Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1914

Chronique n° 1985
31 décembre 1914


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



31 décembre.



Les Chambres se sont réunies le 22 décembre et séparées le 23 : jamais la session n’avait été plus courte. Cette réunion était d’ailleurs indispensable, car, en l’absence de budget pour l’année prochaine, il fallait voter un certain nombre de douzièmes provisoires et il fallait aussi ratifier certaines mesures que le gouvernement avait été amené à prendre pendant l’interrègne parlementaire. Des craintes avaient été exprimées par la presse au sujet de l’attitude que la Chambre prendrait peut-être : l’épreuve a prouvé qu’elles n’étaient point fondées. L’attitude de la Chambre a été le 22 décembre ce qu’elle avait été le 4 août, c’est-à-dire parfaite. On ne saurait trop l’en féliciter. L’étranger, en ce moment, nous surveille avec une attention inquiète. Les uns espèrent que nous continuerons de donner au monde le spectacle d’union dont il est si vivement frappé ; les autres le redoutent et sont prêts à constater et à exploiter la moindre défaillance de notre part. L’union dans un même sentiment patriotique est pour nous une grande force morale, et même la plus grande de toutes. Gardons-nous d’y laisser porter atteinte.

Des paroles excellentes ont été prononcées dans cette session de deux jours. Les présidens des deux Chambres et M. le président du Conseil, organe du gouvernement, ont dit tout ce qu’il fallait dire, rien de plus, et ils l’ont fait avec une éloquence qui venait du cœur. L’atmosphère du Palais Bourbon et du Luxembourg était chargée d’une électricité généreuse. Comment d’ailleurs aurait-il pu en être autrement ? Sénat et Chambre avaient eu quelques-uns de leurs membres tombés héroïquement sur les champs de bataille et l’on sentait passer sur les têtes ce souffle de la mort qui purifie et qui grandit tout. Au Sénat, les pertes étaient moins nombreuses qu’à la Chambre, l’âge des sénateurs ne leur permettant guère de supporter les fatigues des camps ; mais le nom d’Emile Reymond, frappé en plein ciel sur son aéroplane, était dans toutes les pensées, et M. le président Dubost a fait de cet homme distingué, modeste et brave, un portrait qui n’a eu qu’à être ressemblant pour émouvoir profondément l’assemblée. A la Chambre, c’étaient Pierre Goujon, Paul Proust, Edouard Nortier, sans parler de ceux qui, s’ils n’ont pas été frappés par les balles de l’ennemi, n’en sont pas moins morts de la guerre comme Albert de Mun et Georges Cochery. De telles pertes sont sensibles à une assemblée. A tous, M. Paul Deschanel a rendu l’hommage qui leur était dû ; mais, dans une autre partie de son discours, il s’est élevé plus haut encore en faisant, à larges traits, un tableau de la situation générale où il a montré « l’Empire allemand, qui s’est constitué au nom du principe des nationalités, le violant partout, en Pologne, en Danemark, en Alsace-Lorraine, et nos provinces immolées devenues le gage de ses conquêtes. » Le poids si lourd de l’hégémonie allemande ne pesait d’ailleurs pas seulement sur les provinces slaves, danoises ou françaises que l’Empire avait attachées à son char victorieux ; il pesait sur toute l’Europe. « Le monde veut vivre enfin, s’est écrié M. Deschanel. L’Europe veut respirer. Les peuples entendent disposer librement d’eux-mêmes. Demain, après-demain ? je ne sais. Mais ce qui est sûr, — j’en atteste nos morts ! — c’est que tous, jusqu’au bout, nous ferons notre devoir pour réaliser la pensée de notre race : Le droit prime la force ! » A plusieurs reprises, la Chambre a été soulevée d’un élan unanime en entendant ce noble langage : ses applaudissemens ont montré qu’elle partageait la pensée de son président ainsi que sa résolution.

