Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1918

Chronique n° 2071
31 juillet 1918


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.





Après s’être fait attendre un peu plus longtemps qu’on ne le croyait, subissant ainsi un retard dont les causes, incertaines encore, étaient probablement multiples et d’ordre divers, la cinquième offensive allemande du printemps et de l’été de 1918 a été, puisque c’est le terme consacré, « déclenchée » sur le front de Champagne le lundi 15 juillet, au petit matin. Comme nous connaissons cette sorte de passion ou de culte que professent nos ennemis pour les anniversaires, même pour les nôtres, sauf à les célébrer à leur façon, nous avions vu non sans étonnement se passer en parfaite tranquillité, et le 4 Juillet, fête de l’Indépendance américaine, et le 14 Juillet, fête nationale de la République française. C’était une ruse, et de leurs plus fines : les Allemands, se doutant que nous nous méfierions, ne bougèrent point de ces deux journées, et rirent bien du bon tour qu’ils nous avaient joué en ne bougeant pas. Sans doute aussi s’imaginèrent-ils que, rassurés par leur inaction, nous allions nous endormir d’un profond sommeil. Mais, à leur habitude, ils manquèrent de mesure; ils « en mirent trop, » ils firent les morts plus qu’il n’était naturel; et leur passivité même, devant les attaques locales par lesquelles nous les tâtions et assurions nos positions depuis une quinzaine, était un indice d’un prochain accès.

On ne dépouille jamais tout à fait le vieil homme, et jamais on ne se refait entièrement. Plus de raids d’avions sur Paris depuis le 1er du mois. L’indiscrète « Bertha » elle-même s’était tue. Songez donc : son silence devait faire oublier au peuple frivole et écervelé que nous sommes la présence des armées du kronprinz à soixante-quinze kilomètres de la capitale; et puis, quand sa grosse voix recommencerait à déchirer les airs, le réveil serait si affreux que nos nerfs, ni nos muscles, ni nos os n’y résisteraient, et que nous tomberions à genoux dès la minute où elle nous rappellerait au sentiment de la réalité. Singulière contradiction du génie ou du caractère allemand; d’une part, il se croit supérieur, unique, surhumain, uebermenslich; et, d’autre part, il agit comme si tous les hommes étaient bâtis et conformés sur son modèle : l'Allemand est ainsi; en conséquence, il faut que tout le monde soit ainsi. L’Allemand tremblerait de constater le synchronisme astronomique des coups intermittents que tire le « canonissime » et de la reprise de la bataille, du déchaînement d’une nouvelle ruée; par conséquent, Paris ne peut qu’en trembler, et la France qu’en être plongée dans une angoisse qui paralyse sa volonté de continuer à se défendre. Le procédé est destiné à agir, en outre, autant sur l’esprit public en Allemagne que sur l’opinion française; et, autant qu’à déprimer l’une, il vise à remonter l’autre. Cette fois, la Bertha n’ayant pu nous couper bras et jambes, ni le souffle, ni la confiance, le service berlinois de la propagande affirme que du moins elle a coupé nos fils télégraphiques et que nous ne communiquons plus, soit avec Genève, soit avec le Midi ! Nous voudrions que toute l’Allemagne pût entendre les propos que de pareilles calembredaines inspirent aux Parisiens. Elle n’en serait évidemment pas flattée, mais tant pis pour elle : il n’y a que la vérité qui blesse. Lorsque, à l’heure fatidique où Ludendorff donne le signal de l’attaque, se remet à tonner le supercanon, ce que nous disons n’a rien de commun avec ce que la puérilité allemande pense nous faire dire.

