Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1847

Chronique n° 373
31 octobre 1847


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 octobre 1847.

La question suisse a acquis une gravité nouvelle, et présente de jour en jour un surcroît de dangers pour la paix générale. Nous avouons sans détour qu’il nous paraît impossible, dans les temps où nous vivons, de poser d’une manière absolue le principe de non-intervention. C’est une règle qui, comme toutes les autres, ne peut subsister sans exceptions, et qui sans cela ne serait pas conforme à la nature humaine. Nous n’appliquons point cette remarque à la Suisse plus qu’à tout autre pays ; c’est une remarque générale. Ceux qui protestent à l’avance, contre toute intervention seraient les premiers à en demander une, si elle devait servir leur cause et leurs passions. Le gouvernement français, quand il a envoyé un corps d’armée en Belgique et qu’il a fait le siège d’Anvers, a fait, ce nous semble, un acte d’intervention bien formel ; il en a fait un autre quand il s’est emparé d’Ancône. Cependant nous ne sachons pas qu’on lui en ait fait un reproche, au contraire. Si, à une autre époque, il n’est pas intervenu en Espagne, ce n’est assurément pas la faute de ceux qui voudraient lui imposer aujourd’hui une complète neutralité dans d’autres affaires. L’intervention était alors le principe et la règle pour ceux qui la condamnent maintenant comme attentatoire à la liberté et aux droits des peuples. La vérité est que de nos jours les nations ne sont plus des membres isolés de la grande société ; elles sont solidaires les unes des autres. Il ne peut pas être indifférent à l’Europe qu’une république placée dans son centre trouble violemment l’ordre établi et menace incessamment le repos général, et les puissances qui ont garanti le pacte fédéral de la Suisse ont le droit de surveiller, de juger, et, au besoin, de contrôler ce qui pourrait changer les relations consacrées par les traités.

Si, du reste, nous croyons devoir dire ici ce que nous pensons du principe de non-intervention, c’est uniquement pour établir le droit. Nous ne croyons pas qu’il soit en ce moment question de passer au fait ; nous ne croyons pas que le gouvernement français, pour sa part, ait le moins du monde l’intention d’intervenir actuellement dans les affaires de la Suisse. Son rôle doit être d’observer et d’attendre. Nous croyons aussi que la même attitude d’expectative sera gardée par les autres puissances, et que les mouvemens de troupes qui pourront avoir lieu sur les frontières ne devront être considérés que comme des mesures de précaution ; mais naturellement les résolutions des gouvernemens les plus particulièrement intéressés à telle ou telle révolution qui pourrait s’accomplir dans la constitution de la Suisse ne peuvent être déterminées que par les événemens ultérieurs, et par conséquent il serait superflu d’en faire le sujet d’hypothèses qui peuvent se trouver déjouées d’un jour à l’autre.

C’est ainsi que nous en sommes encore à savoir si décidément l’on se battra en Suisse. Il est bien vrai que depuis la dernière quinzaine, où nous exprimions encore l’espoir que la guerre civile n’éclaterait pas, les choses ont marché à grands pas. Nous devons donc avouer que nous voyons de jour en jour diminuer les chances d’une solution pacifique, car, quel que soit le degré d’estime que nous professions pour les radicaux, nous ne pouvons cependant croire qu’ils soient arrivés si près du Rubicon pour ne pas le passer. Toutefois, il faut leur rendre cette justice : ils n’ont pas l’air jusqu’à présent de marcher de fort bonne grace. On connaît l’histoire de ce Gascon que M. de Montluc avait condamné à sauter du haut d’une tour : « Monseigneur, disait-il, vous me le donnez en trois ; mais moi, je vous le donne en dix. » Les héros des corps francs sont un peu dans le même cas, et font à peu près la même figure. Il est clair que les gouvernemens radicaux eux-mêmes n’ont pas grande envie de s’en aller en guerre ; mais ils ne s’appartiennent plus, ils sont sous la domination des clubs, et, quand ils font mine d’hésiter, l’ours grogne et montre les dents. Il faut marcher.

Ils marchent donc, au milieu d’hésitations et de temps d’arrêt nombreux, c’est vrai, mais enfin ils avancent. La diète s’est ouverte, comme on sait, le 18. Les délégués des sept cantons catholiques ont traversé les rues de Berne au milieu d’une curiosité mêlée de respect. Dès la première séance, la question de la paix et de la guerre a été abordée. Zurich a proposé d’envoyer deux représentans fédéraux dans chacun des sept cantons de la ligue, et d’adresser une proclamation aux populations. Une seule voix, celle de Bâle-Ville, s’est élevée pour parler de conciliation ; mais elle prêchait dans le désert, et la proposition de Zurich a été adoptée par les 12 voix et 2 demies qui composent cette majorité sinistre.

L’attitude prise dès le premier jour par les représentans des petits cantons a prouvé de nouveau ce dont nul ne doutait, c’est qu’ils ne céderaient pas et ne reculeraient pas d’une ligne. Il y a un fait qui nous frappe dans toutes les luttes intestines de la Suisse, c’est qu’il ne s’y trouve malheureusement pas place pour un parti de conciliation, de composition, en un mot pour un parti de juste-milieu. C’est un grand mal. Il est certain, par exemple, que le gouvernement et le parti conservateur en France ne pourraient se rendre solidaires de toutes les idées du parti qui a en Suisse leurs sympathies, mais il est encore plus certain qu’ils sont infiniment plus loin des idées de l’autre parti, et qu’en les adoptant ou en les tolérant, ils trahiraient la cause de l’ordre, de la justice et du véritable libéralisme. Ce que tous les hommes raisonnables devraient désirer, ce serait qu’il pût s’établir et se développer en Suisse un parti libéral modéré ; mais jusqu’à présent tous les efforts tentés pour en fonder un ont échoué. Genève l’a essayé ; pendant plusieurs années, le gouvernement de Genève a tenu la balance entre les partis qui voulaient en venir aux mains et a ajourné la guerre civile. Un beau jour, ce gouvernement a été culbuté par une émeute de faubourg. Il était la dernière digue opposée au désordre et à l’anarchie ; il a été renversé l’année dernière, on en voit les suites. Dans cette diète même, un des cantons séparatistes a essayé de proposer une transaction ; il n’a rencontré ni accueil chez ses adversaires, ni appui chez ses alliés ; sa proposition est tombée dans l’eau. Il n’y a donc pas à se le dissimuler, la politique de juste-milieu, cette politique qu’on peut trouver prosaïque, mais qui seule sait assurer le respect des droits de tous, n’est pas populaire en Suisse ; elle n’y a pas plus de succès d’un côté que de l’autre.

Les sept cantons ont pour eux le droit et l’éternelle justice. Au point où en sont venues les choses, il nous paraîtrait oiseux de discuter le plus ou moins de légalité de l’arrêté de la diète. Quand la légalité apparente viole le sentiment fondamental, permanent et inaliénable de la justice, elle abuse d’elle-même, elle se suicide. Un chiffre ne fait pas la raison ; il n’est pas permis à une simple majorité d’opprimer et d’écraser le droit. Si l’infraction d’une loi pouvait être justifiée par une infraction antérieure, si la justice se faisait à coups de représailles, nous pourrions dire que ce pacte dont on réclame aujourd’hui l’exécution au nom d’un chiffre brutal et stupide, a été violé tout d’abord par ceux qui s’en prétendent les interprètes légaux. Ce sont les cantons radicaux qui ont donné les premiers l’exemple d’une ligue séparée. En 1832, après les changemens opérés dans différens cantons par des révolutions intérieures, eux aussi ils formèrent un Sonderbund pour se protéger mutuellement. Ils ne trouvaient pas alors que ce fût une infraction au pacte. Qu’est-ce que le Sonderbund d’aujourd’hui ? Une ligue purement défensive. Cette ligue s’est formée après l’attaque impie des corps francs. A la suite de cette invasion, la diète s’est réunie, mais elle n’a fait que donner une nouvelle preuve de son impuissance. Qu’ont fait les cantons menacés par le radicalisme ? Ils ont dû se garantir contre l’impuissance ou contre la complicité du pouvoir fédéral, qui ne pouvait pas ou ne voulait pas les protéger contre de nouvelles attaques. Ils ont dit à leurs confédérés, ou du moins à ceux qui usurpent ce nom. « Si vous ne voulez pas nous attaquer, notre ligue ne vous regarde pas ; elle n’est pas formée contre vous. Si vous ne pouvez pas empêcher les invasions de nos ennemis, alors laissez-nous nous protéger nous-mêmes. L’alliance que nous avons formée pour nous défendre ne peut inquiéter que ceux qui veulent nous envahir, et, contre ceux-là, nous avons le droit de nous armer à l’avance pour sauver nos droits, notre religion, notre liberté. » Voilà le vrai sens du Sonderbund. Cette ligue n’est pas un motif, elle n’est qu’un prétexte d’intervention. Elle ne l’appelle pas, elle ne la provoque pas, elle n’est pas agressive ; au contraire, elle n’existe, elle ne se manifeste qu’en cas d’agression. Elle vit et brûle à l’état latent. C’est un contrat écrit pour ainsi dire avec de l’encre sympathique, et dont les caractères n’apparaissent que lorsqu’on en approche la flamme. Détruit sur le papier, il n’en subsistera pas moins dans les cœurs, gravé en traits indélébiles. Quand bien même les sept cantons déclareraient aujourd’hui leur ligue dissoute, est-ce qu’elle en existerait moins ? Est-ce qu’au premier signal d’une attaque, ils ne seraient pas tout aussi prêts à se réunir et à s’armer ? Quand même le sabre d’une majorité tyrannique couperait ce lien qui les unit, est-ce que, comme l’humble et indestructible ver de terre, leurs tronçons sanglans ne se chercheraient pas pour se rejoindre et se recomposer ? Non ; le lien qui les enchaîne les uns aux autres est un lien moral que la force ne détruira pas. La guerre ne changera pas les cœurs, elle ne fera que les exalter et les aigrir. Et quels sont ces hommes que l’épée fratricide du radicalisme va chercher dans leurs foyers, au pied de leurs autels ? Ce sont les fondateurs de la nationalité helvétique, ce sont les cantons qui ont conservé à travers les âges le pur et noble nom de primitifs. Quand les communes catholiques du canton de Genève ont protesté contre la guerre, elles ont dit : « Nos consciences ne nous permettraient pas de marcher contre nos chers confédérés de la Suisse primitive… Ils ont fondé la liberté suisse, ils ont versé leur sang pour défendre la patrie contre l’invasion étrangère. » Ces paroles traduisent fidèlement les sentimens qu’inspirent à la grande majorité du peuple suisse les petits cantons. À ses yeux, ce sont des espèces de patriarches, des peuples pasteurs qui rendent encore la justice sous les grands chênes, et que les neiges de leurs montagnes couronnent comme des cheveux blancs. Il y a pour eux chez tous les vrais Suisses un fonds indestructible de respect et de vénération ; ils sont comme la famille royale de cette république ; ils sont la généalogie vivante de la nationalité helvétique.