Nous ferons tout notre devoir : c’est le résumé du discours de M. le président du Conseil. M. Viviani a dit beaucoup de choses en peu de mots. Après être remonté aux origines de la guerre et en avoir fait retomber la responsabilité sur ceux qui l’ont longuement préparée et brutalement déclarée, il a fait allusion aux preuves nombreuses qui sont venues de partout à l’appui de son affirmation. « Toutes ces révélations, a-t-il dit, sont apportées au tribunal de l’histoire où il n’y a pas de place pour la corruption. Et puisque, malgré leur attachement à la paix, la France et ses alliés ont dû subir la guerre, ils la feront jusqu’au bout. Fidèle à la signature qu’elle a attachée au traité du 4 septembre dernier, et où elle a engagé son honneur, c’est-à-dire sa vie, la France, d’accord avec ses alliés, n’abaissera ses armes qu’après avoir vengé le droit outragé, soudé pour toujours à la patrie française les provinces qui lui furent ravies par la force, restauré l’héroïque Belgique dans la plénitude de sa vie matérielle et de son indépendance politique, brisé le militarisme prussien, afin de pouvoir reconstruire sur la justice une Europe régénérée. » Tel est le but que les trois alliés se sont juré d’atteindre : le pacte du 4 septembre en fait foi. Si on en juge par certains indices, par certaines suggestions venues de sources plus ou moins obscures, l’Allemagne n’avait pas encore perdu hier tout espoir de faire une paix séparée avec un des trois alliés, qui serait nous peut-être et même de préférence. Ce sont là des espérances téméraires et injurieuses. M. Viviani en a fait justice. Tant pis pour ceux qui ont imprudemment et criminellement déclenché cette guerre abominable ! Nous avons fait tout ce qui était humainement et honorablement possible pour détourner le fléau ; mais, puisque nous ne l’avons pas pu, puisqu’on nous en a empêchés, nous sommes entrés dans la guerre avec la volonté très ferme d’en épuiser tous les effets, afin de n’avoir pas à la recommencer demain. Nous ne voulons plus de ce « système de provocations et de menaces méthodiques que l’Allemagne appelait la paix. » Pendant quarante-quatre ans, l’Europe a gémi sous le poids de ce système qu’on lui imposait au nom de la force : elle ne croit plus à cette force, elle la voit chanceler sur sa base, elle s’apprête à la voir tomber. « Nous avons la certitude du succès, » a déclaré M. Viviani, et cette affirmation, venant d’un gouvernement qu’on ne saurait accuser de forfanterie, a retenti dans le monde entier comme l’arrêt du destin.

L’Allemagne se refuse encore à le croire. Il semble pourtant que des fissures commencent à se produire dans la muraille de mensonge dont on l’a entourée. Le doute entre dans les esprits. Les Universités allemandes qui étaient, il y a quelques jours encore, unanimes dans l’espérance et la volonté de conquérir l’univers, se prennent à désavouer MM. Lasson et Ostwald, qui ont révélé ces grands projets avec un cynisme naïf : ces vieillards terribles sont devenus compromettans. Les savans allemands ont fait énormément de mal à leur pays depuis quelques semaines ! On cherche à réparer ce mal aujourd’hui, mais il est fait, et les marques en sont trop profondes pour qu’on puisse les effacer. Il n’est pas jusqu’au pamphlétaire Harden qui se préoccupe enfin de voir l’Allemagne entourée de tant d’ennemis et qui sonne la cloche d’alarme. « Nous avons contre nous, écrit-il, une majorité écrasante de pays neutres ; il se pourrait qu’une grande Puissance et deux nations guerrières de l’Europe orientale fortifient encore les rangs de nos ennemis. Il faut que l’Allemagne soit prête au pire sort qui l’ait jamais frappée. » Nous voilà loin des forfanteries impertinentes que M. Harden proférait encore le mois dernier I Nous ne nous illusionnons pas toutefois sur les difficultés qui nous attendent. « Le jour de la victoire définitive n’est pas encore venu, a dit M. Viviani. La tâche, jusque-là, sera rude. Elle peut être longue. Préparons-y nos volontés et nos courages. Héritier du plus formidable fardeau de gloire qu’un peuple puisse porter, ce pays souscrit d’avance à tous les sacrifices. Les nations désintéressées dans le conflit le savent, et c’est en vain qu’une campagne effrénée de fausses nouvelles a essayé de surprendre en elles une sympathie qui nous est acquise. » Ce langage simple, sobre, énergique, a fait d’autant plus d’impression sur les Chambres qu’il traduisait leur propre sentiment. L’unanimité s’est faite autour du gouvernement. Au bout de cinq mois de guerre, rien en nous n’a fléchi : tout, au contraire, s’est fortifié.

