Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1914

Chronique n° 1975
31 juillet 1914


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.





Il nous est difficile, dans une chronique qui doit être imprimée deux ou trois jours avant qu’elle paraisse, de donner les dernières nouvelles et de suivre dans leur précipitation les événemens qui se succèdent. Celle d’aujourd’hui était déjà presque complètement écrite lorsqu’un coup de foudre a éclaté dans un ciel qui, certes, était loin d’être serein, mais où un éclat de cette soudaineté et de cette violence était à bon droit inattendu : nous voulons parler de l’ultimatum que le gouvernement austro-hongrois vient d’adresser au gouvernement serbe. L’effet produit a été de la stupeur. La veille encore, on assurait à Vienne que la note en préparation serait conciliante et modérée : cette espérance a été cruellement, brutalement trompée.

L’histoire diplomatique ne présente pas, à notre connaissance, un autre exemple d’un document du même genre : même lorsqu’on est résolu à la guerre, on reste habituellement soucieux de se concilier l’opinion de l’Europe, en employant certaines formes. Comment ne pas voir une provocation pure et simple dans l’ultimatum austro-hongrois ? L’empereur François-Joseph avait été mieux inspiré, lorsque, après l’assassinat du prince héritier, il a adressé à ses ministres la noble lettre dont nous parlions il n’y a pas plus de quinze jours. Il attribuait alors le crime de Serajevo au « vertige d’un petit nombre d’hommes induits en erreur : » il l’attribue aujourd’hui, ou du moins son gouvernement l’attribue à tout un peuple qu’il prétend condamner à faire publiquement le plus humiliant des mea culpa et à consentir à des conditions qui, impérieusement dictées, portent une atteinte profonde à son indépendance et à sa dignité. La Serbie s’est pourtant inclinée, mais rien n’a arrêté son intraitable adversaire. C’est une lourde responsabilité que, à la fin d’un long règne commencé dans l’orage, poursuivi à travers de tragiques péripéties et qui menace de se terminer dans une effusion de sang comme le monde n’en a pas encore vue, le vieil empereur a prise devant l’histoire et devant Dieu. Il ne s’agit plus, et personne ne s’y méprend, de châtier la mort de l’archiduc François-Ferdinand et de la comtesse de Hohenberg ; le crime de Serajevo n’est plus ici qu’un prétexte ; l’entreprise autrichienne a une portée beaucoup plus générale qui met en cause la paix de l’Europe. On n’a pas pu s’y tromper à Vienne ; on ne s’y est pas trompé ailleurs. Si l’Autriche s’était lancée dans cette aventure sans s’être assurée du concours de l’Allemagne, ce serait démence, et si elle s’est assurée de ce concours, nous n’avons pas besoin de dire combien la situation est dangereuse : tout le monde le sent.

M. le baron de Schœn, ambassadeur d’Allemagne à Paris, a fait une démarche auprès de M. Bienvenu-Martin, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères intérimaire, pour lui dire : 1° que son gouvernement approuvait, dans le fond et dans la forme, la note adressée par l’Autriche à la Serbie ; 2° qu’il espérait que la discussion resterait localisée entre Vienne et Belgrade ; 3° que si une tierce puissance intervenait dans la discussion, il pourrait en résulter une grave tension entre les deux groupes de Puissances qui existent en Europe et que les conséquences en seraient incalculables ; mais l’abstention de certaines Puissances, en présence de l’acte qui se prépare et déjà s’accomplit, en entraînerait qui ne le seraient pas moins. La démarche de M. de Schoen rappelle un peu celle que l’ambassadeur d’Allemagne en Russie a faite auprès du ministre russe des Affaires étrangères au moment de l’annexion de l’Herzégovine et de la Bosnie. Elle a réussi alors, mais les circonstances sont changées et les mêmes moyens ne produisent heureusement pas toujours les mêmes effets. L’a-t-on senti ? On s’est appliqué, après coup, à atténuer l’effet produit. M. de Schoen est revenu au quai d’Orsay et a invité M. Bienvenu-Martin à chercher avec lui quelque moyen de conciliation. Une note de l’agence Havas a déclaré « qu’il résultait d’informations provenant d’une source autorisée qu’il n’y avait pas eu entre l’Allemagne et l’Autriche un accord préalable à l’envoi de la note adressée à la Serbie. » Nous sommes bien aises de l’apprendre : pourtant, que nous importe, si l’Allemagne approuve l’ultimatum autrichien ? L’information n’a plus qu’un caractère anecdotique. Ce n’est pas un ultimatum que l’Autriche a envoyé à la Serbie, dit encore la note officieuse, mais « une demande de réponse avec limitation de temps. » En bon français, n’est-ce pas la définition même d’un ultimatum ? Enfin la note assure que l’attitude de l’Allemagne « a été inexactement représentée comme comportant une menace » et qu’elle « doit être interprétée seulement comme l’indication qu’il est désirable que le désaccord entre l’Autriche et la Serbie reste localisé. » Sans doute, c’est désirable ; mais est-ce possible ? Cela l’était aussi longtemps que la discussion a été localisée elle-même sur le terrain diplomatique ; nous craignons que cela ait cessé de l’être à partir du moment où elle en est sortie.