Aussi l’histoire présente-t-elle peu de spectacles aussi dignes d’admiration que celui qu’offrent en ce moment ces petits cantons catholiques. C’est à la face du ciel, en présence de leurs lacs et de leurs montagnes, qu’ils ont juré de mourir pour leur liberté et pour leur Dieu, car c’est Dieu et la liberté qu’ils défendent. Ceux qui les attaquent, ce sont ces rationalistes qui ont persécuté les protestans vaudois, et qui ont installé Strauss dans la chaire de théologie de Zurich ; ce sont ces prétendus démocrates qui n’ont jamais embrassé la liberté que pour l’étouffer. Il s’agit bien des jésuites, vraiment, et de cinq ou six robes noires qu’on fait flotter comme des épouvantails. Berne a peur de se voir un jour gouverné par un canton où se trouveront des jésuites ! Mais quelle espèce de confiance peut inspirer à Lucerne un canton-directeur dont le premier magistrat est M. Ochsenbein, le chef des corps francs qui l’ont attaqué à main armée ! On a beau faire, les petits cantons sont ici les défenseurs du droit commun, du droit de tous. Qu’il se trouve aujourd’hui une majorité pour chasser les jésuites, il s’en trouvera demain une autre pour chasser les protestans, et jusqu’aux philosophes, et, en dernier résultat, c’est la liberté de la conscience et de la pensée qui sera chassée pour toujours de cette bienheureuse terre républicaine.

La seule perspective de cette guerre fratricide a bouleversé toutes les relations des états. Dans les cantons radicaux eux-mêmes, les catholiques se soulèvent contre l’obligation qu’on veut leur faire d’aller massacrer leurs coreligionnaires. Dans Saint-Gall, dans Argovie, dans Genève, dans le Jura bernois, la force seule comprime ces révoltes des consciences. Qu’elle éclate donc, cette lutte impie ; mais que le sang qu’elle coûtera retombe sur la tête et sur le cœur de ceux qui l’auront provoquée. Nous avons peu d’espoir et peu de confiance, nous devons le dire, dans les propositions de transaction dont on parle encore en ce moment. Nous en aurions plus dans la neige, si elle voulait tomber, et dans le manque d’argent ; mais, à l’heure qu’il est, on est allé trop loin de part et d’autre pour qu’il soit possible de reculer ou même de s’arrêter. Tout se prépare pour la bataille ; le ministre de Russie a déjà quitté la Suisse ; l’ambassadeur d’Autriche a aussi quitté Zurich en déclarant, de la part de son gouvernement, que, la guerre étant près d’éclater entre deux grands partis qui partageaient presque également la confédération, il ne croyait pas devoir y résider. C’est à peu près comme si l’Autriche déclarait qu’elle cesse de reconnaître dans le directoire et dans la simple majorité de la diète le pouvoir légal de la Suisse. Du reste, nous continuons à être persuadés que pendant le cours de la guerre qui paraît maintenant imminente, les puissances laisseront à la Suisse la liberté d’action qu’elle réclame. L’ambassadeur de France n’a point quitté sa résidence de Berne, et il ne doit point la quitter.

En Angleterre, le ministère whig a commencé à réaliser les espérances qu’il apporte habituellement avec lui en matière de finances. La première année de son administration est signalée par la réapparition du déficit. Ce mot de mauvais augure semble s’attacher à son drapeau comme une devise indélébile. Les whigs ont beau avoir beaucoup d’esprit, beaucoup de talent, beaucoup de courage ; il y a un côté par lequel ils pèchent toujours, c’est celui du budget. Ils ont beaucoup d’idées en tout, excepté en matière de revenu ; sur ce chapitre, ils sont complètement nuls. Ils arrivent, pleins d’entrain, pleins de bonne volonté ; on croit qu’ils vont changer la face des affaires ; malheureusement ils la changent à leur façon, c’est-à-dire que, lorsqu’ils entrent par une porte, le revenu public sort par l’autre. Le budget ne peut jamais garder l’équilibre quand ils sont là ; on dirait qu’ils lui font peur. Ils ne sont pas plutôt au pouvoir que les douanes tombent, que l’accise tombe, que tout tombe, et cela continue ainsi jusqu’à ce qu’ils tombent eux-mêmes. Les derniers relevés du revenu ont remis cette particularité dans tout son jour. Pour la première fois depuis cinq ans, les commissaires de la trésorerie ont été obligés de déclarer que, les recettes n’ayant pas égalé les dépenses, ils ne pouvaient consacrer aucune somme à l’amortissement de la dette. C’est là ce qu’on appelle l’idéal d’un budget whig. Ce qui fait la force de sir Robert Peel, c’est qu’il a la confiance de la Cité. Avec lui, on sait toujours à quoi s’en tenir. Que ce soit du bonheur ou de l’habileté, toujours est-il que son nom est associé à l’idée de l’équilibre dans le budget, de l’ordre dans les finances, de la prospérité dans le revenu. Partout ce serait beaucoup, en Angleterre c’est tout. En 1841, le trésor anglais était dans un état désespéré ; sir Robert est appelé au chevet du malade ; il lui tâte le pouls, il lui administre l’income-tax ; John Bull renaît à vue d’œil, il reprend des forces et de l’embonpoint ; deux ans après, il jouissait de la santé la plus florissante. Mais voici que l’ingrat convole en de nouvelles noces ; il va faire l’école buissonnière avec lord John ; de jour en jour, il dépérit, il maigrit ; on voit où il en est aujourd’hui. Ces expériences réitérées ont fait de sir Robert Peel l’homme nécessaire, l’homme budget par excellence. A tort ou à raison, la hausse ou la baisse suit son entrée ou sa sortie. Tout le monde connaît ces grenouilles vertes qui servent de baromètre, qui rentrent sous l’eau quand il doit pleuvoir, et qui en sortent quand il doit faire du soleil ; sir Robert Peel est la grenouille verte de l’Angleterre. Quand il disparaît, il fait mauvais temps comme aujourd’hui ; mais, quand il montre la tête, le soleil reparaît avec lui, la Cité prend un air de fête, et un radieux sourire épanouit les joues des banquiers et des aldermen.

Aussi voyez quel intérêt s’attache à ses moindres démarches. L’autre jour, il s’en va dîner à Liverpool, avec le maire et les principaux négocians de la ville. À cette nouvelle, voilà toute l’Angleterre en émoi ; la bourse s’agite, et tous les yeux se tournent vers le nord, d’où doit venir la lumière. Cet homme, aujourd’hui en dehors des affaires, qui s’efface lui-même autant que possible, ce simple propriétaire rentré dans son manoir et qui s’occupe bien tranquillement de faire des cours d’agriculture à ses fermiers, il ne peut faire un pas, mettre un jour le pied hors de sa maison, sans que le monde de la banque et du commerce tressaille, s’interroge et se dise : « Que pense-t-il de la crise ? Que va-t-il dire ? A-t-il un moyen ? A-t-il une recette ? » L’attention et l’anxiété de tous étaient suspendues à ses lèvres. À Liverpool, au centre même de la crise commerciale, au milieu du bruit des faillites tombant les unes sur les autres, comment pourrait-il ne rien dire ! Hélas ! l’oracle est venu, il a vu, et il s’est tu !

