Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1913

Chronique n° 1939
31 janvier 1913


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




M. Raymond Poincaré a été élu, le 17 janvier, président de la République. Deux tours de scrutin ont été nécessaires, mais dès le premier M. Poincaré avait une telle avance sur ses concurrens qu’on pouvait déjà le considérer comme élu. Aussi le second tour n’a-t-il été qu’une formalité. Les réunions préparatoires qui avaient eu lieu au Palais du Luxembourg avaient déblayé le terrain : la lutte s’y était bientôt concentrée entre M. Poincaré et M. Pams, et il était devenu évident, quel que fût le mérite des autres candidats, qu’ils avaient perdu toute chance de succès.

Parmi eux, il en est un qui, par l’éclat de son talent et de ses services, était assurément très digne d’occuper la plus haute magistrature de l’État ; nous voulons parler de M. Ribot ; mais sa candidature était une candidature de conciliation, et on était bien loin de toute idée de conciliation. L’incident survenu au ministère de la Guerre, la démission de M. Millerand, les émotions en sens contraires qui en étaient résultées, avaient en quelque sorte campé en face l’un de l’autre les deux grands partis de la République, parti relativement modéré et parti radical-socialiste, de telle sorte qu’aucun soldat ne pouvait plus se détacher du gros de l’armée pour se porter et pour manœuvrer sur un terrain intermédiaire : c’est à cela qu’est due la rapide décadence des candidatures de MM. Ribot, Antonin Dubost et Paul Deschanel. Dès lors, entre MM. Poincaré et Pams, la victoire pouvait-elle être douteuse ? Nous ne voulons rien dire de désobligeant pour M. Pams, qui est personnellement un galant homme ; mais enfin, sa candidature était une gageure perdue d’avance : il aurait fallu un autre homme pour battre M. Poincaré. Devant la réunion préparatoire, M. Pams a fait bonne figure ; il y a même eu quelques voix de plus que M. Poincaré et les radicaux-socialistes l’ont triomphalement proclamé le candidat du parti républicain. Aussitôt un certain nombre de radicaux-socialistes, ayant à leur tête M. Clemenceau et M. Monis, sont allés faire la plus étrange démarclie auprès de M. Poincaré : invoquant la discipline républicaine, ils lui ont demandé de retirer sa candidature et de céder la place à M. Pams. Mais M. Poincaré s’est refusé à jouer le rôle passif du guillotiné par persuasion, et la démarche des radicaux-socialistes a été accueillie, en dehors de leur parti, par un éclat de rire. A partir de ce moment, le résultat du Congrès était certain : M. Poincaré était élu.

Son succès a été très brillant, et la nouvelle en a été accueillie partout, en France et au dehors, avec une grande faveur. Le concert a été unanime ; il n’y a pas eu une note discordante. Bien que son ministère n’ait pas duré longtemps, M. Poincaré y a fait si bonne figure que les imaginations mêmes se sont éprises de lui comme d’un homme dont il y avait beaucoup à attendre et dont effectivement on attendait beaucoup. Son ministère avait été très bien formé. Grâce à la confiance qu’il inspirait déjà, M. Poincaré avait su, il avait pu y réunir, en les prenant dans des portions un peu différentes du parti républicain, quelques-uns des hommes les plus distingués du Parlement. La situation avait été périlleuse et elle restait grave ; les ministères qui avaient immédiatement précédé y avaient paru inférieurs ; l’opinion était inquiète, énervée, irritée ; on sentait qu’il y avait beaucoup à réparer. A peine quelques jours s’étaient-ils écoulés qu’on a respiré une atmosphère nouvelle. Le ton même du gouvernement était changé ; il était devenu plus net et plus ferme ; on sentait qu’un esprit plus vif et plus résolu l’animait. De tout cela le pays avait une impression dont il n’aurait probablement pas pu analyser les causes, mais qui était très forte. Le besoin de régénération et de relèvement était si grand chez lui qu’il a voulu le croire satisfait, un peu vite peut-être, car il faut longtemps pour remédier à des mœurs invétérées ; mais on savait gré au nouveau ministère de l’empressement patriotique avec lequel il s’était mis à la tâche. Au dehors, M. Poincaré lui-même s’était particulièrement appliqué, à côté de la guerre que ni lui ni personne n’avait pu empêcher d’éclater dans les Balkans, à maintenir du moins la paix générale, et il y avait réussi. Les initiatives qu’il avait prises avaient mis sa personnalité en relief et la France l’avait vu avec satisfaction sortir du cadre étroit où ses prédécesseurs s’étaient enfermés pour prendre la part qui devait lui revenir dans la politique générale. Quelques-unes de ses paroles, quelques-uns de ses actes avaient réveillé et flatté chez elle d’anciennes énergies. Aussi M. Poincaré était-il populaire. L’était-il dans le Parlement autant que dans le pays ? C’est une autre question. L’accord n’est pas toujours parfait entre le Parlement et le pays, mais quand l’opinion de celui- ci se manifeste d’une certaine manière, l’autre est bien obligé de s’y conformer, surtout lorsqu’il est à quinze mois des élections générales. C’est pourquoi M. Poincaré a été le candidat du pays et l’élu du Congrès. Il en résulte pour lui une double autorité dont nous sommes heureux de le voir disposer, car il en aura besoin au cours de son septennat.