Ce qui était désirable avant tout, au milieu de la surprise où l’Europe a été jetée en sursaut par l’ultimatum autrichien, c’était qu’on eût le temps de réfléchir, de se consulter, de se ressaisir. Ce temps, la Serbie l’a demandé et la Russie, la France et l’Angleterre ont appuyé une demande si juste, si légitime, si raisonnable : très péremptoirement, l’Autriche a refusé. La date et l’heure fixées pour la réponse serbe à l’ultimatum était le 25 juillet à 6 heures : elle a été remise à 5 heures 3/4 entre les mains du ministre austro-hongrois, le baron Giesl. Le gouvernement serbe a poussé, dans l’intérêt de la paix, la résignation à son extrême limite ; il a cédé plus que nous l’aurions cru possible ; il n’a reculé que devant le suicide et le déshonneur ; il s’est incliné devant les conditions si dures, exorbitantes et excessives, qui lui étaient imposées, à la seule exception de celles qui mettaient en cause et supprimaient en fait son indépendance et sa souveraineté. Et même à ces dernières, il n’a pas opposé un refus formel ; il s’est contenté de demander des explications et a invoqué, s’il en était besoin, l’arbitrage de la Cour de La Haye. Le ministre d’Autriche a déclaré cette soumission insuffisante et a aussitôt quitté Belgrade avec tout le personnel de sa légation, en notifiant la rupture définitive des relations diplomatiques.

Ce n’était pas encore et nécessairement la guerre, mais il aurait fallu fermer les yeux à la lumière pour ne pas reconnaître que c’en étaient les funestes prodromes. Il semble que l’Autriche ait voulu couper les ponts derrière elle, de manière à ne plus pouvoir reculer et à mettre l’Europe en face d’un fait accompli. Elle l’a fait comme elle l’avait comploté. Alors les questions venues aux esprits sont si redoutables qu’on ne saurait en exagérer le péril. L’émotion, qui a été partout extrêmement vive, a pris dans les divers pays des formes différentes. A Vienne et à Pest, on a montré un grand enthousiasme guerrier, et nous avons le regret de dire qu’il en a été de même à Berlin ; mais nous savons ce que valent ces manifestations, dans les rues, d’une opinion irresponsable : il ne faut pas en surfaire l’importance. Elle a été toutefois jugée assez grande pour que l’empereur Guillaume ait cru devoir interrompre sa croisière en Norvège et rentrer à la hâte à Berlin. On a eu alors le sentiment très net que la paix de l’Europe était entre ses mains. Certaines circonstances confuses et troubles de ces derniers jours ont amené à se demander s’il en voulait encore vraiment le maintien. Un signe de lui aurait dissipé toutes les ombres ; mais il ne l’a pas encore fait. En l’attendant, ou plutôt sans l’attendre, le gouvernement autrichien a ordonné une mobilisation partielle et le gouvernement serbe une mobilisation totale. Des mesures de précaution ont été prises aussitôt dans d’autres pays, en Russie naturellement, en Roumanie et même en Belgique. Les pays les plus pacifiques s’attendent à tout et s’y préparent. La Russie a déclaré qu’elle ne pouvait pas rester indifférente aux événemens et en effet elle ne le peut pas. Dès lors la Fiance ne le peut pas davantage et il en est de même de l’Angleterre. Dans une communication qu’il a faite à la Chambre des Communes, sir Edward Grey a dit très nettement que la question menaçait de prendre un caractère général. M. de Schoen, dans la démarche qu’il a faite auprès de M. Bienvenu-Martin, n’a-t-il pas, tout en exprimant le désir que la question fût localisée, marqué lui-même son intérêt européen en mettant en opposition les deux grands groupemens qui se font équilibre en Europe ? C’était de sa part une vue très exacte des choses.

