Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1855

Chronique no 559
31 juillet 1855


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 juillet 1855.

C’est une lutte étrange en vérité qui se poursuit aujourd’hui. Elle a le sort des grandes questions, toujours difficiles à définir et à préciser, et dont néanmoins tout le monde aperçoit la gravité. Née d’un instinct universel de conservation, impliquant les intérêts les plus essentiels, commune au fond à tous les peuples et inégalement soutenue par les divers gouvernemens, elle se ressent de cette complication d’élémens et de ces différences de position. Elle a ses incidens, qui sont les faits de la guerre et les négociations de la diplomatie ; elle a son caractère général, qui se maintient à travers tout. Aujourd’hui comme il y a six mois, comme il y a un an, c’est une grande question de sécurité publique, et si l’évidente nécessité, de la lutte actuelle avait besoin d’être démontrée, elle se révélerait tout entière dans les difficultés que rencontre la politique occidentale. Qu’on examine bien en effet : voici une puissance, qui touche au nord et au midi, et qui compte une population de soixante-dix millions d’hommes ; elle dispose de la force morale la plus considérable qui soit au monde, la force religieuse ; elle a des citadelles qui ne seront point inexpugnables sans doute, mais devant lesquelles nos armées sont arrêtées depuis dix mois. Au nord, la plus immense flotte qui ait sillonné les mers cherche le point vulnérable où frapper ce vaste corps, et ne paraît pas l’avoir trouvé jusqu’ici. Par ses mille moyens d’influence et d’intimidation, cette puissance est parvenue à se faire un rempart de l’immobilité de l’Allemagne ; elle réduit la Prusse à l’inertie, elle paralyse l’Autriche. N’y a-t-il point dans tous ces faits la justification la plus éclatante de la résolution de la France et de l’Angleterre ?

Dans l’Europe telle que la civilisation l’a faite, il n’y a point de place évidemment pour une domination toujours en expectative, pour une prépondérance toujours menaçante, qui peut mettre à la première occasion tout un continent dans l’alternative de subir le joug ou de prendre les armes. Quand on cherche à exciter certaines méfiances ou certaines susceptibilités jalouses dans quelques pays, en représentant l’ambition de la France et de l’Angleterre comme aussi menaçante que l’ambition russe, cela peut être habile et n’a rien que de superficiel. On oublie que ce qu’on nomme l’ambition de l’Angleterre et de la France est neutralisé par la divergence de leur politique et de leurs intérêts sur le continent, et que le jour où les deux pays toucheront le but auquel ils tendent dans le conflit actuel, l’équilibre de l’Europe trouvera sa garantie dans cette divergence même. Qu’on suppose au contraire la Russie victorieuse, qui peut dire que l’équilibre de l’Europe existe encore ? L’Allemagne aura le degré d’indépendance que permettra le tsar. Ce n’est pas la Saxe et la Bavière apparemment qui réussiront là où la France et l’Angleterre auraient échoué. Il n’y aura plus qu’une puissance irrésistible et dominante. Ainsi apparaît encore la question à l’issue de la phase diplomatique qu’elle vient de traverser sans y trouver un dénoûment. Après comme avant, pour l’Angleterre et pour la France, c’est la paix à conquérir, une paix juste et forte qui laisse le continent rassuré et préservé.

Que le triste dénoûment des conférences de Vienne ait amené des résultats assez inattendus et créé des germes de difficultés en Europe, cela n’est point douteux ; il a compliqué la guerre, il a modifié dans une certaine mesure les rapports de l’Angleterre et de la France, sinon avec l’Allemagne tout entière, du moins avec l’Autriche ; mais l’objet réel de la lutte n’est point changé, et la situation respective de la Russie et des puissances occidentales reste parfaitement dessinée par les dernières négociations qui ont eu lieu. Tout l’intérêt aujourd’hui est dans cette situation et dans le vrai caractère de cette phase nouvelle qui commence. Ce qui arrivera désormais, nul ne peut le dire. Une seule chose est certaine, c’est que si la paix n’a point été faite à Vienne, cela tient uniquement au refus invincible de la Russie de souscrire à la condition essentielle. La politique du cabinet de Pétersbourg s’est montrée là ce qu’elle est toujours, habile et obstinée, persistante et évasive. Aussi ne saurions-nous admettre l’illusion d’un des premiers publicistes de la Russie qui juge à son tour les événemens de la guerre actuelle dans une correspondance d’un intérêt réel, quoiqu’elle soit parfaitement russe. Aux yeux de ce publiciste, la Russie soutient une guerre défensive pour son indépendance politique comme puissance de premier ordre, tandis que l’Angleterre et la France ont entrepris une guerre agressive pour conquérir de grands avantages… Si la paix n’a pu être conclue à Vienne, c’est qu’après avoir surexcité l’esprit public dans leur pays respectif, les cabinets anglais et français ont cru avoir besoin de quelque triomphe éclatant qui parlât à l’imagination populaire… La raison sur laquelle on s’est fondé pour exiger la limitation des forces navales russes est une raison chimérique ; la Russie ne peut songer à aller à Constantinople, car cette conquête l’entraînerait dans une guerre longue et acharnée avec toute l’Europe, et ne ferait que lui susciter des embarras intérieurs. Dès lors les craintes que les puissances occidentales simulent sur ce point n’ont pu avoir d’autre objet que de justifier leurs prétentions aux yeux du monde, en rejetant sur la Russie l’odieux d’une guerre qui a déjà imposé tant de sacrifices… En réalité, lorsqu’ils se sont obstinés à réclamer la limitation de la flotte russe, les cabinets de Londres et de Paris ont voulu donner le change à l’opinion publique de l’Europe, en représentant comme une nécessité générale ce qui n’était qu’une exigence réelle ou supposée de leur politique de circonstance… — Nous n’irons pas plus loin dans cette analyse. Il y a dans ces paroles d’un homme distingué des confusions singulières bien des fois dissipées, et qui ne restent pas moins encore maintenant l’artifice à l’aide duquel la diplomatie russe s’efforce de gagner des adhésions en Allemagne. On dirait d’après cela que dans cette malheureuse guerre c’est l’Occident qui est l’agresseur, tandis que la Russie s’est vue réduite à défendre son indépendance menacée. C’est tout simplement oublier comment la guerre a commencé, comment les principautés ont été envahies, comment la politique tout entière de la Russie a pris son vrai sens par la divulgation des vues de l’empereur Nicolas sur l’Orient. Or, la guerre une fois acceptée par l’Occident, et elle ne pouvait point ne pas l’être, quel autre moyen restait-il à l’Angleterre et à la France que de chercher les conditions d’une paix moins précaire, moins livrée au caprice d’une grande ambition ? Ce n’était point une agression de leur part, c’était un acte de défense publique, et même encore aujourd’hui la guerre n’a point d’autre caractère ; seulement elle a dû créer des nécessités nouvelles et redoubler de gravité en proportion de la résistance de la Russie.