Mais revenons aux affaires sérieuses, à la seule affaire sérieuse. Le 15 juillet, au matin, nous ne dormions pas. Nous attendions si bien la cinquième ofîensive que nous n’étions inquiets que de l’attendre trop, et que notre unique surprise était de ne pas la voir venir. Ce ne serait pas tout dire. Nous l’attendions très exactement sur le front même et aux endroits mêmes où elle s’est produite. On n’aime pas ici à entrer dans le détail des opérations militaires, d’abord parce qu’on sent profondément à quel point la compétence ferait défaut, et ensuite, ou en même temps, parce qu’on les connaît mal ; qu’on n’a, pour sources authentiques, que les communiqués, dont la sécheresse n’augmente pas toujours la précision ; que tout ce qu’on pourrait mettre autour ne serait qu’impressions ou reflet d’impressions, choses plus ou moins bien vues par des hommes dont chacun n’en a vu qu’un coin, récit par Fabrice de la bataille de Waterloo ; et qu’ainsi on risquerait de commettre, sur d’autres choses, et sur celles-là même, des inexactitudes; envers d’autres hommes, d’après le témoignage peut-être partial, en tout cas partiel, de ceux-là, des injustices. Ce sont des sujets où il est aisé, et où il n’est pas indifférent, de se tromper : on peut faire passer, à tel moment, la ligne par tel point où, dans les fluctuations du combat, elle n’avait passé qu’un instant avant, ou n’allait passer que le moment d’après ; attribuer à tel chef d’armée la conception de tel dessein que tel autre n’aurait fait qu’exécuter ; prononcer à bon droit un nom, à tort en taire d’autres ; confondre les unités et en brouiller les numéros ; menues erreurs presque inévitables, et qu’il n’y a point à s’excuser de n’avoir pas sans une défaillance évitées. Mais il n’y a d’histoire, comme il n’y a de science, que « du général ; » elle s’écrit, comme la guerre se fait, par masses. Le reste n’est que l’anecdote. Prenant l’ensemble de haut et de loin, on est sûr de tenir l’important, l’essentiel, on a des chances d’approcher le certain, le définitif.

Il est certain, répétons-le, si l’Allemagne, déçue et piquée, ose insinuer le contraire, que, le 15 juillet, nulle part sur toute l’étendue du front engagé, nous n’avons été surpris par l’attaque, à laquelle nous étions prêts et parés, mais que, tout à l’opposé, c’est nous-mêmes qui avons surpris. La preuve en est non seulement dans l’ordre du jour, d’ailleurs admirable, que, dès le 7 juillet, le général Gouraud adressait à ses troupes françaises et américaines : « Le bombardement sera terrible, vous le supporterez sans faiblir. L’assaut sera rude, dans un nuage de fumée, de poussière et de gaz, mais votre position et votre armement sont formidables. Dans vos poitrines battent des cœurs braves et forts d’hommes libres. Personne ne regardera en arrière ; personne ne reculera d’un pas. Chacun n’aura qu’une pensée : en tuer beaucoup, jusqu’à ce qu’ils en aient assez. » La preuve est, par surcroît et par-dessus tout, dans le fait que, dix minutes avant que les Allemands ouvrissent leur feu, nous ouvrions le nôtre. On conte même à ce sujet un épisode amusant. Un de nos généraux, qui savait l’heure fixée par le commandement ennemi, comptait les secondes. Elles s’écoulaient, et l’artillerie allemande demeurait muette. N’était-ce que l’hésitation causée par l’étonnement d’avoir été devancée ; y avait-il eu contre-ordre ? Soudain, des coups éclatent ; un obus démolit la maison où le général, un peu morose, s’interrogeait ; et le général sort des décombres, avec le sourire que l’obus libérateur lui avait rendu. A de tels signes, reconnaissons une bataille qu’il serait insuffisant de dire attendue, mais désirée, espérée ; et espérée et désirée, parce que, de notre côté, elle avait été soigneusement, minutieusement, amoureusement préparée.

