Chronique de la quinzaine - 31 mars 1914

Chronique n° 1967
31 mars 1914


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les événemens les plus pénibles, humilians et tragiques, se sont succédé depuis quelques jours avec une si grande rapidité, que ceux d’hier nous font paraître ceux d’avant-hier déjà vieux, malgré la profonde émotion que nous en avons éprouvée et que nous en éprouvons encore. Que dire que tout le monde ne sache déjà du meurtre de M. Gaston Calmette par Mme Caillaux ? Les détails en sont bien connus et la meurtrière est entre les mains de la justice : c’est à celle-ci à faire son œuvre, en dehors de toutes les influences qui pourraient s’exercer sur elle. Contentons-nous de saluer la tombe de la victime. M. Gaston Calmette a été assassiné au cours d’une campagne qu’il avait courageusement entreprise pour le triomphe de la vérité. Il estimait rendre un service à son pays, et sa conviction était à cet égard si forte que cet homme aimable, courtois, bienveillant, que tout le monde connaissait tel, était apparu sous un jour nouveau, énergique, ardent, vigoureux dans les coups qu’il portait, sans qu’il soit sorti toutefois des limites qu’un écrivain, soucieux de son honneur professionnel, doit toujours s’imposer à lui-même. Sa polémique était cruelle, mais elle était légitime, et si elle était dangereuse pour d’autres, on a pu voir qu’elle l’était aussi pour lui. Sa mort a provoqué autour de sa mémoire une explosion de sympathies, et ses funérailles, qui ont eu lieu dans un profond recueillement, ont été une de ces manifestations que Paris sait faire pour honorer un bon citoyen. La mort de M. Calmette, loin de compromettre la cause qu’il défendait, en a d’ailleurs assuré la victoire. Il voulait faire la lumière sur certaines choses : elle s’est faite, grâce à lui, le lendemain même du jour où il a été frappé

Quelque douloureux que soit cet épisode, il n’aurait d’autre importance que celle qui s’attache à ces mouvemens impétueux de passion et de colère dont le spectacle n’est que trop fréquent, s’il ne nous avait pas révélé quelques-unes des tares et des plaies dont le corps politique est atteint chez nous. Le mal est ancien et les observateurs attentifs ne l’ignoraient pas, mais c’est surtout depuis que le parti radical-socialiste est maître de nos destinées que ses ravages se sont multipliés et étendus partout. A partir de ce moment, la politique a été conçue comme l’exploitation de toutes les forces politiques et administratives du pays au profit d’un personnel nouveau, vulgaire, rapace, insatiable, singulièrement dénué de scrupules et qui a remplacé l’honneur ou la simple honnêteté, qui étaient autrefois la règle, par des habitudes d’accaparement et par des pratiques de camaraderie grâce auxquelles on se croit tout permis pour le bien des uns et des autres. Des principes d’autorité, de hiérarchie, de justice, qui présidaient jadis au fonctionnement de nos institutions, il ne reste plus rien et il faudrait, pour les restaurer, l’intervention d’une main puissante qu’on n’aperçoit nulle part. C’est ainsi que les intérêts particuliers ont pris la place de l’intérêt général, et que les fondemens mêmes de l’édifice politique ont été dangereusement ébranlés. L’indépendance de la magistrature était un de ces principes, ou plutôt un de ces faits nécessaires que l’on s’était jusqu’ici appliqué à respecter, et nous ne disons pas qu’on y avait toujours réussi, mais enfin on s’était efforcé de le faire, et l’institution judiciaire, en particulier, a présenté longtemps une force et une solidité apparentes, qui étaient pour tous une garantie. Qui oserait dire qu’il en soit de même aujourd’hui ? La crise actuelle, et c’est en cela qu’elle est grave, a montré que l’indépendance de la magistrature faiblissait, mollissait, cédait enfin sous la pression d’influences extérieures, et quand bien même ces influences se seraient exercées au profit d’une cause avouable, leur intrusion dans un domaine qui n’est pas le leur devait être condamnée ; mais que dire lorsqu’elle s’exerce au profit d’un financier véreux qui devait être condamné comme escroc ? Alors, la mesure est à ce point dépassée, qu’on chercherait vainement, croyons-nous, un précédent analogue dans notre histoire. Puisque le mal avait pris de pareilles proportions, il était bon qu’il apparût aux yeux de tous. Le scandale est grand sans doute, mais n’a-t-il pas été dit qu’il fallait qu’il y eût du scandale ? L’Écriture ajoute, il est vrai : Malheur à celui par qui il sera fait ! et nous voudrions qu’il en fût ainsi, non pas par esprit de vengeance, mais par esprit de justice, et pour empêcher le retour du scandale lui-même, qui serait le plus grand des maux, s’il n’avait pas son remède dans la réaction salutaire de la conscience publique. C’est là pour nous qu’est l’intérêt de la crise que nous traversons : le reste n’est qu’un fait-divers plus gros et plus impressionnant que la plupart des autres, à cause des personnes qui y sont mêlées, mais qui n’aurait pas plus d’importance s’il n’avait pas posé la question angoissante contre laquelle nous nous débattons.