Les grandes espérances qu’il a suscitées peuvent même devenir un danger pour lui. Avouons-le, il aura quelque peine à les satisfaire toutes. On a dit souvent, et avec raison, que le Président de la République a plus de pouvoirs qu’il n’a pris l’habitude d’en exercer ; mais ces pouvoirs, qu’on aime en ce moment à énumérer, il ne peut en user que par l’intermédiaire de ses ministres qui sont seuls responsables. La vie d’un Président créé par les Chambres à leur image, à leur mesure, est facile ; celle d’un Président fait à l’image du pays l’est moins, si l’image du pays ne ressemble pas à celle des Chambres. Il ne faut pas trop demander à M. Poincaré, et, en tout cas, ce qu’on attend le plus légitimement de lui, il ne faut pas lui imposer l’obligation de le réaliser du jour au lendemain. L’impatience est le plus souvent une maladresse. Un jour vient toutefois où on s’aperçoit qu’un changement, après s’être fait dans les idées, est passé dans les faits eux-mêmes. En veut-on un exemple ? Nous le trouverons dans cette « discipline républicaine, » que MM. Clemenceau et Monis ont invoquée pour exiger de M. Poincaré le retrait de sa candidature parce qu’elle avait eu quelques voix de moins que celle de M. Pams à la réunion dite plénière du parti républicain. MM. Clemenceau et Monis parlaient un vieux langage qui, il y a quelques années encore, aurait exercé un puissant empire, mais qui aujourd’hui sonnait comme un anachronisme : il a été sans effet, on s’en est même moqué. Sans doute il ne s’agissait pas ici d’une prescription constitutionnelle ; mais la Constitution elle-même, immobile dans son texte, peut prêter, dans l’application, à des interprétations plus souples. Un homme doué par lui-même d’autorité et qui en puise une nouvelle dans la popularité dont il jouit peut assurément plus qu’un autre, s’il a par surcroit de l’habileté, du tact, de l’à-propos dans le choix des occasions. Qu’on ne demande pas toutefois à M. Poincaré de faire des miracles : c’en serait un si, du jour au lendemain, et uniquement parce qu’il serait allé du quai d’Orsay à l’Elysée, la face du pays était changée.