On a cru que les événemens allaient se précipiter : un ralentissement s’est pourtant produit dans l’action autrichienne. On l’a expliqué à Vienne par la nécessité de prendre encore quelques dispositions préalables, comme si on ne les avait pas toutes prises avant de lancer à travers le monde la bombe incendiaire. Quoi qu’il en soit, la diplomatie a usé du délai, volontaire ou non, que lui laissait l’Autriche pour causer et offrir ses bons offices. L’Autriche, cette fois, ne s’est pas complètement dérobée. Loin même de se refuser à la conversation, il semble qu’elle l’ait recherchée à Saint-Pétersbourg. On a cru alors qu’il y avait une lueur d’espoir. Ce n’est sans doute pas ce que voulait le gouvernement autrichien, car, fidèle à sa méthode de tout brusquer, il s’est empressé d’adresser à la Serbie une déclaration de guerre. Pourtant il n’a pas encore passé matériellement le Rubicon, c’est-à-dire ici le Danube : l’espoir n’était pas encore complètement dissipé. Mais que faire ? Le gouvernement anglais est certainement celui de tous qui est le mieux en situation de prendre une initiative pacifique : aussi sir Edward Grey a-t-il pensé qu’il y avait là pour lui un devoir. On sait que ce sentiment est chez lui très vif. Il s’est adressé à la France, à l’Allemagne, à l’Italie et a proposé que les ambassadeurs de ces Puissances à Londres se réunissent pour chercher ensemble les voies de la conciliation. Ils l’ont déjà fait autrefois avec succès. On a critiqué, selon nous, bien mal à propos l’ancienne réunion des ambassadeurs à Londres parce qu’elle n’avait pas résolu l’insoluble question d’Orient. Ce n’était pas tout à fait le but qu’elle s’était proposé, mais bien de maintenir la paix, et elle y avait réussi. Le peut-elle encore aujourd’hui ? Qui sait ? Il fallait l’essayer, il le faut toujours. Au premier moment, l’Angleterre a trouvé l’adhésion de l’Italie. La nôtre allait de soi. L’Allemagne n’a dit ni oui ni non ; elle a adhéré en principe, mais a réservé ses devoirs d’alliée ; elle n’a pas fait le geste qui aurait été décisif. Et tout est resté en suspens.