Au moment où l’infortuné M. Calmette a été assassiné, le bruit courait qu’il était sur le point de publier dans le Figaro un document dont tout le monde parlait, mais dont peu de personnes connaissaient le contenu, quoiqu’on ait dit depuis qu’il était « le secret de polichinelle. » Il l’était sans doute dans un certain milieu où les bruits se colportent plus vite et ont plus de sonorité qu’ailleurs ; mais le public en soupçonnait l’existence et n’en savait rien davantage. Cela suffisait toutefois pour créer une atmosphère d’incertitude et d’inquiétude où on se sentait mal à l’aise et d’où on commençait à vouloir sortir à tout prix. Une interpellation avait déjà eu lieu à la Chambre, on en annonçait une nouvelle et on s’attendait, sans pouvoir dire au juste sur quoi on s’appuyait pour cela, à ce que le document fît éclat un jour très prochain, soit dans la presse, soit à la tribune.

L’interpellation a pris tout de suite un caractère si pressant qu’il est devenu impossible de résister aux obligations qu’elle a imposées. Elle a été faite par M. Delahaye, qui était intervenu à peu près de la même manière au moment du Panama, et dont cette nouvelle affaire semblait rajeunir la verve acerbe, agressive, impitoyable. À ses allégations, à ses interrogations précises, qu’a répondu le gouvernement ? Son attitude a été déjà un peu oubliée, car, nous l’avons dit, tout s’oublie vite : elle a été pourtant bien digne d’être retenue. — De quel document parlez-vous ? ont demandé les ministres. Nous l’avons cherché inutilement à la Chancellerie sans en trouver la moindre trace ; si quelqu’un l’a, qu’il le montre ; quant à nous, nous l’ignorons. — À prendre les choses au pied de la lettre, M. le président du Conseil était fondé à tenir ce langage ; il ne pouvait pas, en effet, produire un document qu’il n’avait pas ; mais, pour ce qui est de son existence, il ne l’ignorait nullement. Au reste, le document n’était intéressant que par ce qu’il contenait : M. Delahaye assurait qu’il faisait foi d’une pression que M. Monis, alors président du Conseil, aurait exercée sur le procureur général, M. Fabre, pour obtenir la remise de l’affaire Rochette. Quoi de plus facile que de s’éclairer sur ce point ? M. Monis faisait partie du gouvernement, il était assis entre ses collègues au banc des ministres, il n’y avait qu’à l’interroger. C’est ce qu’on a fait : on lui a demandé s’il avait exercé la pression dont on l’accusait. La réponse a été lente à venir ; un silence très lourd s’est prolongé quelques minutes ; mais enfin elle est venue et elle a été catégorique ; M. Monis a répondu : Non !

