Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1899

Chronique n° 1625
31 décembre 1899


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 décembre.


À la fin de chaque année, la pensée se reporte naturellement en arrière pour essayer de se rendre compte des résultats obtenus pendant les douze mois écoulés. Sont-ils bons ? Sont-ils mauvais ? Il n’y a pas à hésiter aujourd’hui sur la réponse à faire. La situation est certainement pire qu’elle ne l’était au 1er janvier dernier. Soyons justes : nous sommes, ou du moins nous paraissons être débarrassés de la cruelle affaire qui a pesé sur nous si longtemps : mais, quelles qu’aient pu être ses intentions, nous n’en faisons nullement honneur au ministère actuel. Il a assisté à l’achèvement de l’affaire beaucoup plus qu’il n’y a présidé, et il s’en est fallu de peu que, dans plus d’une circonstance, il ne l’ait compromis par sa maladresse. Quoi qu’il en soit, le cauchemar est dissipé. Un gouvernement digne de ce nom, arrivant à l’heure précise où le temps faisait son œuvre et rejetait dans le passé la cause la plus active de notre mal, aurait dû donner au pays une orientation nouvelle. Pour nous arracher définitivement aux souvenirs de la veille, il fallait nous engager dans une voie nettement déterminée, au bout de laquelle on aurait aperçu un but digne de nos efforts. Au lieu de nous retirer du chaos, le ministère nous y a replongés plus profondément. Sa composition seule l’y condamnait. L’esprit français a besoin de clarté ; il n’a de force que dans la lumière ; et quelle lumière pouvait-il trouver dans un gouvernement qui avait perfectionné, c’est-à-dire compliqué la confusion primitive en introduisant le socialisme aux affaires ? Tel qu’il était constitué, avec ses membres disparates et sa tête incertaine, était-il capable de donner au pays une orientation fixe ? Non, certes : on pouvait tout attendre de lui, hors cela. Il représentait toute la rose des vents. Né du gâchis, il y ajoutait. Au surplus, il n’était pas lui-même sans en avoir quelque sentiment, et ses premières prétentions ont été modestes. Il semblait s’interdire les longs espoirs et les vastes pensées. Formé à la veille de la séparation des Chambres, il se présentait comme un gouvernement de vacances, et laissait dire qu’il s’en irait dès la rentrée du Parlement. Mais les choses n’ont pas tourné de cette façon. Si quelques-uns des ministres souhaitaient secrètement une dislocation qui les rendrait à leurs affinités naturelles, d’autres n’avaient d’autre préoccupation que de se maintenir le plus longtemps possible, et par tous les moyens. Mais que pouvait faire le Cabinet, car enfin il fallait bien avoir l’air de faire quelque chose ? A défaut d’une idée de génie, il a eu une idée ingénieuse : il s’est mis à crier au feu, et à inviter les bons citoyens à éteindre l’incendie. Il n’y en avait pas la moindre apparence, mais on a tout de même couru aux pompes, tant est grande chez nous l’influence des mots. Pour parler sans métaphore, le gouvernement a feint d’éprouver subitement les craintes les plus vives pour la république. Dieu sait qu’elle était aussi solide, sinon plus, qu’elle l’avait jamais été ! C’était se moquer du public que de parler du péril où elle était ; mais on peut, chez nous, se moquer assez longtemps du public avant qu’il s’en aperçoive ; et il suffit de faire sonner de vieux cris de guerre à ses oreilles pour lui faire croire aussitôt à la présence réelle du danger qui s’y rattache dans la confusion de ses souvenirs.