Dans une situation non seulement aussi périlleuse, mais aussi délicate, qu’il est difficile d’apaiser et de calmer, trop facile au contraire d’envenimer et de porter au paroxysme, tous les mots comptent et doivent être pesés avec soin. Il suffit d’avoir manifesté avec fermeté des intentions générales : pour le reste, le mieux est de s’en remettre à la diplomatie et d’attendre le résultat de ses efforts. Mais comment ne pas exprimer le regret qu’au milieu de circonstances aussi préoccupantes, notre gouvernement se soit trouvé en quelque sorte décapité ? Ce n’est pas une critique que nous faisons : qui pouvait prévoir de pareils événemens ? L’Autriche seule savait à quoi s’en tenir. Elle a si bien pris le temps de tout calculer qu’on se demande si elle n’a pas choisi pour adresser son ultimatum à la Serbie le moment où M. le Président de la République et M. le ministre des Affaires étrangères étaient absens, comme l’était d’ailleurs l’empereur d’Allemagne. L’Empereur est revenu ; MM. Poincaré et Viviani ne pouvaient qu’en faire autant. On a bien voulu les excuser à Copenhague et à Christiania où ils étaient attendus : ils iront plus tard visiter des peuples et des souverains amis. En ce moment leur devoir, et le plus impérieux de tous, était pour eux d’être à Paris. M. le Président de la République y a été accueilli par des démonstrations très chaudes. La foule qui l’attendait à la gare a crié : « Vive la France ! vive l’armée ! vive la Russie ! vive l’Angleterre ! » Tout cela est significatif. Ce qui l’est encore davantage, c’est l’ordre du jour qui a été voté par le groupe radical et radical-socialiste de la Chambre des députés. Ses membres présens à Paris se sont réunis. On ne saurait les accuser de chauvinisme, de militarisme ; ils ont donné d’abondantes preuves de leur esprit pacifique et même pacifiste. Ils ont déclaré néanmoins, à l’unanimité, que « reconnaissant la fermeté et la sagesse du gouvernement de la République dans les circonstances extérieures actuelles, ils se solidarisaient étroitement avec lui dans un sentiment de patriotique confiance. » Quant au pays, son attitude est précisément celle qu’on pouvait désirer ; elle est faite de calme, de résolution. Puisse le fléau de la guerre s’éloigner de nous ! Mais s’il en est autrement, tout le monde fera son devoir.


On sait où était M. le Président de la République quand l’Autriche a jugé l’heure favorable pour elle. Les préoccupations du jour, quelque inquiétantes qu’elles soient, ne sauraient détourner notre attention reconnaissante des marques de sympathie que le représentant de la France a reçues à Saint-Pétersbourg et à Stockholm. À Saint-Pétersbourg, en particulier, l’accord de deux grands pays s’est manifesté avec éclat et ceux qui ont pu redouter que l’alliance n’eût perdu, à l’épreuve du temps, quelque chose de sa vertu première ont été détrompés par l’événement. Jamais, au contraire, elle n’a paru plus solide, sans doute parce qu’elle n’a jamais été plus nécessaire et que les bienfaits en ayant été également appréciés de part et d’autre, elle a acquis des forces nouvelles à mesure qu’elle durait. Rarement rencontre de deux chefs d’État avait été l’objet d’une attention plus grande. On attendait les toasts qui devaient être prononcés par l’Empereur et par le Président, et on leur attribuait par avance plus d’importance que n’en ont d’ordinaire ces discours d’apparat. Cette importance est généralement un peu voilée par la prudence avec laquelle tous les mots sont pesés de manière qu’ils ne disent ni trop ni trop peu : ils ont réussi cette fois à dire exactement ce qu’ils voulaient dire et à préciser les intentions, le caractère, la portée d’une alliance à laquelle l’Angleterre est venue apporter une force nouvelle par l’adhésion qu’elle lui a donnée. Le caractère de la Triple Entente, — nous en parlerons aujourd’hui dans les mêmes termes que nous l’aurions fait hier, — peut être défini en deux mots : la paix par l’équilibre, la seule qui assure à la fois l’indépendance réciproque et la dignité de toutes les nations.