La majorité ministérielle a exulté. Il s’en est fallu de peu qu’on ne fît des gorges chaudes sur ce document que personne n’avait vu dans son texte original et dont on était en droit de dire qu’il n’existait pas. C’est alors que M. Barthou est monté à la tribune et aussitôt la scène a changé. Qu’allait dire M. Barthou ? Après quelques paroles préparatoires, il a tiré un papier de sa poche et il a dit : — Le document, le voilà. — Et il l’a déposé sur la tribune. Naturellement on lui a demandé de le lire et il ne s’en est pas fait prier. Le document était explicite au delà de tout ce qu’on avait pu croire. C’était une confession infiniment douloureuse ! Le procureur général, M. Fabre, y racontait dans quelles conditions M. Monis, président du Conseil, lui avait impérativement enjoint d’obtenir du président de la chambre des appels la remise de l’affaire Rochette. M. Monis avait ajouté que c’était au nom de M. Caillaux, ministre des Finances, qu’il faisait cette demande. M. Fabre et, après lui, le président Bidault de l’Isle ont essayé de résister ; mais ils ne sont des héros ni l’un ni l’autre, et ils ont finalement cédé. — Jamais, disait M. Fabre, à la fin de sa note, jamais je n’ai éprouvé une pareille humiliation. — Sentiment bien naturel ! A la lecture du document, faite par son détenteur, le désarroi de la Chambre a été extrême. Les ministériels, déconcertés, mais furieux, tournaient leur colère contre M. Barthou et lui demandaient comment la pièce était en sa possession ; les autres considéraient cette question comme secondaire et s’attachaient surtout à l’intérêt que présentait la pièce elle-même ; les interjections des ministres montraient qu’ils la connaissaient fort bien, et qu’ils n’en avaient nié l’existence que parce qu’ils l’avaient crue détruite. Mais tout le monde a été d’accord pour soumettre tant d’obscurités à une Commission d’enquête qui ne pourrait pas manquer de faire la lumière. Justement, on en avait une sous la main. On l’avait nommée il y a quelques années, toujours pour faire la lumière, mais cette fois contre M. Lépine, préfet de police, qui avait provoqué, disait-on, une plainte en vue de faire arrêter Rochette. La Commission, préoccupée des dangers que présente l’arrestation préventive, s’est alors intéressée à Rochette au point de le faire remettre en liberté. M. Briand s’est donné le malin plaisir de le rappeler à M. Jaurès que ce souvenir a courroucé. Mais cela n’empêchait pas d’employer la même Commission à une fin différente. N’était-elle pas bonne à tout faire ? N’était-elle pas toujours présidée par M. Jaurès, promu, définitivement semble-t-il, à la dignité de grand justicier de France ?

Comment le fameux document était-il entre les mains de M. Barthou et celui-ci avait-il le droit d’en user comme il l’a fait ? On a soulevé cette question subsidiaire pour détourner les esprits de la question principale, celle qui met en cause M. Monis et M. Caillaux. Il suffit de dire en deux mots que la note de M. Fabre avait été remise par lui à M. Briand, alors garde des Sceaux, et passée par M. Briand à M. Barthou, son successeur à la Chancellerie. Pourquoi M. Barthou n’a-t-il pas fait de même et ne l’a-t-il pas passée à M. Ratier qui lui a succédé ? C’est sans doute parce que l’affaire Rochette, qui n’était pas terminée au moment où M. Briand a quitté le ministère, l’était au moment où M. Barthou l’a quitté. La pièce, qui n’était pas une pièce d’archive et n’appartenait à aucun dossier, pouvait alors indifféremment être détruite ou emportée par le ministre sortant. M. Briand a dit devant la Commission d’enquête que sans doute il l’aurait détruite. M. Barthou l’a conservée, sans que rien autorise à dire qu’il ait jamais eu l’intention d’en faire un mauvais usage. En tout cas, celui qu’il en a fait a été excellent. Quelques jours auparavant, à la veille de sa mort, MM. Briand et Barthou étaient allés chez M. Calmette, qui avait une copie du document, — celle sans doute qu’a vue M. Delahaye, — et ils l’avaient instamment prié de ne pas la publier. M. Calmette avait donné sa parole d’honneur de n’en rien faire et, quand il donnait sa parole, il la tenait. Mais après sa mort, la situation était tout autre. La pièce avait été connue par ailleurs ; un résumé presque textuel en avait été publié dans un journal ; il ne s’agissait donc plus que de savoir si ce résumé était exact. M. Barthou a pris la résolution que l’on sait et il l’a exécutée bravement. Au point où on en était, un intérêt supérieur dominait tout, et le moment était passé de s’arrêter aux considérations et aux scrupules accessoires. Le pays devait savoir toute la vérité.