Préparée sur le front de Champagne par le général Gouraud ; de longue date, pendant de longs mois, avantage de la stabilité du commandement, et, mise au point pendant les derniers jours, bienfait d’une vigilance incessante. C’est contre lui qu’allait principalement porter, dans le début, l’effort allemand. Ludendorff avait choisi et machiné pour théâtre de son cinquième acte le long secteur de se kilomètres qui, contournant Reims par le Nord, s’étend de Château-Thierry, sur la Marne, à Massiges, à l’entrée de l’Argonne. Sa direction générale était Nord-Sud, et il avait sa droite à l’Ouest, sa gauche à l’Est de Reims. Sa gauche allait aussitôt se heurter et se butter à l’obstacle. La porte que fermait le général Gouraud avait, pour un de ses gonds, le massif de Moronvilliers, ces hauteurs désormais célèbres, le Mont Cornillet, le Mont-Haut et les autres. Mais le moyen le plus sûr de la tenir inébranlablement close était-il de s’accrocher au gond ou de se barricader derrière la porte? Le général Gouraud, s’étant arrêté au second parti, ne laissa sur les hauteurs mêmes que tout juste ce qu’il fallait d’hommes pour ralentir à son départ et briser l’élan de l’assaillant. Pour cette tâche suprême, il les fallait déterminés, héroïques, pénétrés de l’esprit de sacrifice. Il les fallait, et le général les eut, tous des volontaires, et il en eut plus qu’il ne lui en fallait. Bien peu d’entre eux sont revenus : mais tous ensemble, les vivants et les morts, ils continrent doux ou trois heures l’ennemi, fou d’impatience. Alors, des batteries dont l’espionnage allemand n’avait pas révélé l’existence ou tout au moins l’emplacement, se démasquèrent et prirent pour objectif nos propres réseaux de fils de fer, en avant desquels se formaient et s’apprêtaient les bataillons de Stosstruppen. Ce fut un massacre. L’abus, chez les Allemands, du mécanique et de l’automatique, l’exagération de prévoyance d’un État-major qui d’avance prédispose et coordonne tout, au mépris de l’imprévisible, de l’accidentel et de l’incoordonnable, y travaillèrent’ avec nous. Leur artillerie d’accompagnement, — une véritable artillerie montée, — qui devait soutenir les colonnes, vint, à l’heure dite, selon les instructions, se déployer à notre vue, et à l’heure dite, selon les instructions, les canons de l’ennemi commencèrent leur tir de barrage que, selon les instructions, aux heures II +- 1 + 2 + 3, ils allongèrent mathématiquement, sans que personne parût avertir que les Stosstruppen, retenues par le dévouement sacré de nos Spartiates, manquaient d’une, deux ou trois heures à l’horaire. D’où le massacre redoubla. Quand enfin, déjà las, décimés, usés avant d’avoir servi, ces bataillons d’élite eurent franchi le rideau de feu que l’infaillibilité allemande avait pris soin de tendre elle-même devant eux, ils trébuchèrent sur les positions de combat qu’avait aménagées, à contre-pente, le général Gouraud.

C’était fini, et ce ne fut pas long. La porte n’avait pas cédé. Nulle part dans toute sa largeur, elle n’était fondue ni faussée ; elle ne semblait pas avoir bougé. À peine en un seul point, non loin de la charnière, à Prunay, la pesée avait-elle marqué sa trace ; mais un coup de masse avait tout redressé. Ils n’étaient point passés, ils ne passeraient pas. Le général remerciait ses soldats avec des mots inoubliables ; et les soldats ont remercié leur général de leurs yeux où se donnait leur cœur ; mais nous, avec quels mots et de quels yeux ; remercierons-nous le général et les soldats ? Je « n’ai jamais été salué par de pareils regards, » a dit le chef glorieux. Ces regards lui renvoyaient le sien, l’étrange et fascinant regard où se réfléchit, comme en une eau bleue et profonde, la pureté d’une âme chevaleresque qui, pour l’honneur de notre race, apparente un Gouraud à un Bayard, par delà un Marceau et un Hoche.

À la droite de leur front d’attaque, les Allemands avaient eu d’abord meilleure fortune. Une de leurs armées avait réussi à passer la Marne en plusieurs points, de part et d’autre de Dormans, et à creuser sur la rive gauche une petite poche, mais étroite et plate ; elle n’avait pu « décoller » de la rivière. Leur dessein était vraisemblablement, ayant échoué sur Châlons, de s’infiltrer par la vallée vers Épernay, non sans jeter vers Montmirail une couverture qui, l’autre partie de l’opération achevée, se serait transformée en avant-garde pour la reprise de la marche sur Paris. Nach Paris ! C’était enfoncé dans toutes les têtes avec le marteau du dieu Thor, plus solidement que les clous d’or et d’argent dans la statue de Hindenburg, et ce qui est enfoncé dans une tête allemande n’en sort plus. On ne l’en arrache qu’avec le fer. L’espèce de hernie formée ainsi, en deçà de la Marne, sur les pentes de Saint-Agnan et de la Chapelle-Monthodon, aussitôt comprimée par nous, devait être bientôt réduite. Adieu, Paris !