Il faut citer les passages les plus expressifs de ces toasts : les textes parlent mieux ici que tous les commentaires qu’on pourrait en faire. « Unies de longue date, a dit l’Empereur, par la sympathie mutuelle des peuples et par les intérêts communs, la France et la Russie sont depuis bientôt un quart de siècle étroitement liées pour mieux poursuivre le même but, qui consiste à sauvegarder leurs intérêts en collaborant à l’équilibre et à la paix en. Europe. Je ne doute point que, fidèles à leur idéal pacifique et s’appuyant sur leur alliance éprouvée, ainsi que sur des amitiés communes, nos deux pays continueront à jouir des bienfaits de la paix, assurée par la plénitude de leurs forces, en serrant toujours davantage les liens qui les unissent. » On remarquera l’affirmation que la paix est assurée aux deux pays par « la plénitude de leurs forces. » S’il est résolument pacifique, l’empereur Nicolas sait néanmoins que la paix n’est assurée qu’aux forts et c’est pourquoi la Russie, pendant que nous rétablissions chez nous le service de trois ans, a travaillé avec une admirable énergie au développement de sa puissance militaire. Elle a, sur nous et sur toutes les autres nations de l’Europe, l’avantage de disposer de ressources en hommes presque illimitées, et ces ressources, qui pourraient trouver une entrave dans leur quantité même, elle s’applique à les organiser, à les instruire, à les armer, à en préparer la mobilisation toujours plus rapide. Le jour où les deux pays auront également mis en œuvre « la plénitude de leurs forces, » la paix du monde aura une garantie de plus. Au langage de l’Empereur, M. Poincaré a répondu en termes simples, précis et forts comme les siens. « Fondée, a-t-il dit, sur la communauté des intérêts, consacrée par la volonté pacifique des deux gouvernemens, appuyée sur des armées de terre et de mer qui se connaissent, s’estiment et sont habituées à fraterniser, affermie par une longue expérience et complétée par de précieuses amitiés, l’Alliance dont l’illustre empereur Alexandre III et le regretté président Carnot ont pris la première initiative, a donné la preuve de son action bienfaisante et de son inébranlable solidité. Votre Majesté peut être assurée que, demain comme hier, la France poursuivra dans une collaboration intime et quotidienne avec son alliée l’œuvre de paix et de civilisation à laquelle les deux gouvernemens et les deux nations n’ont cessé de travailler. » Le parallélisme des discours est une loi de ce genre oratoire, mais on aurait tort d’y trouver une simple répétition : il y a là une harmonie voulue qui indique l’alliance des pensées et des sentimens à côté de celle qui résulte des traités.

L’alliance franco-russe mérite-t-elle ce qu’on en a dit au banquet de Péterhof ? On a répondu par avance à cette question en rappelant quel a été son caractère constant. A-t-elle jamais menacé la paix du monde ? A-t-elle émis des exigences incompatibles avec les intérêts ou la dignité des autres Puissances ? S’est-elle montrée intransigeante lorsqu’elle s’est trouvée en conflit avec l’une d’elles ? A-t-elle parlé de sa force avec arrogance et essayé de faire prévaloir ses intérêts légitimes par l’intimidation ? À ces questions, la conscience du monde a répondu. Que demandent aujourd’hui la France et la Russie ? La réciprocité dans les procédés dont elles ont donné l’exemple. Et comment peut-elle être sûre de l’obtenir, sinon par l’équilibre qui ne permet à aucune nation, ou même à aucun groupe de nations, de croire assez à sa supériorité sur les autres pour être tenté de leur imposer impérieusement sa volonté ? Tel est le but de la politique d’équilibre : la France, l’Angleterre et la Russie n’en ont pas d’autre.


En présence d’événemens aussi graves que ceux de ces derniers jours, les derniers souvenirs que nous a laissés la Chambre, avant de se séparer, sont d’un intérêt qui paraîtra sans doute un peu pâle : nous ne pouvons pourtant pas les oublier tout à fait dans une chronique de quinzaine. La Chambre a-t-elle bien mérité ses vacances par son travail ? Par la quantité, oui, peut-être ; pour ce qui est de la qualité, les plus expresses réserves s’imposent. A peine élue, la Chambre nous a en effet gratifiés de l’impôt sur le revenu et il est vrai que le Sénat a mis une complaisance extrême, une complaisance voisine de la soumission, à l’aider dans cette tâche ; mais le Sénat n’a été dans cette affaire, comme dans tant d’autres, qu’une assemblée à la suite, un pouvoir subordonné ; ce n’est pas lui qui aurait fait l’impôt sur le revenu, tel du moins que nous l’avons, s’il n’y avait pas été, ou s’il ne s’y était pas cru obligé et forcé. Sur plusieurs points il a essayé de résister et a finalement cédé sur tous, ou sur presque tous : il n’y a eu d’exception que pour un point dont nous parlerons dans un moment.