Cette unanimité a trouvé l’occasion de se manifester sur le terrain financier. Le gouvernement demandait de faire des sacrifices considérables : les Chambres étaient résolues à y consentir, mais elles voulaient voir clair dans la situation. Ce vœu était trop légitime pour que M. le ministre des Finances n’y accédât pas. Le long exposé qu’il a lu à la Commission du budget et qu’il a communiqué à la presse ne laissait rien à désirer au point de vue de l’exactitude et de la lucidité. On sait combien, au moment de la déclaration de guerre, la situation s’est trouvée difficile, et nous ne parlons pas seulement de celle du Trésor public, mais aussi de celle du monde des affaires. Il a fallu y pourvoir par des mesures immédiates qui ne pouvaient guère échapper à la critique, quelles qu’elles eussent été d’ailleurs, car tous les partis avaient leurs inconvéniens. Quoi qu’il en soit, la crise qu’on pouvait, qu’on devait craindre, a été évitée, au prix sans doute de quelques embarras et même de quelques souffrances provisoires, mais sans que le crédit du pays ait été atteint. La Banque de France a aidé puissamment à traverser la période dont nous commençons seulement à sortir. M. Ribot a pu se montrer rassuré sur l’avenir. Son rapport à la Commission du budget est une œuvre d’optimisme, mais d’un optimisme qui s’appuie sur les faits. Aussi lorsque M. Ribot est monté à la tribune a-t-il été couvert d’applaudissemens. Spectacle rare, assurément. Il n’est pas habituel qu’un ministre reçoive un semblable accueil lorsqu’il vient demander le vote de crédits énormes, et aucun jusqu’ici n’avait demandé à la fois 8 milliards et demi. C’est un phénomène nouveau dans l’histoire financière. Et encore ces 8 milliards et demi n’étaient-ils demandés que pour six mois, sans préjudice de la suite. Une demande aussi exorbitante aurait fait frémir autrefois : aujourd’hui, nous sommes prêts à tout. Les crédits demandés se décomposent ainsi, nous prenons les chiffres ronds : 2 milliards et demi qui représentent six douzièmes provisoires calculés d’après le budget courant, et près de 6 milliards de dépenses militaires. Aucune voix n’a demandé des explications : on s’est contenté de celles que la commission du budget a déclaré avoir reçues et qu’elle a jugées satisfaisantes. On voit quelle large part de confiance entre dans un vote qui a réuni 561 voix contre zéro.

En somme, la Chambre s’est montrée à la hauteur des circonstances. Puisse-t-il en être de même en janvier ! Nous ne recueillerons pasici les bruits de couloirs ; il y en a eu beaucoup et de très divers ; mais les couloirs sont quelquefois la soupape de sûreté du Parlement. Il n’est peut-être pas de bonne politique de faire le procès de la Chambre, de l’attaquer et de la condamner avant qu’elle ait encore rien fait, ni rien dit. Nous ne savons pas ce que sera l’avenir : pour le moment, la Chambre n’a que deux dates dans son histoire, le 4 août et le 22 décembre. Aucune autre assemblée, dans aucun autre pays, n’aurait pu moins parler, puisqu’elle n’a rien dit, ni mieux agir, puisque, dans son patriotisme, elle a fait résolument tout ce que le gouvernement lui a demandé.


Que dire de la guerre ? Elle se poursuit dans des conditions très rassurantes, mais avec la lenteur inhérente au caractère qui, de part et d’autre, lui a été donné. C’est une guerre d’usure : on ne peut donc pas compter, au moins pour le moment, sur une de ces batailles brillantes et décisives qui ont jeté tant d’éclat à d’autres époques. Au début, personne chez nous ne s’était attendu à ce que la guerre prît cette tournure, et il est très probable que les Allemands ne s’y attendaient pas davantage : l’imprudente rapidité de leur marche montre bien qu’ils comptaient procéder comme la foudre. Cependant ils s’y étaient préparés, — à quoi d’ailleurs ne s’étaient-ils pas préparés ? — et, le moment venu, ils ont déposé le fusil pour prendre la pelle et la pioche. Il a bien fallu que nous en fissions autant, et nous l’avons fait aussitôt. Jamais notre élasticité, notre faciUté d’adaptation aux épreuves les plus diverses ne s’étaient manifestées plus évidemment. Avouons toutefois que cette guerre nous déconcerte un peu, parce que quelques-unes de nos qualités n’y trouvent pas leur emploi ; mais, ceci dit, nous aurions tort de nous en plaindre davantage, car elle nous sert au lieu de nous desservir. Le temps travaille pour nous.