Quand on dit que la France et l’Angleterre, dans la paix qu’elles sont disposées à conclure, cherchent avant tout une satisfaction pour leurs susceptibilités et leur fierté nationale, parle-t-on sérieusement ?… Ne seraient-ce point là aussi apparemment des élémens de la politique ? Est-ce que le poids des sacrifices accomplis ne pèse point dans la balance des résolutions des cabinets ? En définitive cependant ici n’est point le mobile des puissances occidentales. Elles ne ressentent pour leur part aucune animosité nationale à l’égard de la Russie ; elles n’éprouvent pas le besoin d’une stérile victoire de plus. Pour elles, la lutte actuelle est une guerre toute politique, qui n’aurait aucun sens, qui ne serait qu’un sanglant caprice, si elle ne devait aboutir à cette condition invariable posée dès le premier jour : la cessation de la prépondérance russe en Orient. De là est né le projet de limitation des forces navales du tsar dans la Mer-Noire, projet qui n’est nullement une simple satisfaction d’amour-propre, qui est au contraire l’expression réfléchie d’une nécessité politique. — Mais, objecte-t-on, d’un côté, la Russie ne menace point Constantinople, et dès lors cette condition est gratuitement humiliante ; — de l’autre, le cabinet de Pétersbourg a fait toutes les concessions compatibles avec sa dignité pour arriver au but que se sont proposé les puissances occidentales. — Qu’y a-t-il d’exact dans ces assertions ? Si l’on parle d’une conquête matérielle et immédiate de Constantinople, il se peut en effet que la Russie en comprenne l’impossibilité. Seulement on restreint d’une façon singulière, il nous semble, la pensée des puissances occidentales, quand on place uniquement la question dans la capitale du Bosphore. Il s’agit d’une bien autre conquête, de cette conquête morale, dont parlait M. de Nesselrode il y a vingt-cinq ans déjà, qui consiste à envelopper de tous côtés l’Orient, à prendre des clés de position, suivant le langage du chancelier de Russie, à tenir l’existence de l’empire ottoman à la merci des tsars, en un mot, à exercer la domination sans en avoir les charges et les responsabilités. C’est cette conquête que l’Angleterre et la France ont eu en vue de faire cesser. À leurs yeux, Sébastopol est une de ces clés de position dont parlait M. de Nesselrode ; la flotte russe est un moyen d’aller frapper périodiquement à la porte de l’empire ottoman pour l’ébranler. Voilà pourquoi les puissances occidentales ont persisté à réclamer une garantie qui était la sanction de leurs efforts, en même temps qu’elle allait droit au but de la guerre.

Maintenant quelle est la valeur réelle des concessions de la Russie ? Nous touchons ici à une question qui conduit aux incidens les plus actuels. On ne saurait méconnaître sans doute la portée des concessions que la Russie a faites à Vienne. Elle a abandonné des traités qui devaient avoir du prix pour elle, puisqu’ils représentaient une politique séculaire ; elle a laissé substituer la garantie collective de l’Europe à son protectorat exclusif dans les principautés ; elle s’est désistée de sa jalouse surveillance sur le Danube. — Il faut bien s’entendre cependant et démêler le réel mobile du cabinet de Petersbourg. Qu’on remarque d’abord un fait : la Russie a cédé sur tous les points qui désintéressaient l’Allemagne ; elle a opposé une résistance invincible à la seule condition qui fut véritablement anglo-française, c’est-à-dire qu’elle s’est empressée de donner satisfaction à l’Allemagne, qui n’a pris aucune part à la lutte, et dont elle avait besoin de s’assurer la neutralité, tandis qu’elle s’est refusée à toute transaction sérieuse sur le point essentiel avec les deux puissances qui avaient seules le droit de revendiquer le prix de la guerre. On peut voir ici, ce nous semble, la pensée réelle, de la Russie. Le cabinet de Pétersbourg a achevé de dévoiler sa tactique en offrant, comme on sait, à l’Allemagne le maintien de ses concessions, quelle que soit désormais l’issue de la guerre. Quant à ce qu’il peut y avoir de sérieux dans cette déclaration, on nous permettra de faire observer que l’Allemagne a là une garantie assez fragile. Si la Russie en effet était victorieuse, c’est elle qui se chargerait d’interpréter ces conditions qu’elle offre de maintenir aujourd’hui ; si les puissances occidentales, au contraire, conduisent la guerre à bonne fin, comme il faut le croire, elles ne régleront point sans doute leurs légitimes exigences sur les prétentions du roi Frédéric-Guillaume, en sorte que l’offre de la Russie reste un leurre parfait. C’est avec cela cependant que le cabinet de Pétersbourg est parvenu à rejeter plus que jamais l’Allemagne dans son immobilité ; il y a mis une habileté que nous ne contestons pas. Il a réussi dans une certaine mesure, non-seulement auprès de la Prusse, dont la conviction n’est point, on le sait, difficile à former, mais encore auprès de l’Autriche, et s’il a réussi, il affecte peut-être encore plus d’avoir atteint son but.

À peine la nouvelle situation de l’Autriche s’est-elle dessinée, le cabinet de Pétersbourg s’est hâté de donner son assentiment à tous les actes du gouvernement de l’empereur François-Joseph ; il a souscrit à tout ce qu’a fait l’Autriche, et il n’a point dépendu, à ce qu’il semble, du prince Gortchakof, que les relations nouvelles des deux empires ne fussent représentées sous l’apparence d’une véritable intimité. Le prince Gortchakof, on peut s’en souvenir, est le diplomate qui faisait l’an dernier des ouvertures au ministre de France à Stuttgart pour détacher le cabinet de Paris de l’Angleterre ; Il avait pris hardiment l’initiative de cette démarche, à ce qu’on assure ; il ne fut point désapprouvé à Pétersbourg. Bien au contraire, il fut appelé peu après à Vienne pour remplacer M. de Meyendorf, et c’est lui qui a conduit les affaires de la Russie en Autriche depuis cette époque. Le prince Gortchakof a fait récemment un voyage dans divers états allemands, et il n’a rien négligé pour laisser croire qu’il était sûr de la neutralité de l’Autriche, et même au besoin de son concours. Il a parlé beaucoup des nombreuses audiences qu’il aurait obtenues dans ces derniers temps de l’empereur François-Joseph, de son influence sur le souverain de l’Autriche, influence qui aurait donné cinq cent mille baïonnettes à la Russie ; mais comme tous les succès, même les succès diplomatiques, ont leur revers, le prince Gortchakof paraît avoir eu à essuyer dans une circonstance récente quelque petite rectification au sujet de l’une de ses versions. En fait, l’Autriche n’est point absolument dans les dispositions que lui attribue le ministre russe. Elle n’a point certainement adopté une ligne de conduite en rapport avec ses engagemens et telle qu’on était en droit de l’attendre, elle tient cependant à ne point se séparer des puissances occidentales. Elle l’a prouvé dans une circonstance qui remonte à peu de jours. La Russie en effet a offert au cabinet de Vienne de lui concéder les quatre garanties qui ont été discutées dans les conférences, s’il voulait se détacher de l’Occident. L’Autriche est restée fidèle au traité du 2 décembre, après s’être assurée sans doute qu’aux yeux des deux autres puissances l’alliance n’avait point cessé d’exister. Ce traité du 2 décembre, si peu de bonheur qu’il ait eu, reste donc encore un dernier lien entre ceux qui l’ont conclu, et s’il ne fait point de l’Autriche l’alliée active de la France et de l’Angleterre, il la tient du moins à distance de la Russie.