Faut-il donc croire que le pays, dont la Chambre est constitutionnellement l’expression la plus récente, ait voulu l’impôt que le Parlement vient de voter et qu’il ait donné à ses élus d’hier le mandat plus ou moins impératif de l’organiser ? Rien n’est plus loin de la vérité ; nous l’avons assez souvent démontré pour n’avoir pas à y revenir. L’impôt sur le revenu, soit : on en a tant parlé au pays et depuis si longtemps, on le lui a présenté sous des formes si séduisantes dans leur confusion étudiée, qu’il a voulu en faire l’expérience ; mais, certes, il n’a pas voulu la déclaration contrôlée, et comme une déclaration qui ne le serait pas équivaudrait à une duperie, il n’a pas voulu de déclaration du tout. La déclaration n’en est pas moins le principe essentiel de la nouvelle loi et, qu’elle doive être contrôlée, c’est ce que les rapporteurs généraux des deux Chambres ont reconnu en termes explicites. M. Camille Pelletan a dit le mot vrai dans un article de journal, à savoir que si la déclaration n’est pas obligatoire, elle sera obligée. La loi promet tant d’avantages à ceux qui la feront et menace de tant d’ennuis ceux qui ne la feront pas ; elle expose ces derniers, que M. le ministre des Finances a qualifiés de « contribuables récalcitrans, » à tant de vexations et de misères que la déclaration deviendra le fait général : il sera impossible d’y échapper. On arrivera alors à établir ce qu’on a justement appelé le cadastre des fortunes individuelles et alors la voie sera ouverte au socialisme fiscal. Quant à savoir comment et sur quoi sera établie la taxation d’office en cas de non-déclaration, ou comment sera contrôlée la déclaration faite de plein gré, nous aurions besoin, pour le dire, de plus d’espace que nous n’en avons dans une chronique : c’est une étude qui sera faite ici plus tard. La loi, nous le reconnaissons, dit que l’administration ne pourra s’appuyer que sur des élémens « certains, » mais qu’entend-elle par cet adjectif ? A-t-il un sens précis, c’est-à-dire limitatif ? Point du tout. M. le ministre des Finances et les rapporteurs de la loi ont énuméré un certain nombre de faits et d’actes authentiques sur lesquels on peut en effet s’appuyer avec quelque confiance ; mais quand on leur a demandé si c’était tout, ils ont répondu que non et laissé entendre que tous les moyens seraient bons. En veut-on un exemple typique ? La question a été posée de savoir si l’administration pourrait procéder par comparaison et se servir de la déclaration d’un contribuable pour rectifier et compléter celle d’un autre, qu’elle jugerait à vue de nez être dans une situation analogue. La réponse a été affirmative. On établira le bilan de Pierre, d’après celui de Paul. Et c’est là ce qu’on appelle un élément « certain ! »