Il a donc été convenu qu’il y avait un besoin urgent de défendre nos institutions. Contre quoi et contre qui ? Contre le cléricalisme et contre les royalistes. L’historien qui écrira plus tard les annales de notre époque sourira de pitié en songeant à ce qu’il y a eu là d’audacieuse mystification. Mais c’est un côté de la question sur lequel nous n’insisterons pas aujourd’hui. Nous avons montré l’impossibilité pour le gouvernement de faire un programme quelconque ; il suffisait de jeter l’alarme sur la situation de la république pour supprimer du même coup la difficulté. Le procédé est d’une simplicité qui le met au niveau de toutes les intelligences, et il n’est pas besoin d’être M. Waldeck-Rousseau pour en user. Le premier venu en aurait fait autant. Il n’y avait rien à inventer, le passé fournissant avec abondance les modèles à suivre. Le ministre n’a pas hésité : il a découvert tout de suite un grand complot. Une fois le complot découvert, il a convoqué la Haute-Cour, et a condamné le Sénat, volens nolens, à l’œuvre violente et un peu ridicule à laquelle il s’escrime depuis la rentrée des Chambres. L’effet de terreur sur lequel le ministère comptait ne s’est pourtant pas produit. À mesure que le procès se déroulait au palais du Luxembourg, la curiosité d’abord et bientôt l’intérêt s’en détachaient. Eh quoi ! n’était-ce donc que cela ? L’opinion a été bientôt rassurée. Elle n’a même pas pris au sérieux ce qu’on avait voulu lui faire prendre au tragique. Néanmoins le procès dure, il se prolonge : on annonce sa fin prochaine ; mais nul ne peut prévoir avec certitude à quel moment elle arrivera. En attendant, le ministère dure bien aussi, il se prolonge ; mais si nul ne peut dire à quel moment sonnera son heure dernière, tout porte à croire qu’elle ne sera pas très éloignée de celui où la Haute-Cour aura rendu son arrêt.

Quant aux projets de loi qu’il a présentés, nous nous demandons si ce n’est pas perdre notre temps que de les discuter comme des conceptions destinées à éclore : peut-être n’y a-t-il là que de simples manifestations parlementaires. Ce sont des lois parfaitement mauvaises en elles-mêmes et contraires à tous les principes. Il faut excepter la loi sur les syndicats professionnels : celle-là survivra sans doute au ministère, et, après avoir subi quelques modifications, elle pourra servir de thème à des discussions utiles. Nous souhaitons sincèrement qu’elle aboutisse et même qu’elle serve, sur quelques points, de modèle à la loi qui reste à faire sur les associations. Cette loi, promise depuis si longtemps, n’a sûrement pas fait un progrès par suite du projet déposé par le ministère. On ne fera jamais une loi sur les associations en général que si on en distrait les congrégations religieuses, qui sont quelque chose de très différent : or, le projet ministériel semble avoir eu beaucoup plus pour objet de condamner doctrinalement les congrégations religieuses que d’autoriser et d’organiser pratiquement les associations de droit commun. Quant au projet relatif à l’enseignement, tout porte à espérer qu’on n’en parlera bientôt plus. Il y a une commission de renseignement, présidée par M. Ribot ; c’est sur elle qu’il faut compter pour faire une véritable réforme. Elle l’a étudiée en se plaçant, non pas au point de vue de nos haines politiques et de nos querelles d’un jour, mais de l’intérêt permanent de notre enseignement national. L’inspiration du projet ministériel est tout autre, et c’est pour cela que le projet lui-même ne saurait se soutenir.

