S. E. P. I. A. (p. 107-120).


CHAPITRE VIII



Le mois de mars fut un temps d’épreuve pour Claudine. Sa mère se montrait froide envers elle, et souvent des reproches, ou tout au moins des réflexions désobligeantes, venaient la harceler.

— Je ne sais ce qui se passe dans ta tête, mais vraiment, c’est décourageant. On ne m’ôtera pas de l’idée que le cinéma t’a tourné la cervelle.

— Mais, maman, je n’y vais plus, au cinéma ! C’est passé, tout cela.

— Oui, heureusement, mais cela t’a fait du mal, et sans que tu t’en doutes, le poison est en toi ; tu vois grand.

— Maman, ne m’accable pas ! Je t’assure que la situation de M. Elot me plaisait beaucoup. J’étais indépendante, je n’avais qu’à m’occuper de mon intérieur, et mon mari m’autorisait à me meubler à ma guise. C’était un beau rêve pour ma modeste personne.

— Alors, pourquoi t’obstines-tu à repousser ce rêve ?

— Je te l’ai répété cent fois : le caractère d’Henri Elot est trop tatillon. Et puis, maman, ne revenons pas sur ce sujet. Il est enterré ; essayons d’oublier ces incidents, ne nous inquiétons pas de l’avenir.

— Mon Dieu ! que tu es bornée, ma pauvre fille ! On voit bien que tu ignores ce qu’est une mère ! J’étais heureuse de bien te caser, et ton caprice me remplit de tourment !

— Oh ! caprice…

— Oui, et je le maintiens !

— Ce sera comme tu voudras, maman.

Claudine sortait excédée de ces scènes. Elle parlait à peine, de façon à ne pas donner prise aux critiques de sa mère. Celle-ci était surtout acerbe quand elle voyait les dames Hervé. Si la jeune femme persistait à donner raison à Claudine, sa mère, d’accord avec Mme Nitol, déplorait la décision de la jeune fille.

Ainsi s’écoula le mois de mars avec ses giboulées et son grésil. Claudine aspirait au printemps, pensant que les esprits s’adouciraient avec les rayons de soleil.

Enfin, avril vint et les frimas disparurent, pendant quelques jours au moins. L’âme de la jeune fille se rasséréna.

Comme elle partait, un après-midi, pour son travail, elle eut une surprise en se trouvant inopinément en face de Jacques Laroste.

Le sang afflua à son cœur.

— Oh ! petite Claudine ! Quelle joie de vous rencontrer ! Allez-vous bien ? Vous ne fréquentez plus le cinéma ?

— Non, murmura Claudine presque bas ; depuis la mort de mon frère, je n’y vais plus. Il me perdait, je ne vivais plus dans la réalité.

— Ainsi vous êtes devenue si raisonnable, et vous avez perdu votre frère ? Je vous plains, et surtout vos parents.

— Ne nous plaignez pas ! s’écria Claudine d’un accent pathétique. Mon frère devenait un martyre pour nous avec ses idées de grandeur puisées au cinéma.

Laroste, voyant l’excitation de Claudine, changea de conversation en disant :

— Je sais que vous allez vous marier. J’ai vu votre fiancé et, me parlant de M. Nitol pour affaires, il l’a nommé son futur beau-père. Comme le monde est petit, ne trouvez-vous pas ? C’est un aimable jeune homme que ce fiancé.

Claudine ne répondit pas. Son compagnon, qui marchait à son côté, remarqua ce silence, et voyant le visage assombri de la jeune fille, il demanda :

— N’êtes-vous pas heureuse ?

— Je ne suis plus fiancée.

Jacques Laroste regarda Claudine et dit :

— Pauvre petite ! Ce fiancé a rompu. Pourquoi ?

Claudine fut franche parce que Laroste lui avait toujours inspiré confiance. D’avoir échangé quelques confidences ensemble les posait sur un pied d’intimité qui faisait du bien à la jeune fille. Lui, au moins, connaissait sa vie, sans défaillance. Il avait blâmé ses pensées, tendues vers un but qu’il avait réprouvé, mais elle n’avait pas perdu dans son estime. Elle raconta son entretien avec Henri Elot et dit que, poussée par un instinct, elle avait nié le connaître, lui, Jacques Laroste, voulant éviter des complications que son fiancé aurait fait surgir.