Nous avons dit que le Sénat avait résisté sur un point : encore ne l’a-t-il fait qu’à demi. Une des dispositions les plus odieuses de la loi était ce que la langue populaire a immédiatement appelé le jugement des morts. Quand une succession s’ouvre, elle est entourée de formalités légales qui mettent à jour les dissimulations, ou seulement quelquefois les erreurs que le contribuable a pu commettre de son vivant. Mais quel recours peut-on avoir contre un mort ? Il est de droit absolu que la mort éteint toutes les actions pénales. Sans doute, mais il y a les vivans, les héritiers : le projet de loi, dans son texte primitif, les mettait à la place du mort, leur imputait la responsabilité de sa fraude ou de son erreur et la leur faisait très lourdement expier. Ils étaient condamnés à payer une amende décuple de la somme dont le fisc avait été frustré. Il serait difficile d’imaginer un plus parfait exemple d’iniquité. Quel que soit le désir du Sénat d’être agréable à la Chambre et quelque habitude qu’il ait de s’incliner devant sa volonté, cette fois il a regimbé. La Chambre s’est obstinée, le Sénat aussi, et chacune des deux assemblées a conservé ses positions jusqu’au dernier moment. Il fallait pourtant en finir, sous peine de ne pas voter le budget. On a transigé. Le Sénat a proposé que le Trésor se récupérât purement et simplement des sommes qu’il aurait perdues par la faute du contribuable défunt et la Chambre s’est contentée de cette solution. Mais croit-on qu’elle y ait donné une adhésion sincère et définitive ? Ce serait la mal connaître. Pressée par le temps, elle a consenti à un simple ajournement : elle a voté une motion en vertu de laquelle le gouvernement devra, dans le budget de 1915, reprendre le jugement des morts et en faire retomber la peine sur les vivans. M. le ministre des Finances s’est engagé à respecter et à réaliser cette volonté de la Chambre. Trouvera-t-il alors la résistance du Sénat aussi résolue, aussi inébranlable qu’elle vient de se manifester ? Nous le souhaitons et même nous l’espérons. A quoi servirait le Sénat s’il ne s’opposait pas jusqu’au bout à une pareille énormité ?

C’est d’ailleurs la seule occasion où il ait montré quelque énergie : sur tout le reste il a capitulé. Il a eu une velléité de résistance, mais il ne l’a pas poussée bien loin, au sujet d’une autre affaire qui n’avait pas un grand intérêt matériel, car la dépense financière n’était pas considérable et nous dirions même qu’elle était insignifiante si une dépense quelconque pouvait l’être aujourd’hui : nous voulons parler de l’augmentation à accorder aux sous-agens des postes. On sait comment ils l’ont revendiquée : ils se sont mis en grève et ont arrêté pendant toute une journée la distribution des lettres à Paris. M. Thomson, ministre des Postes, est allé parlementer avec eux et sur le moment n’en a rien obtenu : cependant, à la réflexion, ils ont pensé qu’ils en avaient assez fait pour produire l’effet d’intimidation sur lequel ils comptaient et qu’il serait prudent de leur part de ne pas aller plus loin pour le moment. M. Thomson leur avait d’ailleurs fait de si belles et de si abondantes promesses ! Il fallait maintenant les tenir et on les a tenues. M. Thomson a parlé au Sénat d’engagemens antérieurs qui auraient été pris vis-à-vis des postiers : quand ? où ? comment ? de quel droit ? il ne l’a pas précisé, mais il a assuré que le Sénat devait docilement y souscrire, comme l’avait fait la Chambre. Ces engagemens ont-ils jamais été pris ? On n’en sait rien : M. Thomson a dit que les sous-agens avaient pu le croire et que, dès lors, le gouvernement et les Chambres étaient tenus de faire de ces promesses plus ou moins vagues une réalité budgétaire En vérité, on croit rêver en entendant de pareilles choses ! Suffit-il donc qu’un ministre, dans un de ces momens de défaillance qui sont devenus si fréquens, prenne un engagement inconsidéré pour que la loi doive le consacrer ? Alors ce ministre est à lui seul le gouvernement tout entier, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif ; la délibération et le contrôle des Chambres deviennent inutiles ; il n’y a plus de parlement. Et, au surplus, qui ne voit le danger d’un pareil précédent ? C’est un encouragement à la grève, à la révolte de tous les autres fonctionnaires, qui sauront désormais comment ils doivent s’y prendre pour obtenir des augmentations de leurs traitemens, qu’elles soient justifiées ou non. On parle déjà de nouvelles menaces de grèves faites par les agens des postes, des télégraphes et des téléphones, des P. T. T. comme on les appelle. Il fallait s’y attendre. Que devient, avec un pareil régime, l’autorité d’en haut ? Que devient la discipline d’en bas ? La discussion, au Sénat, a été courte, mais vive. Le gouvernement n’y a brillé ni par la clarté de ses explications, ni par son courage : il a eu l’attitude qui convenait à sa faiblesse. M. de Selves a relevé éloquemment ce que cette complaisance avait de peu honorable pour le présent et d’inquiétant pour l’avenir. Peut-être dira-t-on que M. de Selves est suspect de modérantisme ; mais M. Milliès-Lacroix est un radical, un ami du gouvernement, un membre distingué de la majorité ministérielle : il n’a pourtant pas été moins énergique que M. de Selves dans sa réprobation, parce que, a-t-il expliqué, il ne s’agissait pas ici d’une question de crédit, mais d’une question de gouvernement et d’autorité. On ne pouvait pas mieux dire.