Que restera-t-il donc de toutes ces tentatives du gouvernement, lorsque lui-même aura été balayé ? Il ne faut pas être trop optimiste : un grand mal a été fait et les traces en seront durables. On ne sème pas impunément à pleines mains des germes de haine et de discorde. Tout ce bagage législatif sera emporté par le coup de vent qui emportera le ministère, et qui n’aura pas besoin pour cela d’être bien fort. Mais il restera, dans le souvenir des radicaux et des socialistes, l’idée que le pouvoir n’est plus pour eux inaccessible, et qu’ils doivent en tout cas exercer sur lui une influence de plus en plus prépondérante. Ministrables, sans doute ils le sont, puisque M. Millerand est ministre et que, dans le ministère, ce n’est pas lui qui tient la moindre place, ni qui fait la moindre figure. Voilà ce qui est ineffaçable, et c’est sous cette impression inquiétante et troublante que s’achève l’année 1899. Aucune autre, parmi toutes les précédentes, n’avait donné une accélération aussi redoutable au parti socialiste, et ne l’avait conduit plus près de son but. Ce but, avoué, proclamé aujourd’hui, est la conquête des pouvoirs publics. M. Waldeck-Rousseau n’a même pas laissé à M. Millerand la peine de conquérir le pouvoir ; il le lui a offert spontanément, sous prétexte de l’associer à l’œuvre de défense de la république. Les vieilles traditions d’esprit public subsistent encore dans nos provinces : on y considère toujours le gouvernement comme la barrière vivante et active qui doit nous défendre contre les convoitises des socialistes et les violences des révolutionnaires. Aussi l’effarement et bientôt l’indignation ont-ils été extrêmes, lorsqu’on a vu le gouvernement lui-même s’affilier aux socialistes et aux révolutionnaires. Le gouvernement défend la république, soit ; mais tout le monde commence à se demander qui nous défendra de lui, et c’est une question qu’il est souverainement dangereux de laisser en suspens dans les esprits. Espérons que l’année 1900 ne tardera pas à la résoudre. Le ministère Waldeck-Rousseau n’est que la mauvaise suite de l’affaire Dreyfus : il est le dernier témoignage du désordre mental et moral qu’elle avait mis presque partout. Puisse 1899 emporter dans le passé toutes ces émotions, ces agitations, ces disputes, ces fausses alarmes au sujet d’un danger imaginaire, et ces prétendus remèdes qui entretiennent et aggravent le mal au lieu de le guérir ! L’année de l’Exposition universelle doit appartenir à l’apaisement : ce n’est pas le ministère actuel qui nous le donnera.


Nous avons fait seulement mention, il y a quinze jours, du remarquable discours que M. le comte de Bulow a prononcé au Reichstag allemand. Nous parlions alors des rapports de l’Angleterre avec les autres puissances, et, après la manière triomphante dont M. Chamberlain en avait parlé lui-même, il était impossible de ne pas noter le ton sensiblement plus réservé que M. Mac Kinley, à Washington et M. de Bulow, à Berlin, avaient mis à traiter le même sujet. Mais ce n’était là qu’un détail dans le discours du ministre allemand, et nous devons y revenir.

Il faut remonter au temps du prince de Bismarck pour retrouver un exposé aussi vaste de la politique impériale, fait avec autant de précision et d’autorité. Le Reichstag discutait le projet de loi relatif à l’augmentation de la flotte de guerre, projet particulièrement cher à l’empereur Guillaume, et qui se rattache dans sa pensée à tout l’avenir de l’empire. Aussitôt connu, il avait provoqué dans la presse de vives critiques. On en contestait non seulement l’opportunité, mais presque la légitimité ; et, en effet, il n’y a pas encore deux ans qu’au prix des plus grandes difficultés parlementaires, le gouvernement avait enfin réussi à faire voter le sexennat maritime. Tout le monde avait compris qu’un contrat ne varietur avait en quelque sorte été signé ce jour-là entre le gouvernement et le Reichstag, et que, pendant six ans, le premier ne présenterait pas d’autres demandes au second. C’était compter sans l’impatience de l’empereur. Le sexennat maritime ne lui suffit plus aujourd’hui. Promenant ses regards sur l’univers entier, il a conçu ce qu’il appelle lui-même une politique « mondiale, » et les ressources militaires dont il dispose ne lui paraissent plus suffisantes pour en soutenir les obligations. De là le nouveau projet de loi qui engage l’avenir pour une durée de plus de quinze ans, et qui augmente du simple au double la flotte de guerre allemande. On peut prévoir dès aujourd’hui qu’il rencontrera dans le Reichstag la même opposition qu’a rencontrée autrefois le sexennat ; mais l’opposition d’hier a été vaincue, et la ténacité de l’empereur, aidée de quelques concessions au centre catholique, finira sans doute par vaincre celle d’aujourd’hui. On sait qu’au Reichstag la majorité dépend du centre catholique : il faut donc négocier avec lui. Si on l’a fait avant la discussion, l’accord ne s’était pas encore produit lorsqu’elle s’est ouverte, car M. Lieber, le chef du groupe, a parlé contre le projet naval avec autant de sévérité que les socialistes eux-mêmes ont pu le faire par la bouche de M. Bebel. En somme, chacun a marqué ses positions, et s’y est tenu pour le moment. Le débat n’a pas eu de sanction immédiate ; le budget a été renvoyé à la commission, et le Reichstag est entré en vacances jusqu’au 9 janvier.