Ici se place un épisode plus intéressant encore pour l’avenir que pour le présent et dont il faut dire un mot. La Commission d’enquête qui a déjà opéré, il y a quelques années, dans l’affaire Rochette, n’a certes pas fait la lumière et il faut convenir qu’il lui aurait été difficile de la faire, car on lui a apporté plusieurs fois des témoignages qu’il est permis de qualifier de mensongers. Cela vient, a-t-on dit, de ce que les pouvoirs de ces commissions sont insuffisans ; elles appellent des témoins, elles leur posent des questions, elles entendent leurs réponses, elles établissent entre elles et eux des conversations instructives, mais absolument dénuées de sanction : comment s’étonner dès lors si elles n’aboutissent pas ? En conséquence, M. Jaurès a demandé à la Chambre de voter d’urgence une loi qui donnerait des pouvoirs Judiciaires aux commissions d’enquête parlementaires. Aussitôt dit, aussitôt fait : la Chambre n’y a pas réfléchi davantage, elle a donné à M. Jaurès tout ce qu’il demandait. Quel précédent dangereux ! Les pouvoirs d’un juge d’instruction vont jusqu’à lui permettre de perquisitionner partout où il lui convient de le faire et d’arrêter préventivement qui il veut. On a quelquefois trouvé ces pouvoirs exorbitans et ils ont paru tels en effet dans quelques circonstances, alors même qu’ils étaient exercés par des magistrats. Que serait-ce, s’ils l’étaient par une trentaine d’hommes politiques érigés en une sorte de Comité de salut public ? Quelle sécurité resterait aux citoyens ? La Chambre ne se l’est pas demandé. Elle subit des emballemens qui ne lui permettent pas de s’arrêter à ces menus détails. Mais il y a le Sénat, qui a plus de sang-froid et y regarde de plus près. Le Sénat a nommé une commission pour examiner la loi improvisée par la Chambre et M. Ribot en a été l’âme. Il a fait observer que la Commission d’enquête n’avait nullement besoin de tous les pouvoirs d’un juge d’instruction et qu’il serait très imprudent de les lui donner : en revanche, il fallait lui donner une autorité que le juge d’instruction n’a pas. C’est, croyons-nous, par suite d’une lacune dans nos lois que le faux témoignage devant le juge d’instruction n’est passible d’aucune peine : il ne l’est que devant le tribunal ou devant la cour d’assises. Si donc on avait attribué à la Commission d’enquête les pouvoirs du juge, on n’aurait rien fait pour assurer la sincérité des témoignages. Le Sénat, mieux avisé, s’est bien gardé de donner aux Commissions d’enquête les pouvoirs du juge, mais il a édicté les peines qu’encouraient les faux témoignages faits devant elles, et il y aurait toute utilité, selon nous, à appliquer les mêmes peines aux faux témoignages faits devant les juges d’instruction. La nouvelle loi votée par le Sénat a été rapportée à la Chambre qui l’a votée à son tour et qui est devenue définitive avant la fin des travaux de la Commission : au commencement d’une de ses dernières séances, M. Jaurès a pu déférer le serment aux nouveaux témoins.

