  8. Var. Peuvent dessus ton chef renverser l’entreprise,
    ---Porter sur toi les coups dont tu le veux frapper. (1643-56)
  9. Var. Il te peut, en tombant, accabler sous sa chute. (1643-56)
  10. Var. Et je tiens qu’il faut mettre au rang des grands malheurs
    ---La mort d’un ennemi qui nous coûte des pleurs.(1643-56)
  11. Var. Que cette passion dût être refroidie. (1643-56)
  12. Var. Ont encore besoin que vous parliez pour eux. (1643-56).
  13. « Ce sentiment atroce et ces beaux vers ont été imité par Racine dans Andromaque (acte IV, scène iv) :
    S’il ignore en mourant qMa vengeance est perdue
    S’il ignore en mourant que c’est moi qui le tue. »
    (Voltaire.)
  14. Var. Quand je songe aux hasards que je lui fais courir. (1643-56)
  15. Sénèque a dit dans sa ive épître : Quisquis vitam contempsit, tuæ dominus est. « Quiconque méprise la vie est maître de la tienne. »
  16. Var. Des grandeurs du péril n’est-elle point troublée ? (1643-56)
  17. Var. Jamais de telle ardeur on ne jura sa mort. (1643-56)
  18. Var. Qu’ils semblent, comme moi, venger une maîtresse. (1643)
  19. Var. Vous eussiez vu leurs yeux s’allumer de fureur. (1643-56)
  20. On raconte que lorsque Michel Baron reparut au mois de mars 1720, à l’âge de soixante-huit ans, dans le rôle de Cinna, on le vit, dans la même minute, pâlir et rougir comme le vers l’indiquait. — Larive, dans son Cours de déclamation (tome II, p. 6), nie obstinément la possibilité du fait ; il semble toutefois que les comédiens du dix-septième siècle aient eu le secret de pâlir à volonté. Tallemant dit en parlant de Floridor (tome VII, p. 176) : « Il est toujours pâle, ainsi point de changement de visage. »
  21. Var. Où le but des soldats et des chefs les plus brave
    C’étoit d’être vainqueurs pour devenir esclaves (a) ;
    Où chacun trahissoit, aux yeux de l’univers,
    Soi-même et son pays, pour assurer ses fers,
    Et tâchant d’acquérir avec le nom de traître
    L’abominable honneur de lui donner un maître. (1643-56)
    (a) Étoit d’être vainqueurs pour devenir esclaves. (1648-56)
  22. Var. De leur concorde affreuse, horrible, impitoyable. (1643-56).
  23. « Dufresne employa un jour une petite adresse qui produisit un grand effet. En commençant ce récit, il cacha derrière lui une de ses mains dans laquelle il tenait son casque surmonté d’un panache rouge ; et lorsqu’il fut arrivé à ces vers, il montra subitement le casque et le panage rouge ; et le agitant vivement, il sembla présenter aux spectateurs la tête et la chevelure sanglante dont il est question dans les vers de Corneille. Les spectateurs furent saisis de terreur : Dufresne avait réussi. Mais ces sortes de jeux de théâtre, fruits de la combinaison et du calcul, ne peuvent être répétés. » (Galeries historique des acteurs du théâtre françois, par Lemazurier, tome I, p. 510)
  24. Var. Sans exprimer encore avecque tous ces traits (a). (1643-56)

    (a) Les éditions de 1652-56 portent, par erreur, ses traits, pour ces traits.
  25. Var. Ces illustres proscrits, ces demi-dieux mortels. (1643-56)
  26. Voltaire, dans l’édition de 1764, a remplacé « dans le trône » par « sur le trône »
  27. Var. Rendons toutefois grâce à la bonté céleste,
    Que de nos trois tyrans c’est le seul qui nous reste. (1643-56)
  28. Antoine et Lépide.
  29. C’est une allusion à une circonstance historique, à la dignité sacerdotale qu’Auguste avait conférée à Cinna : voyez ci-dessus, p. 374. Sénèque nous apprend aussi (voyez p. 373) que les conjurés voulaient attaquer Auguste pendant qu’il célèbrerait un sacrifice : Sacrificantem placuerat adriri.
  30. On lit ayeuls dans l’édition de 1656.
  31. Var. César celui de (a) prince ou bien d’usurpateur. (1643-56)

    (a) L’édition de 1656 porte, par erreur, du prince, pour de prince.
  32. « Cette expression sublime : mourir tout entier, est prise du latin d’Horace (livre III, ode xxx, vers 6) non omnis moriar, et tout entier est plus énergique. Racine l’a imité dans sa belle pièce d’Iphigénie (acte I, scène iii) :
    Ne laisser aucun nom et mourir tout entier. »

    (Voltaire.)


    Pompée dit de même dans la Pharsale de Lucain (livre VIII, vers 266 et 267) :
    Emathiis cecidi,Non omnis in arvis
    Emathiis cecidi,

    « Je n’ai pas succombé tout entier dans les champs de l’Émathie. »

  33. Var. Ont-ils perdu celui de derniers des Romains ?
    Et sont-ils morts entiers avecque leurs desseins ? (1643-56)
  34. Var. Et que… Mais quel sujet mène Évandre vers nous ? (1643-56)
  35. Var. Et puisque désormais tu ne me peux venger. (1643-56)
  36. Var. Et ne lui permets point de m’ôter mon amant. (1643-56)
  37. Var. Heureux pour vous servir d’abandonner ma vie. (1643-56)
  38. Var. Dans un si grand péril vos jours sont assurés :
    Vos desseins ne sont sus d’aucun de conjurés ;
    Et décrivant tantôt les misères romaines. (1643-56)
  39. La mort de Torianus, père d’Émilie.
  40. Var. De peur que trop d’ardeur touchant vos intérêts
    Sur mon visage ému ne peignît nos secrets :
    Notre amour n’est connu que d’Évandre et Fulvie (1643-56)