Le prince Hohenlohe, chancelier de l’empire, le ministre de la Guerre et le ministre de la Marine ont pris la parole ; mais leurs discours n’intéressent que l’Allemagne. Celui du ministre des Affaires étrangères a une portée plus générale. M. de Bulow s’est conformé à l’habitude prise dans tous les pays du monde de parler de la paix avec d’autant plus de chaleur qu’on demande de plus grands et de plus coûteux moyens de faire la guerre. Il a protesté des intentions pacifiques de son gouvernement : jamais, a-t-il dit, l’empire n’attaquera personne, car il ne rêve et ne poursuit aucune conquête, aucune augmentation de territoire ; mais il doit être prêt à repousser toute agression qui viendrait du dehors. Nous reconnaissons volontiers que, depuis d’assez longues années déjà, la politique allemande a été conforme à ces principes ; mais les développemens de cette politique n’en modifieront-ils jamais le caractère ? La lecture du discours de M. de Bulow n’est pas, à cet égard, absolument convaincante. On pourrait y trouver, sans une excessive application d’esprit, des affirmations légèrement contradictoires. Ainsi M. de Bulow proteste qu’il ne songe pas à des conquêtes ; mais, en même temps, il proclame la nécessité pour la marine impériale, de s’assurer sur toute la surface du globe un plus grand nombre de points d’appui. Il va plus loin. « Entre la Greater Britain, dit-il, et la Nouvelle France, nous avons droit à une plus grande Allemagne. » Il est peut-être difficile de concilier absolument la première déclaration avec la seconde. « Sommes-nous, s’écrie encore M. de Bulow, à la veille d’un nouveau partage de la terre ? Je ne le crois pas, j’aime mieux ne pas le croire ; mais, en tout cas, nous ne pouvons pas souffrir qu’une puissance étrangère quelconque, un Jupiter étranger, vienne nous dire : « Qu’y faire ? L’univers est partagé. » Nous ne voulons empiéter sur aucune puissance, mais nous ne voulons pas davantage qu’on nous marche sur les pieds et qu’on nous pousse de côté, ni en politique, ni en affaires. » Il semble bien, d’après ce passage, que M. de Bulow ne regarde pas le partage du monde comme achevé, ni comme définitif dans sa distribution présente, et s’il n’y a pas là quelque chose qui ressemble au désir de nouvelles extensions territoriales, que faut-il donc y voir ? Au reste, nous l’avons dit maintes fois et nous le répétons, les appétits coloniaux de l’Allemagne n’ont rien qui nous inquiète, et si M. de Bulow cherche dans tout l’univers des points d’appui, nous ne sommes pas fâchés de voir s’y créer des contrepoids. Il a rendu à la France la justice que, dans toutes les affaires coloniales, l’accord avec elle avait été facile, sur une base équitable. Il continuera d’en être ainsi. Le développement colonial de nos voisins de l’Est ne nous porte aucun ombrage, et nous souhaitons volontiers qu’ils y trouvent les satisfactions qu’ils y cherchent.

