Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1842

Chronique no 257
31 décembre 1842
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 décembre 1842.


Dans quelques jours, l’arène parlementaire sera derechef ouverte aux hommes politiques : la session va reprendre son cours. C’est l’almanach qui nous le dit, et un peu aussi quelques journaux. Quant au public, il a l’air de l’ignorer ; il n’en dit mot. Toujours dominé par ses préoccupations matérielles, ne songeant qu’à ses spéculations, à ses entreprises, à ses affaires, il n’a pas de goût dans ce moment pour la politique ; il n’a pas de temps à lui donner ; disons mieux, il ne l’aime guère, il s’en défie. La connaissant d’humeur quelque peu inquiète et tracassière, il la redoute, il craint d’en être dérangé ; il oublie, comme un ingrat qu’il est, les grands services qu’elle lui a rendus, les nobles jouissances qu’elle lui a procurées. Toujours incapable de faire deux choses à la fois, de suivre en même temps le cours de deux idées, le bonhomme se fâche et se bouche les oreilles toutes les fois qu’on essaie de lui parler de quelque chose qui pourrait l’arracher une minute à ses comptes courans. C’est ainsi qu’à une autre époque il taxait de songe-creux, de brouillons, de mauvais citoyens, tous ceux qui, lui parlant commerce, marine, liberté politique, prétendaient lui faire comprendre que tout ce qu’il y a d’important, de précieux, de sacré pour une nation, ne se trouvait pas dans les bulletins de la grande armée. Plus tard, le public changea d’avis ; il fallut alors, pour en être écouté, l’entretenir de politique et de droit constitutionnel. La charte, le jury, la liberté de la presse, la réforme électorale, la responsabilité des ministres, occupaient toutes ses pensées ; c’était là sa vie, sa gloire, son honneur ; tout le reste lui paraissait secondaire et subalterne. Une dynastie aveuglée ne comprit pas cette phase nouvelle de l’esprit français ; ce qui était une idée fixe, un sentiment profond et résolu, ne lui parut qu’un engouement passager et sans racines ; en osant le braver, elle provoqua une de ces explosions que l’histoire présente comme un enseignement aux gouvernemens et aux nations. Aujourd’hui, c’est encore une phase nouvelle et particulière, c’est un autre besoin qui se développe et veut se satisfaire à tout prix, le besoin de la paix, du travail, du bien-être, tranchons le mot, de la richesse. C’est la richesse qui est le but ; on ne veut la paix et le travail que comme moyens ; on s’en passerait sans peine si on pouvait également s’enrichir en faisant ses fantaisies et en quittant l’atelier pour l’arène politique.

Quoi qu’il en soit, et quelque inférieure que nous paraisse la nature du besoin dominant, il n’est au pouvoir de personne de l’étouffer et d’attirer fortement l’attention du public sur des objets d’un ordre plus élevé. À toute proposition, à toute question, sans lever les yeux de son carnet, le public vous demandera froidement : Combien pour cent à gagner ? Les hommes aux grandes pensées et aux idées généreuses doivent se résigner et attendre patiemment la fin de cette humble période. L’histoire nous apprend qu’en moyenne ces phases de l’esprit social, en France, sont décennales. Ainsi le veut l’esprit vif, mobile, actif de la nation. Ajoutons, pour être justes, que l’histoire, dans son impartialité, reconnaîtra qu’en ne demandant pas au pays ce que le pays ne comprenait ni ne voulait, on n’a fait qu’obéir, à regret peut-être, aux nécessités du temps. Se flatter de les vaincre, c’eût été une erreur, une noble erreur à la vérité, une généreuse illusion ; mais peut-être était-il sage de prendre les choses comme elles sont.

Sous l’influence de ces dispositions générales, ce qu’il y aura de plus vif, de plus animé, de plus bruyant dans les débats parlementaires, seront les luttes de certains intérêts particuliers contre l’intérêt général. Nous aimons à croire que dans tous les rangs, dans tous les partis, il se trouvera des orateurs qui oseront arracher à l’égoïsme ce masque de bien public dont il aime à se couvrir, et que, grace à leur voix patriotique et puissante, il sera contraint de se montrer au pays, à nu, tel qu’il est, avec ses étranges prétentions et son intolérable cupidité. Nous l’espérons, les voix de M. de Lamartine, de M. Barrot ne manqueront pas, même sur le terrain des intérêts matériels, à la cause nationale. Ce ne sont pas là des querelles de parti, ce sont des questions françaises. La France les comprendra un jour, et sa reconnaissance sera pour ceux qui l’auront aidée à les comprendre.