Il est d’ailleurs naturel que le vote de cette loi ait été plus rapide que les travaux de la Commission d’enquête, car ils ont été lents : au moment où nous écrivons, les interrogatoires de témoins sont enfin terminés, mais il reste à conclure, ce qui n’ira sans doute pas sans tiraillemens dans des sens divers. Enfin la Chambre aura à se prononcer à son tour. Combien de temps cela demandera-t-il encore ? La lumière a pourtant été faite, pleine et entière, dès le premier jour, ou, si on veut, dès le second, et tout ce qui est venu ensuite, s’il n’a pas eu pour objet, a certainement eu pour effet de l’obscurcir. Heureusement cela, s’est trouvé difficile, tant a été vive, décisive, définitive, l’impression produite par le document rédigé par M. Fabre et lu par M. Barthou. Nous avons dit que M. Fabre n’était pas un héros, et lui-même l’a avoué, puisque, placé dans l’alternative de se montrer complaisant contre sa conscience ou de voir sa carrière brisée, il a mieux aimé le premier terme que le second ; mais il faut lui savoir gré de l’émotion qu’il en a ressentie et du repentir qu’il en a témoigné depuis. Il a subi une dure épreuve et s’il n’en sort pas tout à fait indemne, la faute principale en revient à ceux qui la lui ont infligée. Il a essayé de résister, il a été pris de peur et a cédé, en quoi il a eu grand tort sans doute, moins toutefois que le président de la chambre des appels, qui paraît avoir pris plus allègrement son aventure. Un procureur général est, en effet, dans de certaines limites, un fonctionnaire qui peut recevoir et exécuter des ordres : un président, non. Pourtant, M. Bidault de l’Isle s’est contenté de dire devant la Commission d’enquête qu’il avait été très ennuyé d’avoir à déranger les rôles qu’il avait établis, mais qu’il l’avait fait pour être agréable à M. Fabre, et que cela ne tirait pas à conséquence. Il a dit à la Commission que M. Fabre « vibrait » trop ; il a semblé que lui-même ne vibrait pas assez. Mais revenons au document de M. le procureur général : pas une ligne, pas un mot n’en a été infirmé par tout ce qui est venu ensuite et c’est là toute l’affaire. Est-il vrai que M. Monis, suggestionné par M. Caillaux, a exercé une pression sur M. Fabre ? M. Monis l’avait nié d’abord, il l’a avoué ensuite. Pour ce qui est de la manière dont cette pression s’est exercée, on peut en discuter tant qu’on voudra : il est du moins certain qu’elle a été assez forte pour être efficace. Il faut donc croire que M. Monis a été très énergique. Quel intérêt y avait-il ? Tout porte à croire qu’il n’en avait aucun, sinon celui de rendre service à M. Caillaux, sans doute à charge de revanche à l’occasion. C’est ainsi qu’on pratique aujourd’hui la solidarité ministérielle, à moins que, comme nous le verrons bientôt, on ne se tende les uns aux autres les pièges les plus odieux. Mais si on comprend à peu près pourquoi M. Monis a voulu rendre service à M. Caillaux, on comprend moins quel était, pour celui-ci, l’objet réel du service qu’il avait demandé. La Commission l’a naturellement interrogé sur ce point et, quoiqu’il ait donné plusieurs réponses, aucune n’a paru satisfaisante. On a d’abord mis en cause Me Maurice Bernard, l’avocat de Rochette. C’est lui, disait-on, qui a exprimé le désir d’obtenir une remise, et il l’a fait d’une manière menaçante ; ses exigences s’appuyaient sur une sorte de chantage au scandale ; il fallait fermer la bouche de cet avocat, que tout ce qu’il savait rendait dangereux. Singulier avocat, pensions-nous, et pourquoi tremblait-on si fort devant lui ? L’honneur de la République elle-même était-il vraiment intéressé à son silence ? Me Bernard a été appelé à s’expliquer et, dès ses premières paroles, son caractère est apparu tout à fait différent de ce qu’on en avait dit.