Un autre passage du discours de M. de Bulow a pour nous un intérêt encore plus vif, parce que l’orateur y a abordé, traité et résolu usa manière une question qui se pose pour nous exactement dans les mêmes termes que pour l’Allemagne. Combien de fois n’avons-nous pas entendu répéter qu’il était impossible à une puissance comme la France de soutenir à la fois une grande politique continentale et une grande politique coloniale ? Il faut opter, disait-on ; mais il est plus facile de le dire que de le faire, et, malgré des conseils dont nous reconnaissons à quelques égards la justesse, la logique de notre situation géographique, politique et historique nous a toujours amenés à faire un double effort pour conserver également en Europe et hors d’Europe nos forces disponibles et nos intérêts saufs. Nous n’avons pas toujours observé la juste mesure, et peut-être a-t-on pu à plus d’une reprise nous reprocher d’avoir engagé une trop grande partie de nos forces dans la politique coloniale. Peut-être aussi pourra-t-on un jour faire le même reproche à l’Allemagne ; toutefois, elle s’en est gardée jusqu’à présent avec beaucoup de prudence, et, si l’on en croit M. de Bulow, il en sera constamment de même à l’avenir. « Nous n’oublions pas, a-t-il dit, malgré tout notre zèle pour le développement de nos intérêts d’outre-mer, que notre centre est réellement en Europe, et nous ne négligeons aucun des devoirs que nous impose la sécurité de notre situation continentale Cette sécurité repose sur l’inébranlable triple alliance et sur nos bonnes relations avec la Russie. » C’est fort bien ; la Triple Alliance, et les bons rapports avec la Russie servent assurément à la sécurité de l’Allemagne ; mais l’armée allemande y est aussi pour quelque, chose. Une armée et des alliances, ce sont là les fondemens de la sécurité pour toutes les puissances. « La meilleure garantie, continue M. de Bulow, que notre politique d’outre-mer restera sensée et pleine de mesure est qu’il nous faudra toujours tenir prêtes et rassemblées nos forces en Europe. Comme nous ne risquerons jamais de diviser ces forces, nous n’en emploierons une partie pour des entreprises d’outre-mer que dans cas mûrement et consciencieusement pesé au point de vue militaire comme au point de vue financier. » Jusqu’ici l’Allemagne a été fidèle à ce programme. Elle sent très bien que son empire colonial s’effondrerait vite si sa puissance européenne venait à péricliter. La seconde est la garantie de la première. Il y a là pour nous un exemple à méditer Notre situation est semblable celle de l’Allemagne Nous ne devons donc faire de la politique coloniale que dans mesure où elle n’affaiblit en rien notre politique continentale, car notre centre, à nous aussi, est sur le continent ; et nous n’avons pas un moindre intérêt que nos voisins à y maintenir nos forces toujours prêtes et rassemblées. Ce devoir est d’autant plus étroit pour nous que l’accomplissement nous en est d’ailleurs plus facile. M. Delcassé répétait, il y a quelques jours, que notre domaine colonial était suffisant, qu’il était complet, que nous n’avions aucune conquête nouvelle à rechercher. Et la Chambre approuvait chaudement ces paroles. Tout au plus, — et toujours comme l’Allemagne de M. de Bulow, — avons-nous à désirer et à nous assurer un plus grand nombre de points d’appui.

Avons-nous besoin de dire quelle est la conclusion de ce discours ? On la devine : elle était indiquée et commandée par la nature même du débat. Pour avoir une plus grande Allemagne, il faut d’abord que l’Allemagne ait une plus grande flotte. « Le moyen, a dit M. de Bulow, d’engager la lutte pour la vie sans être pourvu d’armemens puissans, lorsqu’on est un peuple de soixante millions d’âmes, situé au milieu de l’Europe, et qu’on lance partout ses antennes sur le terrain économique, ce moyen n’est pas encore trouvé. » Donc, l’Allemagne doit maintenir intacte son armée de terre, et pour le moins doubler son armée de mer. Alors, elle sera en mesure de faire face à toutes les éventualités. M. de Bulow en envisage quelques-unes, et il se livre même à ce sujet à des réflexions philosophiques. « Les trente dernières années, dit-il, ont apporté à l’Allemagne beaucoup de bonheur, de puissance, de prospérité. Cela est de nature à exciter l’envie : l’envie joue un grand rôle dans l’histoire des peuples. » L’histoire de l’Allemagne elle-même fournirait au besoin de nombreux exemples de cette vérité. On en retrouve même comme un écho rétrospectif dans le ton un peu amer de M. de Bulow, lorsque, se reportant au passé, il parle de l’impression pénible qu’éprouvait l’Allemand d’autrefois. « En dépit de notre haute culture intellectuelle, dit-il, les étrangers nous considéraient comme leurs inférieurs en politique et en condition sociale ; ils nous regardaient de haut, comme font d’arrogans gentilshommes à l’égard de modestes précepteurs. » Ces précepteurs étaient-ils si modestes ? Quoi qu’il en soit, ces temps sont déjà très loin et l’Allemand d’aujourd’hui n’est plus exposé à devenir « le valet des autres hommes ! »