Le Président de la République ne pouvant agir que par ses ministres, voyons ce qu’est le nouveau ministère. Nous savons bien qu’il a été fait sous les auspices de M. Fallières, qui reste Président de la République jusqu’au 17 février prochain : jusqu’à cette date, le nouveau Président est en quelque sorte dans les limbes, dans le devenir. C’est du moins la fiction constitutionnelle : en fait, il n’est pas téméraire de croire que, même sans qu’il s’en soit directement mêlé, M. Poincaré a eu quelque influence sur la constitution du Cabinet Briand. Nous avons retrouvé dans la déclaration ministérielle une expression qui avait déjà couru dans la presse, à savoir que le défunt ministère était mort de l’excès de confiance que le Parlement avait en lui, puisqu’il avait porté son chef à la présidence de la République. On est même allé plus loin, — non pas pourtant cette fois dans la déclaration ministérielle : — on a dit que, pour avoir le vrai chiffre de la majorité ministérielle, il fallait additionner les voix de M. Poincaré et celles de M. Pams, puisque, faisant tous les deux partie du même Cabinet, ils représentaient la même politique. Même dans l’extrême Midi, il y a peu de chances que cette affirmation ait été prise au sérieux. Quoi qu’il en soit, on a changé le moins possible le ministère Poincaré ; mais, tout de même, il est sorti de la crise sensiblement modifié. Si on néglige en effet M. Pams, que l’échec de son aventure présidentielle a condamné à la retraite, quatre des membres et des principaux membres de l’ancien Cabinet ne font pas partie du nouveau : ce sont M. Poincaré lui-même, M. Bourgeois, M. Millerand et M. Delcassé. M. Bourgeois se retire pour les raisons qui l’ont empêché de poser ou de laisser poser sa candidature à la présidence : sa santé, malheureusement ébranlée, exige des soins. M. Delcassé, pour d’autres motifs, a demandé à se reposer. Mais M. Millerand ? Son cas est tout autre. Nous n’en dirons qu’un mot ; bien que le fait soit d’hier, il semble déjà ancien, tant on en parlé ! tant les événemens se sont pressés et précipités depuis lors !

M. Millerand, en exécution d’une promesse expressément faite par son prédécesseur au ministère de la Guerre, M. Messimy, a réintégré le colonel du Paty de Clam, dans l’armée territoriale : il l’a chargé d’assurer les communications dans une petite gare de chemin de fer en temps de guerre. Grosse tempête ! On n’imaginerait pas le bruit qu’elle a fait et certainement M. Millerand ne l’avait pas prévu. Le colonel du Paty de Clam a joué, dans l’affaire Dreyfus, un rôle sur lequel il est bien inutile de revenir aujourd’hui : il a été jugé de façons très diverses, comme l’ont été d’ailleurs tous les autres rôles, qu’ils aient été joués par ceux-ci ou par ceux-là. L’affaire étant à peu près assoupie, l’événement a prouvé combien il était encore dangereux d’y toucher, même aussi peu que possible, et c’était bien y toucher aussi peu que possible que d’employer le colonel du Paty de Clam dans les conditions éventuelles où on l’a fait. L’intérêt est si mince qu’en temps ordinaire on y aurait attaché une médiocre attention ; il y aurait eu quelques articles de journaux et autant en aurait bientôt emporté le vent. Mais la décision de M. Millerand a été publiée par le Journal officiel une dizaine de jours avant l’élection du Président de la République. M. du Paty de Clam, qui avait attendu sa réintégration pendant huit ans, ne pouvait-il pas l’attendre encore pendant huit jours, c’est-à-dire jusqu’au 18 janvier ? Il est extraordinaire que M. Millerand, qui connaît le Parlement, ne se soit pas rendu compte de l’effet que son acte ministériel allait produire. Il a été tel que M. Millerand a dû donner sa démission. S’il ne l’avait pas donnée, plusieurs autres ministres, ayant M. Pams à leur tête, auraient donné la leur avec fracas. Nous n’en déplorons pas moins vivement qu’il soit parti, qu’on l’ait laissé partir. Il avait, dans toute la force du terme, réussi au ministère de la Guerre ; l’œuvre qu’il y accomplissait avait obtenu l’assentiment du pays et augmenté sa confiance dans l’armée nationale ; l’armée elle-même se sentait plus forte, moralement aussi bien que matériellement ; enfin la popularité que M. Millerand avait acquise avait encore augmenté celle de M. Poincaré. Pourquoi a-t-il fallu qu’un misérable incident, sans signification et sans portée, soit venu compromettre une situation qui semblait si forte ? Rien, à coup sûr, n’est plus regrettable. Espérons que. dans la période où nous allons entrer, la politique générale dominera les incidens de ce genre et les réduira à leur importance véritable, au lieu d’être dominée et dénaturée par eux. Quoi qu’il en soit, les quatre principaux ministres du Cabinet de M. Poincaré ne font pas partie du Cabinet Briand.