Cependant, s’il a cru qu’il s’échapperait ainsi sans rien dire, il s’était bien trompé. Sir Robert Peel passe pour avoir toujours un secret ; mais en général il le garde pour lui. On a dit naguère qu’il se promenait au milieu des whigs en boutonnant son habit et en mettant les mains sur ses poches pour ne pas être volé. Il paraîtrait que cette fois il a bien voulu se déboutonner. Ces pauvres ministres whigs, ayant la tête aux champs, comme cela leur arrive toujours quand ils se trouvent pris dans un embarras de finances, l’ont appréhendé au corps, et ne l’ont pas lâché qu’il n’eût donné son avis. Dans l’antiquité, on forçait les oracles à parler ; au moyen-âge, quand les statues des saints restaient sourdes aux vœux des fidèles, ceux-ci les battaient pour les rendre plus dociles. L’autre jour, on a vu le moment où la Cité allait mettre sir Robert Peel en chartre privée pour le forcer à donner un conseil. Il arrive à Londres ; la nouvelle se répand par la ville avec la rapidité du télégraphe électrique. Peel est ici, la bourse respire. Le chancelier de l’échiquier est allé consulter le grand alchimiste ; Peel lui a dit la bonne aventure ! Peel a parlé ; Peel a délié la langue et les mains des ministres ! Lord John Russell écrit aux directeurs de la banque ! En un clin d’œil, la confiance renaît, les affaires reprennent, et le vaisseau de l’Angleterre, retenu à l’ancre par une loi de fer, reprend sur l’océan sans fond du crédit sa course aventureuse, au chant de Rule, Britannia ! Comment un homme à qui ses adversaires font un pareil piédestal ne serait-il pas tout-puissant ?

Du reste, dans le cas présent, on comprend aisément que lord John Russell n’ait rien voulu faire sans consulter sir Robert Peel. La résolution prise à la dernière extrémité par le ministère anglais pour venir au secours du commerce était une infraction à un acte du parlement passé sous l’ancienne administration, en 1844, et appelé la charte de la banque. Tout le monde sait maintenant que cette loi, destinée à régler et restreindre dans de justes limites l’émission du papier-monnaie, imposait à la banque d’Angleterre l’obligation de fournir en or la représentation de ses billets au-delà du chiffre de 14 millions de livres sterling. C’est à cette disposition principale de l’acte de 1844 que les ministres ont autorisé les directeurs de la banque à déroger. Ils ont pris cette mesure sur leur responsabilité, se réservant de demander au parlement un bill d’indemnité.

La liberté rendue à la banque a produit un effet soudain et magique. On dirait qu’elle a dégagé le commerce anglais d’une espèce de strangulation. La panique s’est calmée, et les affaires ont repris comme par enchantement. Est-ce un retour véritable à la santé, ou bien n’est-ce qu’une sorte de résurrection galvanique ? C’est ce que quelques mois, peut-être seulement quelques semaines d’expérience, pourront nous apprendre.

On a beaucoup discuté sur les causes de la crise commerciale de l’Angleterre. Les uns l’ont attribuée aux suites de la famine de l’année dernière, au développement immodéré donné aux entreprises de chemins de fer et aux abus de la spéculation. L’organe principal de la banque a considérablement blessé l’orgueil anglais, en disant tout crûment que le pays était pauvre. L’Angleterre a eu une famine ; elle a été forcée d’aller chercher sa subsistance au dehors, et elle s’est endettée avec l’univers. Or, une nation devient pauvre absolument comme un individu ; une nation est une collection d’individus, d’hommes, de femmes et d’enfans. Si chacun a eu plus de besoins, a fait plus de dépenses et plus de dettes, la nation en représente la somme totale. Ainsi, il a été importé depuis un an en Angleterre des grains pour 25 millions de livres sterling ou 625 millions de francs. Il a fallu payer cette énorme importation soit en argent, soit en billets, soit en produits manufacturés. Or, comme l’exportation des articles de manufacture a été cette année beaucoup moins considérable que d’ordinaire, la sortie des capitaux et l’émission des billets s’en sont accrues d’autant. L’argent est parti, les billets rentrent à l’échéance ; c’est tout simplement le quart d’heure de Rabelais.

Le trouble apporté dans les relations commerciales par les conséquences de la famine aurait pu seul suffire pour produire une crise ; mais il y a eu autre chose encore. Ainsi, au moment même où une calamité imprévue et irrésistible la frappait aux sources de la vie et semblait devoir lui imposer un redoublement d’ordre et de prudence, l’Angleterre s’est au contraire jetée à corps perdu dans la spéculation ; elle a enfoui ce qui lui restait de capital dans des entreprises improductives, et a continué ses opérations commerciales sur les bases d’un crédit purement artificiel. On a calculé, par exemple, que les actionnaires des chemins de fer cotés à la bourse de Londres avaient encore à verser 100,436,000 livres sterling, et, dans le moment le plus fort de la crise, les compagnies faisaient encore des appels de fonds qui montaient à près de 4 millions de livres ou 100 millions de francs par semaine. L’Angleterre a donc fait comme un simple particulier qui, dépensant déjà plus que son revenu et mangeant son capital, ne s’en met pas moins à construire des châteaux et à faire des plantations. Au milieu de ses embarras, elle a voulu continuer son train ordinaire, bâtir, planter, faire des chemins de fer ; elle a fait des billets, et, pour les payer, elle emprunte à tout prix. Toute extension que le gouvernement pourra donner au crédit n’accroîtra pas le capital ; ce ne sera qu’un dérangement introduit dans l’ordre naturel. Chacun doit supporter le moment présent comme il pourra. Les plus faibles succomberont ; mais on n’aurait pu les sauver de leur sort qu’en en sacrifiant d’autres : il faut que le mal ait son cours, et que ceux qui ont abusé du crédit portent la peine de leurs excès.

Mais, chez un peuple habitué à manier aussi lestement et aussi hardiment l’arme dangereuse du crédit, cette explication de la crise était trop simple et trop timide pour pouvoir être populaire. Il était bien plus commode d’en rejeter toute la faute sur la législation, et une croisade générale a été entreprise contre la charte donnée en 1844 à la banque d’Angleterre par sir Robert Peel. Non, disait-on, le pays n’est pas pauvre ; il est riche, plus riche qu’il n’a jamais été. Ses produits ne se sont pas amoindris ; ce qui lui manque, c’est le moyen de circulation, circulating medium ; c’est l’instrument, métal ou papier, qui sert à l’échange. Cet instrument, la banque pourrait le fournir ; elle pourrait rétablir la circulation dans les veines du pays et ranimer ce grand corps qui se meurt ; mais une loi impitoyable lui enchaîne les mains et la condamne à fermer les sources d’où pourraient sortir la vie et l’abondance.

L’acte de 1844 était-il réellement si coupable ? Quel en était le but, le but spécial et unique ? De contrôler le papier-monnaie du pays, d’établir le crédit sur des bases solides, de faire qu’un billet de 5 livres sterling fût exactement aussi bon que cinq souverains en or. Or a-t-il atteint ce but ? Ses défenseurs répondent hardiment : Oui. Ainsi, un fait assez remarquable, c’est que les banques, à de très rares exceptions près, n’ont point participé à la panique générale qui a frappé le commerce. Cette loi même, qui est l’objet de tant d’attaques, les a soustraites forcément aux hasards de la spéculation ; elle les a préservées du jeu. Il n’a pas été permis à telle ou telle banque de jeter dans la circulation une masse de papier sans valeur, au détriment de telle ou telle autre, plus prudente et plus honnête. Précédemment, les crises tombaient à la fois et sur le commerce et sur les banques. En 1825, par exemple, il y eut à Londres sept faillites de maisons de banque ; il y en eut dans les comtés cent soixante-sept. Cette année, on cite à peine quelques banques qui aient suspendu leurs paiemens. Les maisons qui sont tombées étaient des maisons de commerce : elles étaient engagées soit dans les chemins de fer, soit dans les affaires coloniales, soit dans des spéculations hasardeuses dont elles attendaient des profits qui ne sont pas venus ; mais, au milieu de ces chutes nombreuses et de la panique qui en a été la suite, la base de la circulation n’a pas été ébranlée. Au plus fort de cette crise, les billets de banque sont constamment restés aussi bons que de l’or. C’est là ce qui n’était jamais arrivé, et cela est dû à l’acte de 1844. Autrefois le mal avait bien plus d’extension et causait bien plus de ravages. Les faillites des banques frappaient indistinctement les grands et les petits, et les innocens en étaient les premières victimes. Dans la crise actuelle, ceux-là seuls ont souffert qui étaient engagés dans le commerce, dans l’industrie ou dans la spéculation. Ils ont couru les chances, ils ont été les uns imprudens, les autres seulement malheureux ; mais enfin le public proprement dit est resté à l’abri de l’orage, qui a passé à côté de lui sans le toucher.