En attendant, ces mêmes dispositions du public ont laissé passer presque inaperçue la question politique du moment. Y aura-t-il une séance royale, un discours de la couronne, et, en conséquence, des adresses ? La question a été débattue, dit-on, dans le conseil de ce jour. Les avis se trouvaient partagés, même au sein du cabinet, non sur le droit : la session n’ayant été que prorogée, une nouvelle ouverture des chambres n’est pas nécessaire. Il est d’ailleurs un précédent que tout le monde connaît, et qu’on a souvent rappelé. La question est donc toute de convenance politique.

On a dit, pour l’affirmative, que, dans le discours d’ouverture, la couronne donnait à entendre qu’elle aurait plus tard à entretenir les chambres de sujets plus nombreux et plus variés ; on ajoute que le ministère ne peut, sans s’abaisser, avoir l’air de refuser le combat. Les conservateurs n’aiment pas, dit-on, que leurs chefs paraissent ainsi douter d’eux-mêmes et ne pas compter sur l’union, la fermeté et le dévouement du parti ; le ministère ne peut mécontenter ses amis.

Ces argumens, le dernier surtout, ne sont pas sans force ; peut-être même paraissent-ils décisifs à ceux qui se placent uniquement au point de vue de l’intérêt ministériel.

Reste à savoir quel est, dans la question, l’intérêt du pays. Qu’arrivera-t-il, nous disait un homme politique, si la couronne nous apporte un discours ? La session s’ouvre vers la moitié de janvier ; nous toucherons au mois de mars sans que la chambre des députés ait fait autre chose qu’élaborer au sein d’une commission et discuter ensuite une adresse : alors, épuisée, fatiguée, et en même temps accoutumée à ces débats personnels, dramatiques, pleins d’émotion, c’est en vain qu’on l’appellera aux affaires, aux discussions paisibles et sérieuses, à l’action parlementaire, qui seule profite au pays. Alors tout traîne, tout languit ; les lois les plus importantes sont ajournées et imparfaitement discutées. La fin de mai arrive, l’impatience saisit les députés, et, en définitive, la session ne donne guère d’autres résultats qu’une adresse et un budget. Et cependant que de lois importantes que le pays attend depuis long-temps, qu’on lui promet chaque année, et qu’il ne voit jamais apparaître : les sucres, la réforme des prisons, le régime colonial, l’instruction secondaire, la colonisation africaine, le notariat, le régime hypothécaire, que sais-je ? Tout est annoncé, rien ne se fait ; on dirait que la question importante pour le pays n’est plus de savoir comment il sera gouverné, mais par qui, et que les députés sont élus, bien moins pour participer au gouvernement du pays que pour faire la fortune politique de quelques-uns de leurs collègues. La question ministérielle, ajoutait-on, peut toujours s’élever, mais il est bon qu’elle s’élève au sujet d’une loi présentée, d’une mesure proposée. Nous avons dénaturé la discussion de l’adresse. Les Anglais, esprits très positifs et économes de leur temps, se bornent à un ou deux points capitaux ; tous les efforts des partis se concentrent sur ce terrain délimité ; c’est un duel prompt et décisif. Chez nous, c’est un combat désordonné de tirailleurs, sans plan, sans chef, l’un ici, l’autre là ; chacun choisit ses armes, son terrain, son moment. Il n’est pas de question, soit de politique, soit d’affaires, qui ne soit abordée. On ne consulte ni les convenances du pays, ni les exigences du gouvernement, ni même les intérêts de son propre parti. Coûte que coûte, on veut parler, discuter, voir son nom dans le Moniteur. Que dis-je parler, discuter ? il faut dire, pour maints orateurs, lire et mal lire. Et le pays est condamné pendant ces longues journées à d’interminables psalmodies que nul n’écoute, que nul ne lit, et qui certes n’ont jamais éclairci la moindre question. Puisque l’adresse est devenue le prétexte de toutes ces divagations, on peut s’y résigner lorsque l’usage et la nécessité le commandent ; mais pourquoi vouloir de gaieté de cœur enlever le plus utile de son temps à une session qui commence fort tard, et qui est chargée d’affaires importantes et de lois nécessairement longues et détaillées ? N’aurons-nous pas les fonds secrets, le budget, dix occasions pour une d’élever la question ministérielle ? Les conservateurs veulent assurer leur triomphe : soit ; le meilleur moyen de l’assurer, c’est de s’occuper promptement, sérieusement, avec un zèle actif et désintéressé, des affaires du pays.