L’Autriche avait, d’un autre côté, à régler sa situation vis-à-vis de l’Allemagne, et ici elle rencontrait la Prusse, qui ne reconnaît ni le traité du 2 décembre, ni l’œuvre de la conférence. De là des débats diplomatiques qui ont fini par une résolution de la diète de Francfort. Par sa décision, la diète remercie l’Autriche des efforts qu’elle a faits en faveur de la paix : elle déclare que dans la situation des choses la confédération n’a point à prendre de nouveaux engagemens, et elle maintient la mise en état de guerre des contingens fédéraux. L’Autriche aurait voulu sans doute que la diète s’engageât plus formellement en faveur des quatre garanties ; la Prusse de son côté, aidée de la Russie, aurait voulu que l’assemblée de Francfort se prononçât en faveur d’une neutralité complète en faisant cesser la mise en état de guerre. Ce n’est donc une victoire pour personne. La politique allemande reste aujourd’hui ce qu’elle était précédemment. Si la Prusse jusqu’à présent n’est point sortie d’une inertie systématique, on comprend qu’elle soit moins que jamais disposée aujourd’hui à prendre un rôle actif. Elle serait même plutôt prête à s’affranchir tout à fait des obligations très peu compromettantes qu’elle avait contractées à l’origine. C’est là du moins le sens d’une dépêche récente de M. de Manteuffel, certes plus favorable à la Russie qu’aux puissances occidentales. En présence de ces dispositions du cabinet de Berlin, quelle peut être la signification du voyage que le prince de Prusse vient de faire à Pétersbourg ? Le prince de Prusse, on le sait, est le frère, du roi Frédéric-Guillaume et de l’impératrice-mère de Russie, veuve du tsar Nicolas ; il est d’ailleurs resté toujours plus favorable à la politique de l’Occident qu’on ne l’est à Berlin. Il n’est point impossible que sa sœur, en exprimant le désir de le voir à Pétersbourg, n’ait espéré exercer sur son esprit quelque influence ; mais avant de partir, le prince de Prusse a tenu, dit-on, à bien établir sa position une fois de plus. Il n’a jamais caché les sentimens qui le lient à la reine d’Angleterre et au prince Albert, de telle sorte que si la politique se mêlait à ce voyage de famille, le prince de Prusse ne pourrait évidemment qu’engager le cabinet de Pétersbourg à faire des concessions de nature à rouvrir quelque perspective de paix. Le roi lui-même, au reste, aurait chargé son frère d’agir dans ce sens. Ainsi on voit les principaux traits de la situation actuelle de l’Europe : toute action de la diplomatie est suspendue, la guerre se poursuit, et si les puissances occidentales multiplient leurs efforts, la Russie elle-même ne néglige rien pour augmenter ses armées en Crimée, pour retenir l’Allemagne dans la neutralité, pour prolonger enfin sa résistance par tous les moyens.

Au milieu de cet ensemble d’incidens, il est un fait curieux à plus d’un titre : c’est l’attention que la Russie semble porter sur la Pologne. L’empereur Alexandre II aurait eu, dit-on, le projet de reconstituer la Pologne en royaume indépendant. La difficulté était qu’un royaume indépendant entraînait une armée indépendante, et qu’une armée indépendante pourrait bien sans doute suivre les exemples de 1830. On s’est arrêté pour le moment à des améliorations plus inoffensives. Un ministère polonais serait créé à Varsovie, la langue polonaise serait rétablie dans l’administration, dans l’enseignement, dans les tribunaux. La Russie ne se borne point là. Des émissaires auraient été envoyés, à ce qu’on prétend, dans les divers foyers d’émigration, pour engager les émigrés à demander l’autorisation de rentrer dans leur patrie. En un mot, il y a un effort de la Russie pour se rattacher ce noble et malheureux pays. La question est de savoir jusqu’à quel point ces tentatives réussiront.

Quelque suffisante que soit la guerre pour absorber l’attention des pays qui s’y trouvent engagés, le gouvernement anglais cependant n’est point au bout de ses épreuves intérieures. C’est bien encore un effet de la guerre sans doute ; mais ici la guerre n’est pour les partis qu’un prétexte, qu’une occasion. Lord John Russell a définitivement donné sa démission à la suite des débats qui ont eu lieu dans le parlement au sujet de sa coopération aux conférences de Vienne, et il est remplacé par sir W. Molesvorth, Au premier moment, lord John Russell paraissait dans l’intention de tenir tête à l’orage soulevé par ses révélations sur les propositions autrichiennes ; mais il s’est trouvé que quelques membres du gouvernement n’ayant point entrée au conseil ont manifesté des dispositions qui lui étaient peu favorables, et alors il s’est démis de ses fonctions. Il est assez difficile encore de savoir si ce sera une force ou une faiblesse pour le cabinet. Toujours est-il que la retraite de lord John Russell rendait désormais sans objet la motion de sir Édouard Bulwer Lytton, principalement dirigée contre l’ancien plénipotentiaire anglais à Vienne. Le ministère n’a point eu pour cela une vie plus tranquille. Il échappait à peine à la motion de sir Édouard Bulwer Lytton, qu’il venait se heurter à la motion de M. Roebuck sur l’enquête. La proposition de M. Roebuck, il faut le dire, venait un peu tard tuer un cabinet mort déjà depuis quelques mois, celui de lord Aberdeen. Aussi lord Palmerston a-t-il facilement triomphé dans ce nouvel assaut, bien que son triomphe n’ait pas duré longtemps. Le lendemain, en effet, le ministère obtenait à peine une majorité de 3 voix dans le vote de la garantie de l’emprunt turc. L’existence du cabinet anglais, on le voit, ne laisse point d’être laborieuse, et il finirait sans doute par disparaître dans quelque discussion imprévue, si la session n’arrivait heureusement à son terme.

Quant à la France, tout suit son cours paisible, et l’incident le plus remarquable à coup sûr est le succès du dernier emprunt, qui atteindrait un chiffre de plus de 3 milliards de francs. Si quelque chose peut offrir la mesure du mouvement politique en France, c’est l’indifférence au milieu de laquelle viennent de s’accomplir les élections municipales. Il est vrai qu’on a diminué le prix qui s’attache à ces fonctions locales en diminuant leurs prérogatives. Il n’est pas moins vrai que presque partout les électeurs ont manqué ; il y a eu même des localités où il ne s’est trouvé guère plus d’électeurs que de candidats : triste symptôme assurément de ce qui existe de vie politique ! l’attention n’est plus là aujourd’hui ; elle se tourne vers l’industrie, vers les entreprises matérielles, vers tout ce qui rapporte de l’argent. Chaque jour, on constate les progrès du commerce, de la fortune publique. Hier encore c’étaient les chemins de fer, dont les recettes ont notablement augmenté depuis un an. Une publication récente de ce genre était relative à l’Angleterre ; elle révélait les effets de la liberté commerciale ; ces effets sont immenses. Ne remarque-t-on pas cependant un singulier abus qu’on commet à chaque instant, et qui consiste à tirer de ces données de la vie matérielle des inductions sur la vie politique et morale, ou plutôt à faire de ce mouvement de la richesse l’image même de l’existence d’un pays ?