Avant que la guerre éclatât, nos ennemis le reconnaissaient en toute sincérité. Pris entre deux adversaires, ils avouaient avoir besoin d’écraser l’un des deux du premier coup, pour retourner ensuite et concentrer toutes leurs forces sur l’autre. Si la guerre se prolongeait, ils ne pouvaient qu’y perdre. Or la guerre se prolonge. Les Allemands ne sont jusqu’à présent venus à bout ni de nous, ni des Russes. Il est vrai que ni les Russes ni nous ne sommes encore venus à bout d’eux, mais nos situations respectives ne sont pas les mêmes : dans cette guerre d’usure, ils s’usent par les deux bouts, ce qui n’est ni notre cas, ni celui des Russes. Notre imagination s’était quelque peu exaltée et égarée sur le compte de ces derniers ; nous avions cru que leurs succès seraient plus rapides, mais il est vraiment difficile de dire d’où nous venait cette confiance. Les Russes tiennent la campagne avec une grande bravoure et, comme nous-mêmes, avec des alternatives diverses. On n’en sera pas surpris si on veut bien songer que les Allemands disposent pour la rapidité de leurs mouvemens de tout un réseau de voies ferrées spécialement créées en vue de la guerre : les Russes ont à ce point de vue une infériorité que, malgré leur nombre, ils ne peuvent pas compenser en quelques jours, car le nombre se fait obstruction à lui-même si on n’a pas les moyens et si on ne prend pas le temps de l’écouler. En dépit de tant de difficultés, les Russes ont maintenu sur une longue ligne une résistance dont le maréchal de Heidenburg n’est pas venu à bout. Il semble que les Allemands, dont l’intention première était de nous écraser d’abord et de se retourner ensuite contre les Russes, ne nous ayant pas écrasés, aient renversé leur plan et conçu le dessein de faire durer la guerre contre nous en attendant qu’ils eussent écrasé les Russes. Ils se sont donc terrés dans les Flandres : ils y pratiquent et nous imposent la guerre de tranchées. Où sont ces heureuses manœuvres de 1870, à la suite desquelles ils encerclaient et enlevaient des armées entières ? Celles d’aujourd’hui n’y ressemblent guère ! Partout l’offensive allemande est arrêtée. Cela nous a permis de réparer, sur bien des points, les insuffisances originelles de notre préparation et nous permet maintenant d’attendre les renforts considérables que l’Angleterre doit nous envoyer dans quelques semaines. Enfin nul n’ignore le travail qui se fait dans l’esprit de plus d’un pays neutre, travail dont nous ne dirons qu’un mot aujourd’hui, à savoir qu’il ne nous est pas défavorable et que nous avons quelque chose à en espérer. On nous recommande la patience : nous aurions bien tort de ne pas la pratiquer.

Un petit peuple, la Serbie, très grand par le courage, vient de montrer une fois de plus combien on a raison d’espérer, quand on est résolu à ne pas mourir. L’Autriche-Hongrie s’était juré de mettre à la raison le peuple serbe, c’est-à-dire de l’anéantir, et, vu l’immense supériorité de ses forces numériques, elle ne doutait pas de son succès. La Serbie n’était pas de taille à lui résister et dès lors, suivant la morale nouvelle inventée par la science allemande, c’était presque un crime de sa part de le tenter. Elle en serait châtiée, et rudement même, on pouvait s’y attendre, d’après les projets combinés à Vienne et approuvés à Berlin. Mais on y avait compté sans l’intervention de la Russie, qui a obligé l’Autriche-Hongrie à diviser ses forces et à en mettre une partie notable au service de l’Allemagne. L’Allemagne avait l’air de venir au secours de l’Autriche : en réalité c’était l’Autriche qui, obéissant aux exigences allemandes, se dégarnissait elle-même pour entrer dans les plans de son puissant allié. On verra mieux, après cette guerre, quel virus mortel il y a dans l’alliance allemande, ou plutôt on le voit déjà à Vienne et à Constantinople. Les espérances de l’Autriche ont été déjouées par l’événement. La Serbie lui a opposé des obstacles imprévus. Pour les vaincre, elle aurait eu besoin de toutes ses forces, mais l’Allemagne, elle aussi, avait besoin d’en conserver une partie en Pologne, et, les ayant sous la main, ne les lâchait plus. On raconte que M. Tisza est allé voir l’empereur Guillaume pour lui demander de rendre à la Hongrie ses légions : l’empereur Guillaume n’a rien rendu. Grâce à cela, la Serbie a pu prolonger une lutte qui, au premier abord, semblait si inégale.