Ces réflexions sont peut-être sévères. Elles ne manquent cependant pas de vérité. Nous ne sommes pas surpris que le débat laisse les esprits perplexes, et que les ministres eux-mêmes aient quelque peine à prendre un parti définitif. Probablement, ils voudront, avant de rien décider, consulter un grand nombre de leurs amis : c’est dans ce dessein sans doute qu’ils ont ajourné à quelques jours, au 4 janvier, cette grave décision.

Le ministère a préludé à la session par une mesure qui a été généralement accueillie avec faveur. Nous voulons parler de l’ordonnance royale sur les ministres d’état. Il y a là deux idées, deux résolutions parfaitement distinctes. D’un côté, on veut assurer l’avenir des hommes que la confiance du roi aurait appelés aux fonctions les plus éminentes ; de l’autre, la couronne nous apprend qu’elle songe à l’organisation d’un conseil privé. Les deux mesures nous paraissent irréprochables.

Il est conforme à l’esprit de notre temps, à la nature de nos institutions, que les fonctions ministérielles ne deviennent pas un privilége du rang et de la fortune : le roi doit être libre dans son choix, et comment le serait-il si, en enlevant un homme à sa carrière, à sa profession, à la place qu’il occupe, il devait ensuite le laisser tomber des hauteurs du ministère dans les misères d’une vie privée dépourvue du nécessaire ? Comment solliciter un dévouement si ruineux ? comment vouloir que ces hommes ne conservent pas une situation, modeste sans doute, mais digne ? Aussi, qu’est-il arrivé plus d’une fois ? On a eu recours à des moyens indirects ; on a tout sacrifié à l’équité. Ces expédiens ne sont pas heureux ; ils ne sont pas d’ailleurs applicables à tous les cas, et ne réalisent ainsi qu’une équité partielle. L’état doit offrir une situation convenable aux anciens ministres, et surtout à ceux qui, entrant aux conseils de la couronne, ont perdu une position qu’ils ne peuvent pas retrouver en quittant le ministère. Qu’on leur donne une pension et un titre, si l’on veut, de ministres d’état, de conseillers honoraires de la couronne, ou tel autre, peu importe ; rien de plus équitable, rien de plus facile. Lors même que la chambre consentirait à ne pas se montrer trop parcimonieuse, la dépense ne sera pas considérable.

De même nul ne saurait contester à la couronne le droit de s’éclairer des lumières, de s’entourer de l’influence d’un conseil privé. Il est inutile d’ajouter que l’organisation et la réunion de ce conseil, ainsi que la nature et la mesure des communications à lui faire, seront, comme tout autre acte politique, réglées par le concours des ministres responsables. On peut établir un conseil privé et le consulter comme on nomme et on consulte une commission spéciale. S’il y a une différence quant aux matières qu’on présente à leur examen, il n’y en a aucune quant aux attributions : le conseil privé ne peut être qu’une commission ; il ne sera investi d’aucun pouvoir ; toute action gouvernementale, comme toute responsabilité, lui sera complètement étrangère.

Encore une fois, les deux mesures, considérées isolément, nous paraissent irréprochables ; mais le ministère ne les a pas prises isolément. Il a été plus loin : il a voulu les lier l’une à l’autre, établir entre elles un rapport qui nous paraît tout-à-fait artificiel, et qui n’est pas, ce nous semble, sans quelques inconvéniens.