Elle avait sagement agi. Henri Elot s’était alors montré dans toute sa vérité, soupçonneux et tracassier. Elle avait pressenti que sa vie ne serait qu’une lutte quotidienne avec des réconciliations passagères.

— Voyez-vous, monsieur Jacques, je ne veux pas de cette existence ! Je suis honnête, je l’ai toujours été, et si j’ai eu quelque stupide rêve en tête, c’est bien fini aujourd’hui.

— Pauvre Claudine ! Je vous approuve et je compatis aux soucis que vous avez eus, mais vous avez fort bien fait de vous résoudre au parti que vous avez pris. J’ai tout de suite compris que M. Elot était susceptible, rien qu’à la façon dont il m’a questionné au sujet de votre père. J’allais vous dire que je suis allé voir M. Nitol pour une affaire et nous nous sommes fort bien entendus. Il est d’ailleurs tout à fait aimable.

Claudine était ravie d’entendre l’éloge de son père et elle trouvait Jacques Laroste plein de tact et de gentillesse.

Ils se quittèrent, enchantés de s’être revus.

Cependant Laroste ne manifesta pas le désir d’une autre rencontre. Il dit simplement que son congé allait prendre fin et que, dans deux mois, il aurait quitté la France. Cette nouvelle posa un nuage sur le front de Claudine, car, sans espoir de le revoir, elle déplorait qu’il quittât Paris.

Ils se dirent adieu, et la jeune ouvrière se rendit à son travail. Elle prenait de plus en plus d’importance aux yeux de Mme Herminie qui songeait à se l’associer. Elle avait été désolée de la rupture des fiançailles dont Claudine lui avait enfin parlé. Elle ne pouvait blâmer la prudence de la jeune fille qui agissait selon son caractère, mais elle déplorait que cet avenir, qui se présentait si bien, lui manquât. C’est pourquoi elle songeait à s’attacher son ouvrière, afin de lui créer un but intéressant. Ce n’était pas une mauvaise affaire, Claudine ayant du goût, de l’originalité et plaisant aux clientes.

Cet après-midi-là, la jeune fille se sentit heureuse et dégagée de ses préoccupations coutumières.

Sa rencontre avec J. Laroste lui avait fait du bien, parce, qu’avec lui elle se trouvait à l’aise.

Elle savait qu’il avait pénétré son âme et qu’il la jugeait telle qu’elle était.

Quelle différence avec Elot qui relevait ses moindres paroles pour y trouver un indice sur son passé ! Oh ! oui, elle était soulagée d’avoir rompu, et plus le temps passait, plus elle était satisfaite.

Elle n’entendait plus parler de lui et se désintéressait de son existence, bien que les dames Hervé ne cessassent de lui en parler. Claudine sentait bien que ces dames, poussées par Mme Nitol, auraient voulu reconstruire le projet ébauché. Mme Hervé affirmait qu’Henri était affreusement désemparé et qu’il ne demanderait pas mieux que de renouer ses fiançailles.

Claudine restait muette devant ces avances, et quand elle rentrait avec sa mère de ces visites qu’elle qualifiait d’odieuses, elle était exaspérée.

— Tu vois, lui disait Mme Nitol, c’est un brave garçon, il est tout prêt à te plaire. Il t’aime toujours et il a été maladroit, tout simplement. Il s’en repent, et c’est là l’essentiel. Montre ta bonne volonté et pardonne-lui ses questions ridicules.

— Je lui pardonne tout ce que tu voudras, m’man, mais ne me parle pas de reprendre ce projet.

— Ma fille, tu es entêtée, et cela ne te portera pas bonheur. Il faut des concessions, dans la vie.

Si Claudine allait encore chez les dames Hervé, c’était pour voir sa filleule, à qui elle s’attachait beaucoup. L’enfant était mignonne et Claudine se persuadait qu’elle devait être pour elle une seconde mère, et ce rôle lui plaisait.

Un jour, à son grand ennui, elle vit Henri devant le berceau de l’enfant. Elle faillit reculer, mais se contint et, avec naturel, le salua en disant :

— Bonjour, Henri.

Leur temps bref de fiançailles avait supprimé les appellations de « monsieur » et de « mademoiselle », de sorte qu’ils se trouvaient sur un pied d’intimité apparente.