Ce n’est point là un fait isolé et indifférent, il se lie à un mouvement plus général et devient l’expression de tendances presque universelles. Pour bien des hommes de ce siècle, la civilisation se réduit à une combinaison économique. Il s’agit de régler cette combinaison de manière à ce qu’elle produise le plus possible et enfante une colossale fortune. Le chiffre des recettes donnera désormais la mesure de nos progrès. C’est une sorte de matérialisation croissante de la société. On ne saurait méconnaître la marche lente, graduelle et terrible de ces tendances. Il y a des idées qui effrayaient autrefois, quand elles prenaient l’habit d’une religion nouvelle ou d’une doctrine sacerdotale ; elles ont su dépouiller leur costume excentrique, et elles ont fait leur chemin : elles règnent partout. Le socialisme, on n’en veut point sans doute, le mot épouvante ; la chose elle-même, on s’en accommode. La morale se réduit à un calcul de bien-être ; le droit, c’est l’utilité ; le devoir, c’est ce qui procure un avantage ou une jouissance ; tous les ressorts intimes de l’âme humaine cèdent au tout-puissant ressort de l’intérêt. Ainsi parlait à peu près, il y a plus de dix ans déjà, un homme d’un esprit rare, M. Alexandre Vinet, dans un fragment qui porte ce titre singulier : Notre époque est-elle, sous le rapport de la franchise, en progrès sur les précédentes ? M. Vinet était, comme on sait, un professeur du canton de Vaud. Il n’était point de cette littérature française réfugiée au dehors dont on a écrit l’histoire ; il appartenait à ce petit monde intellectuel qui s’est perpétué en Suisse, qui a sa vie propre et son originalité ; il était le moraliste et le critique de ce monde dont Töpffer était le romancier et l’humoriste. Esprit ingénieux et pénétrant, talent grave et sincère, M. Vinet a parcouru tous les sujets, et aujourd’hui encore quelques-uns de ses fragmens, recueillis avec soin, forment sans effort tout un traité sur l’Éducation, la Famille et la Société ; Le théologien, le protestant ne disparaît pas toujours dans l’auteur ; il se montre à peine cependant, et quand il dit qu’il va faire de la métaphysique, il ne faudrait pas le prendre au mot. M. Vinet médite, observe en moraliste, analyse tous les secrets de la vie sociale, de la vie intellectuelle ou de la vie intime, et ici le profond sentiment chrétien n’est qu’une lumière de plus qui guide l’auteur dans l’étude de tous ces problèmes. C’est ainsi que M. Vinet a fait de ses œuvres un cours de morale et de littérature où la finesse de l’esprit s’allie à la droiture du jugement. Tous ces fragmens réunis aujourd’hui en sont une preuve de plus. Qu’il écrive un morceau charmant sur l’habitude, qu’il parle de la démocratie, du socialisme, de l’instruction populaire, qu’il trace tout un petit traité d’éducation pratique vraie opposée à l’éducation mondaine à propos des lettres de lord Chesterfield, c’est toujours le même esprit abondant en aperçus, et toutes ces pages vont au même but. Il y a surtout dans ces fragmens un sentiment profond du seul remède peut-être qui reste à la société contemporaine : c’est une vigoureuse éducation intérieure. Chose étrange, jamais le monde ne compta plus de sauveurs, plus de réformateurs occupés à faire leurs expériences sur la société ; ils veulent travailler à l’éducation morale de la société, qui est un être de raison fort commode, et ils n’oublient qu’eux-mêmes. Ils ne remarquent pas que la société sera ce qu’ils seront. Aujourd’hui c’est l’individualité même de l’homme qui est atteinte, et c’est cette individualité que l’éducation intérieure seule recompose, en lui donnant pour appui la conscience virile de tous les devoirs et l’instinct de toutes les choses morales.

La vie de notre temps est pleine d’incidens inattendus et de contrastes ; elle a amené de singuliers rapprochemens intellectuels, et de tous ces rapprochemens il n’en est point de plus curieux que celui qui a fait de M. Henri Heine, de l’auteur des Reisebilder, presque un écrivain français, aussi recherché, aussi goûté que les premiers de nos écrivains. Ce n’est pas que M. Henri Heine ait cessé d’être Allemand, il l’est toujours par l’esprit et par l’imagination : même quand il recueille l’ironie de Voltaire, c’est pour la transformer et lui donner une couleur allemande ; mais il a tant vécu en France, que son étincelant et vigoureux génie s’empreint d’une double originalité, et que ses œuvres sont désormais des deux pays. Naguère encore c’était le prosateur, c’était l’analyste de toutes les révolutions de l’intelligence germanique, l’observateur de l’état social de la France, que naturalisait définitivement parmi nous la publication nouvelle des livres de l’Allemagne et de Lutèce. Aujourd’hui le poète a son tour. Si le poète n’est point absolument tout entier dans les Poèmes et Légendes, il s’y trouve dans ses œuvres principales, dans tous ces fragmens dont le premier remonte à 1816, dont le dernier date d’un an à peine et s’appelle le Livre de Lazare. C’est à coup sûr l’œuvre de la plus puissante nature poétique de l’Allemagne depuis Goethe. M. Henri Heine, a cela de particulier, qu’il n’est d’aucune des écoles littéraires qui ont régné au-delà du Rhin ; il compose tout seul son école, heureusement. Quel est donc son culte, quelle est son inspiration ? — Qui pourrait saisir le fond de ce génie capricieux et plein de contrastes ? Tout se mêle en lui. Il se met avec une impitoyable verve à flageller les romantiques, à bafouer les reconstructeurs du moyen âge ; au besoin, il ira tirer par la barbe le vieil empereur d’Allemagne Frédéric Barberousse dans son tombeau, pour montrer qu’il est bien mort, et cependant nul mieux que l’auteur du Livre des Chants ne sait raviver les sources de la poésie légendaire, et s’inspirer des souvenirs et des traditions. On dirait parfois un adorateur des dieux grecs qui regrette leur défaite, qui s’éprend de leur « bon droit parfumé d’ambroisie, » et tout à côté il fera monter à l’horizon l’image du Sauveur du monde, de Christus vêtu d’une robe blanche flottante, portant un soleil flamboyant à la place du cœur, et versant la pourpre de son sang réconciliateur sur les hommes. M. Henri Heine est plein d’inspirations idéales, et à chaque instant il outrage l’idéal. Il pousse jusqu’à la crudité l’instinct de la réalité, l’incrédulité aux choses surnaturelles, et le voilà se complaisant à réveiller dans ses vers la légion des elfes, des nixes et des kobolds, menant avec une gaieté mélancolique les rondes nocturnes aux pâles rayons de la lune. Il chante enfin l’avenir, l’humanité et ses transformations, et aussitôt vous allez le voir faire la plus sanglante, la plus burlesque parodie des tribuns et des révolutionnaires.

Comment donc expliquer ce poète ? C’est une imagination étrange livrée tout entière à la déesse de la fantaisie et de l’ironie. « Rêve d’une nuit d’été, dit-il, ma chanson est sans but, oui, sans but, comme l’amour, comme la vie, comme la création… » Ainsi va ce poète saisissant et cruel, faisant de ses vers tantôt une légende comme dans le Romancero, tantôt une satire digne d’Aristophane comme dans Germania, tantôt un conte merveilleux comme dans Atta-Troll, tantôt une élégie passionnée comme dans l’Intermezzo. Il mêle le fantastique et le réel, la sensibilité et l’ironie, la grâce et l’impiété ; il raille toujours surtout : il raille les dieux qui s’en vont et les dieux qui viennent, le ciel et la terre ; il raille ce scepticisme lui-même dont il est enivré, et sa poésie laisse une indéfinissable impression d’inquiétude et de séduction. Vous souvenez-vous de la forêt enchantée du Tasse ? Là se mêlent les sphinx et les chimères. Sous les pas de Renaud, les fleurs s’épanouissent ; le miel coule du sein des arbres d’où le sang jaillira tout à l’heure. Partout s’élève une bizarre harmonie de chants et de plaintes ; du tronc des chênes et des myrtes s’échappent des femmes éblouissantes de beauté, puis tout à coup ces femmes deviennent des cyclopes affreux, et la ronde fantastique commence pour se dissiper bientôt. Il en est un peu ainsi de la poésie de M. Heine. Lui-même, le poète allemand, il le dit de ses vers dans le prélude de l’Intermezzo : « C’est l’antique forêt aux enchantemens ! » C’est la forêt où se touchent l’amour et la mort, où veille le sphinx, « d’un aspect à la fois effrayant et attrayant. » Seulement, pour dissiper ces enchantemens, il suffit à Renaud de dire une bonne parole, de purifier sa lèvre des philtres d’Armide, et le ciel reprit sa sérénité, la forêt n’offrit plus qu’une opulente et fraîche verdure. L’Armide de M. Henri Heine, c’est l’ironie ; elle garde jalousement la porte de cet empire enchanté où le poète se croit roi et maître parce qu’il y prodigue un merveilleux génie, et où il n’est pourtant que le premier esclave de cette charmante et implacable déesse qu’il a trop invoquée. Pour le poète comme pour son œuvre, ne serait-ce plus une heure plus féconde que celle où il aurait, lui aussi, sa bonne parole, et où il céderait à cet élan mystérieux d’un cœur préparé par la souffrance à tout comprendre et à tout respecter ?