Château-Thierry marquant, à l’Ouest, l’extrême pointe, ou à peu près, de l’avance allemande à la suite de l’offensive du 27 mai, à partir de là, la ligne remontait, en potence, vers le Nord. Dans nos deux secteurs, entre l’Aisne et l’Ourcq, armée Mangin, entre l’Ourcq et la Marne, armée Degoutte, la bataille avait été également préparée. Et préparée à la mode française, suivant les méthodes classiques, par toute une série de combats locaux qui avaient rempli la deuxième quinzaine de juin, et dont chacun, pris isolément, n’était rien, mais qui tous concouraient et disposaient à une plus grande action. Si les Allemands avaient eu moins d’admiration pour eux-mêmes, plus d’estime pour leurs adversaires, ils se seraient souvenus que c’était justement la doctrine enseignée par le général Foch, cette préparation de la bataille, du terrain et des hommes, par des combats préalables où l’on met l’un en forme et les autres en haleine. Car voici que, chez nous, il s’était éveillé, il s’était réveillé une pensée. Le tort de Ludendorff a été de n’y pas croire, ou de croire que nous n’avions plus assez de ressources, ou assez de ressort, pour passer du projet à l’exécution.

Tout à coup, Mangin a bondi. Foch, qui, depuis le 15, trois jours entiers, le retenait à deux mains, l’a lâché. Peu de bombardement. Des tanks, et puis l’infanterie, la reine des batailles, celle qui les gagne avec ses jambes, avec ses bras aussi. Vague par vague, elle progresse, et jamais on n’a fait comparaison plus juste. Il semble qu’à chaque étape, la vague revienne lécher la vague pour la dépasser. Au Sud de l’Ourcq, Dégoutte suit, d’un mouvement d’abord plus lent, puis accéléré. Deux ou trois kilomètres, puis cinq ou six, puis on ne mesure plus le gain. On compte les prisonniers faits et les canons enlevés. Les bulletins vont grossissant: 17 000 prisonniers, 360 canons, plus de 50 000 prisonniers, plus de 400 canons. A l’une des extrémités, nous dominons Soissons; à l’autre, nous saisissons Château-Thierry. Mais, d’une extrémité à l’autre, la pensée unique. La pensée unique, la volonté qui organise et ordonne, le verbe qui commande. A la voix du chef unanimement accepté comme le plus digne, les éléments multiples et divers d’une armée immense et rajeunie par un afflux de sang jeune, par un apport de nerfs frais, se joignent, se soudent, s’articulent: Américains, Anglais ou plutôt Britanniques (il y a des contingents de tout l’Empire), Italiens. Simultanément, de la rive gauche de la Marne, le général Berthelot et le général de Mitry, poussant du Sud au Nord, crèvent le fond du sac. L’Allemand se retire de nuit, pour éviter un pire destin. La rive gauche est nettoyée. La rive droite n’offre à l’ennemi qu’un abri précaire. Il envisage la possibilité, la probabilité d’un plus long recul que, s’efforçant de sauver la face, il proclamera d’autant plus élastique qu’il pliera et reculera davantage. Ce recul sur une ligne qui serait peut-être la Vesle, une division de la garde prussienne, non loin d’Oulchy-le-Château, deux ou trois autres divisions de choix dans la montagne de Reims, se font hacher pour le permettre; le canon fait rage pour le couvrir. Ce n’en est pas moins une retraite en assez mauvais arroi par des chemins médiocres et enchevêtrés, les bonnes routes, qui sont rares, étant toutes interdites ou menacées. Le nombre n’est une force que dans l’ordre ; dans le désordre, ce n’est qu’une gêne. « Plus il en viendra, disait Bugeaud, regardant tourbillonner des nuées d’Arabes, plus ils se nuiront. » Assurément, les Allemands font une autre nuée que les Arabes du temps de Bugeaud. Mais, dans certains moments, il y a, pour la plus obéissante, la plus disciplinée, la plus mécanique, la plus automatique des armées, un minimum de confusion irréductible. En de tels moments, le vent des catastrophes peut toujours se lever. Et il peut souffler de plusieurs côtés à la fois. N’est-ce qu’une brise fugitive qui se lève sur la vallée de l’Avre, au Nord de Montdidier, vers Mailly-Raineval, où nous avons ajouté 2 000 prisonniers de Picardie aux 20 000 prisonniers de Champagne?