Cette sécurité même qui est restée solidement attachée au papier des banques est devenue un argument pour les adversaires du bill de 1844. Comment ! la banque d’Angleterre avait en réserve plus de 8 millions sterling ; ses billets valaient de l’or, et cependant on doutait de son crédit, on ne voulait pas lui permettre de jeter dans la circulation seulement 2 millions de plus ! Raisonner ainsi, c’était oublier que la première condition de la sûreté du papier de la banque était précisément la limite assignée par la loi à son émission. Le papier est certainement une monnaie très commode ; mais quelle est la condition qui lui donne la valeur d’une monnaie véritable ? C’est de pouvoir être échangé à vue contre du numéraire. Il n’est qu’un signe représentatif, et il faut qu’il puisse être converti à volonté en ce qu’il représente. Or, pour qu’une banque puisse assurer à ses billets cette valeur intrinsèque qu’ils n’ont pas, il est nécessaire qu’elle ait en réserve en or ou en argent une portion de la valeur représentée par son papier. En France, cette proportion est généralement d’un tiers. En Angleterre, ainsi que nous l’avons déjà rappelé, l’acte de 1844 oblige la banque à fournir la représentation en or de ses émissions de billets au-delà du chiffre de 14 millions sterling. Quelle base a-t-on prise pour cette évaluation ? L’expérience. Il a été calculé que la circulation des billets de la banque d’Angleterre, habituellement de 20 millions, ne devait tomber en aucun cas au-dessous de 14, et on s’est arrêté à ce chiffre. De toute nécessité, il faut une limite. Si, à chaque embarras de circulation, les banques multiplient leurs émissions, que peut-il arriver ? Dans le cas où il n’y aurait qu’une simple panique, le secours apporté à la facilité des échanges pourra ranimer les affaires et mettre fin à une crise artificielle ; mais, dans le cas où il y aurait une crise réelle et profonde, cette intervention dans les lois naturelles qui règlent la circulation ne fera qu’amener des conséquences plus désastreuses.

Les défenseurs du bill de la banque disent avec raison que demander une augmentation d’émission de papier dans les momens de crise, c’est comme si, dans les mêmes circonstances et avec une circulation métallique pure, on demandait l’altération de la monnaie. Les deux mesures sont de même nature. L’erreur consiste à demander au papier monnaie d’être autre chose que l’équivalent fidèle du métal qu’il représente. L’office d’une circulation bien ordonnée, soit de métal, soit de papier, n’est pas de remplacer le capital quand il a été dissipé, de rétablir la confiance quand elle a été détruite ; il est simplement de fournir ce qui dans toutes les circonstances peut servir d’instrument d’échange commode et sûr pour le commerce. Or, cette condition, l’acte de 1844 l’a remplie. La banque n’a pas bougé ; ses billets sont comme le tiers-état, selon l’abbé Sieyès ; ils sont aujourd’hui ce qu’ils étaient hier.

Il y avait donc tout au moins de l’exagération à rendre l’acte de 1844 responsable de la crise commerciale. Les causes principales, c’était la famine qui avait nécessité une énorme exportation d’or, c’était la conversion d’un immense capital flottant en capital fixe dans la construction des chemins de fer, c’était le développement immodéré des transactions commerciales sur des bases artificielles de crédit. Que les restrictions imposées à l’émission du papier des banques fussent une nouvelle aggravation de la crise, c’est possible ; mais il restait à savoir si elles n’avaient pas prévenu et ne prévenaient pas encore de plus grands maux et de plus grandes catastrophes.

Quoi qu’il en soit, la clameur publique était devenue trop forte pour que le ministère anglais pût y résister. Les faillites s’accumulaient ; les députations arrivaient de Liverpool, de Londres même. Le gouvernement a donc cédé, et il a autorisé la banque d’Angleterre à faire des avances sur dépôt au taux de 8 pour 100. On a vu l’effet immédiat de cette mesure ; quant à ses effets permanens, il est difficile de les juger. Il est très possible que la confiance se rétablisse pour quelque temps. La leçon, d’abord, aura servi ; le commerce restreindra ses affaires, et quant aux chemins de fer, ils sont déjà suspendus sur beaucoup de points, et les appels de fonds ont diminué de 50 pour 100. On assure que sir Robert Peel aurait été d’avis de suspendre provisoirement l’acte de 1844, non pas qu’il y vit la véritable cause des embarras commerciaux, mais uniquement parce que cette mesure provisoire calmerait la panique, et qu’il est inutile de raisonner avec une panique.

S’il est vrai en effet que le mal fût simplement l’effet d’une panique, il passera ; mais s’il y a des causes plus réelles, plus profondes, on le verra bientôt reparaître, et alors le seul changement qui se sera opéré, c’est que l’état se sera engagé de plus en plus et se verra forcé, dans une nouvelle crise, ou d’étendre encore son crédit, ou de le resserrer subitement. Il aura fait comme tout le monde, il se sera endetté. Voilà ce que disent les alarmistes. Un avenir prochain montrera si leurs craintes étaient fondées.

En attendant, le gouvernement anglais, de moins en moins confiant dans ses propres forces, va faire appel aux conseils du parlement. Ce n’est pas seulement de l’acte de la banque que la législature aura à s’occuper ; la grande, l’éternelle difficulté, l’Irlande, est toujours là. Admettons qu’il n’y ait qu’une panique à la bourse ; il y a bien autre chose en Irlande. Une année se prépare, plus désastreuse, plus cruelle et plus épouvantable encore que celle qui s’achève. Cette fois encore, l’Irlande ne pourra pas nager toute seule. On a eu beau pressurer la terre, l’argent n’est pas venu, et il paraît impossible que le gouvernement anglais puisse faire traverser à l’Irlande la prochaine famine sans un nouvel emprunt.

La préoccupation de leur état financier et de leurs affaires commerciales a éteint chez les Anglais tout sentiment de jalousie à l’endroit des États-Unis. Quand on se rappelle avec quelle mauvaise humeur ils ont vu l’annexion du Texas, quelle inquiétude et quel ombrage ils ont manifestés lors de l’accession de cette force nouvelle à l’Union, on ne peut qu’être étonné de l’indifférence et de la résignation avec lesquelles ils suivent les progrès de la conquête du Mexique. Le fait est qu’ils ont pris leur parti de l’agrandissement inévitable des États-Unis. En ce moment, la Bourse est plus puissante que la politique ; on s’inquiète beaucoup plus à Londres du sort de Liverpool que de celui de Mexico. Les faillites qui ont jeté le trouble dans la Cité auront-elles eu leur contre-coup à New-York ? L’Amérique prendra-t-elle ou enverra-t-elle de l’or ? Les produits de Manchester seront-ils pris en échange des grains de l’Ohio ? Toutes ces questions sont beaucoup plus importantes à résoudre que de savoir si le général Scott est entré à Mexico.

Il y est entré, cependant, après un combat acharné, après une résistance plus honorable et plus glorieuse qu’on ne devait l’attendre du peuple mexicain. La race anglo-américaine accomplit ses destinées ; elle les accomplit d’une manière presque fatale, et plus vite peut-être qu’elle ne le voudrait. Jusqu’à présent, les Américains n’avaient poursuivi leur route sur la capitale du Mexique que dans l’espoir de forcer le gouvernement de la république à acheter la paix par une concession de territoire. Ils ont bien la pensée d’occuper un jour tout le Mexique, mais ils ne voudraient pas prendre tout à la fois ; ils aiment mieux l’absorber morceau par morceau. Aussi a-t-on vu, après chaque nouvelle victoire, le général Scott faire le premier les propositions de paix, et l’armée des États-Unis avait avec elle, dans tout le cours de son expédition, un commissaire du gouvernement chargé de pleins pouvoirs pour négocier.

Mais les Mexicains ont refusé toutes les propositions ; ils ont mieux aimé courir la chance de la guerre, et laisser l’armée américaine s’engager de plus en plus. Un armistice avait été conclu, comme on sait, pour tenter un accommodement. M. Trist, le commissaire américain, fit des propositions dont la substance était que le Mexique céderait aux États-Unis tout le nord de son territoire, depuis le 32e jusqu’au 42e degré de latitude, comprenant la Basse-Californie, le Nouveau-Mexique et Santa-Fé. Les Mexicains, de leur côté, ne consentaient à céder que le territoire entre le 37e et le 42e degré de latitude ; ils gardaient Santa-Fé et la Basse-Californie, mais ils abandonnaient aux Américains l’important district de San-Francesco. Toutefois ce ne fut pas sur ce point que porta principalement la controverse, ce fut sur l’ancienne ligne de démarcation du Texas, qui avait été la cause première de la guerre. Santa-Anna refusait obstinément d’abandonner le territoire insignifiant compris entre le Rio-Bravo et la Nueces ; cela seul prouvait qu’il ne voulait que gagner du temps et n’avait pas l’intention sérieuse de faire la paix. Cela lui eût été, du reste, assez difficile, car, dans les provinces, il s’organisait contre lui des partis qui ne voulaient pas transiger. Les hostilités furent donc reprises, chacun des deux généraux s’accusant mutuellement d’avoir violé l’armistice. Le 13 septembre, les Américains livraient deux sanglantes actions, dans lesquelles ils perdirent beaucoup de monde, et le 16, après un bombardement, le général Scott entra dans Mexico, où il eut à subir pendant plusieurs heures un déluge de coups de feu, de pierres et de projectiles de toute espèce qui pleuvaient des fenêtres et des toits.

Ainsi, voilà les Américains maîtres du Mexique ; maintenant qu’en vont-ils faire ? C’est une capture assez embarrassante. Il faut d’abord qu’ils reçoivent des renforts, car la petite armée du général Scott a été grandement affaiblie dans les derniers combats, et elle est loin, très loin. D’après les dernières nouvelles, elle serait même en danger, et elle pourrait bien être obligée d’aller elle-même au-devant des renforts qu’on lui expédie. Les Américains sont arrivés là un peu à l’aventure, sans s’en douter ; ils ne sont pas en mesure d’y rester. Le plus probable, c’est qu’ils laisseront le Mexique se gouverner comme il voudra, et qu’ils prendront et garderont pour eux le territoire limitrophe qu’ils avaient depuis long-temps convoité. Une autre fois, ils prendront autre chose, et ainsi jusqu’à ce qu’ils aient pris tout.