Me Bernard est un avocat et ne veut pas être autre chose. Il a toute la fierté de sa profession qui est faite d’indépendance et du respect méticuleux de certaines règles. Sa parole est tantôt abondante, tantôt pleine de réserve et, au moment où on croit qu’il va tout dire, il s’arrête court et dresse devant lui le secret professionnel comme une muraille de Chine. Un pareil témoignage est toujours condamné à être incomplet ; mais que faire, puisque l’avocat déclare que lui seul est juge du secret professionnel, sachant où il commence et où il finit, et qu’il ne reconnaît à personne le droit de l’en délier ? Il faut donc se contenter de ce que Me Bernard a bien voulu dire, mais il a dit de la façon la plus nette que ce n’est pas lui qui a pris l’initiative d’exprimer un désir au sujet de la remise de l’affaire Rochette. Pourtant, M. Caillaux avait affirmé le contraire. Me Bernard ne songeait nullement à la remise ; l’attitude du procureur général ne lui donnait aucune espérance de l’obtenir ; il portait ailleurs ses pensées, lorsqu’on est venu lui glisser à l’oreille que, s’il demandait la remise, il l’obtiendrait. C’était, qu’on nous passe le mot, pour lui ou plutôt pour son client, une de ces aubaines inespérées qu’on ne refuse pas. Il faut croire que le renseignement lui avait été fourni par une personne autorisée, puisqu’il a cru pouvoir en profiter : il a donc sollicité la remise, elle lui a été refusée. Il en a éprouvé un assez vif dépit, non pas à cause de la remise à laquelle il semblait ne porter qu’un assez médiocre intérêt, mais parce qu’on lui avait fait faire « un pas de clerc » et qu’il en était mortifié. Bientôt toutefois, on est revenu à la charge ; on lui a expliqué qu’il était parti trop vite, qu’il avait fait une démarche un peu prématurée, mais que, s’il la recommençait, il trouverait la voie libre et le succès au bout. Sa première mésaventure n’était pas un encouragement pour Me Bernard ; il refusait de s’exposer à une récidive ; mais alors, un personnage mystérieux, qui était à même de savoir et qui avait autorité pour parler, a donné à l’avocat l’assurance formelle que, cette fois, la remise était accordée d’avance. Le fruit était mûr, il n’y avait qu’à le cueillir. Me Bernard ne pouvait pas trahir les intérêts de son client ; on lui disait d’agir, il a agi, et les choses se sont passées comme on le lui avait promis.

Mais quel était ce on qui était intervenu auprès de lui ? Quel était l’homme masqué, si bien instruit de ce qui se passait à la Chancellerie et dont la parole méritait d’être crue ? C’est ici qu’est apparue l’infranchissable barrière du secret professionnel. Me Bernard a mis un doigt sur sa bouche jusqu’à ce moment si diserte et a déclaré qu’on n’obtiendrait pas de lui un mot de plus. Cherchez, semblait-il dire à la Commission : il s’est contenté d’ajouter que son informateur n’appartenait ni à la politique ni à la presse. M. Maurice Barres lui fait alors observer que tout le monde croirait qu’il avait eu affaire à Rochette lui-même, à quoi il n’a répondu ni oui ni non. Il faut donc conclure de la déposition de Me Bernard qu’il y a, en dehors de la politique, des hommes qui ne sont pas sans accointances avec elle, qui, par elle, en ont avec la justice, servent de trait d’union entre l’une et l’autre, subordonnent celle-ci à celle-là et, sans se montrer, en se cachant même, introduisent dans nos institutions un virus de corruption très actif. Rochette était un de ces hommes. La supposition que M. Maurice Barrès a faite à son sujet n’a pas tardé à être confirmée ; et par qui ? par Rochette lui-même. Dans une lettre qu’il a écrite de Lucerne à M. Jaurès, il a déclaré être l’auteur du renseignement qui a permis à Me Bernard de demander, cette fois à coup sûr, la remise de l’affaire. Ainsi, c’est Rochette qui tenait les fils de toutes ces marionnettes et les faisait agir les unes sur les autres, en agissant lui-même sur la première par ses moyens propres. Ce n’est pas Me Bernard qui avait menacé d’étouffer à l’audience le scandale de l’affaire Rochette sous l’accumulation de beaucoup d’autres ; ce n’est pas lui et il en est incapable ; mais c’est Rochette, et il s’en vante dans sa lettre. On comprend maintenant pourquoi M. Caillaux a parlé à M. Monis, M. Monis à M. Fabre, M. Fabre à M. Bidault de l’Isle ; on voit d’où est parti le premier mouvement et ce qui a déterminé le dernier ; mais la rougeur monte au front quand on fait ces constatations. Tout le reste est du verbiage. La Commission a entendu plusieurs fois M. Monis et M. Caillaux, qui ont fini par lui faire part de leurs affaires de famille, de leur situation de fortune, de leurs projets d’avenir et qui ont chicané longuement, subtilement, éperdument, pour fixer le moment exact de telle visite ou de telle démarche. À quoi bon et qu’est-ce que cela nous fait ? La Commission d’enquête a une autre mission, qui est de savoir et de dire si la conscience de plusieurs magistrats n’a pas capitulé sous la pression d’hommes politiques, agissant dans l’intérêt d’un voleur. Et, sur ce point, la lumière est faite.