Ayant voulu créer des ministres d’état pour donner aux anciens ministres une retraite honorable, il a imaginé de dire que le conseil privé serait composé de ministres d’état ; il a établi de la sorte un rapport factice entre les deux mesures, rapport qui n’a d’autre fondement qu’une dénomination nullement nécessaire. La liaison artificielle a tout de suite produit ses conséquences ; il aurait été ridicule de dire que le conseil privé serait composé de tous les anciens ministres, c’est-à-dire que la couronne ne consulterait qu’un corps composé en grande majorité d’adversaires du cabinet, de ses rivaux. Il a donc fallu ajouter que, bien que ministres d’état, ils ne faisaient pas nécessairement partie du conseil privé ; ils pourront ne pas y être appelés. Cela ne suffisait pas, le danger n’était pas atténué ; on a en conséquence établi des catégories dans lesquelles on pourra choisir d’autres ministres d’état pour les appeler ensuite au conseil privé. Ici les objections pullulent. Ces catégories sont-elles toutes également acceptables ? Les ambassadeurs ? Sans doute lorsqu’un homme politique aura été momentanément ambassadeur, vous pourrez l’appeler au conseil privé : il vous apportera avec ses lumières son influence ; mais la plupart des ambassadeurs sont des diplomates de profession, ayant vécu plus hors de France qu’en France, connaissant peu le pays, n’en étant guère connus, peu au fait des grandes questions de la politique intérieure, des mouvemens et de la force des partis, des dangers que le gouvernement peut courir, des ressources sur lesquelles il peut compter. Quelle influence ces hommes, si habiles qu’ils soient d’ailleurs, vous apporteront-ils ? Ceux qui effectivement vous seraient utiles auront déjà été ministres. Les procureurs-généraux ? Certes, MM. Dupin et Hébert sont fort bons à consulter, mais comme hommes politiques influens, comme hommes considérables dans la chambre des députés, non comme ministère public. Agens révocables du pouvoir exécutif, que peuvent-ils vous dire que vous ne sachiez pas, qu’ils ne vous aient déjà dit ? S’ils en savent plus que M. le garde-des-sceaux n’en sait déjà, plus qu’ils ne lui en ont déjà appris, c’est que quelqu’un a failli à son devoir. Si on établit ces catégories, pourquoi ne pas appeler le général qui commande dans le département de la Seine une armée de cinquante mille hommes ? Pourquoi ne pas appeler M. le préfet de police ? Laissons ces détails, et disons d’une manière générale que les catégories sont à nos yeux une erreur.

Eh quoi ! vous pourrez appeler au conseil privé messieurs tels ou tels, et en supposant qu’il n’eut pas convenu à M. Royer-Collard de se laisser nommer président de la chambre, vous ne pourriez pas proposer au roi d’honorer son conseil de ce grand nom, de l’éclairer de cette vive lumière ! Eh quoi ! une crise politique appellerait autour du trône tous les hommes éminens, influens, attachés à la dynastie, sans distinction de parti, et le conseil privé ne pourrait pas s’ouvrir devant M. de Lamartine et M. Barrot ! — Une nouvelle ordonnance modifierait la première, et leur ouvrirait les portes du conseil. — Sans doute et fort heureusement ; mais alors pourquoi se renfermer dans les catégories ? Pour se donner le plaisir d’en sortir ? — Pour échapper, dit-on, aux sollicitations. — Faible rempart contre les importunités des hommes nuls et vaniteux ! Si vous ne trouvez pas en vous-mêmes le courage de repousser hautement leurs folles prétentions, ils sauront bien vous arracher de nouvelles ordonnances. Même à ce point de vue, les catégories sont inutiles. Elles sont plus qu’inutiles dans l’intérêt de la couronne. Pourquoi se donner des entraves ? Pourquoi restreindre sa prérogative là où elle a droit à une pleine liberté ? Si on veut un conseil privé permanent et connu, il faut qu’à chaque nouveau ministère, ou mieux encore que chaque année, une ordonnance royale publie la liste des hommes politiques que le roi aura honorés de son choix. Il est de l’essence de notre gouvernement que la composition du conseil privé puisse être modifiée selon le cours des évènemens et l’ensemble des circonstances.

On dit que le ministère se propose de présenter sans retard aux chambres les lois des sucres, des fonds secrets, du recrutement, des prisons, de l’enseignement secondaire, de la juridiction militaire, et quelques autres. Nous ne voulons pas nous occuper de ces matières sur de simples bruits : attendons les projets.