Le début de la conversation fut assez difficile, mais, grâce au primesaut de la jeune mère, la gêne parut disparaître. Il revint même un sourire à Claudine, ce qui transforma soudain l’atmosphère.

Henri Elot s’enhardit. Il décrivit son isolement, sa mélancolie, parla de ses défauts avec peut-être un peu d’ostentation, afin d’apitoyer ; cependant il insista sur la ferme intention de s’en corriger.

La jeune femme l’écoutait avec attention et elle s’écria soudain en se tournant vers Claudine :

— Je vous le disais bien, ma jeune amie : c’est un bon garçon que cet Henri.

— Oui, je ne crains pas de l’affirmer, je suis bon, renchérit-il avec un air de componction.

Claudine lui trouva un air si benêt qu’elle faillit éclater de rire. Elle ne sut rien répondre à cette ouverture, fermement décidée à s’en tenir à la situation actuelle.

Devant ce mutisme, Elot, qui espérait un revirement, comprit que sa cause était perdue. Il changea de tactique et médit des jeunes filles qu’il qualifia de fantasques et d’égoïstes.

Claudine, devant cette explosion, rit franchement et elle s’écria :

— Je vous conseille de rester célibataire, parce que votre femme ne serait guère appréciée par son mari !

Ce fut la dernière escarmouche. Dégrisé, Henri Elot semblait penaud.

Claudine s’en alla gaîment, et quand elle raconta cette petite scène à sa mère, celle-ci fut effondrée, parce qu’elle espérait toujours que les dames Hervé raccommoderaient les pourparlers.

— Tu n’aurais pas dû rire, murmura-t-elle rêveusement à sa fille ; les hommes sont ombrageux.

Claudine s’abstint de répondre.

Un soir, au dîner, M. Nitol annonça :

— Il y a quelques jours, un jeune homme fort agréable est venu me demander un renseignement de la part d’Henri Elot. Il est fondé de pouvoir dans un grand établissement industriel situé au Gabon, où il retournera dans quelques semaines. J’ai eu le plaisir de lui rendre le petit service qu’il sollicitait, et en revanche, il désire faire la connaissance de ma femme et de ma fille.

Claudine avait d’abord écouté ces paroles avec indifférence, puis l’intérêt s’était éveillée, et elle avait deviné qu’il s’agissait de J. Laroste.

Puis, quand elle sut qu’il voulait rendre une visite à ses parents, elle devint d’une agitation extraordinaire. Que signifiait cette attention ? Cependant, elle essaya de ne voir rien d’anormal dans cet incident. Jacques Laroste était un homme poli, et il estimait de son devoir de venir remercier M. Nitol de l’obligeance qu’il avait eue.

Quant à Mme Nitol, l’annonce de cette visite ne lui causait aucun effet. Il était déjà venu de ces jeunes gens, cherchant un appui près de son mari.

Claudine contempla la salle à manger sans style en se disant que Jacques Laroste serait déçu de la voir dans ce cadre. Ce qui la rassura, c’est qu’elle ne s’était jamais vantée, et le visiteur trouverait le logis semblable aux occupants, c’est-à-dire simple et plutôt sympathique.

M. Nitol ne savait pas quel jour ce monsieur se présenterait, mais il en connaissait l’heure qui serait après dîner.

— Je n’aime pas beaucoup cela, parce que l’on est sur le qui-vive tous les jours ! remarqua Mme Nitol.

— Cela dérange bien peu, riposta Claudine.

Après quelques minutes de conversation, la famille se sépara, et Claudine, dans sa chambre, put réfléchir sur cet événement, car pour elle, c’était un événement que l’intrusion de J. Laroste dans leur intimité.

Elle en conclut que, devant partir si loin, il voulait lui laisser un bon souvenir. Ce dont elle était sûre, c’est qu’il lui demanderait de lui écrire, afin d’avoir un lien de plus en France, dont il se sentirait éloigné. Elle ne doutait pas de l’intérêt qu’il lui portait et il voulait conserver cette attache de camaraderie qui serait pour lui un élément de distraction. Cette idée ne déplaisait pas à Claudine.

Elle ne détestait pas écrire, et comme elle avait de l’orthographe, elle se réjouissait de correspondre avec un personnage qui serait dans un pays intéressant.