Comment raconter tout ce qui s’est déjà passé à la Commission ? Un volume n’y suffirait pas. De nombreuses dépositions ont été faites, dont les plus intéressantes ont été celles de MM. Briand et Barthou : il en résulte que ni M. Monis, ni M. Caillaux ne pouvaient ignorer l’existence de la note de M. Fabre, et que, lorsqu’ils affectaient de croire qu’elle n’existait pas, ils ne disaient pas la vérité, ou jouaient sur les mots. La morale des casuistes est aujourd’hui celle des hommes politiques. On cueillerait d’ailleurs toutes sortes de traits curieux et instructifs dans les dépositions des deux anciens présidens du Conseil. M. Barthou, par exemple, a raconté une conversation qu’il a eue avec M. Caillaux à un moment où ils s’entretenaient en toute confiance de l’intervention de M. Monis auprès de M. Fabre. — Pourquoi M. Monis, qui était alors ministre de l’Intérieur, et non pas M. Antoine Perrier, qui était garde des Sceaux ? — A cette question de M. Barthou, la réponse de M. Caillaux est des plus suggestives : — C’est, a-t-il dit, parce que M. Monis avait la manière ; M. Perrier ne l’avait pas. — Nous félicitons chaudement M. Perrier de n’avoir pas la manière. L’ignorance où on l’a laissé de ces manœuvres tortueuses est à son honneur. On avait l’impression qu’il ne s’y prêterait pas. Mais que voilà des procédés étranges ! M. Briand, devenu garde des Sceaux, a dit à la Commission qu’une des premières choses qu’il avait faites en arrivant à la Chancellerie, avait été d’interdire à ses subordonnés d’aller chez un autre ministre, même chez le président du Conseil, sans son autorisation ou sans sa présence. Combien il avait raison ! On voit, en effet, quelles libertés les ministres prenaient les uns à l’égard des autres pendant le ministère Monis et par le fait de M. Monis lui-même. Tantôt les ministres se montraient réciproquement une confiance aveugle, tantôt ils se défiaient les uns des autres et se cachaient des démarches qu’ils faisaient, celui-ci dans le département de celui-là. De ces deux abus, le premier ne fait pas contrepoids au second.

Mais, de toutes les scènes de mœurs politiques dont le secret a été dévoilé à la Commission, aucune n’égale celle qui se rapporte au piège tendu par M. Caillaux à M. le procureur général Fabre, pour se procurer ou essayer de se procurer une pièce contre MM. Briand et Barthou. — Ils avaient une arme contre moi, a-t-il dit, en faisant allusion à la note de M. Fabre : il fallait que j’en eusse une contre eux ; je ne pouvais pas attendre le coup de poignard, j’étais dans le cas de légitime défense. — En conséquence, ayant sans doute appris par M. Monis que M. Fabre n’était pas un homme qu’il était impossible d’influencer et même d’intimider, quand toutefois on avait « la manière, » il l’a fait appeler pour lui arracher l’aveu que, lors de l’ancienne réunion de la Commission d’enquête, MM. Briand et Barthou lui avaient donné pour instruction de ne pas dire toute la vérité : et, pour avoir des témoins qui rédigeraient et signeraient un procès-verbal de l’entretien, il avait eu soin de cacher deux de ses secrétaires derrière un rideau. Un procès-verbal dressé dans de pareilles conditions aurait été méprisable à tous les points de vue. Il faut croire d’ailleurs qu’il n’a pas donné ce qu’en attendait M. Caillaux : en effet, il n’a pas été produit. Puisque M. Caillaux se croyait en état de légitime défense, un peu à la manière des Peaux-Rouges, il est vrai, que n’a-t-il répondu du tac au tac, du document au document ? Il s’en est abstenu, nous n’aurions rien su de la précaution qu’il avait prise, si MM. Briand et Barthou ne nous l’avaient pas contée. Peut-être a-t-il compris qu’il était allé un peu loin, car il a dit à la Commission que les personnes en faction derrière le rideau s’étaient trouvées là par hasard : bizarre hasard ! comme dit un personnage de comédie. L’explication est admirable et vraiment propre à inspirer confiance à ceux qui, ayant à causer avec M. Caillaux, se demanderont désormais si, par hasard, quelqu’un n’écoute pas derrière le rideau !