Mais ce paradoxe pouvait-il durer indéfiniment ? La différence numérique entre l’Autriche et la Serbie ne devait-elle pas produire ses conséquences fatales ? Un jour est venu où l’Autriche, impatiente d’en finir et un peu honteuse de ne l’avoir pas déjà fait, a réuni des forces plus considérables pour un effort décisif. Celles de la Serbie commençaient à s’épuiser. Une guerre aussi longue, aussi difficile, aussi meurtrière les avait réduites dans les proportions les plus inquiétantes. Les amis de la Serbie tremblaient pour elle et, certes, il y avait de quoi. La chute de Belgrade a paru être la première scène de l’acte final de la tragédie. Depuis cinq mois, les Autrichiens bombardaient la ville, sans avoir encore réussi à y entrer. Enfin ils l’ont fait, et ce succès a été célébré par eux comme s’il avait été vraiment une grande victoire. En réalité, au point où en étaient les choses, il n’avait à peu près aucune importance militaire, mais on pouvait y voir un symptôme de l’écrasement prochain de la Serbie sous la botte autrichienne. On se reprit à respirer à Vienne et à Pest : le but principal qu’on s’était proposé par la déclaration de guerre allait enfin être réalisé. On sait comment les choses ont tourné. Les Autrichiens marchaient fièrement sur Nisch lorsqu’ils ont rencontré l’armée serbe. Ils s’apprêtaient à l’écraser : c’est tout le contraire qui est arrivé. Avec une troupe qui semblait réduite à la dernière extrémité, les Serbes, par un merveilleux sursaut de courage, ont fondu sur l’armée austro-hongroise et l’ont brisée en morceaux. Depuis Granson et Morat, on n’avait rien vu de pareil. La veille de la bataille, le vieux roi Pierre, que l’âge et la maladie condamnent à une sorte de retraite et qui, sans avoir officiellement abdiqué, a cédé à son fils l’exercice du pouvoir, est venu se mettre au milieu de ses soldats en disant qu’il voulait mourir avec eux. La présence du vieillard, son attitude, son langage ont électrisé l’armée serbe, et il s’est produit un de ces phénomènes qui montrent ce que peut l’énergie morale lorsqu’elle est montée à un certain diapason. Tout semblait perdu, tout a été sauvé. L’armée ennemie a été repoussée jusqu’à la Drina, laissant entre les mains du vainqueur 20 000 prisonniers et près de cent canons. Il n’y a plus en ce moment, disent les dépêches, un seul soldat autrichien en Serbie, à l’exception des prisonniers. Enfin Belgrade, dont la prise avait provoqué un si vif enthousiasme en Autriche, a été réoccupée par les Serbes, au milieu d’un enthousiasme qui n’a pas été moindre et qui semble beaucoup mieux justifié.

Veut-on voir comment l’état-major austro-hongrois a annoncé sa défaite ? « Certaines parties de nos troupes en Serbie se sont heurtées, dit-il, à l’Ouest de Milanovacz, à des forces ennemies importantes et n’ont pu passer. Afin d’échapper à la contre-attaque ennemie, certaines de nos troupes ont été dirigées vers des secteurs dont la position est favorable. » Elle est favorable peut-être, mais elle n’est pas en Serbie. Une dépêche explique que l’armée austro-hongroise n’a pas été vaincue par les Serbes, mais par la faim : elle s’en allait d’inanition lorsqu’elle a été assaillie. Cela ne fait pas l’éloge de l’intendance autrichienne. Toutes ces versions et explications ne méritent qu’un haussement d’épaules. Il est certain que les Autrichiens ont été battus, comme on dit vulgairement, à plate couture, et l’événement a été d’autant plus impressionnant qu’il était plus imprévu. Il a produit à Vienne et à Pest une confusion extrême. Être battu par les Russes, passe encore, mais par les Serbes ! On va de surprise en surprise dans cette guerre, où il est de plus en plus manifeste que l’alliance allemande est le contraire d’un tahsman. Peut-être commence-t-on à s’en apercevoir à Vienne et encore davantage à Pest. Des bruits singuliers courent. Un jour M. Tisza a dit à la tribune que l’Autriche-Hongrie était une monarchie dualiste, avec une insistance qui semblait signifier que le sort de la Hongrie n’était pas indissolublement uni à celui de l’Aulriche. On aurait tort d’attacher une importance trop précise et surtout trop immédiate, à des symptômes d’un caractère aussi vague, mais on aurait tort aussi de n’en tenir aucun compte : nous vivons en un temps où tout arrive. On connaît le vieux mot que l’Autriche, autrefois, devait « étonner le monde par son ingratitude. » S’il lui arrivait un jour de se séparer de l’Allemagne, ce n’est certainement pas d’ingratitude qu’on pourrait l’accuser.