Nous, cependant, refrénons nos désirs, bridons nos espérances: domptons, pour parler avec Bossuet, car nulle parole aujourd’hui n’est trop grande, domptons ces chevaux sauvages. Si demain la réalité rompt les liens où, par prudence, nous voulons les entraver, si nos désirs se trouvent comblés et nos espérances dépassées, notre joie en sera plus large et plus chaude. Toutefois, dès à présent, en ne considérant que les résultats acquis, osons écrire le mot : c’est la victoire. C’est une seconde victoire de la Marne, qui, fidèle à sa fonction historique, a accompli, hier encore, son devoir de rivière française.

Dans un miracle qui se renouvelle, il entre une forte part de vertu. Valeur des chefs, vaillance magnifique des troupes, patience et endurance de la nation. Qu’a-t-il fallu pour libérer toute cette énergie, pour dégager toute cette puissance latente? Simplement, que nous eussions un gouvernement qui dit : « Je fais la guerre, » et un commandement qui la fît. Plus simplement, que ce peuple eût le gouvernement, et cette armée, le commandement qu’ils méritent. Tout simplement, qu’un nous donnât, après tant d’essais et de déceptions, un gouvernement et un commandement. Qu’on en finît avec la commode et mortelle habitude du gouvernement de Pas-de-gouvernement, avec la commode et mortelle formule du N’importe qui. Qu’au gouvernement et au commandement, l’homme qu’il fallait fût mis à la place où il le fallait dans l’instant où il le fallait; qu’un Clemenceau tendit et fit vibrer la corde; qu’un Foch mûrit et combinât le plan ; et qu’un Fayolle utilisât l’instrument merveilleux qu’un Pétain avait reforgé, tandis qu’un Castelnau, et ses émules ou ses élèves, enviant en silence la chance de leurs camarades-, montent la garde de Dunkerque à Belfort. Quel spectacle que celui de ce rétablissement, non seulement stratégique, mais politique, et comme il nous invite à nous détourner d’un autre où la France, qui ne se reconnaît pas dans l’image de certains ministres qu’elle dut trop longtemps subir, ne pourrait que s’écrier, humiliée et indignée : « Quoi ! j’étais cela, et j’avais cela! » Mais non : la Marne lui rappelle à point qu’elle est la France. Qu’elle se contemple, et qu’elle passe.

Pour l’Allemagne, le Grand Quartier impérial en est à bredouiller des explications. A propos, où est Hindenburg? Il ne se montre plus, on ne le montre plus, et Ludendorff s’est substitué à lui dans l’adulation des foules. Mais Ludendorff lui-même, où en est-il? Sur la foi qu’on avait en lui, sur ses assurances positives, M. de Kühlmann, coupable de s’être permis de recueillir une phrase de Moltke l’ancien et de douter qu’on arrivât à la paix par la supériorité exclusive des armes, avait été congédié. Afin de bien accuser l’intention et la prétention, on l’avait remplacé par un marin, à défaut de militaire, par le contre-amiral, versé dans la diplomatie, de Hintze, et dans la germanique et même pangermanique école de diplomatie, dans celle des Bernstorff et des Luxburg. A quinze jours de distance, il est bien vengé; vengé de tous les abandons et de toutes les trahisons. La vérité, si peu originale, qu’il avait énoncée, éclate. Dans quelles conditions, et dans quel dessein, M. de Kühlmann s’était-il enhardi à émettre ce jugement? Il y a là un curieux problème, moins de politique que de psychologie allemande; un problème à la fois politique et psychologique, où la psychologie éclaire jusqu’au fond et dévoile la politique.