Concluons pour notre compte, en attendant que la Commission le fasse pour le sien : peut-être n’y mettra-t-elle pas la même netteté que nous. S’il a suivi, comme nous l’espérons, les détails de l’enquête, le pays sait désormais à quel degré de décomposition morale nous a fait tomber le gouvernement radical-socialiste qui pèse sur nous depuis quinze ans. Le coup de pistolet de Mme Caillaux a opéré comme l’étincelle électrique au milieu des nuages qu’elle précipite : à la lueur qu’il a projetée, on a aperçu bien des choses dont nous nous doutions, que nous savions, mais dont le pays ne s’était pas encore rendu compte avec la même certitude. Le hasard a voulu que le trait lumineux portât sur la magistrature, et il faut reconnaître que M. Barthou a dit autrefois une triste vérité lorsqu’il a affirmé qu’il y avait en elle quelque chose de gangrené. Gardons-nous pourtant de trop généraliser et, au surplus, livrés à eux-mêmes, et sous l’empire de leur seule conscience, MM. Fabre et Bidault de l’Isle sont des magistrats d’une probité parfaite ; mais il y a la politique qui, partout où elle pénètre, rencontre des faiblesses, les encourage, les entretient, les aggrave, et où ne pénètre-t-elle pas aujourd’hui ? Si le jet de lumière avait porté sur un autre corps de l’État que la magistrature, y aurions-nous fait une constatation meilleure ? Où est le remède à tant de maux ? Il est dans une séparation plus profonde entre la politique, — nous entendons par là le monde parlementaire, — et les grandes administrations de l’État qui doivent en rester indépendantes, car le Parlement est fait pour légiférer et non pas pour administrer, ni pour gouverner : quand il le fait indirectement, on voit le résultat. Le remède est surtout dans une séparation non moins profonde entre la politique et la finance, qui ne sauraient être tout à fait étrangères l’une à l’autre, mais qui ne peuvent pas sans péril se mêler et se confondre au point où elles le font aujourd’hui. Quand elles agissent l’une sur l’autre, elles ne le font généralement pas par leurs représentans les plus élevés, ni les plus qualifiés, ni les plus scrupuleux. Mais comment obtenir cette réforme nécessaire des mœurs publiques ? Ce n’est pas par des lois nouvelles qu’on la réalisera, car les lois ont peu de prise sur les mœurs. La réforme électorale elle-même, quelque désirable qu’elle soit, ne purifiera pas les mares stagnantes où il y avait déjà de la boue et où il y a maintenant du sang. Une fois de plus, nous répétons ce que nous avons dit si souvent et ce qui est de plus en plus vrai dans un pays où le gouvernement s’avilit toujours davantage : c’est au pays à trouver en lui-même le remède. Il ne saurait être dans les hommes qui le gouvernent aujourd’hui, car ils vivent fort à l’aise dans une décomposition qu’ils ont fomentée et ils n’en sentent pas les miasmes putrides. Des événemens comme ceux qui viennent d’éclater sur nous en tempête sont la préface que la fatalité, engendrée par tant de fautes, devait donner aux élections prochaines. Si le pays n’en comprend pas la leçon, il ne devra s’en prendre qu’à lui-même des conséquences que ne manqueront pas de déchaîner son indifférence et son aveuglement.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.

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