Ils ont été remplacés le mieux qu’on a pu. Le choix de M. Briand lui-même s’imposait pour présider la nouvelle combinaison. M. Briand n’a joué aucun rôle actif dans le ministère Poincaré, mais il lui a apporté un concours loyal et dévoué, et nul plus que lui n’avait qualité pour le continuer. Il sera l’orateur de son ministère, comme M. Poincaré l’a été du sien ; il connaît la Chambre ; son talent a de la souplesse, de la séduction, de la force, toutes qualités dont il aura maintes occasions de faire usage. Le ministère des Affaires étrangères a été confié à M. Jonnart, et il était difficile de faire, dans le Parlement, un choix meilleur. M. Jonnart a été, à deux reprises différentes, gouverneur général de l’Algérie. Administrateur éminent, il a laissé dans notre grande colonie des souvenirs qui ne s’effaceront pas. L’Algérie est un gouvernement tout entier : l’homme qui en est chargé doit mettre en œuvre les facultés les plus diverses, y compris les facultés diplomatiques, et si M. Jonnart ne connaît pas encore dans le détail les questions nouvelles qu’il est appelé à traiter, il est préparé à se les assimiler. Son activité, sa puissance de travail sont très grandes. Au reste, il aura, au moins pendant les premiers temps, un collaborateur précieux dans M. Poincaré qui, lui non plus, n’avait pas fait une étude spéciale des questions diplomatiques et n’en connaissait pas le maniement lorsqu’il est entré au quai d’Orsay, mais n’a pas eu besoin de beaucoup de temps pour se mettre au fait. A la Guerre, M. Briand a placé M. Etienne. Dans les circonstances actuelles, il y fallait un homme qui n’eût pas tout un apprentissage à faire et qui pût, sans qu’on sentît trop l’interruption, se mettre à l’œuvre là où l’avait laissée M. Millerand. M. Etienne pouvait être cet homme. Il a été déjà ministre de la Guerre ; il a laissé de bons souvenirs rue Saint-Dominique ; l’armée avait reconnu en lui un ministre qui l’aimait, et qui, sentant le poids de sa responsabilité, savait mettre les intérêts militaires au-dessus des préoccupations politiques. De plus, M. Etienne jouit de grandes sympathies dans le monde parlementaire, ce qui n’est pas indifférent. Quant à M. Pierre Baudin qui devient ministre de la Marine, c’est un des membres les plus laborieux du Sénat ; il se mettra tout entier à sa tâche avec l’ardent désir de bien faire. Enfin, il fallait remplacer M. Briand lui-même à la Justice, car il passait à l’Intérieur : il y a mis M. Louis Barthou qui a été trop souvent ministre pour que nous ayons à le présenter à nos lecteurs et dont on connaît le rare talent oratoire. Nous ne dirons rien des autres chasses-croisés qui se sont produits dans le Cabinet : il faut cependant signaler le passage de M. Steeg du ministère de l’Intérieur à celui de l’instruction publique. C’est ce dernier, en effet, qui est la forteresse de la « défense laïque » dont on recommence à parler beaucoup et dont nous avons d’ailleurs entendu parler en tout temps lorsqu’un ministère, n’étant pas bien sûr de sa majorité, cherchait à la reformer provisoirement ou à l’affermir. Si on parle tant aujourd’hui de la défense laïque, c’est sans doute parce que le Cabinet compte sur cet appât pour ramener à lui le parti radical qui s’en éloigne. Le procédé était autrefois d’une efficacité immanquable, mais tout s’use et nous ne savons pas dans quelle mesure la défense laïque servira aujourd’hui à son véritable but qui est la défense ministérielle. Contentons-nous de souhaiter que la liberté de l’enseignement en sorte indemne.