Ainsi Claudine arrangeait les choses, et sur ces pensées, qu’elle trouvait judicieuses, elle s’endormit avec sérénité.

Le lendemain matin, en déjeunant, Mme Nitol entama le nouveau sujet avec sa fille :

— Tu le connais, toi, ce monsieur Jacques Laroste ?

Claudine fut franche :

— Dire que je le connais bien serait beaucoup m’avancer. Je l’ai eu comme voisin au cinéma, et il m’a semblé bien élevé.

— Toujours ce cinéma ! Je me méfie toujours des gens que l’on y coudoie.

— Tu n’as pas tort, convint Claudine, à la grande surprise de sa mère, c’est une fameuse pierre de touche, le bon et le mauvais s’y heurtent, et c’est là qu’il ne faut pas se fier aux apparences.

— Mais alors, ce jeune homme, c’est le mystère ? Ton père prétend que ce jeune inconnu a l’air comme il faut. D’ailleurs il va partir et ne nous gênera pas beaucoup.

Claudine ne répondit pas. J. Laroste n’était pas gênant pour elle, au contraire. Il faisait partie d’un passé dont elle pouvait parler avec lui sans faire naître des soupçons injurieux.

À l’idée de le revoir chez ses parents, une joie s’établit en elle. Sa mère la revit avec la gaîté des jours anciens et elle s’en étonna, parce que le problème du mariage la hantait sans cesse.

Claudine semblait se désintéresser de l’avenir. Elle allait ponctuellement à son travail, et le dimanche elle allait voir tante Philogone dont elle appréciait maintenant le bon sens. Elle avait rencontré aussi quelques compagnes de catéchisme et les avait suivies au patronage. Elle s’avouait plus heureuse ainsi que lorsqu’elle revenait du cinéma, pétrie de visions folles. Surtout, la paix l’habitait.

Quatre jours après s’être annoncé, Jacques Laroste se présenta, et ce fut M. Nitol qui l’introduisit.

Il le précéda dans le petit salon que Claudine avait arrangé de son mieux pour en effacer la banalité.

Quand il entra, elle devança sa mère pour l’accueillir, parce qu’il n’était pas un étranger pour elle, et le nomma à Mme Nitol qui parut abasourdie devant la tenue et l’élégance de ce visiteur.

À peine eut-elle la présence d’esprit de lui désigner un siège, tellement il lui en imposait.

Henri Elot était bien distancé ! Oui, mais ce dernier était un fiancé, tandis que ce charmant Laroste se contentait d’être un passant aimable.

Tout de suite, la conversation s’anima parce que Laroste avait l’habitude du monde. Il n’affectait au­cune intimité avec Claudine, après avoir dit simple­ment qu’ils avaient été voisins de fauteuil pour un film banal.

Mme Nitol l’admirait.

— Je vais donc repartir, disait-il, pour un pays lointain, mais intéressant. Les affaires que l’on m’a confiées sont d’ailleurs assez absorbantes et chassent l’ennui. Je pourrai vous envoyer quelques détails sur mon existence, à condition que vous vouliez bien me répondre. Pour un expatrié, rien ne vaut une lettre de son pays. Je n’ai plus de parents, si ce n’est des cousins éloignés dont l’un s’occupe de propriétés que je possède en Seine-et-Marne.

Claudine triomphait, parce qu’elle avait vu juste : Laroste était venu dans la famille pour amorcer une correspondance, avec l’assentiment des parents.

Mme Nitol trouvait de plus en plus que ce jeune homme était charmant. Elle l’écoutait bouche bée et elle enviait sa fille qui lui donnait la réplique.

Pour son compte, elle ne pouvait placer que quel­ques monosyllabes de temps à autre.

Elle le plaignit d’être orphelin, mais dans son cœur elle plaignait aussi cette mère, morte jeune, qui ne voyait pas ce fils si parfait. Cependant, ayant la foi, elle se disait que du ciel, elle contemplait son fils en le guidant.

Peu à peu, la conversation devint presque intime, parce que J. Laroste conta quelques traits de son enfance. Il avait été privé de ses parents vers l’âge de quatorze ans, et il se souvenait d’eux avec beaucoup d’émotion. Il parlait de sa mère avec tendresse, et Mme Nitol faillit pleurer. Elle cacha ses larmes en rangeant des tasses sur un plateau, afin d’offrir du thé. Quand elle l’apporta, Claudine se hâta de faire le service.