Si de l’Amérique du Nord nous passons à l’Amérique du Sud, nous y trouverons les deux gouvernemens de France et d’Angleterre continuant à se débattre dans les inextricables embarras de leur malencontreuse intervention dans la Plata. C’est le cas ou jamais de se demander très sérieusement « Qu’allaient-ils faire dans cette galère ? » On doit rendre justice à la haute sagesse qui, en 1840, refusait d’aller risquer les forces, l’argent et la dignité de la France dans cette triste entreprise, et qui ne céda, comme chacun sait, que devant la perspective de la démission du cabinet. Dieu sait que de temps, que de peines et même que de sang ont été dépensés, et inutilement, pour ajuster la querelle de ces pitoyables républiques ! La dernière mission envoyée par les deux gouvernemens n’a pas eu plus de succès que les précédentes. Les deux plénipotentiaires, partis avec des instructions identiques, se sont trouvés en dissentiment quand il s’est agi de conclure. C’était un fait regrettable, mais la faute ne pouvait en être attribuée au plénipotentiaire français, et le gouvernement anglais le reconnaît lui-même en rentrant dans la négociation, dont son agent l’avait si brusquement fait sortir. On assure qu’à cette occasion les avis n’auraient pas été unanimes dans le cabinet anglais, et que le ministre des affaires étrangères n’aurait cédé qu’à l’influence qui tient le premier rang dans le conseil. Quoi qu’il en soit, il parait certain que les deux gouvernemens reprendront de concert, et, il faut l’espérer, définitivement, la tâche de terminer cette éternelle affaire de la Plata.

Le gouvernement vient de conclure avec la république d’Haïti un traité qui parait faire faire un pas à la question depuis long temps pendante entre cette république et la France. Quand la restauration a reconnu l’indépendance d’Haïti, elle a mis pour condition à sa reconnaissance le paiement d’une indemnité aux anciens colons propriétaires du sol. Cette indemnité a été payée pendant quelque temps, mais le service en avait été suspendu depuis plusieurs années, et les révolutions intérieures de la république d’Haïti ne donnaient que trop à craindre que le moment de le reprendre n’arriverait jamais. Cette république ayant d’ailleurs l’habitude de dépenser tous les ans beaucoup au-delà de ses recettes, les malheureux indemnitaires n’avaient aucune garantie, et, quand même un ordre quelconque eût régné dans les affaires intérieures d’Haïti sous le rapport de l’organisation du pouvoir, les finances n’en auraient sans aucun doute que très faiblement ressenti les effets.

Dans cet état de choses, le gouvernement a négocié, et il a fini, après bien des vicissitudes, par obtenir un résultat véritablement inespéré dans l’état des affaires de la république. Haïti vient de s’engager par un traité formel à laisser prélever tous les ans au profit des indemnitaires la moitié des revenus des douanes, qui sont les plus clairs et presque les seuls revenus du trésor du pays. L’autre moitié seulement restera pour payer les frais de l’administration haïtienne, et, si le passé ressemble à l’avenir, elle sera très insuffisante ; mais ce n’est pas aux créanciers français à s’inquiéter de ce qui pourra arriver sous ce rapport. Ce qui leur importe, c’est que leur créance soit assurée, et elle paraît l’être désormais. En effet, on ne s’est pas borné à obtenir la concession de la moitié des droits de douane, on a encore réglé le mode de paiement. A l’avenir, au fur et à mesure des recettes, les traites fournies par les négocians en acquittement des droits seront passées, jusqu’à concurrence de la moitié du revenu total, par le ministre des finances de la république à l’ordre du ministre des finances de France, et transmises par notre consul-général à Port-au-Prince à la caisse des dépôts et consignations. De cette façon, les sommes destinées à payer les créanciers français n’entreront même pas dans les caisses du trésor haïtien : on voit qu’il était difficile d’obtenir plus de précautions. Si maintenant les indemnitaires ne sont pas payés, ce ne sera certainement pas la faute du gouvernement français.

On ne peut s’empêcher, quand on voit l’état de misère où se trouve réduite cette république, de faire un retour sur le passé et de se rappeler la richesse, maintenant évanouie, de cette ancienne colonie. La France faisait, avant la révolution, avec la seule île de Saint-Domingue, un commerce énorme, qui a presque complètement disparu. Le sucre, le café, toutes les denrées coloniales, nous arrivaient avec profusion de cette terre privilégiée ; Saint-Domingue était la reine des Antilles, et la prospérité aujourd’hui si grande de Cuba eût été peu de chose en comparaison. Faut-il donc dire, avec les partisans de l’esclavage, que la race noire et la race jaune soient incapables d’un travail volontaire, et sommes-nous forcés d’accepter cette assertion intéressée des colons, que, le jour où sera décrétée la liberté des noirs, les régions tropicales tomberont dans l’inculture et l’infertilité ?

Non, ce n’est pas là, quoi qu’on en dise, une conséquence forcée. Sur beaucoup de points, l’émancipation des esclaves des colonies anglaises, tout en ralentissant la production, ne l’a pas arrêtée. Même à Haïti, les noirs émancipés font encore un certain travail, puisqu’ils ont encore une exportation, si faible qu’elle soit ; mais les germes de civilisation ont besoin d’être entretenus avec soin. Maintenant que la France paraît avoir terminé avec Haïti ses anciens différends, il est de son devoir d’encourager les progrès de la culture dans ce malheureux pays. La république manifeste sa bonne volonté, car elle vient de réduire de 40 à 30 pour 100, sur la demande du gouvernement français, les droits antérieurement perçus sur les marchandises françaises ; de son côté, la France devrait bien aussi accorder quelques réductions de droits aux marchandises haïtiennes.

On peut dire que, dans un pays comme Haïti, l’avenir de la production est en quelque sorte illimité. On doit donc s’attendre à un magnifique développement de richesses, si jamais le travail parvient à s’y implanter de nouveau. Le noir et le mulâtre sont naturellement paresseux, indolens : ils ont besoin d’être fortement excités pour faire quelque chose ; mais ils sont en même temps vaniteux et sensuels, ils aiment les produits perfectionnés de l’Europe ; tout ce qui rend la vie brillante et commode leur plaît et les attire. C’est par là que le commerce européen et surtout français peut les saisir. Pour se donner ces jouissances du luxe qu’ils recherchent avec avidité, il faut avoir quelque chose à donner en échange, et, comme ils ont bien peu à faire pour obtenir de leur sol des trésors, grace à sa merveilleuse fécondité, il n’est pas absolument impossible qu’ils prennent le parti de travailler un peu plus.

C’est dans cette voie que le gouvernement français doit chercher à les pousser, quand ce ne serait que dans l’intérêt des indemnitaires, car, même avec les nouvelles conventions, si Taïti continue à être si misérable, on a toujours de grandes chances de n’être pas payé. Toutefois cet intérêt égoïste n’est pas le seul, il y a encore l’intérêt général du commerce français, et, mieux encore, l’intérêt de l’humanité et de la civilisation universelle. La France a, par la force des choses, une sorte de tutelle à exercer sur Haïti ; elle ne doit pas borner ses rapports avec cette république naissante à lui demander de l’argent, il faut encore qu’elle l’aide dans ses premiers pas, et qu’elle lui facilite son avènement définitif au nombre des nations. Rien ne peut être plus efficace dans l’intérêt commun qu’un abaissement des droits sur le sucre et sur le café d’Haïti, et c’est pourquoi nous insistons dans ce sens.

En Espagne, les événemens que nous avions pu annoncer avec certitude se sont accomplis. L’ordre a été rétabli dans les affaires privées comme dans les affaires publiques. Le roi don François est rentré dans le palais ; la reine Christine est retournée auprès de sa fille, et elle paraît devoir y prolonger quelque temps son séjour, car elle a rappelé ses enfans de Paris. Le général Narvaez complète son œuvre en s’adjoignant peu à peu dans le cabinet les hommes principaux du parti modéré. Il vient de se retirer lui-même du ministère des affaires étrangères, que la reine a confié au duc de Sotomayor, marquis de Casa Irujo, ancien ambassadeur en Angleterre et ancien président du conseil. M. Beltran de Lys a été appelé au ministère de la marine, dont le général Cordova faisait l’intérim. Le général Cordova était encore, à la date des dernières nouvelles, au ministère de la guerre ; mais il est douteux qu’il y reste long-temps. Le général Narvaez conserve toujours la présidence du conseil.

L’ambassade de Londres aurait été, dit-on, offerte au général Espartero. Cette proposition n’aurait pas été acceptée quant à présent, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne doive jamais l’être. Il n’est pas probable, du reste, que le duc de la Victoire songe à retourner en ce moment en Espagne.

Si, à Madrid, le ministère nouveau n’a pas encore fait beaucoup, c’est qu’il a eu beaucoup à défaire. Depuis son entrée aux affaires, il n’est occupé qu’à révoquer les décrets rendus à tort et à travers par ses prédécesseurs. Le nombre de décrets que M. Salamanca avait lancés dans la circulation ne peut s’assimiler qu’au système des assignats. Ce directeur des finances et ministre du Cirque avait, dans son court passage au pouvoir, fait sur le papier les plans les plus fabuleux ; nous croyons même qu’il était allé jusqu’à s’engager à liquider la dette de l’Espagne. Toutes ces grandes entreprises, le nouveau ministère les a sagement ajournées, et il a suspendu l’exécution des décrets jusqu’à la prochaine réunion des cortès.