Sur mer, la lutte se poursuit dans les conditions les plus favorables. Faut-il même dire qu’elle se poursuit ? En réalité, elle est finie, ou du moins une de ses phases principales est finie. Ici encore on ne pouvait pas s’attendre à de grandes batailles, puisque la flotte allemande continue de se cacher prudemment et obstinément dans les canaux, les fleuves et les ports. M. Winston Churchill a bien dit qu’il irait l’y chercher, comme le chien ratier va chercher les rats dans leur trou, mais il n’en a encore rien fait, et l’entreprise serait peut-être plus coûteuse que profitable. Il y aurait sans doute pour les Anglais, et aussi pour nous, un grand intérêt d’avenir à détruire la flotte allemande : aussi ne s’y exposera-t-elle pas. Au surplus, ce qui nous importe, pour le moment, est d’avoir la maîtrise, c’est-à-dire la liberté de la mer, et nous l’avons. Jusqu’à ces derniers temps, nous ne l’avions pas pleine et entière. La supériorité de nos flottes réunies sur celle de l’ennemi était incontestable, mais il suffisait que quelques vaisseaux de guerre allemands sillonnassent encore la surface des mers pour inquiéter d’une manière sérieuse la sécurité de nos transports. Il faut rendre aux marins allemands la justice qu’ils sont d’une habileté et d’une audace remarquables. Avant qu’ils eussent réussi à prendre l’Emden, les exploits de ce croiseur dans le Pacifique avaient si fort frappé les Anglais, grands amateurs de tous les sports, qu’ils ont annoncé l’intention, quand son commandant prisonnier viendrait en Angleterre, de l’y recevoir avec honneur. Ils continuent d’admirer le courage au milieu des horreurs de cette guerre, et il faut d’ailleurs convenir que ce n’est pas sur mer qu’elles se passent : l’occasion ne s’en présente sans doute pas. Quoi qu’il en soit, l’Océan Pacifique n’était pas sûr aussi longtemps que l’Emden y promenait son drapeau, ou même un autre drapeau que le sien : il paraît que les stratagèmes de ce genre sont autorisés dans la guerre maritime. Enfin il a été capturé, mais il restait toute une escadre allemande, qui continuait d’évoluer dans le Pacifique et qui est passée dans l’Atlantique en contournant l’Amérique du Sud. C’est cette escadre qui, sur les côtes du Chili, avait réussi à couler le Monmouth et le Good Hope : elle se composait de cinq croiseurs, le Schanhorst, le Gneisenau, le Leipzig, le Nürnberg, et le Dresden, accompagnés du croiseur auxiliaire le Prinz-Eitel qui portait 300 hommes de débarquement. Une escadre anglaise, très utilement secondée par la flotte japonaise, s’était mise à leur poursuite sous les ordres de l’amiral Frédéric Surdee et l’a finalement atteinte aux Iles Falkland, au Nord-Est de la Terre de Feu. Tous les navires allemands ont été aussitôt coulés, à l’exception du Dresden et du Prinz-Eitel qui ont réussi à se sauver, provisoirement. À partir de ce moment, les mers ont été purgées de navires ennemis. Avons-nous besoin de dire quel avantage cela nous donne ? Et cet avantage, avec le temps, deviendra de plus en plus appréciable en rendant notre ravitaillement facile, tandis que celui de l’Allemagne deviendra à peu près impossible.