A peine formé, le nouveau ministère a eu à soutenir devant la Chambre plusieurs interpellations qu’on a, pour la commodité, réunies en une seule : elle a porté sur la politique générale. Il y a naturellement été question d’un peu de tout, sans qu’on ait appuyé beaucoup sur rien. En somme, cette première bataille a eu lieu à fer moucheté, et personne ne s’y est engagé à fond. Les partis se sont contentés de prendre position les uns à l’égard des autres et n’ont envoyé à la tribune que des doublures : nous faisons exception pour M. Jaurès, mais son intervention a été accidentelle et il n’a pas paru y attacher lui-même une grande importance. On a voulu surtout amener M. Briand à faire des déclarations dont on tirerait, par la suite, le parti qu’on pourrait. Malheureusement, M. Briand était un peu souffrant, et son discours s’en est ressenti ; il s’en est excusé lui-même. La question principale sur laquelle le débat a porté a été la question électorale : elle a été posée en termes très brefs par M. Charles Benoist, qui a jugé tout à fait inutile de la développer une fois de plus devant la Chambre et s’est contenté de mettre M. Briand en demeure ou en mesure de s’expliquer. Faut-il le dire ? M. Briand ne s’est pas expliqué bien clairement ; il a paru éprouver un certain embarras. Déjà, lors de son dernier ministère, il avait montré de l’hésitation à prendre parti entre les solutions en présence et il avait cherché à les concilier. Il semble bien que ce soit ce qu’il cherche encore aujourd’hui ; mais y parviendra-t-il ? Il a dit, dans sa déclaration ministérielle, qu’il comptait pour cela sur l’aide du Sénat, ce qui a provoqué quelque hilarité. On sait que le Sénat, dans sa grande majorité, est hostile à la représentation proportionnelle opérée au moyen du quotient électoral. Avant son élection à la présidence, on comptait sur M. Poincaré pour vaincre la résistance de la haute Assemblée en posant, au besoin, la question de confiance. Le Sénat aurait hésité à prendre devant le pays la responsabilité de renverser le ministère Poincaré. Que fera-t-il en présence du ministère Briand ? Que fera M. Briand en présence d’un Sénat récalcitrant ? Après l’interpellation de la Chambre, on ne sait trop qu’en dire. Cependant la Chambre, à une forte majorité, a voté un ordre du jour de confiance dans les déclarations et les promesses du gouvernement ; mais il y a eu un très grand nombre d’abstentions, qui se)sont particulièrement produites dans le parti radical. En vain avait-on mis la « défense laïque » dans l’ordre du jour : cette formule habituellement si alléchante a laissé les radicaux insensibles. En revanche, elle n’a pas empêché une partie de la droite de voter pour le ministère, comme si, d’un côté comme de l’autre, on ne prenait pas le mot au pied de la lettre et on ne lui donnait pas toute sa valeur. On s’est reconnu, on s’est tâté, mais surtout on s’est réservé.

Y avait-il d’ailleurs autre chose à faire ? Personne ne songeait vraiment à renverser le ministère qui venait de naître et à obliger M. Fallières à en édifier un nouveau. Nous sommes dans une période de trêve, entre deux Présidens dont l’un n’a pas encore l’exercice de ses pouvoirs et dont l’autre, arrivé à l’expiration des siens, n’en a guère plus que l’ombre. Il serait cruel de mettre dans le dernier mois, dans les dernières semaines de M. Fallières, plus d’agitation qu’il n’y en a eu dans tout son septennat. La grande activité parlementaire ne reprendra qu’après le 17 février. Enfin plusieurs députés ont pensé peut-être, avec le commandant Driant, que la situation extérieure était grave. « Des événemens irréparables, a-t-il dit, pourraient surgir demain, et la France serait le seul pays qui n’aurait pas de gouvernement ! » Dans ces conditions, il a voté l’ordre du jour de confiance sans se préoccuper de ce qu’il contenait : et sans doute il n’a pas été le seul.