Pourtant, M. de Bulow semble tourmenté d’une impatience secrète, et, malgré ses assurances pacifiques, il ne paraît pas encore tout à fait rassuré sur l’état de son pays, car il lance ex abrupto la prophétie suivante : « Dans le siècle qui vient, le peuple allemand est destiné à être enclume ou marteau. » Nous nous fions à lui du soin de n’être pas enclume : pourquoi et contre qui veut-il devenir marteau ? On peut, au total, n’être ni l’un ni l’autre dans une société à peu près civilisée. Mais il ne faut pas oublier que M. de Bulow avait à faire voter une loi militaire et que dès lors, dans son discours, d’ailleurs si mesuré et si sage, quelques phrases à effet étaient indispensables. Si l’Allemagne, malgré ses succès depuis trente ans, n’est pas complètement satisfaite, et si l’envie est destinée à jouer encore un certain rôle dans son histoire, c’est sans doute du côté de l’Océan qu’elle tournera son activité nouvelle. Son commerce s’étend déjà et pénètre partout. Lui seul menace d’être, un jour prochain, pour l’Angleterre, un concurrent sérieux et même redoutable. L’empereur Guillaume répète à satiété que l’avenir de l’Empire est sur les mers, et, en parlant ainsi, il constate un fait presque réalisé déjà. Au moment où M. de Bulow a prononcé son discours, il revenait d’Angleterre, où il avait longuement causé avec M. Chamberlain. A en juger par leur langage ultérieur, il ne semble pas que les deux ministres aient conservé la même impression de leurs confidences réciproques. Parlons franc : le discours de M. de Bulow, depuis le premier mot jusqu’au dernier, vise l’Angleterre, et c’est évidemment contre elle que l’Allemagne s’apprête à grossir sa flotte et à augmenter démesurément sa puissance navale. La lecture de la presse allemande confirme encore cette impression : il faut voir comme les Anglais sont traités en ce moment par les journaux d’outre-Rhin ! Les défaites qu’ils éprouvent au Transvaal sont l’objet de commentaires qui respirent contre eux la colère et la haine. N’importe, les Anglais ne bronchent pas. Ils restent aussi impassibles devant ces attaques qu’ils le sont, — et sur ce point ils sont merveilleux de bonne tenue politique et de dignité patriotique, — devant les revers si durs que les Boërs leur ont infligés. Ils n’ont qu’une faiblesse, bien mesquine à la vérité : c’est de se rattraper sur la France de ce qu’ils acceptent stoïquement de tous les autres. Leurs sentimens, si fortement contenus d’autre part, font explosion de ce côté, et, s’ils supportent tout des Allemands, ou des Russes, ou des Autrichiens, ou des Italiens, ou des Américains, il suffit d’une pauvre caricature française pour les mettre hors d’eux-mêmes.