Elle sent cette infériorité très vivement et, ne pouvant pas s’en affranchir, elle cherche du moins à s’en venger. Ses sous-marins, qui sont eux aussi d’une belle audace, ont coulé quelques vaisseaux dans la Baltique et dans la mer du Nord. Ce sont là des faits de guerre ; mais que dire d’une entreprise aussi incorrecte et aussi stérile que celle qui consiste à profiter du brouillard pour s’approcher des côtes britanniques et d’y bombarder quelques villes ouvertes, pour le simple plaisir d’y faire des dégâts et de tuer ou de blesser un certain nombre d’habitans inoffensifs ? Les exploits de ce genre ressemblent à ceux que, pendant quelque temps, les taubes sont venus faire à Paris. Au point de vue militaire, le résultat est nul ; au point de vue humain, il est cruel et odieux. Les taubes allemands ont tué chez nous quelques passans ; les bateaux allemands en ont tué davantage en Angleterre. Il y en à Hartlepool, à Scarborough et à Whitby 122, tués, dont 6 seulement étaient des combatlans, et 549 blessés : parmi les tués, 57 étaient des femmes et des enfans. À Paris, une bombe est tombée sur la cathédrale, sans l’endommager gravement. En Angleterre, une vieille abbaye a été plus maltraitée. On reconnaît la manière germanique dans ces actes de pure barbarie, qui n’ont d’autre objet que de répandre l’épouvante et ne l’atteignent d’ailleurs pas : ils provoquent seulement la colère et l’ardeur à se défendre. Quelle peut être l’intention des Allemands dans l’accomplissement de pareils actes ? Quelle explication en donner ? On dit qu’en portant la guerre sur le territoire britannique, ils espèrent peut-être empêcher ou ralentir les enrôlemens dans l’armée destinée à combattre sur le continent. Mais est-ce là vraiment la guerre et ces médiocres actes de piraterie méritent-ils d’être décorés d’un aussi grand nom ? En tout cas, l’effet est manqué : on a remarqué que, le lendemain d’opérations de ce genre, le nombre des enrôlemens augmente d’une manière très sensible. C’est que les Anglais y voient ce qui y est effectivement, une insulte à leur territoire, provoquée par la rage de l’impuissance. Ils en sont offensés et nullement intimidés. Bons juges en matière de courage, s’ils apprécient celui de l’Emden, ils n’ont que du mépris pour celui qui consiste à bombarder de loin des villes sans défense. Veut-on un exemple de vrai courage, digne d’une admiration sans réserve ? Il faut le demander au sous-marin anglais qui, entré vaillamment dans les Dardanelles, y a coulé le cuirassé turc Messoudieh et a réussi à regagner sain et sauf la mer Egée. Tout officier voudrait être le héros d’une pareille entreprise, dont le succès sert du moins à quelque chose.

Mais à quoi bon discuter les faits et gestes des Allemands ? Ils ont une conception de la guerre et de l’honneur qui n’est pas celle des nations civilisées. A leurs yeux, le succès justifie tout, à quelque moyen qu’il soit dû, et nous reconnaissons que l’histoire est quelquefois assez immorale pour consacrer cette doctrine : mais qu’en penseront les Allemands, quand ils seront battus ? Ils estiment que la force crée le droit ; mais il faut garder la force ; si on la perd, on perd tout, tandis que celui qui est vaincu en défendant le droit, conserve au moins le sentiment de sa supériorité morale sur son vainqueur » Attendons la fin : nous causerons alors avec les intellectuels allemands sur les doctrines qui, dans leur pensée, les avaient élevés si haut et qui les auront finalement laissés retomber si bas.


L’Angleterre vient d’établir son protectorat en Égypte. L’événement devait fatalement se produire un jour ou l’autre : il change d’ailleurs peu de chose à une situation que nous avions créée nous-mêmes, d’abord par nos fautes, ensuite par nos traités. Comment aurions-nous pu refuser le consentement final, qui sans doute nous a été demandé ces derniers jours ? Des engagemens réciproques liaient l’Angleterre et nous : elle avait promis de ne nous gêner en rien au Maroc et nous aidons promis de ne pas la gêner davantage en Égypte. Tel est le contrat que nous avons passé avec elle, il y a dix ans. A la vérité, nous devions respecter l’un et l’autre le statut politique des deux pays que nous soumettions à notre influence ; mais l’avons-nous fait au Maroc ? Nous y avons établi notre protectorat. Les circonstances, a-t-on dit, nous y ont obligés : il faut bien avouer que les circonstances actuelles, si elles n’obligeaient pas l’Angleterre à établir le sien en Égypte, pouvaient l’encourager à le faire et la justifier de l’avoir fait. Tout ce que nous avons à lui demander aujourd’hui est de reconnaître le nôtre au Maroc en retour de la reconnaissance que nous faisons du sien en Égypte. Le parallélisme le veut. Des difficultés avaient surgi. L’Angleterre ne voulait reconnaître notre protectorat que lorsque la situation de Tanger aurait été réglée. Les deux reconnaissances sont aujourd’hui liées l’une à l’autre. Elles faciliteront de part et d’autre la solution d’un certain nombre de questions qui étaient restées en suspens. Les situations réciproques y gagneront en clarté.