La situation extérieure mérite, en effet, une attention et des ménagemens particuliers : c’est le cas de répéter que, s’il ne faut pas la prendre au tragique, il faut du moins la prendre très au sérieux. Dans le dernier discours qu’il a prononcé devant les Chambres, M. Poincaré a dit que si la guerre éclatait de nouveau, dans les Balkans, entre les Turcs et les alliés, il deviendrait plus difficile qu’autrefois de l’empêcher de s’étendre. De ces prévisions inquiétantes, la première partie semble être sur le point de se réaliser : qu’en sera-t-il de la seconde ?

Rappelons brièvement ce qui s’est passé. La réunion des ambassadeurs avait fait de bonne besogne à Londres. Elle était arrivée à rédiger une note qui, grâce aux concessions mutuelles qu’on avait dû se faire, n’était ni très énergique, ni même très pressante, mais qui donnait cependant à -la Porte le conseil formel de céder Andrinople aux alliés et de s’en remettre aux puissances pour le règlement de la question des îles. La note a été remise. La Porte la connaissait d’ailleurs par avance, sinon dans son texte, au moins dans son esprit, car tout maintenant s’élabore au grand jour, et la diplomatie n’a plus beaucoup de secrets. On était moins fixé sur ce que répondrait la Porte. Les délégués ottomans à Londres ne cessaient pas d’affirmer que leur gouvernement ne céderait jamais Andrinople : ils allaient même jusqu’à déclarer que, quand même la ville finirait par succomber faute de vivres ou de munitions, la Porte la revendiquerait encore comme la seconde capitale de l’Empire, comme une ville sainte qui contenait les tombeaux des vieux califes, enfin comme une partie de son histoire et de son honneur à laquelle, en aucun cas, elle ne pouvait renoncer. Ce langage était bien celui que les délégués ottomans devaient tenir, et ils avaient reçu pour instruction d’y persister jusqu’au bout ; toutefois, à Constantinople même, il y avait quelque hésitation dans le gouvernement et une volonté longtemps raidie contre les injonctions impérieuses de la fatalité commençait visiblement à faiblir. Le patriotisme du grand vizir Kiamil pacha, du généralissime Nazim pacha et des autres représentans du pouvoir dans cette lutte douloureuse était hors de cause ; mais il avait fallu ouvrir les yeux à l’évidence et s’avouer à soi-même qu’on n’était plus en état de reprendre la lutte utilement. La Porte n’aurait pu le faire que si elle avait trouvé un appui auprès d’une puissance étrangère plus ou moins dissidente ; mais toutes se montraient unies et, après avoir essayé de distinguer entre elles le moindre symptôme de désaccord, il avait fallu renoncer à cette dernière espérance. Les vaincus ont tort ; la Porte était abandonnée par tout le monde. Rien de plus dur, il faut le reconnaître, que les conditions qui lui étaient imposées : aussi le gouvernement ottoman n’a-t-il pas voulu prendre lui seul la responsabilité de la réponse à faire et a-t-il réuni une assemblée de hauts dignitaires civils, militaires, religieux, un Grand Divan auquel il a soumis la question de la paix ou de la guerre. Le gouvernement, néanmoins, s’il se déchargeait sur le Divan d’une partie de la responsabilité, a assumé courageusement celle qui lui appartenait en propre : il a fait connaître la vérité. Successivement, le grand vizir, le ministre des Affaires étrangères, le ministre des Finances, le chef suprême de l’armée ont dit avec tristesse, mais avec sincérité et loyauté, qu’on était à bout de ressources. Dès lors, que faire ? Le Divan a été d’avis de céder. Une ou deux voix seulement se sont prononcées en sens contraire. La résignation était d’autant plus obligatoire que l’Europe, après avoir donné des conseils pénibles à suivre, faisait des promesses encourageantes, si on les suivait ; elle se montrait disposée à aider la Porte à se relever dans ses territoires amoindris, à lui donner l’appui financier dont elle avait besoin, à lui tendre enfin une main secourable ; mais les secours étaient sous condition, et la condition était que la Porte se soumettrait. Peu de délibérations, peu de résolutions ont été aussi douloureuses que celles du Grand Divan de Constantinople. L’assemblée s’est séparée sous le coup d’une émotion profonde et on a vu les deux vieux ennemis, Kiamil pacha et Saïd pacha, les deux grands vizirs qui se sont succédé si souvent au pouvoir et dont la rivalité a rempli toute une période de l’histoire ottomane, sortir la main de l’un dans celle de l’autre, pour indiquer à tous qu’ils s’étaient réconciliés en face d’un malheur commun, celui de la patrie.