La discussion du budget était enfin terminée et les Chambres allaient se séparer, lorsque le Sénat a été appelé à voter de nouvelles dépenses que le gouvernement devait être autorisé à faire pour remédier à l’insuffisance de notre matériel militaire. Il s’est passé alors un de ces incidens inopinés qui se produisent quelquefois dans les assemblées et portent subitement leur émotion au plus haut degré. Le rapporteur, M. Humbert, sénateur de la Meuse, est monté à la tribune et y a fait un tableau lamentable de l’état dans lequel se trouve aujourd’hui notre matériel de guerre. A l’exception de notre artillerie, qui est encore, pour quelque temps, supérieure à la sienne, nous serions inférieurs à l’Allemagne sur tout le reste. Ces allégations sont certainement exagérées ; mais qu’elles contiennent quelques vérités de détail, il faut bien le croire, puisque le ministre de la Guerre l’a reconnu. Aussi l’impression a-t-elle été très vive ; elle a gagné le public comme une traînée de poudre et pendant quelques jours la presse n’a pas parlé d’autre chose.

M. Clemenceau, a pris une part importante à la discussion. Il a eu, comme président du Conseil, sa part des négligences d’autrefois, mais il est patriote ; il l’est même ardemment, à la vieille mode ; il a vu la guerre et il n’en a pas oublié les terribles enseignemens ; il a défendu et il continue de défendre la loi de trois ans : pour tous ces motifs, qu’il lui soit beaucoup pardonné ! Il a demandé avec insistance que la Commission de l’armée consacrât ses vacances à une enquête sur notre matériel de guerre. Une enquête ! Ce mot a sonné mal aux oreilles du ministre de la Guerre qui a cru y distinguer une intention de défiance. On a supprimé le mot, mais on a conservé la chose et il a été convenu qu’à la rentrée d’octobre, la Commission ferait un rapport au Sénat pour le saisir du résultat de ses investigations. Et la Chambre des députés ? On l’avait un peu oubliée dans cette affaire ; elle s’était laissé distancer par le Sénat ; elle en a été piquée et a voulu se rattraper. Elle a décidé, en conséquence, que sa Commission du budget, ou une sous-Commission de cette Commission, renforcée d’un certain nombre de membres des Commissions de l’armée et de la marine, procéderait à une vérification de l’emploi qui a été fait des crédits votés. On s’est demandé d’abord s’il n’y aurait pas avantage à ce que les Commissions des deux Chambres travaillassent ensemble ; mais elles avaient reçu des mandats différens qui ne pouvaient pas être confondus. Nous aurons donc deux rapports et nous ne nous plaindrons pas de cet excès de lumière si les rapports sont, en effet, lumineux. Ce qui s’est passé depuis, c’est-à-dire le danger de guerre immédiate qui est apparu, a amené à se demander si le discours de M. Humbert avait été bien opportun. Il est fâcheux sans doute que nous ayons besoin de semblables secousses pour nous arracher à notre torpeur ; mais puisqu’il en est ainsi, ne nous plaignons pas trop que, de temps en temps, on nous les donne. Et attendons les rapports des deux Chambres : peut-être alors le gouvernement obtiendra-t-il d’un seul coup ce qu’on lui a refusé, disputé ou parcimonieusement marchandé pendant quinze ans.


Au moment de mettre sous presse, nous apprenons le verdict que le jury de la Seine vient de rendre dans l’affaire Caillaux. C’est un verdict d’acquittement. Le temps et la place nous manquent pour en parler aujourd’hui.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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