Que le secrétaire d’État, vite démissionnaire ou démissionné, ait parlé à l’insu de l’Empereur, il est au moins difficile de l’admettre. Alors, il y avait concert, collusion, entre ce très haut et ce haut personnage? Mais, alors, comment accorder le projet de M. de Kühlmann avec la thèse impériale la plus récente, la théorie des deux conceptions du monde, l’allemande et l’anglaise, qui s’opposent si radicalement, si inexorablement que l’une doit exterminer et éliminer l’autre? Et si ce n’était qu’un jeu subtil et compliqué où le ministre serait sacrifié ou se sacrifierait avec promesse de compensation; une balance, une bascule, une machine à double commande, une arme à double détente? Suivons ce jeu, pour l’amour de l’art. L’Empereur se couvre avant que M. de Kühlmann se découvre. La loyauté voudrait que l’Empereur, à son tour, couvrît M. de Kühlmann. Mais il ne le couvrirait qu’en se découvrant; il le laisse donc découvert et nu comme un cadavre. Ainsi M. de Kühlmann, ayant contredit l’Empereur, le chancelier de Hertling désavoue M. de Kühlmann, quitte à se reprendre le lendemain et à se rectifier lui-même. Quand. il disserte, en exégète et en casuiste qu’il est de nature et de profession, sur le « gage » dont l’Allemagne s’est nantie en Belgique, le gage, c’est lui qui le donne, et il réalise ce chef-d’œuvre de le donner successivement et alternativement deux fois, aux droites qui veulent le garder, et aux gauches qui veulent le rendre. Et ainsi, toujours une issue reste ouverte : celle de la paix de domination, ou celle de la paix de conciliation. La sortie dépendra des succès militaires. L’État-major exige une « paix forte, » la paix de violence, la paix allemande. Soit, et tant mieux : qu’il la gagne! On ne lui demande, que de réussir. Néanmoins, si, par aventure, il ne réussissait pas, en ce cas, la diplomatie et la majorité libérale du Reichstag seraient sur leurs pieds pour revenir à la raison et négocier un arrangement.

Tout en Allemagne, toute l’Allemagne, tourne de plus en plus autour de cette idée- obsédante de la paix. Si la figure du comte Hertling nous apparaît entachée de duplicité, ce n’est pas tout à fait sa faute. Son jeu est double, parce que l’opinion, qu’il a à ménager, la situation, qu’il a à dénouer, sont doubles. D’une part, le besoin d’une paix quelconque; d’autre part, l’espoir, le rêve, le mirage d’une paix allemande. Les yeux et le ventre. Des rations de famine et l’appétit de l’Ogre. Mais la paix! Il n’est pas jusqu’à la dernière offensive, « — dont on s’était flatté qu’elle serait la dernière, au sens absolu, — qu’on n’ait baptisée « l’offensive de la paix, » Friedenssturm. Si l’on eût pu, par elle, emporter l’Occident après l’Orient, c’eût été là paix triomphante, la véritable paix allemande, la paix accablante et écrasante. Mais, si l’Occident redresse le fléau et fait équilibre à l’Orient, M. de Hertling, et M. de Payer, sur la scène, M. Scheidemann et M. Erzberger, dans la coulisse, ne sont ni sourds ni muets : on pourra causer.

La défaite allemande de la Marne, qu’on « camoufle» pour le public et qu’on lui dissimule, mais qu’on ne saurait se dissimuler entre soi, diffère la solution en Occident, si elle ne la précipite ou ne l’entraîne pas, dans le temps même où, en Orient, les choses se gâtent. La décomposition russe atteint le dernier degré de la pourriture; mais nous ne nous trompions pas en indiquant, d’après certains -symptômes, que, par-dessous, l’organisme travaille, qu’il reconstitue çà et là ses cellules, et que déjà l’on entrevoit un bourgeonnement. Les Alliés se sont décidés à agir sur la côte mourmane pour maintenir leurs communications avec Arkhangel, et par-là pouvoir tendre une main à ce qui et à ceux qui, en Russie, voudraient se relever. Le Japon paraît se décider à intervenir en Sibérie, après un flottement et des frottements qui ne lui sont sans doute pas tous imputables; pour ne pas laisser tomber vains les efforts des contre-gouvernements qui essaient de se former à Vladivostok, à Omsk ou ailleurs, pour ne pas laisser finir inutile la fantastique et superbe équipée des Tchécoslovaques. Il est tard, mais de grands tronçons du Transsibérien sont encore libres; par-là encore, une main peut être tendue, et une main puissante. De Vologda à la mer Blanche, un des membres disjoints de l’énorme corps gisant s’agite ou remue. Aucune des questions baltiques, oukraniennes, caucasiennes n’est, ni intérieurement, ni extérieurement, réglée. Il y a la Finlande, il y a la Lithuanie, il y a la Pologne, il y a la République tatare; ou mieux, il n’y a ni Finlande, ni Lithuanie, ni Pologne, ni République tatare; ni les anciennes, ni les nouvelles. Il y a le néant, il y a le chaos, il y a l’anarchie, toutes les couleurs du mal, la nuit noire, la terreur rouge. L’Allemagne, pour avoir trop embrassé, ne tient rien. Le plus « chiffon de papier » de tous ses « chiffons de papier, » c’est le traité de Brest-Litovsk. Des questions se posent incessamment, inextricablement, aiguës, tragiques, qu’elle est incapable de résoudre. L’orgueil allemand a dû supporter, « avaler » et « digérer » l’assassinat du comte Mirbach ; l’impérialisme allemand, la fraternité des souverains, la solidarité des têtes couronnées n’ont pu empêcher, — car on se refuse à croire que l’Empereur du moins ne l’ait pas voulu, — l’assassinat de Nicolas II. Ne lui prêtons pas gratuitement des calculs abominables ; nous-mêmes, à cet égard, nous ne sommes pas sans reproche. Avec les Lénine et les Trotsky, nous ne pouvions plus rien pour l’homme qui avait été notre ami; mais il y avait eu un moment, au début de la Révolution, où nous aurions pu dire un mot, faire un geste : qu’avons-nous fait? qu’avons-nous dit?