On a cru alors qu’une étape importante était franchie ; sans doute il en restait encore plusieurs autres à parcourir, et elles étaient semées de difficultés et d’obstacles ; mais enfin la paix balkanique était assurée. Malheureusement, on se trompait ; on n’avait pas compté avec l’imprévu, qui se produit si souvent sur ce sable mouvant des aventures orientales : un complot militaire a renversé le gouvernement de Kiamil pacha et remis les Jeunes-Turcs à la place des Vieux. Tous les journaux ont raconté l’événement. Le Conseil des ministres était réuni lorsque Enver bey, suivi de Talaat bey et de quelques officiers, s’est présenté devant lui le revolver au poing. Nazim pacha et quelques officiers de son état-major, ayant voulu s’opposer à cette intrusion révolutionnaire, avaient été tués : leurs cadavres étaient à quelques pas, de l’autre côté de la porte. Que pouvait faire Kiamil ? Il aurait été héroïque de sa part de ne pas céder et, au besoin, de payer sa résistance de sa vie ; mais il n’est sans doute pas un héros ; on lui demandait sa démission, il l’a donnée. Enver bey s’est empressé de l’apporter au Sultan, et le Sultan l’a acceptée : lui non plus n’est pas un héros ; dans la longue captivité d’où il n’est sorti que pour monter sur le trône, la volonté qu’il pouvait avoir s’est atrophiée sans retour. Enver bey a imposé la sienne ; le Sultan s’est incliné, et de ce complot politico-militaire est sorti un nouveau gouvernement ayant à sa tête Mahmoud Chefket pacha, général de pronunciamiento, qu’on a peu vu pendant la guerre, mais qu’on retrouve après un coup de force. Il serait toutefois difficile, au moins aujourd’hui, de faire la part exacte de ce qu’il y a chez Enver bey et ses acolytes d’ambition personnelle et de colère patriotique. Depuis sa chute, le parti jeune-turc n’avait d’autre but que de revenir au pouvoir et de s’en emparer par tous les moyens, sous tous les prétextes. Un prétexte d’apparence patriotique s’est offert, l’indignation que devait causer à tout bon Ottoman une politique qui aboutissait à la cession d’Andrinople et probablement de la plupart des îles, sinon de toutes. L’occasion a paru trop bonne à Enver bey pour qu’il n’en usât pas ; il en a donc usé et il a réussi ; il est arrivé, dans le sang de Nazim pacha, à se rendre maître du pouvoir. Mais qu’en fera-t-il ? Il y a installé Mahmoud Chefket pacha, dont le rôle, dans toute cette affaire, reste encore assez mal déterminé : mais quel sera, pour les uns et pour les autres, le lendemain de cette échauffourée victorieuse ? Leur situation est tragique. Nazim était populaire dans l’armée ; son sang crie vengeance. Ce qu’une émeute militaire a fait, une autre peut le défaire. La facilité avec laquelle le dernier gouvernement a été renversé montre qu’il ne serait sans doute pas beaucoup plus difficile de renverser le nouveau. Peut-être se défendrait-il mieux, car Enver bey a montré une fois de plus qu’il était homme de résolution. Toutefois, la portée d’un revolver n’est jamais bien longue. Gardons-nous de prophétiser ce qui arrivera, car tout peut arriver à Constantinople. Le bruit court que la division est dans l’armée et que Vieux-Turcs et Jeunes-Turcs se disputent à Tchataldja. On annonce d’autre part que les anciens ministres sont arrêtés, que Kiamil pacha passera devant un conseil de guerre, en un mot que le règne de la terreur commence. Si cela est vrai, rien n’indiquerait mieux que le gouvernement sent sa faiblesse ; mais en voulant se rendre terrible, il risquerait de se rendre odieux. C’est à peine s’il est formé au moment où nous écrivons. Il a cherché des ministres et n’a trouvé que des comparses. Il aurait surtout voulu un ministre des Affaires étrangères digne d’être présenté à l’Europe : tous ceux auxquels il a fait appel, Hussein-Hilmi pacha, Hakki pacha, Osman Nizami pacha, se sont dérobés. Mouktar bey lui-même, qui était, naguère encore, simple consul à Budapest, à peine nommé ministre, s’est désisté. Le ministre des Affaires étrangères est aujourd’hui le prince égyptien Said Halim, très médiocre pis aller.