Nous avons été pris à partie par certains journaux anglais, pour nous être permis d’attribuer à M. Bulwer une part active dans les intrigues qui ont scandalisé non seulement Madrid, mais toute l’Europe. Nous voudrions bien savoir, en vérité, en vertu de quel droit la personne de M. Bulwer serait plus inviolable à nos yeux que ne l’est, pour la presse anglaise, la personne du roi des Français ou celle de la reine Christine, ou celle de la reine d’Espagne. Nous lisons quelquefois les correspondances anglaises de Madrid, nous y voyons avec quelle licence et quel cynisme y sont traités des personnages au moins aussi respectables que M. Bulwer. Nous lisons aussi les journaux anglais, et nous y voyons parler d’intrigues d’alcôves et de scènes d’orgies nocturnes en des termes qui bravent l’honnêteté, et nous y avons vu l’autre jour la reine Christine allant rejoindre sa fille, dénoncée, elle et son mari, comme « des chiens qu’on lâche sur une proie sans défense. » Et les journaux anglais, qui en prennent si à leur aise avec les rois et les reines, se formalisent qu’on mette au jour les petites intrigues de l’immaculé M. Bulwer !

M. Bulwer doit être, du reste, un ministre selon le cœur de lord Palmerston, précisément parce qu’il a l’art de se mettre en opposition avouée avec le gouvernement auprès duquel il est accrédité. Cependant, s’il faut en croire divers symptômes, on commencerait à se lasser, en Angleterre même, de cette perpétuelle attitude d’antagonisme que le ministre des affaires étrangères a adoptée dans presque tous les pays du monde, et qui semble être passée chez lui à l’état de système. Un journal anglais disait l’autre jour qu’une grande partie des succès de la politique de M. Guizot à l’extérieur devait être attribuée à cette manie de lord Palmerston de se déclarer l’ennemi de telle ou telle personne ou de tel ou tel parti dans les pays étrangers. C’est une observation qui ne manque pas de vérité ; mais après tout ce n’est pas à nous de nous plaindre des résultats de la politique de lord Palmerston, car nous ne pouvons qu’y gagner.

En Italie, il s’est accompli une petite, révolution régulière et pacifique que nous pourrions appeler « un changement de mains. » Le duché de Lucques a passé des mains de son souverain provisoire en celles de son souverain présomptif, le grand-duc de Toscane. Nous devons en féliciter le duché de Lucques ; il a enfin trouvé sa place, après avoir traversé l’épreuve d’une espèce de surnumérariat qui a été heureusement abrégé. Ce pauvre duché avait éprouvé le sort réservé aux petits et aux humbles dans les grandes révolutions. Il avait été ballotté de mains en mains par les traités, et il devait aspirer à être fixé une fois pour toutes. Il faut espérer qu’il ne changera plus.

Le duc de Lucques n’a pas voulu jouir jusqu’au bout de l’amour de ses sujets. Il paraîtrait que les mouvemens libéraux qui ont agité sa petite souveraineté l’ont dégoûté du métier. Il ne s’est pas senti la force de suivre les progrès du siècle, et il a remis par anticipation au grand-duc de Toscane un territoire qui devait lui revenir un jour. On sait que les duchés de Parme et de Plaisance, aujourd’hui sous la souveraineté de Marie-Louise, doivent échoir au duc de Lucques ; mais il avait été stipulé en même temps que, lorsque le duc de Lucques hériterait du duché de Parme, son propre duché passerait à la Toscane. Le duc de Lucques est allé au-devant de cet événement ; il a, sous la condition d’une indemnité, abandonné Lucques et son territoire au grand-duc de Toscane, et aujourd’hui il se trouve entre deux duchés, l’un qu’il a quitté, l’autre qu’il attend. On ne dit pas jusqu’à présent que l’infante Marie-Louise ait l’intention de suivre son exemple et d’abdiquer prématurément en sa faveur.

Les Lucquois ont manifesté leurs regrets par un Te Deum, et ont accueilli avec transport la prise de possession du grand-duc de Toscane. Ce changement de domination est en effet pour eux un bienfait, et leur nouveau souverain a inauguré son règne en les faisant participer à une de ses institutions les plus humaines et les plus libérales, l’abolition de la peine de mort.

L’annexion de Lucques à la Toscane a été un bienfait pour l’Italie entière. C’est un cas d’intervention de moins. Le duc de Lucques, comme le duc de Modène, était un point d’appui pour l’Autriche. Le grand-duc de Toscane a pris sa place, mais il n’a point pris son rôle ; c’est un nouveau morceau du territoire de l’Italie rattaché à l’unité nationale. Tout le monde cependant n’y a pas gagné. Cette mutation de territoire en a entraîné une autre moins heureuse, prévue aussi par le traité de Vienne. Ainsi il avait été stipulé qu’au moment où Lucques irait à la Toscane, le grand-duc, de son côté, céderait au duc de Modène les districts toscans de Fivizzano, Pietra-Santa et Barga, les districts lucquois de Castiglione et de Gallicano, enclavés dans le duché de Modène, et ceux de Minucciano et de Monte-Ignose, contigus au pays de Massa. Or, la population des districts toscans réservés à passer sous la domination de Modène ne paraît pas disposée à accepter son sort avec reconnaissance. On le conçoit de reste. Elle a été habituée à vivre sous le régime clément et humain de la Toscane, et elle ne peut que perdre au change. Elle a envoyé au grand-duc une députation pour le supplier de ne pas laisser distraire de ses états un territoire qui lui est tout dévoué. Malheureusement il est difficile de voir ce que pourrait faire le grand-duc en présence des dispositions formelles des traités. Déjà on annonce que des troupes modénaises sont entrées sur le territoire de Fivizzano pour en prendre possession. Il n’y a pas eu, dit-on, de résistance ; mais, en admettant même le droit de souveraineté stipulé par les traités, la population de ces districts aurait au moins, de son côté, le droit de réclamer la conservation des institutions plus libérales dont elle jouissait sous le régime toscan. En cela, elle ne demanderait rien de nouveau, car elle est déjà en possession.

À Turin, il y a eu un changement ministériel. Le roi Charles-Albert a congédié à la fois et M. Solar de la Marguerite et M. de Villamarina. Ces deux ministres représentaient deux influences contraires dans le cabinet, l’une rétrograde, l’autre libérale. Le roi, qui aime la tranquillité, a cru devoir se séparer des deux. C’est la fable de l’huître et des plaideurs. Le roi a renvoyé les parties dos à dos, et il est resté le maître de la place. Les ministres nouveaux qu’il s’est donnés ne représentent rien, ni en bien ni en mal. Le résultat le plus clair de ce changement, c’est qu’il y a un temps d’arrêt dans le mouvement. Le roi Charles-Albert cherche maintenant à faire diversion aux besoins politiques par quelques réformes administratives. Ainsi la cour de cassation est adoptée ; le code de procédure criminelle va être promulgué avec la consécration du principe de la publicité des débats, et on s’occupe de l’organisation communale. Quant aux réformes politiques proprement dites, elles sont indéfiniment ajournées.

Lord Minto doit être en ce moment à Rome. Il y a été annoncé comme futur ambassadeur de la Grande-Bretagne, mais nous doutons encore qu’il soit de si tôt revêtu de son nouveau titre. Le pape Pie IX vient de sanctionner une résolution qui ne peut manquer de lui aliéner les sympathies de l’Angleterre. La congrégation de la propagande a mis à l’index les collèges fondés en Irlande par le gouvernement anglais. Ces collèges, créés sous le ministère de sir Robert Peel, ont été fondés sur la base du système d’enseignement mixte, c’est-à-dire que l’instruction séculière y sera seule donnée sans distinction de religions ou de sectes. C’est, en un mot, le système d’enseignement laïque tel qu’il existe en France. Ces collèges ne sont pas encore en exercice ; les professeurs sont nommés, mais la loi votée par le parlement ne sera mise en activité que dans un ou deux ans. Le système d’enseignement mixte a été, dans le corps épiscopal d’Irlande, l’objet d’une scission : plusieurs évêques s’y sont ralliés, la majorité l’a condamné, et les nouveaux collèges ont été stigmatisés par elle comme athées. La propagande et le pape viennent de donner raison aux évêques dissidens, ils ont mis en interdit les collèges de l’état. Il est probable que le gouvernement anglais continuera néanmoins à les ouvrir à tous ceux qui voudront y venir ; mais ce dissentiment ne peut manquer de jeter quelque embarras dans les relations qu’il voulait établir avec le siége de Rome.

La situation intérieure continue à être très calme. L’intérêt du monde politique s’est porté presque exclusivement sur les affaires de la Suisse, et l’intérêt du monde financier sur les affaires de l’Angleterre. On aurait pu craindre que l’état de la place de Londres ne réagit sur la place de Paris. Aucune de ces inquiétudes ne s’est réalisée. Quand la nouvelle de faillites considérables arrivait, soit de New-York, soit de Saint-Pétersbourg, nous n’avons pas entendu dire qu’en France il se soit déclaré aucun désastre dans le monde de la banque ou dans le monde du commerce. C’est une justice qui a été universellement rendue au crédit de la France, qu’au milieu de ces nombreuses catastrophes il n’avait pas été le moins du monde ébranlé. On a quelquefois reproché à la France de manquer de hardiesse et de ce qu’on appelle l’esprit d’entreprise ; l’événement la justifie complètement, et a prouvé que, si elle se refusait à courir des chances quelquefois brillantes, du moins elle avait la sagesse et la prudence de se préserver des excès du jeu et de la spéculation.