La politique, hélas ! n’a point les enchantemens de la poésie. Ses difformités et ses désastres ne sont point des fictions. Quand le fantastique intervient ici, c’est la réalité qui en souffre, c’est l’existence d’un pays qui est atteinte. Ainsi en est-il de l’Espagne, dont la situation est loin de s’améliorer. La détresse financière, des désordres de diverse nature envahissant les provinces, des pouvoirs qui s’affaiblissent, une rupture à peu près ouverte avec Rome, une lassitude universelle, ici est le résumé de l’état de la Péninsule.

L’assemblée constituante vient pour le moment de suspendre ses travaux, qu’elle ne paraît devoir reprendre qu’au mois d’octobre, à moins de circonstances graves. Le congrès de Madrid n’est point mort sans doute légalement. Ce serait beaucoup dire cependant que de le représenter désormais comme très vivant. Les cortès espagnoles se voient menacées d’un discrédit chaque jour croissant, et rien n’est plus naturel malheureusement que ce discrédit. Il y a plus de huit mois déjà que l’assemblée réunie à Madrid le 8 novembre 1854 a commencé ses travaux. Qu’a-t-elle fait pour le bien de l’Espagne ? Elle a tout mis en doute, elle a soulevé les questions les plus périlleuses ; elle n’a réussi, dans ce long espace de temps, qu’à discuter les bases d’une constitution qui n’est encore qu’une œuvre informe, et à voter une loi, — la loi de désamortissement, — qui aboutit en ce moment à l’interruption des rapports diplomatiques entre l’Espagne et le saint-siège. Ce n’est pas que le congrès de Madrid n’ait multiplié les discussions et les votes : il a approuvé jusqu’ici quatre-vingt-onze lois ; mais sur ce nombre il y a presque une moitié consacrée à satisfaire des intérêts personnels, à décerner des pensions, des récompenses à tous ceux qui ont trempé dans une insurrection quelconque depuis plusieurs années. L’esprit politique de cette assemblée, on peut le voir à nu dans quelques mesures volées précipitamment avant l’interruption des séances législatives, lorsque les députés n’étaient plus même en nombre suffisant. Une loi compte comme temps de service effectif aux employés destitués depuis 1843 les onze années qu’ils ont passées dans l’inactivité, d’où il résulte que quand il viendra un gouvernement modéré, il aura autant de droits à prendre la même mesure à l’égard des fonctionnaires révoqués par la révolution de 1854. On voit où cela peut conduire les finances espagnoles, déjà en si bonne situation ! Une autre loi n’est pas moins étrange : elle accorde des récompenses à ceux qui ont été déportés aux Philippines à la suite des émeutes de 1848. Or le gouvernement agissait alors en vertu de pouvoirs extraordinaires qui lui avaient été confiés par les cortès, et il a rendu compte de l’usage qu’il avait fait de ces pouvoirs à des cortès régulières, en sorte que la loi actuelle est tout simplement une prime donnée à l’insurrection. C’est à ces tristes œuvres que le congrès a consacré les derniers momens de sa session, lorsque l’Espagne est sans lois administratives, lorsque le gouvernement est réduit à tous les expédiens pour se procurer des ressources financières. Chose à observer, l’assemblée n’a mis guère plus de temps avant sa séparation pour voter le budget que pour voter une récompense à un insurgé.

Lorsque ce malheureux esprit a constamment dominé dans les cortès malgré les efforts de quelques hommes de courage et de talent comme MM. Rios Rosas et Nocedal, lorsqu’une semblable politique, disons-nous, est suivie par les législateurs de l’Espagne, Faut-il s’étonner qu’elle ait ses conséquences naturelles, et que l’anarchie gagne le pays ? C’est du vote de la loi de désamortissement qu’est née l’insurrection carliste. Les premiers mouvemens de l’Aragon ont été comprimés il est vrai ; mais chaque jour des bandes se montrent sur divers points. Celle du cabecilla Marsal, qui s’est levée dans la Catalogne, est probablement beaucoup moins battue que ne le disent les bulletins, et récemment encore les factieux sous les ordres des frères Hierro arrêtaient le courrier de France au cœur même de la Castille. Si l’on veut d’ailleurs apprécier le danger de ces insurrections, on n’a qu’à voir comment en usent les autorités. En vertu d’un bando du capitaine-général de la Castille, tout individu qui ne signalera pas à l’autorité le passage des carlistes est passible d’une amende qui varie de 500 à 2,000 réaux, suivant l’importance de la population. Les membres des municipalités qui négligeront de donner cet avis passeront devant une commission militaire ; les médecins et curés qui prêteront leurs secours matériels ou spirituels aux carlistes seront considérés comme receleurs ou complices. En réalité, l’insurrection carliste n’a point cessé d’être un danger. Puis est venue l’agitation ouvrière de Barcelone, qui s’est manifestée par d’effroyables crimes. Ces désordres se sont apaisés un moment, les ouvriers sont rentrés dans leurs fabriques ; mais la question n’est qu’ajournée évidemment, elle peut renaître d’un instant à l’autre, et le gouvernement le sent si bien, qu’il s’est hâté d’accumuler les troupes en Catalogne. Seulement, le jour où il voudra agir, il risque d’avoir contre lui la milice nationale de Barcelone, et alors ce sera peut-être une lutte sanglante et décisive. Il n’est point enfin jusqu’à une ville fort paisible d’habitude, Badajoz, qui n’ait eu récemment ses scènes de désordre. Il s’agissait d’un fait très vulgaire. Autrefois les personnes qui fréquentaient le marché de la ville étaient obligées de déposer leurs marchandises dans des cases dont elles payaient le loyer aux propriétaires. Le seul profit que les marchands de Badajoz aient trouvé dans la révolution de 1854, c’est de s’affranchir de l’obligation de ce loyer en allant s’installer sur une autre place. Mais voici qu’il y a peu de jours on a voulu rétablir l’ancien état de choses ; alors on s’est insurgé et on est allé briser les cases en question, tout cela au cri de vire Espartero ! comme en Catalogne. C’est une affaire toute locale sans doute ; malheureusement ce qui a un caractère politique, c’est que la milice nationale s’est mise du côté des émeutiers, de même que la milice nationale de Barcelone a pris parti pour les ouvriers. Ces divers faits ne sont-ils pas les symptômes de l’anarchie extérieure ou latente qui travaille l’Espagne ? Et naturellement on fait la réflexion que cette anarchie se produit un an après la révolution de 1854, neuf mois après la réunion solennelle de cette assemblée qui devait sauver le pays, et qui n’a point encore achevé une constitution !

Qu’en résulte-t-il ? C’est qu’il s’opère depuis quelque temps une réaction évidente au-delà des Pyrénées. Il se manifeste à l’égard du congrès des dispositions à peu près semblables à celles qu’on vit en France en 1849, lorsque l’assemblée constituante menaçait de prolonger son existence. Déjà même les cortès, avant l’interruption de leurs séances, ont reçu des pétitions qui les engageaient à se hâter de voter enfin la constitution. Les cortès ont fort mal reçu l’avis, comme bien on pense, ce qui ne détruit pas le symptôme. Il s’est produit un fait plus caractéristique encore. Un bataillon de milice nationale de Madrid a nommé pour son commandant le général O’Donnell, et les autres bataillons paraissent également disposés à prendre pour chefs d’autres généraux amis du ministre de la guerre. Cela veut dire que les esprits fatigués demandent une direction, un gouvernement, un régime défini et stable. De là ce mot de dictature qui a été lancé depuis peu dans la polémique à Madrid. Seulement la royauté a gagné assez dans ces derniers temps pour que le dictateur ne puisse être désormais autre que le premier serviteur de la monarchie constitutionnelle. Après tout, sans avoir recours à ce moyen extrême d’une dictature quelconque, que faudrait-il pour améliorer la situation de l’Espagne ? Il suffirait d’un peu de décision, d’une volonté bien résolue à raffermir le pays ébranlé sans porter atteinte aux garanties d’un régime libéral. Peut-être les circonstances sont-elles en ce moment plus favorables qu’elles ne l’ont jamais été. Le duc de la Victoire n’a point changé de nature certainement, il n’a point acquis l’esprit d’initiative qu’il n’avait pas ; mais depuis quelque, temps il s’est montré lui-même assez inquiet des entreprises carlistes et du développement de l’anarchie. Dans ses manifestations, quelque bizarres qu’elles soient parfois, il n’omet plus le nom de la reine comme il l’omettait il y a quelques mois. Il se trouve ainsi sur un terrain meilleur. En outre, tout en jouissant du prestige extérieur du pouvoir, il accepte volontiers, dit-on, les décisions du général O’Donnell, qui reste le bras du gouvernement, et même peut-être sa tête. Dans ces conditions, ne viendra-t-il pas un moment où, sans coup d’état, par la simple impulsion d’une volonté énergique, la situation de l’Espagne pourra prendre une face nouvelle ? Telle est la question qui s’agite aujourd’hui au-delà des Pyrénées. Quoi qu’il en soit, qu’on observe ce fait d’une portée plus générale : c’est que, partout où règnent les idées, les passions révolutionnaires, le mot de dictature est dans l’air, et finit quelquefois par devenir une réalité.