Que feront les alliés balkaniques ? S’ils écoutaient les conseils de la sagesse, ils ne feraient rien du tout : ils attendraient que le nouveau gouvernement de Constantinople s’effondrât sur lui-même, ce qui sans doute ne saurait tarder. Il suffit que l’Europe lui refuse tout secours matériel pour qu’il meure d’inanition. Mais les nouvelles de Londres font craindre que les alliés ne se soient arrêtés à d’autres résolutions. Les Jeunes-Turcs, revenus au pouvoir pour protester contre l’abandon d’Andrinople, ne peuvent évidemment pas consentir à cet abandon : dès lors, la réponse qu’ils feront à la note des puissances est d’avance facile à prévoir. La forme en sera certainement courtoise, probablement évasive, à coup sûr négative. — Nous avons attendu longtemps, disent les délégués balkaniques ; à quoi bon le faire davantage ? L’intervention de l’Europe a échoué ; il a suffi, à Constantinople, de la conspiration de quelques soldats et de quelques politiciens pour mettre à néant ce qu’avait résolu le Grand Divan avec la solennité que l’on sait ; nous n’avons plus en face de nous un gouvernement qui nous offre la moindre garantie ; que pourrions-nous attendre ? — Les délégués balkaniques ont donc arrêté les termes d’une note de rupture qu’ils doivent remettre à Réchid pacha, le premier délégué ottoman. La remettront-ils ? Ils ne l’ont pas encore fait, et, alors même qu’ils le feraient, la rupture des négociations n’entraînerait pas nécessairement et ipso facto la reprise des hostilités. Il resterait encore à dénoncer l’armistice, et même après cette dénonciation, un délai de quatre jours devrait s’écouler avant qu’on tirât le premier coup de fusil. Plusieurs délégués restent à Londres à tout événement. Tout espoir ne sera donc pas perdu. Il n’est pas perdu, mais il est faible. Bien que les alliés aient tout à espérer du temps et qu’ils n’aient qu’à le laisser courir pour qu’Andrinople finisse par tomber entre leurs mains, l’impatience est, de leur part, naturelle. A quel sentiment, finalement, obéiront-ils ?

Quant à l’Europe, elle a tout à craindre de la reprise des hostilités. L’union des puissances a été, croyons-nous, sincère et loyale, mais elle est fragile et, devant une situation nouvelle, il est possible que chacun reprenne plus ou moins sa liberté. Le bruit court qu’une banque allemande ferait des avances d’argent au gouvernement ottoman, en échange d’une concession qui a été effectivement conclue et signée. Est-ce vrai ? On affirme, on nie : où est la vérité ? Quoi qu’il en soit, plusieurs puissances sont en armes : le moindre incident peut changer leurs dispositions, ou les amener à les avouer et à les réaliser. Alors les paroles de M. Poincaré, que nous avons rappelées plus haut, deviendront peut-être prophétiques. En présence des intérêts divers que les puissances ont, non seulement en Europe, mais en Asie, la diplomatie aura beaucoup à faire, si elle n’arrive pas à conjurer la guerre, pour réussir à la localiser.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.

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