Encore une crise ministérielle en Autriche ! Si cela continue, elles y seront bientôt plus fréquentes que chez nous : peut-être même le sont-elles déjà. Il y a seulement quelques mois, le comte Clary remplaçait le comte Thun au pouvoir : celui-ci, à la vérité, avait duré plus longtemps. Le malheur de la situation est que les causes qui ont amené déjà la chute de tant de ministres ont un caractère permanent et qu’on n’aperçoit pas le moyen d’y mettre fin. En Autriche, — et, au surplus, il en est ou il en devient ainsi dans plusieurs autres États européens, — le parlementarisme n’existe que de nom : aussi est-il un embarras et une entrave, au lieu d’être une réalité efficace et utile. Dans ce pays, celui de tous où il y a le plus d’assemblées délibérantes, les partis sont généralement remplacés par des groupes formés de races diverses, divisées par leurs intérêts, leurs souvenirs, leurs aspirations, avec la passion que l’ethnographie met dans les cœurs. C’est ce qui donne à la lutte politique une acuité plus grande qu’ailleurs et ce qui explique les scènes de désordre et de violence dont la Chambre des députés a trop souvent retenti. On sent chez tous ces hommes, mal déguisés en parlementaires modernes, les descendans de ceux qui ont lutté sur d’autres champs de bataille ; et le mouvement naturel chez eux, instinctif et prime-sautier, est de recourir à la force, tantôt sous une forme, tantôt sous une autre. Or, le parlementarisme repose sur une double fiction, à savoir que des hommes, réunis dans une même assemblée où ils procèdent par des raisonnemens et non pas par des coups, renoncent à l’emploi de la force les uns contre les autres, et que les moins nombreux s’engagent à s’incliner devant les plus nombreux. C’est un contrat d’une espèce particulière ; nous n’oserions pas dire qu’il soit conforme à la nature ; il est le produit de la civilisation et de l’éducation. Aussi longtemps que ce contrat est respecté, le parlementarisme fonctionne, et rend aux hommes l’immense service de les empêcher de s’entre-déchirer ; mais, le jour où il ne l’est plus, — et voilà longtemps qu’il ne l’est plus en Autriche, — le parlementarisme a cessé d’exister.

Il faut pourtant que l’État vive et se maintienne. Heureusement, la constitution de l’Autriche cisleithane contient un article 14 qui, en l’absence des Chambres, — et il suffit de les congédier pendant quelque temps pour qu’en fait elles soient absentes, — permet au gouvernement de remplacer les lois par des décrets impériaux. C’est la dictature de l’Empereur, de même que, dans les républiques antiques, on nommait quelquefois un dictateur provisoire qui était chargé de redresser la machine chancelante et de la remettre, coûte que coûte, en état de marcher. On a médit beaucoup de l’article 14, et la Chambre, aussitôt après sa convocation, a menacé de le supprimer. Que deviendrait-on pourtant s’il n’existait pas ? A notre avis, le comte Thun, auquel on a adressé de si vifs reproches parce qu’il en avait usé, a rendu en cela à son pays un réel- service. Où en serait-on aujourd’hui s’il ne l’avait pas fait hier, et où en sera-t-on demain si on ne le fait pas de nouveau aujourd’hui ? Il est vrai que le ministre qui a pris sur lui cette responsabilité est forcé de disparaître dès qu’il se retrouve dans l’obligation de réunir les Chambres, et le comte Thun a disparu en effet à ce moment. Mais enfin il avait rempli sa fonction, et fait franchir un pas important aux affaires dont il avait la charge.