CH. DE MAZADE.

REVUE LITTÉRAIRE

ÉTUDES SUR LA VIE DE BOSSUET, 1627-1670, par M. A. Floquet[1]. — Tout le monde a lu la Vie de Bossuet par M. le cardinal de Bausset. Le style en est clair, la narration facile, la doctrine en général excellente, et l’on comprend que cet élégant écrit soit devenu le complément en quelque sorte obligé des œuvres de l’évêque de Meaux. Cependant, à y regarder de près, la composition de M. de Bausset n’est pas irréprochable. D’un côté, allant droit aux principaux épisodes de la vie qu’il raconte, souvent il omet les faits intéressans qui les ont préparés, et, d’autre part, presque toujours il reproduit sans contrôle les Mémoires fautifs de l’abbé Le Dieu : voilà pour la biographie proprement dite. Le défaut du livre devient encore plus sensible, lorsqu’on veut connaître quelles ont été les études de Bossuet, vérifier la date de ses discours, discuter l’authenticité de telle ou telle partie de ses ouvrages, constater enfin les progrès de cette pensée et de cette élocution souveraines. Sur des points aussi essentiels, les informations de M. de Bausset sont à peu près nulles ; elles satisfont mal le lecteur ; un critique n’y trouverait aucun secours. Ce sont précisément, ces regrettables lacunes que M. Floquet a pris à tâche de combler dans les trois volumes qu’il vient de donner au public sous le titre d’Études sur la vie de Bossuet jusqu’à son entrée en fonctions en qualité de précepteur du dauphin. Cette période de la vie de Bossuet, grâce aux recherches patientes de M. Floquet, n’a plus rien d’obscur, et quelques détails suffiront pour montrer l’intérêt qui s’y attache.

Né à Dijon, d’une famille de robe, élevé parmi les hommes graves de sa parenté, les Mochet, les Bretagne, les Bossuet, magistrats dévoués au roi pendant la ligue, serviteurs affectionnés de Louis de Bourbon, gouverneur de la Bourgogne en 1631, le jeune Jacques-Bénigne grandit à l’école du respect, et se vit, à son début, assuré d’une protection puissante, qui devait peu à peu se changer en une noble familiarité. Des lettres inédites, et que M. Floquet déclare devoir aux archives de la maison de Condé, mettent en pleine lumière les intimes rapports du vainqueur de Rocroy et de son panégyriste immortel. Et ces rapports, comme on sait, s’établirent, pour ne se rompre jamais, le jour où, accompagné de quelques-uns de ses gentilshommes, le prince vint au collège de Navarre assister et presque prendre part à la discussion des thèses que Bossuet avait obtenu la permission de lui dédier. Quels furent les maîtres de Bossuet à Navarre, et d’abord chez les jésuites de Dijon, au collège des Godrans ? à quels auteurs s’attacha-t-il de préférences sous quelle discipline se forma ce beau génie ? Ce sont là des questions que M. Floquet devait chercher à résoudre. Il nous montre Bossuet, dont les premiers enthousiasmes avaient éclaté à la lecture de la Bible, Méprenant également d’amour pour Cicéron et pour Virgile, et surprenant par la précocité de son intelligence autant que par son âpreté au travail ses doctes professeurs des Godrans, les pères Jacques Viguier et Claude Perry. À Navarre, Bossuet rencontra des maîtres également distingués par la science, la vertu et le caractère ; mais évidemment son éducation fût restée incomplète sans la retraite où, au sortir de Navarre, il courut s’ensevelir. En effet, c’est pendant son séjour à Metz que, malgré les nombreuses et minutieuses affaires où il fut employé, l’archidiacre de Sarrebourg acquit une si parfaite connaissance des pères, qu’il devait mériter un jour le glorieux surnom de père grec. Saint Augustin, saint Athanase, saint Chrysostome, saint Grégoire de Naziance notamment, étaient sans cesse entre ses mains. Habituellement même il interrompait son sommeil afin de continuer durant le calme des nuits ses fortes et attachantes lectures. Là est le secret de cette irrésistible dialectique, qui présageait dès 1654 le Discours sur l’Histoire universelle et l’Histoire des Variations. Là de même est la source vive de cette éloquence qui s’est répandue en tant de pathétiques discours, sermons, oraisons funèbres, panégyriques, qu’il écrivait d’ordinaire après avoir dit, car Bossuet ne se préparait à l’action que par la méditation. C’était assez pour lui d’avoir assuré les divisions, ordonné les idées principales, réuni les preuves, choisi les textes de son sujet : « Mon sermon est fait, disait-il, ne me restant plus qu’à trouver les paroles. » Ou si parfois il en traçait une rapide esquisse, le plus souvent il la rédigeait en latin.

M. Floquet, qui a déterminé d’une manière, exacte la date de la plupart des sermons de Bossuet, si maltraités par dom Deforis, fixe au mois d’avril 1656 la première apparition du célèbre orateur dans les chaires de la capitale. À cette époque, le jésuite Lingendes et l’oratorien La Boux avaient seuls jeté quelque lustre sur la prédication chrétienne, Paris d’ailleurs ne devait entendre Bourdaloue que vers 1669, Mascaron et Fléchier qu’après Bourdaloue. Bossuet donc, en réalité, n’avait ni prédécesseurs ni modèles, et de la sorte à la hauteur de son talent s’ajoutait tout le prestige de la nouveauté. Néanmoins ce ne fut qu’en 1663, le 2 février, qu’il porta pour la première fois la parole devant Louis XIV. Le roi, qui avait le goût des grandes choses, se sentit ému et charmé par cette voix si mâle tout ensemble et si douce, respectueuse comme il convient à un sujet, mais libre aussi comme il convient à un prêtre, car M. Floquet prouve fort bien, contre La Harpe, Sismondi et de modernes détracteurs, que Bossuet ne descendit jamais aux flatteries de langage ni aux bassesses de silence qu’on lui a reprochées. Au milieu de l’appareil des cours, il osa en mainte occasion plaider la cause des pauvres et le précepte de l’exemple en présence d’un monarque ivre de jeunesse et bouillant d’orgueil. Habile à démêler les hommes, le roi ne songeait point à s’offenser qu’un ministre de l’Évangile s’exprimât avec sincérité, pourvu qu’une telle sincérité fût discrète, et, n’eût-il pas eu une piété profonde, quoique flottante, il lui convenait du moins de maintenir cette espèce de subordination dont parle La Bruyère, « par où le peuple paraît adorer le prince et le prince adorer Dieu. » C’est pourquoi il n’est pas nécessaire d’imaginer le motif secret d’une servile complaisance pour expliquer la faveur constante dont Bossuet jouit auprès de Louis XIV. Comment Bossuet n’aurait-il pas révéré dans Louis XIV les éblouissantes splendeurs du pouvoir royal ? Et comment Louis XIV, à son tour, n’aurait-il pas aimé dans Bossuet ces magnificences de la parole humaine auxquelles rien ne peut être comparé, ces oraisons funèbres de la reine d’Angleterre et de Madame, pièces achevées qu’animent le souffle d’Homère et les tristesses d’Isaïe ; éloges ornés, mais aussi instructions austères ; expositions sublimes qui présentèrent aux contemporains surpris le mélange extraordinaire d’une onction pénétrante, des flammes de l’éloquence, du jeu consommé de l’acteur ?