Les banquets de la réforme électorale ont continué, mais sans beaucoup de succès. Nous ne sommes point insensibles aux imperfections de notre législation électorale et parlementaire, mais nous devons cependant attacher quelque signification à la réserve que gardent sur ce point les hommes les plus importans et les plus considérables de l’opposition elle-même. Ainsi il nous est impossible de ne pas remarquer que M. Thiers s’est soigneusement tenu à l’écart de toutes ces manifestations. Ni les sollicitations de ses amis, ni les provocations de ses adversaires, n’ont pu le faire sortir d’un silence qui a été pour les banquets de la réforme une calamité publique. Un coup plus rude encore était réservé à l’agitation réformiste. Un des hommes sur lesquels elle croyait devoir compter le plus ne lui a pas même laissé le bénéfice de son silence et de sa neutralité. M. Dufaure l’a mise à l’index, et les journaux de la gauche ont, à leur tour, lancé l’excommunication contre le député de Saintes. C’est un petit incident qui peut avoir sa portée dans la session prochaine.



REVUE LITTÉRAIRE

Histoire de la conquête de l’algérie, de 1830 a 1847, par M. de Mont-Rond[1]. — On a beaucoup écrit sur l’Algérie, et on écrit tous les jours encore beaucoup sur ce sujet ; mais bien peu de ces livres que la circonstance inspire survivent à la circonstance. Voici un ouvrage qui nous paraît destiné à un meilleur sort en ce qu’il n’est pas un traité sur telle ou telle question de détail, mais un récit de tout ce qui s’est accompli en Algérie depuis dix-sept ans. L’Histoire de la conquête de l’Algérie, de 1830 à 1847, par M. de Mont-Rond, capitaine d’artillerie, n’est pas non plus une compilation comme toutes les histoires publiées jusqu’ici ; c’est un livre écrit évidemment par un témoin oculaire qui a pris part à presque tous les événemens qu’il raconte, par un homme qui a tout vu en Afrique, les personnes et les lieux, et qui ne dépeint jamais par ouï-dire, mais d’après ses propres impressions et ses propres souvenirs.

Cette histoire a un autre mérite bien rare chez un témoin, c’est l’impartialité. M. de Mont-Rond ne partage aucune des passions qui, pour beaucoup de gens, cachent en Afrique une part ou une autre de la vérité. Il n’est ni l’adversaire systématique ni le panégyriste des Arabes, ni l’ennemi ni l’ami exclusif des colons, ni le partisan violent ni le détracteur des principaux chefs de l’armée. Il laisse percer, il est vrai, une légère prédilection pour le plus brillant officier qu’ait produit la guerre d’Afrique, M. le général Lamoricière ; mais cette prédilection, qui est du reste assez naturelle, ne le rend malveillant pour personne ; il raconte purement et simplement, et comme il n’a aucun système particulier de guerre ou de colonisation, comme il connaît bien les faits, il est presque toujours vrai, ce qui est sans aucun doute la plus belle des qualités pour un historien contemporain.

Ce n’est qu’en lisant ces deux volumes qu’on peut bien se rendre compte des immenses difficultés qu’a présentées cette conquête. On peut dire qu’avant 1840, le France n’a jamais su ce qu’elle entreprenait. C’est là l’unique et grande faute qui a été commise, faute qui a produit des fruits amers, quoique glorieux ; on s’est jeté dans la conquête du pays sans le bien connaître, sans savoir ni quelle en était la constitution physique ni quel était au juste l’état social des habitans. M. le maréchal Bourmont, le conquérant d’Alger, est le premier qui ait fait l’erreur ; il voulait occuper tout le pays avec sa petite armée ; le rappel qui est venu l’atteindre après la révolution de juillet a seul prévenu les catastrophes qu’il aurait certainement essuyées et dont sa malheureuse expédition de Blidah était le début. Après lui, le maréchal Clauzel est tombé dans la même méprise ; il a cru, avec 25 ou 30,000 hommes, pouvoir soumettre par la force une contrée immense et difficile, défendue par la population la mieux organisée pour la guerre. Tout le reste a été la conséquence de ce premier tort.

On peut diviser en trois périodes les dix-sept années de la guerre d’Afrique ; la première commence à la prise d’Alger, le 5 juillet 1830, et finit à la retraite de Constantine, fin de novembre 1836 ; la seconde comprend l’administration du général Damrémont et du maréchal Valée, du commencement de 1837 à la fin de 1840 ; la troisième est remplie tout entière par le gouvernement du maréchal Bugeaud, de 1841 à 1847. Il est possible de caractériser en peu de mots chacune de ces trois périodes. La première est celle des illusions et des tentatives imprudentes, celle des premières expéditions sur Médéah, Tlemcen et Constantine, expéditions inutiles, toujours suivies de retraites désastreuses, et qui n’aboutissaient qu’à exciter les indigènes contre nous. — La seconde est celle où le gouvernement français, se sentant mal engagé, essaie de se soustraire aux nécessités qu’ont fait naître de funestes essais : c’est le temps de la paix de la Tafna, de l’organisation de la province de Constantine et de l’obstacle continu.- La troisième est celle où la France, prenant décidément son parti, se décide à faire tous les sacrifices nécessaires pour assurer la soumission entière du pays.

Maintenant que l’Algérie est bien connue, on a vraiment peine à comprendre comment un homme de guerre comme M. le maréchal Clauzel a pu se jeter si étourdiment dans des entreprises hors de toute proportion avec les moyens dont il disposait. Rien n’est pénible à lire comme le récit de ces premières années dans le livre de M. de Mont-Rond ; on voit que le général en chef, dans sa précipitation à tenter les grandes aventures, n’a rien examiné d’avance, qu’il ne sait rien de ce qu’il devrait savoir. Comme administrateur, il fait lui-même une grande tentative de colonisation ; mais, sans se donner la peine d’étudier le sol et le climat, il se place dans le lieu le plus malsain de la régence, importe les cultures qui peuvent le moins réussir, et échoue enfin misérablement après avoir donné à son essai le nom pompeux de ferme-modèle, qui est resté comme une sanglante ironie. Guerrier, il n’est pas moins malheureux, toujours par le même défaut de connaissances préalables ; la tête pleine des souvenirs de l’expédition d’Égypte, il s’était fait une Afrique imaginaire, qui ne ressemblait en rien à la réalité.

Le plus simple bon sens semble pourtant indiquer que la première chose à faire, pour un gouverneur d’Alger, c’était de chercher à bien connaître le pays. Mieux valait cent fois rester plusieurs années enfermé dans les murs d’Alger pour se livrer à cette étude, que d’en sortir si vite pour se faire battre de toutes parts et pour allumer sur tous les points du sol des incendies qu’il a été plus tard si difficile d’éteindre. Cette réserve eût été alors d’autant plus naturelle, que la France, inquiète sur ses frontières en présence de l’Europe en armes, traversait péniblement ces premières années de la révolution de juillet où la guerre paraissait toujours imminente. Cette armée d’Afrique, si faible qu’elle fût en comparaison de ce qu’elle a dû être depuis, pouvait devenir à chaque instant nécessaire pour défendre le sol menacé de la patrie, et il était doublement imprudent de la compromettre. Malheureusement ce n’était pas là le compte de cette inquiétude d’esprit et de cette imagination chimérique qui caractérisent le premier gouverneur de l’Afrique : il voulait avant tout de la gloire, des faits d’armes ; malheureusement aussi l’opinion publique égarée a fait d’abord saule commune avec lui.

Nul doute que, si on avait su alors ce qu’on sait aujourd’hui, et il n’eût pas été difficile de le savoir avec un peu d’attention, on eût pu changer complètement le caractère qu’a eu notre occupation. Entre les mains d’un homme plus observateur et moins pressé, le gouvernement de l’Afrique aurait pu être infiniment plus pacifique ; mais il fallait pour cela commencer par apprendre l’arabe, se faire une juste idée du mode de gouvernement des Turcs, interroger avec soin les indigènes sur la géographie du pays, sur la constitution intérieure des tribus, et ne procéder jamais que sur des données à peu près certaines. Tout cela pouvait paraître long, peu brillant, et néanmoins c’était en réalité le chemin le plus court pour arriver au but. On n’aurait pas tardé à se convaincre que, si l’on essayait de dominer par les armes une région aussi formidable par ses fortifications naturelles et par le génie sauvage de ses habitans, il faudrait des efforts énormes pour en venir à bout, tandis qu’en se servant habilement de ces obstacles mêmes, en adoptant surtout ce qu’il y avait d’acceptable pour la France dans la politique des Turcs, il était assez facile de diviser les Arabes et de les soumettre les uns par les autres.