Le comte Clary, lui, a trouvé le moyen de s’en aller sans avoir rien fait du tout ; il a été absolument inefficace, et pourquoi ? Parce que, arrivant au pouvoir après le comte Thun, il avait cru se concilier le parlement par la promesse solennelle de ne jamais employer l’article 14. C’était se condamner à la plus radicale impuissance. C’était aussi montrer une ignorance profonde des assemblées : elles ne respectent pas ceux qui se désarment ; et le grand art, avec elles, est de laisser sentir qu’on se réserve d’user de tous ses droits, en évitant d’ailleurs autant que possible de les pousser jusqu’aux dernières extrémités. Le comte Clary n’a pas été moins audacieux qu’il s’était montré faible : il a renoncé à l’article 14 et, en même temps, il a retiré les fameuses ordonnances linguistiques du comte Badeni. En un mot, il a commencé par couper son grand mât, puis il a déchaîné la tempête. On sait que ces ordonnances, qui avaient fortement mécontenté les Allemands, avaient été une satisfaction pour les Tchèques, satisfaction insuffisante, disaient-ils, mais qu’ils appréciaient tout de même. Ici, il faut reconnaître que la situation du gouvernement cisleithan est bien difficile. Les Allemands ont fait de l’obstruction aussitôt que les ordonnances ont été rendues, et ils n’ont cessé d’en faire que le jour où elles ont été retirées ; mais à partir de ce même moment, les Tchèques, un peu plus mollement au début, puis très résolument sous l’influence de l’opinion déchaînée dans toute la Bohême, les Tchèques en ont fait à leur tour. Le gouvernement est donc placé entre Charybde et Scylla : il n’a qu’à choisir entre l’obstruction des uns ou l’obstruction des autres, et il passe machinalement de celle-ci à celle-là, peut-être par simple amour du changement, ou plutôt par un secret espoir de trouver plus de ménagemens chez ses amis du jour, à l’instant même où il se résout à les mécontenter. Par malheur, les amis du jour deviennent aussitôt les ennemis du lendemain, et la situation, quoique retournée, reste la même : il y a empêchement absolu à gouverner. Aussi le comte Thun, après des négociations avec son collègue hongrois, négociations qui n’avaient abouti que grâce à l’intervention et à la volonté formelle de l’Empereur, avait-il promulgué le Compromis par décret. C’était fort bien, mais il fallait obtenir ensuite des deux parlemens autrichien et hongrois qu’ils votassent les crédits pour le mettre en vigueur. A Pest, on pouvait espérer y parvenir ; à Vienne, l’obstruction des Tchèques a rendu le fait matériellement impossible. Que faire ?

Nous, qui sommes des parlementaires, nous reconnaissons ce que le recours à l’article 14 a de regrettable : c’est l’ultima ratio, et il s’en dégage comme une odeur de coup de force. Mais est-ce que l’obstruction n’est pas elle-même un coup de force ? Est-ce qu’elle n’est pas la violation formelle de la fiction parlementaire ? Elle ne vaut certainement pas mieux que l’article 14, ou plutôt elle vaut moins, puisque l’article 14 a au moins sur elle l’avantage d’être légal et constitutionnel, et enfin, qu’il est susceptible de produire quelque chose, tandis que l’obstruction ne produit rien ; elle ne peut qu’empêcher. Gardons-nous des exagérations : quelle que soit l’inquiétude que nous inspire la situation de l’Autriche, nous ne sommes pas de ceux qui, poussant le pessimisme à l’excès, annoncent sa fin prochaine. Elle a des ressources vitales plus grandes qu’on ne l’imagine. Mais enfin un royaume voisin a péri à la fin du dernier siècle parce qu’il avait, dans sa constitution même, un article qui empêchait cette constitution de fonctionner. Plût au ciel qu’un autre lui eût permis d’échapper à ce funeste veto qui, venant tantôt d’un côté et tantôt de l’autre, condamnait finalement l’État à la paralysie et prédisposait le royaume lui-même à la décomposition et au partage !

Le comte Clary a donc donné sa démission ; il a été remplacé par M. de Wittek. Il présidait un ministère de chefs de services ; M. de Wittek en préside un de sous-chefs. Depuis le comte Thun, les hommes politiques se dérobent à la besogne à faire ; ils aiment mieux la confier à des sous-ordres naturellement irresponsables. Après avoir promulgué par décrets les crédits que le Parlement est dans l’impuissance de voter, le ministère Wittek disparaîtra à son tour. Mais qui voudra sa succession ? Le ministre hongrois, M. de Szell, refuse, paraît-il, de faire voter par son parlement les crédits du compromis pour plus de six mois. La situation est grave assurément. L’article 14, quoi que nous en ayons dit, n’est qu’un expédient d’un jour : on peut en user une fois, deux fois, mais non pas à titre permanent. Encore permet-on à François-Joseph ce qu’on ne permettrait peut-être pas à un autre. Mais ce n’est pas le gouvernement parlementaire qui est responsable de cet état de choses : tout ce qu’on peut dire de ce gouvernement est qu’il ne convient pas à l’Autriche, qu’il n’y est pas pratiqué, qu’il y a échoué. C’est pour cela qu’elle est tombée dans la situation où nous la voyons se débattre, sans qu’on puisse discerner le moyen qui l’en tirera.


Francis Charmes.
Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.

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