Bossuet, en outre, ne servait-il pas merveilleusement le roi par les heureux succès de sa controverse. Et n’est-ce pas à lui qu’il fallut rapporter, avant 1669, avec la conversion de Dangeau, celle du comte de Lorge et de Turenne ? La conversion de Turenne surtout fut un coup d’éclat. Louis XIV, transporté de joie, offrit à l’illustre capitaine l’épée de connétable, et, ce qu’on aura peine à croire, Clément IX la barrette, qu’on demandait pour son neveu, Emmanuel-Théodose de Latour-d’Auvergne, abbé-duc d’Albret. Turenne refusa l’une et l’autre ; mais Rome ayant hâte de marquer sa reconnaissance à l’éminent adepte qu’on venait de lui conquérir, le pape se résolut, malgré ses répugnances, à conférer au neveu un chapeau qu’au risque d’une étrange disparate il eut préféré de beaucoup voir placé sur la tête de l’oncle. L’abbé d’Albret devint le cardinal de Bouillon. Ce fut pour l’enfant royale, comme on le nommait alors, pour ce jeune homme, qui, n’ayant guère plus de vingt-six ans, était pressé de couvrir par quelques triomphes oratoires sa nullité présente, que Bossuet rédigea, à sa demande, un remarquable écrit sur le Style et la Lecture des Pères de l’église pour former un orateur. Dans cette précieuse note, jusqu’à présent inédite, Bossuet ne se contente pas de conseils et de renseignemens généraux ; il y découvre en quelque façon le fond de soi-même, et donne de précieux détails sur ses propres lectures.

Parvenu à ce degré d’autorité, d’influence, de réputation, on se demande pourquoi Bossuet n’avait pas quitté depuis longtemps les rangs inférieurs de la hiérarchie ecclésiastique. Il est vrai qu’en 1664 il avait été promu à la dignité de doyen de Metz, il est vrai encore que la cure de Saint-Eustache et celle de Saint-Sulpice lui avaient été successivement proposées, et la reine-mère, Anne d’Autriche, avait même songé à lui pour un des évêchés de Bretagne qui étaient à sa nomination ; mais en définitive Bossuet restait simple prêtre, quoique l’opinion publique le désignât instamment au choix de Louis XIV. Un pareil retard était-il, de la part du roi, indifférence ou raisonnable calcul ? M. Floquet a levé tous les doutes en nous apprenant la déplorable fortune de deux proches parens de Bossuet : de François Bossuet, son oncle, secrétaire du conseil des finances, et d’Antoine Bossuet, son frère, trésorier des états de Bourgogne, qui, tous les deux accusés de concussion, mis en jugement et dépouillés de leurs biens, n’évitèrent qu’à grand’peine une condamnation infamante. Par eux, le nom de Bossuet se trouvait donc compromis, et, pour lui rendre sa pureté première, il ne fallut pas moins que les longs efforts du génie et de la vertu de Jacques-Bénigne. Enfin, en 1669, l’évêché de Condom étant venu à vaquer, Louis XIV y appela Bossuet, et comme s’il eût cherché à compenser un oubli apparent par une confiance illimitée, bientôt il déclarait le nouvel évêque précepteur de son fils, à la place du président de Périgny, dont un travail excessif avait abrégé les jours. Cet infortuné courtisan, empressé de céder au pédantisme de Montausier, qui exigeait qu’on enseignât au dauphin l’origine de tous les mots, ménagea trop peu ses forces, et mourut après avoir recueilli dix-neuf mille mots latins dont il savait à fond l’origine et l’histoire. Cette circonstance, moitié lamentable et moitié risible, valut à Bossuet, nonobstant la compétition de Huet, de Ménage et de Pélisson, les fonctions relevées, mais difficiles, qu’il devait remplir au grand avantage de la postérité, sinon de son royal élève, et aux applaudissemens unanimes de ses contemporains.

Peut-être se souviendra-t-on ici d’une insinuation perfide que Voltaire, à la suite de plusieurs libellistes obscurs, s’est efforcé d’accréditer. Bossuet disant un jour « qu’il ne serait jamais ni janséniste ni moliniste, » — « Non, monseigneur, lui aurait-on répondu, on sait bien que vous n’êtes que mauléoniste. » Et cette dure réplique du père La Chaise ou du père Le Tellier aurait été une allusion directe à des relations peu avouables, bien plus à un mariage de Bossuet avec Mlle Catherine de Mauléon. M. Floquet démontre surabondamment toute l’absurde impertinence de cette fable calomnieuse, et, loin de nier d’ailleurs les rapports si purs de l’illustre évêque avec une personne qu’il protégea constamment comme sa fille, il exalte Bossuet par où on aurait voulu l’abaisser, en nous révélant en lui des qualités qui, sans cet incident, seraient probablement moins connues : la tendresse du cœur, une charité inépuisable, une inclination de bienfaisance que rien ne pouvait lasser.

Nous venons d’indiquer rapidement les points principaux des Études de M. Floquet, et nous estimons que maintenant la partie de la vie de Bossuet qui s’écoula de 1627 à 1670 est en tous sens explorée. En est-il de même des années 1670 à 1704 ? N’ayons-nous rien de considérable à apprendre sur cette dernière et importante période ? Tous les détails, tous les manuscrite qui s’y rapportent ont-ils été publiés ? Nous ne le pensons pas, et nous nous plaisons à espérer que M. Floquet se décidera prochainement à mettre la dernière main à son instructif ouvrage.


F. NOURRISSON.


THEOLOGIE DE LA NATURE, par M. H. Straus-Durckheim[2]. — Les philosophes de profession ne sont guère naturalistes. La plupart se contentent de notions superficielles sur l’organisation des êtres et se bornent à observer l’intelligence humaine dans ses formes les plus élevées. Un petit nombre de faits leur suffit pour construire des systèmes abstraits, qui paraissent aux savans plus ingénieux que solides, et se disputent depuis longtemps l’empire des idées sans pouvoir jamais arriver à une conquête définitive. Il y a une autre méthode qui serait appelée en philosophie à mieux commander la conviction : elle consisterait à interroger incessamment la création, à n’accepter strictement que ce qui semblerait la conséquence rigoureuse des phénomènes observés à tous les degrés de l’échelle organique. Cette méthode pourrait, comme la première, conduire à une théodicée et à une morale. De ces deux sciences, l’une serait la théologie métaphysique, et l’autre la théologie de la nature. L’ouvrage de M. M. Straus-Durckheim est une tentative pour constituer cette seconde science, demeurée jusqu’à présent plutôt à l’état d’aspiration que de doctrine. Pénétré de la plus vive admiration pour la structure des êtres vivans et y reconnaissant une preuve manifeste de l’intervention d’une sagesse infinie, l’auteur a voulu mettre dans tout leur jour les merveilles du monde animal. Sans doute il n’y a pas que le règne organique qui témoigne de l’intelligence suprême présidant à la formation et à la coordination de l’univers : cette intelligence, elle peut se lire sur bien d’autres pages du grand livre de la nature ; mais la main de Dieu est dans l’ordre inorganique moins visible que dans la constitution des êtres. Dans les faits purement physiques, le théâtre de l’intervention divine est si étendu, que notre œil ne peut l’embrasser, et, réduit à n’en apercevoir que des points circonscrits, l’harmonie de l’ensemble lui échappe. Là où un horizon plus vaste nous révélerait accord et perfection, nous ne voyons, cantonnés que nous sommes dans un coin de l’univers, que jeu de forces fatales, concours fortuit de phénomènes matériels. Il n’en est pas de même dans les corps vivans. Ici l’ensemble peut facilement être saisi, chaque animal est un tout complet. Observez, et vous découvrirez peu à peu le rôle de chacun des organes, la corrélation des divers appareils, la fin de chaque fonction. Plus le naturaliste scrute, plus il fouille, plus il pénètre, plus le mystère de cet organisme si complexe se résout pour lui en un assemblage de lois merveilleuses de prévoyance et de sagesse.