Une distinction complète existe, par exemple, entre les populations des provinces d’Alger et d’Oran et celles de la province de Constantine. La marche rationnelle consistait à s’assurer d’abord de la soumission de l’ouest et du centre avant de rien entreprendre sur l’est. D’un autre côté, même dans les provinces ; d’Alger et d’Oran, des divisions profondes séparent certaines familles et certaines tribus. Ce qu’on appelait, du temps des Turcs, les tribus maghzen, étaient habituées à servir d’instrument aux maîtres d’Alger pour lever l’impôt sur les autres ; à cette distinction fondamentale venaient se joindre des rivalités héréditaires. Ainsi, pour citer un exemple, les Ouled-Sidi-Larribi, qui habitent le Bas-Chélif, étaient les ennemis traditionnels des Hachems, qui habitaient la plaine d’Égris, et dont est sorti Abd-el-Kader. Presque partout, les vallées étaient en lutte avec les montagnes, les hautes vallées avec les basses ; chaque grande tribu était comme un canton suisse, et chacun sait que l’histoire de la Suisse est pleine de ces guerres de canton à canton qui paraissent aujourd’hui sur le point de se renouveler. C’est en exploitant ces dissensions qu’une armée de six mille Turcs dominait la régence entière.

Ce que six mille Turcs avaient fait, trente mille Français auraient bien pu le faire. La supériorité du nombre, de la tactique et de la civilisation, balançait plus que suffisamment l’infériorité qui résultait pour nous de la différence de religion ; on pouvait aussi rectifier sans danger dans la pratique ce que les usages suivis par nos prédécesseurs avaient de trop barbare. La guerre acharnée qui a eu lieu a conduit en définitive les troupes françaises à des actes de violence que nous ne blâmons pas, parce qu’ils étaient devenus nécessaires, mais qui ont eu un caractère plus sauvage et plus sanglant que ceux que ce système aurait pu amener… Une partie des indigènes servant d’auxiliaires aux Français pour faire la police de tout le pays et y maintenir l’ordre et la liberté des relations, telle eût été la politique la plus rationnelle, et on eût épargné ainsi bien du sang et de l’argent. Le maréchal Clauzel a eu une idée confuse de ce qui était possible dans ce sens, mais il s’y est mal pris, et il n’a obtenu que les résultats contraires à ceux qu’il cherchait ; de plus, il a voulu tout faire à la fois, ce qui est habituellement un moyen infaillible de tout manquer, et le fruit le plus clair de son gouvernement a été la réunion de tous les indigènes contre nous. Tel est le résumé de la première période.

On a beaucoup attaqué le traité conclu sur les bords de la Tafna par M. le général Bugeaud avec Abd-el-Kader, qui commence la seconde période ; mais il est bien manifeste, par la nature du livre de M. de Mont-Rond, que ce traité était devenu nécessaire par la situation des choses en Afrique lors du rappel du maréchal Clauzel. Pour exécuter la malheureuse campagne de Constantine, le maréchal avait retiré presque toutes les troupes de la province d’Oran, au moment du plus fort de la guerre contre Abd-el-Kader ; l’émir avait profité de cet abandon pour asseoir son autorité dans toute la province et jusque dans la province, d’Alger, également démunie ; la nouvelle de l’échec des Français devant Constantine avait fortifié encore ce pouvoir naissant, et, quand le traité fut signé, il ne donna pas, comme on l’a dit, le pays à Abd-el-Kader, il ne fit que reconnaître les faits accomplis. Le gouvernement français avait besoin à cette époque de frapper un grand coup à Constantine, pour faire oublier le malheur qui avait atteint nos armes, et il dut avant tout s’assurer la paix dans l’ouest pour porter ses plus grandes forces dans l’est.

Ce traité ne fut qu’une trêve et ne pouvait en être qu’une. Dès l’instant que la race arabe était en armes contre nous, il n’y avait plus qu’une guerre à mort qui pût la réduire. Les fautes du maréchal Clauzel servirent cependant d’enseignement sur un autre point ; elles donnèrent l’idée de l’organisation de la province de Constantine. Le maréchal Valée, plus habile, plus observateur que son prédécesseurs éclairé d’ailleurs par l’expérience, se garda bien de recommencer à Constantine ce qu’on avait fait à Alger et à Oran. Il étudia soigneusement la constitution intérieure de la province, et, en acceptant les faits tels qu’ils étaient, il se servit des élémens indigènes pour fonder par eux la domination française. Cette tactique, on le sait, a parfaitement réussi ; la province de Constantine, aussi grande à elle seule que les deux autres réunies, n’occupe que le quart de l’armée d’Afrique, et la paix s’y est maintenue à peu près sans interruption depuis la conquête. C’est grace à cette organisation qu’il a été possible de détruire plus tard la puissance d’Abd-el-Kader ; car, si la province de Constantine eût été bouleversée comme les deux autres, il aurait fallu doubler l’armée pour la réduire ; cent mille hommes n’auraient pas suffi, il en aurait fallu deux cent mille, et Dieu sait par combien d’alternatives auraient passé nos armes avant de triompher, puisque l’autre moitié de la régence nous a donné à elle seule tant de mal !

Le gouvernement français était maintenant averti par l’expérience ; il savait combien la conquête entière exigerait de sacrifices. Il ne négligea donc rien pour faire servir le traité de la Tafna et l’organisation de la province de Constantine au maintien de la paix avec les Arabes. Plusieurs projets furent présentés pour réduire notre occupation, aucune de ces idées ne prévalut ; ce qui eût été possible au début ne l’était plus. Abd-el-Kader était devenu trop puissant, et les espérances des Arabes d’Alger et d’Oran avaient été trop excitées ; on fut entraîné par des collisions journalières avec les partisans d’Abd-el-Kader. La guerre fut de nouveau déclarée en 1839. Ici M. le maréchal Valée tomba à son tour dans une faute tout opposée à celle de M. le maréchal Clauzel. Il crut qu’avec un ennemi comme les Arabes, la défensive suffisait ; il se trompait. Nos postes furent bientôt bloqués par une inondation de barbares ; les convois étaient enlevés, les hommes isolés assassinés ; de hardis maraudeurs venaient couper des têtes jusque sous les murs d’Alger. Il devint évident qu’une offensive vigoureuse pouvait seule venir à bout de pareils ennemis ; cette offensive exigeait au moins cent mille hommes ; on les envoya, et avec eux le général Bugeaud. Ici commence la troisième période.

Il faut lire dans l’ouvrage de M. de Mont-Rond le récit de cette guerre terrible de cinq ans. Les armées françaises ont fait dans d’autres temps des campagnes plus brillantes, elles n’en ont jamais fait de plus pénibles. M. de Mont-Rond ne fait pas connaître exactement les forces de l’ennemi ; mais il parait certain que, si tous les hommes armés épars sur ce vaste territoire, égal à un tiers de la France, avaient été réunis, l’armée arabe et kabyle eût été de plus de cent mille cavaliers et de cent mille fantassins. Malheureusement ces forces n’étaient pas rassemblées, et il n’a pas été possible d’en finir avec elles d’un seul coup ; il a fallu les atteindre en détail, les poursuivre pied à pied dans tous les réduits du pays le plus tourmenté et le moins connu, les chasser d’abord de la côte, puis s’enfoncer avec eux dans les vallées qui remontent vers l’intérieur, pénétrer à leur suite dans des montagnes inaccessibles, atteindre la région des hauts plateaux, se jeter enfin dans le désert et le parcourir dans tous les sens, au milieu des intempéries d’un ciel sauvage et heurté comme le sol. De part et d’autre, la bravoure est égale ; du côté des Arabes, se montrent les figures redoutées de Berkany, de Ben-Salem et d’Embarrek, lieutenans fidèles de l’émir, et, plus tard, de cet étrange aventurier connu sous le nom de Bou-Maza ; du côté des Français, Lamoricière, Bedeau, Changarnier, d’Aumale, Youssouf et bien d’autres dont le nom ne périra pas, et, par-dessus tous, le vieux soldat de l’empire qui a imprimé à cette guerre l’énergie décisive, le vainqueur de la Sikkah et de l’Isly, le maréchal Bugeaud.

Le récit de M. de Mont-Rond finit à la délivrance des prisonniers français, M. Courby de Cognord et ses compagnons ; il y manque un dernier épisode, l’expédition de Kabylie, pour clore cette longue série de combats par la campagne qui a mis le sceau à notre domination. Quoi qu’il en soit, ce livre, tel qu’il est, est le plus complet qui ait encore paru. Comme le dit lui-même M. de Mont-Rond en finissant, la conquête de l’Algérie est maintenant achevée, et il fait plus que l’affirmer, il le prouve par son histoire même. Une autre période commence ; M. de Mont-Rond n’en parle pas. Il se borne à la tâche de narrateur et laisse à d’autres le soin de résoudre les problèmes de l’avenir ; mais cette réserve de l’écrivain n’empêche pas que la lecture de son ouvrage ne renferme de précieux documens qui peuvent jeter de grandes lumières sur les questions encore à résoudre. Un enseignement ressort surtout de cet ensemble de faits : c’est qu’avant tout, quand on s’occupe de l’Afrique, il faut tenir compte des indigènes ; c’est que tout système qui ne leur fera pas une place sur le sol natal sera faux et ne conduira qu’à des désastres. Cette vérité parait bien simple et bien élémentaire ; il y a pourtant beaucoup de gens qui veulent l’oublier, et, quand l’ouvrage de M. de Mont-Rond n’aurait d’autre mérite que de la rappeler, il serait bon à lire pour tout le monde.


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