De sagaces esprits s’attendent à ce que nous assistions à un renversement de la politique allemande en Russie. Ayant tiré des complaisances bolchovistes tout ce qu’elle avait à en tirer, l’Allemagne casserait son outil et le rejetterait; elle remettrait d’accord son intérêt et ses principes en restaurant une monarchie, qui ne serait pas moins son esclave que les bolcheviks ne l’étaient, puisqu’elle leur devrait sa vie, comme ils lui devaient leur naissance. Peut-être le machiavélisme de Frédéric II, infiniment plus cynique que celui du Prince, ne répugnerait-il pas à ce genre de combinaisons. Mais peut-être la vérité est-elle que l’Allemagne est empêtrée, à ne plus savoir quel parti prendre. Nous disions assez récemment qu’elle était obligée maintenant de traîner trois poids morts. Ce n’est pas trois, mais quatre : la Russie est le quatrième ; et ce n’est pas le moins lourd, parce que combien mort ! En Autriche-Hongrie, Seidler abattu, les Burian, les Czernin se débattent trop pour qu’on ne soit pas dans les transes. Le Bulgare est énigmatique. Le Turc s’émoustille, et prend au sérieux sa résurrection. Tout le reste du monde est ennemi ou hostile.

La seconde victoire de la Marne, qui de jour en jour se dessine et se développe, pourrait bien, avec le temps, changer de nom et s’appeler, du mot répété dans tant de télégrammes et de discours, « la victoire finale. » Mais avec du temps et de la constance, une constance ferme, un temps que nous ne connaissons pas. Les premières minutes du quart d’heure de Nogi sont passées, mais les premières minutes seulement, et ce quart d’heure, comme les années bibliques se mesurent par des siècles, peut se mesurer par des mois. Il n’importe ; ou plutôt si : il importe beaucoup aux peuples qui souffrent et qui saignent, à la terre dévastée, à l’humanité désolée, à la civilisation suspendue. Mais ce n’est pas ce qui importe le plus. La vieille devise vénitienne, aussi utilitaire qu’épique, disait : Navigare necesse est, vivere non necesse. De même, pour nous, il n’est pas nécessaire de vivre, il est nécessaire de vaincre. Il ne vaudrait plus la peine de vivre, si nous n’avions pas vaincu. Nous vaincrons. Nous avons tout ce qu’il faut pour vaincre, et encore une fois que faut-il ? L’unité dans la nation, l’union entre les nations. Que la nation ait le gouvernement, et l’armée, le commandement qu’elles méritent. Que le gouvernement mérite la nation, et le commandement, l’armée qu’ils ont. Que, par nonchalance, irrésolution, faiblesse, incapacité, idéologie de secte ou phobie de parti, le pouvoir ne soit pas employé à ronger et rogner l’initiative.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant, RENE DOUMIC.