Ces considérations nous expliquent pourquoi M. Straus-Durckheim n’a point donné de place dans son ouvrage aux preuves que l’astronomie et la physique générale du globe fournissent en faveur de l’existence de Dieu. Le hasard semble encore avoir une trop large part dans ces actions combinées de la pesanteur, des fluides impondérables et des corps bruts. Dans la physiologie, rien n’est régi par cette fatalité apparente. Il a pu exister, et il a existé en effet, des astronomes, des physiciens, des chimistes athées, mais comment eût-il pu y avoir des naturalistes capables de nier la Divinité, quand toute l’anatomie comparée, fondement de la zoologie, repose sur ce principe, toujours vérifié, qu’il n’y a pas d’organe sans objet et pas de disposition fonctionnelle qui ne réponde à sa fin ? L’auteur s’est donc borné à nous raconter les merveilles de la création animale et à poursuivre l’étude des lois qui mettent le plus en évidence l’intelligence qui y a présidé.

Comme la Théologie de la Nature ne s’adresse point aux savans de profession, la forme même sous laquelle ce livre a été conçu a une certaine importance. Un pareil livre devait être écrit avec une clarté, une simplicité, une méthode qui empêchassent le lecteur de s’égarer au milieu d’un dédale de faits qui demandent des études anatomiques sérieuses et attentives pour être bien saisis. Malheureusement ces qualités font défaut à M. Straus-Durckheim. Il n’a ni cette facilité de style, ni cette aisance d’exposition, ni cette vivacité d’argumentation qui plaisent et entraînent à la fois. Il s’est contenté de grouper consciencieusement ses observations et de les enchaîner par une logique un peu lourde. Au lieu de condenser et de systématiser les faits qu’un vaste savoir zoologique tenait à sa disposition, il s’est bien souvent perdu dans des détails physiologiques plus propres à figurer dans un traité d’anatomie comparée que dans une philosophie de la nature. De là des chapitres d’une étendue fatigante, où l’auteur examine les causes premières et leurs effets immédiats, et conclut l’existence de Dieu de considérations générales sur l’organisation des êtres vivans et sur celle des vertébrés en particulier. Il y a là la matière de douze chapitres qui n’en forment cependant que trois occupant le tome premier. Le second volume comprend deux sujets tout à fait distincts : d’abord la continuation des considérations générales sur le règne organique destinées à démontrer l’existence divine, puis un examen critique des cosmogonies religieuses. M. Straus change alors tout à coup de marche et de méthode. Il quitte les enseignemens de la nature pour entrer dans une voie plus périlleuse et plus hasardée. Poussé par le vent de la spéculation, il finit par aborder sur une terre où le naturaliste perd toute la supériorité due à ses connaissances positives.

M. Straus passe en revue les théogonies des Chaldéens, des Perses, des Égyptiens, des Grecs, avec une érudition supérieure à celle qu’on est accoutumé à rencontrer chez les naturalistes de profession ; mais on reconnaît tout de suite, malgré son savoir, l’homme qui n’est plus sur son terrain. Il en est resté aux idées qui avaient cours il y a vingt années, il est demeuré étranger à tous les progrès accomplis depuis par la critique en mythologie et en histoire. Moïse est toujours pour lui un épopte des mystères de l’Égypte, et les Grecs sont les élèves des Égyptiens. Les mystères ont gardé à ses yeux leur haut enseignement ésotérique, bien qu’ils se réduisent, pour la science contemporaine, à des solennités symboliques secrètes, dans lesquelles certaines paroles, certains signes sacramentels rappelaient le sens du rite. L’examen de la Bible, beaucoup plus étendu qu’on ne s’attendrait à le rencontrer dans une Théologie de la Nature, a trouvé l’auteur mieux préparé. C’est une critique faite avec toute l’indépendance et la bonne foi d’un esprit honnête, ignorant les réticences et les détours. Néanmoins sur ce point encore on sent l’absence d’études exégétiques suffisamment fortes, et l’on a plutôt sous les yeux les réflexions individuelles d’une intelligence libre et sérieuse que le fruit de recherches bibliques prolongées.

Tout ce livre, on le voit, pèche par le plan et par la forme. La confusion s’y est introduite comme d’elle-même et a frappé presque de stérilité les précieux matériaux qui s’y trouvent rassemblés. C’est en un mot un ouvrage tout allemand par la manière dont il est conçu et écrit. La Théologie de la Nature est également un livre allemand quant au fond ; il a la science et la solidité des conceptions allemandes, tant de solidité même qu’il paraîtra dur à bien des gens, tant de science que plus d’un ignorant lettré pensera qu’on lui donne un peu trop à apprendre pour connaître Dieu, et qu’on aurait pu faire un catéchisme de la religion naturelle exigeant moins de mémoire et imposant moins de fatigue. M. Straus eût dû choisir pour modèles quelques ouvrages anglais de Buckland ou de Whewell, Inspirés par une pensée analogue à la sienne, bien que plus fidèle à la foi biblique. Les Anglais réussissent généralement dans ces traités scientifiques à l’usage de tous, traités pour lesquels l’Allemagne est trop diffuse et trop savante. La Théologie de la Nature veut absolument un lecteur déjà exercé ; toutefois le lecteur sera largement payé de son petit labeur. Il apprendra beaucoup, car il aura affaire à un naturaliste éclairé, à un anatomiste habile, qui s’est acquis une juste réputation, et non à un de ces compilateurs qui ne donnent jamais que les idées d’autrui décolorées ou mal comprises. Ce livre respire un parfum de bonhomie et de sincérité qui a bien son charme. C’est le testament d’une vie scientifique honnête et bien remplie. Les imperfections même que je lui ai franchement reprochées lui impriment un certain cachet d’originalité. On y reconnaît l’œuvre d’un esprit qui ne s’est développé que par sa propre culture, et n’a rien reçu des livres déjà faits. Il y a aujourd’hui tant d’emprunté, tant de factice et conséquemment tant de faux chez les écrivains souvent les plus écoutés, qu’on est heureux de rencontrer un type individuel au milieu de toute cette monnaie qui circule sans autre effigie que celle des communs préjugés. Qu’importe, après cela, que l’œuvre heurte quelques-unes de nos convictions, dérange nos habitudes, blesse notre oreille ? Lit-on seulement pour flatter ses idées et chercher des courtisans, ou pour s’éclairer ? Si c’est le dernier cas qui est le vrai, nul ne doit craindre d’aller chercher des contradicteurs, surtout quand on est sûr de trouver, comme dans le livre de M. Straus-Durckheim, beaucoup à apprendre et beaucoup à réfléchir.


ALFRED MAURY.


V. DE MARS.


  1. Paris, 3 vol. in-8o, Firmin Didot, 1855.
  2. Quatre volumes in-8o, Masson, 1852-1854.