L’établissement du protectorat anglais en Égypte est encore un résultat de la politique allemande en Turquie. Le lien qui unissait l’Égypte à la Porte était bien faible, bien relâché ; mais enfin il existait encore : le khédive était le vassal du Sultan et lui payait un tribut annuel. C’était là un souvenir du passé, beaucoup plus qu’une espérance d’avenir. Il faut pourtant croire que cette espérance n’était pas tout à fait éteinte dans le cœur de la Turquie, de la Jeune-Turquie, puisqu’elle a cru que, grâce à l’appui de l’Allemagne, elle pourrait encore jouer un rôle en Égypte. On a dit qu’une armée ottomane se réunissait en Syrie et qu’elle avait l’Égypte pour objectif : elle trouvera quelques obstacles sur sa route. L’aveuglement des Jeunes-Turcs est tel qu’on n’a pas été surpris de les voir s’embourber dans cette nouvelle aventure : on l’a été davantage en voyant le Khédive Abbas-Hilmi, qui ne manque pas d’intelligence et qui est personnellement sympathique, tomber malaladroitement dans le piège. Il était à Constantinople depuis quelque temps déjà, et ce qui aurait dû le refroidir sur la politique qu’on y pratique, c’est qu’il a failli y être assassiné. Mais on a fait reluire à ses yeux l’image séduisante d’une Égypte où il rentrerait en vainqueur avec une armée turque et d’où il chasserait les Anglais. Ce rêve, qui lui a porté à la tête, lui a coûté sa couronne. Les Anglais l’ont destitué, comme un simple préfet qui aurait manqué à ses devoirs hiérarchiques, et l’ont remplacé par son oncle, le prince Hussein-Kemal, homme distingué, cultivé, qui a été élevé à Paris à la fin du second Empire et qui se pliera naturellement aux circonstances dont il vient de bénéficier. Avec lui, les Anglais n’ont plus à craindre une velléité d’indépendance. Le prince Hussein-Kemal est fils du Khédive Ismaïl pacha, que les Anglais et nous avons eu peut-être le tort de déposséder autrefois. Ismaïl désirait rapprocher par quelques côtés les institutions de l’Egypte de celles de l’Europe et il avait obtenu du Sultan, en payant largement cette concession, le droit de changer l’ordre successoral du Khédiviat : il devait passer à son fils aîné au lieu d’être attribué à l’aîné de la famille. C’est grâce à cette disposition qu’Abbas Hilmi avait succédé à son père Tewfik, à la place d’Hussein Kemal, frère de celui-ci. On voit par cet exemple la vanité des combinaisons humaines : la fortune ramène au Khédiviat Hussein Kemal, qui en avait été écarté par un arrangement en bonne forme.

Nous disons Khédiviat, le mot n’est plus juste : Hussein Kemal devient sultan et non pas Khédive, afin de mieux marquer son affranchissement à l’égard de la Porte. Quelques journaux disent même que c’est lui qui sera le vrai Sultan, le chef religieux de tout l’Islam. A dire vrai, nous n’en croyons rien : il est même un peu puéril d’espérer que le monde islamique accepte jamais pour chef le protégé d’une grande nation européenne. Mais il semble bien que le Sultan de Constantinople, Mahomet V, ait beaucoup perdu de son autorité religieuse entre les mains des Jeunes Turcs, juifs de Salonique, libres-penseurs et athées où il est tombé. Si son autorité diminue et s’affaiblit encore, celle du Sultan de la Mecque grandira dans la même proportion, à moins que l’autorité réelle ne tombe tout à fait entre les mains des congrégations religieuses, déjà si puissantes. Ce sont là les choses de demain. Celles d’aujourd’hui peuvent se résumer en un mot : il a suffi que l’Allemagne prît sous sa protection le Sultan de Constantinople et le Khédive d’Egypte pour que le premier perdît tout son prestige et que le second fût déposé.

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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