Après deux heures de causerie, J. Laroste prit congé en déclarant qu’il reviendrait pour des adieux définitifs, à quinze jours de là.

Le mot « adieu » sonna mal aux oreilles de Mme Nitol qui s’avisait de ne plus trouver gênante la sympathie de ce monsieur.

Quand il fut parti, la mère dit à sa fille :

— Sais-tu que c’est un rare jeune homme !

— Quand je vous le disais qu’il était bien ! s’écria M. Nitol, qui venait de reconduire son visiteur.

Claudine dit lentement :

— Oui, il est fort bien, et surtout très loyal.

Elle pensait à l’imprudence commise en allant chez lui, et depuis qu’elle avait plus d’expérience, elle comprenait combien la conduite de Laroste avait été celle d’un homme d’honneur.

Elle se souvenait, et le rouge lui en montait au front, à quel point elle s’était montrée mal élevée, et combien elle avait bu de champagne, bien qu’il eût voulu l’arrêter. Mais elle se sentait folle, ayant en tête les exemples des situations séduisantes que montrait l’écran.

— Enfin ce temps était périmé. Grâce à Dieu, elle était revenue à des sentiments plus sains.

Il avait fallu la terrible aventure de son frère pour qu’elle se rendît compte de quelle puissance maléfique le cinéma pouvait être coupable. À l’intérieur des salles comme sur l’écran, un sentiment pervers et sournois pénétrait dans l’esprit des âmes candides, sans qu’elles s’en aperçussent.

Claudine revivait ces souvenirs qui avaient tenu une si grande place dans son imagination. Elle s’était reculée à temps devant le gouffre, et jamais personne ne saurait jusqu’où elle aurait pu descendre.

Le lendemain, elle pensa de nouveau à la visite de J. Laroste, et naturellement elle établit une comparaison entre Henri Elot et lui. Puis elle se trouva sotte de les mettre en parallèle. Tout les différenciait.

Sa mère ne tarit pas d’éloges sur son compte, le lendemain. Naïvement, elle dit :

— Je croyais qu’Henri Elot était un as, mais ce M. Laroste le laisse dans l’obscurité. L’ennuyeux, c’est que ces hommes qui sont si bien ne font pas des maris. Il semble qu’ils font exprès d’être séduisants pour qu’on les regrette.

Claudine, qui commençait à avoir des sentiments plus positifs dit :

— Tu penses bien, m’man, que M. Laroste n’est pas un parti pour moi. Il est d’un monde supérieur, il a de la fortune et une situation brillante.

— Au Gabon, ma petite, au Gabon, cela diminue le brillant !

Claudine rit et se leva pour s’en aller. Elle travailla de tout son cœur à terminer une robe de soie bleue et repartit à midi, l’âme sereine.

On entrait en mai. Le ciel était sans nuages, et en passant dans un jardin, la jeune fille respira le parfum des fleurs.

Elle aurait bien voulu s’asseoir sur un banc pour jouir de l’atmosphère odorante et paisible qui l’environnait, mais l’heure lui parut trop proche du déjeuner.

Comme elle allait franchir le portillon qui donnait sur la rue, elle vit Jacques Laroste.

— Je vous guettais ! dit-il sans ambages. Avez-vous quelques minutes à me consacrer ?

Elle sourit en répondant :

— Je me disais justement que je craignais d’être en retard pour le repas familial !

— Je n’ai qu’un mot à vous dire, chère Claudine ; je remettrai la suite à demain. J’ai été conquis par la cordialité de votre foyer, et vous m’avez semblé si sérieuse, si raisonnable, que je me permets de vous demander d’être ma femme.

— Oh ! Jacques…

— Ne soyez pas trop enthousiaste, chère Claudine, car c’est au Gabon que je vous entraînerai, loin des vôtres et de votre pays.

— Mais c’est avec vous que je m’en irai, Jacques, avec vous en qui j’ai tant de confiance !

Elle eut vers lui un joli regard, auquel il répondit par une pression de main.

Tous les deux, émus, restèrent un moment silencieux ; puis Jacques Laroste reprit :

— Ma petite Claudine, je vous laisse. Veuillez pressentir vos parents de mes intentions, car je viendrai au plus tôt leur demander votre main.

Sans autre mot, après un salut, Jacques Laroste quitta la jeune fille. Elle restait là, tout étourdie, sur le trottoir. Avait-elle bien compris ?

Jacques Laroste voulait l’épouser ?

Elle rentra chez elle, tout à fait bouleversée. Sa mère lui dit tout de suite ;

— Comme tu es pâle ! Tu n’es pas malade ?

— Non, m’man, mais je viens d’avoir une terrible émotion.

— Mon Dieu ! tu me fais peur…

Claudine, qui se remettait, eut un sourire et dit :

— Rassure-toi ! Je viens de rencontrer M. Laroste, et devine ce qu’il m’a proposé ?

— Oh ! je n’en sais rien. Tout est si compliqué, aujourd’hui !

— Eh bien ! il me propose de partir pour le Gabon avec lui, comme sa femme, naturellement !

— Est-ce possible ?

Les traits de Mme Nitol se détendirent et un sourire l’illumina. Elle reprit avec exaltation :

— C’est inouï ! Tu t’y attendais ?

— Ma foi, non ; j’étais loin de m’attendre à sa décision.

— Il t’aime donc ?

— Il faut le croire.

— Ma petite fille, que je suis contente !

Claudine regarda sa mère et dit lentement :

— Tu sais, m’man, je partirai pour le Gabon.

Interdite, Mme Nitol s’écria :

— C’est vrai ! mais j’espère que, maintenant, il ne pensera plus à quitter la France.

— Il ne peut faire autrement.

— Oh ! je ne veux pas que tu nous quittes ! N’avoir plus d’enfants, ce serait trop terrible pour nous.

— Chaque avantage comporte son revers.

La joie de Mme Nitol s’en était allée et des larmes perlaient à ses yeux.

— Mais, m’man, lui dit Claudine, nous nous reverrons. Je serai ravie de voyager. Pense à mon frère qui est parti pour toujours, et heureusement pour nous tous, ajouta-t-elle avec un frisson.

Mme Nitol arrêta ses larmes.

— Tu as raison, murmura-t-elle, je dois m’estimer heureuse. Il se peut que M. Laroste ne fasse qu’un séjour assez court dans ce pays lointain, et ensuite, tu vivras en Seine-et-Marne.

Elle était toute rassérénée, et Claudine subit le contre-coup de ce revirement. Elle se sentit subitement tout heureuse et s’avoua qu’elle avait toujours eu une prédilection pour Jacques Laroste.

Ce qui caractérisait cette sympathie, c’est qu’elle se jugeait en sécurité près de lui. Une grande confiance la portait vers lui, confiance qu’elle ne ressentait nullement près d’Henri Elot.

— Ce qui me plaît, dit-elle à sa mère, c’est qu’il me semble que je l’ai toujours connu. Il comprend tout à fait mon caractère et il sait que je n’ai aucune arrière-pensée. Je peux parler librement avec lui, sans chercher derrière mes paroles des choses inavouées. C’est un repos si grand.

— Je vois, décidément, qu’Henri Elot ne te convenait pas, et maintenant je comprends mieux…

— Cela n’allait pas du tout, parce qu’avec lui nulle conversation intime n’était possible.

Le diapason de la joie montait chez la mère et chez la fille.

La première dit :

— Que ton père sera content quand nous lui annoncerons cette bonne nouvelle ! Il est féru de M. Laroste.

— C’est assez naturel, parce qu’il est intelligent, déférent et surtout compréhensif. Il se met tout de suite au niveau de ceux qu’il voit, et c’est un moyen immanquable de se faire apprécier et aimer, mais ces êtres-là sont rares.

Mme Nitol regretta que son mari ne fût pas déjà là, mais il ne rentrait jamais pour le déjeuner.

— J’ai hâte que ton père revienne !

— Tu as encore tout l’après-midi à attendre !

— Si seulement ton père était déjà à la retraite !

Elle pensa tout à coup que son gendre avait des propriétés. S’il pouvait y avoir une petite bicoque pour eux ! Leurs vieux jours seraient sauvés.

Elle n’osait pas demander à Claudine si elle savait de quoi se composaient les biens de M. Laroste. Elle craignait de paraître indiscrète et intéressée.