Van Halen a été révoqué. Le général Seoane lui succède dans le commandement général de la Catalogne. Le chef politique de Barcelone doit aussi être changé. Justice est rendue non-seulement en France, mais en Espagne, mais en Europe, au consul français, car nous ne tenons aucun compte des stupides réclamations de quelques folliculaires espagnols ; ils ne méritent pas l’honneur d’une mention. Les collègues de M. Lesseps, le consul d’Angleterre y compris, lui ont offert un banquet comme témoignage de leur estime et de leur reconnaissance. Le roi de Sardaigne l’a décoré. Ce qui nous a plu davantage encore, c’est que notre gouvernement a répondu aux injustes attaques dont M. Lesseps et M. Gatier avaient été l’objet, par leur promotion dans l’ordre de la Légion-d’Honneur. Ce qui nous a le plus frappés dans cette déplorable affaire, c’est la crédulité des Anglais et surtout de leurs agens à l’étranger, même de ceux qui sont le plus haut placés. On les a fort accusés de perfidie, de parti pris, de haine aveugle contre la France, comme s’ils avaient inventé les bruits, fabriqué les fausses nouvelles qu’ils se plaisaient à répandre en Espagne et ailleurs. Il n’en est rien, nous en sommes convaincus. Ces bruits, ils ne les inventaient pas, mais ils les accueillaient sans examen, avec avidité, ils les propageaient avec empressement et satisfaction ; ce n’était pas de la perfidie, mais une crédulité peu bienveillante. Empressons-nous d’ajouter que ces remarques ne touchent en rien le cabinet anglais, en particulier lord Aberdeen. Si nous sommes bien informés, sa conduite et son langage à notre égard ont été dignes, sérieux, sensés, comme cela appartient à un gouvernement qui se respecte. Ce n’est pas lui qui a accueilli et répandu d’absurdes et ridicules bruits. Il serait seulement à désirer qu’il pût éclairer la crédulité de ses agens.

Après sa triste expédition, Espartero est rentré à Madrid. Que fera-t-il des cortès ? Au 31 décembre, la perception des impôts devient illégale, si un décret du parlement n’en autorise pas la continuation jusqu’au vote du budget. Espartero osera-t-il traiter l’Espagne entière comme il a traité Barcelone, la mettre hors la loi ?

Le meilleur moyen de se maintenir, ce serait de songer sérieusement au gouvernement du pays pour le tirer enfin de l’abîme où, malgré ses admirables ressources, l’ont précipité l’ignorance et l’esprit de parti. C’est au rétablissement de l’ordre dans les finances qu’il faut s’appliquer avant tout. Un pays qui ne vit que d’expédiens est toujours à la veille d’une catastrophe. Il serait si facile, avec un peu de bon sens et de raison, de préparer des jours meilleurs à un pays si richement doté de la nature !

M. Périer, secrétaire d’ambassade et chargé d’affaires à Saint-Pétersbourg, vient d’être nommé ministre plénipotentiaire à Hanovre. C’est une promotion méritée. M. Périer avait soutenu avec une dignité, une mesure, un tact parfaits, la position difficile qu’on avait voulu lui faire dans une ville qui, au point de vue de la société, n’est qu’un salon de la cour. Chose plaisante et inconcevable en tout autre pays, on ne voulait plus que le chargé d’affaires de France trouvât de la courtoisie à Saint-Pétersbourg. Mais manquer soi-même de courtoisie, cela n’est ni digne ni élégant. Qu’a fait le maître ? Il s’est réservé le beau rôle ; il faisait inviter le chargé d’affaires aux fêtes de la cour, il lui adressait la parole ; l’impératrice aussi lui faisait le même honneur avec toute la grace qui lui appartient. Le rôle disgracieux, désagréable, on l’a jeté aux sujets ; on les en a chargés. Dociles, obéissans, ils ont dû l’accepter et le jouer avec toute la raideur d’un soldat qui reçoit une consigne. Armés d’une colère qu’ils ne ressentaient pas, qu’ils n’approuvaient même pas, ils ont joué cette comédie avec un aplomb parfait. Les souvenirs de Paris, les liaisons personnelles, les habitudes de société, tout a été oublié à la minute, et la légation française leur est devenue aussi étrangère que les habitans du lazaret peuvent l’être à une ville de quarantaine. C’est un trait de mœurs parfaitement comique et si rare de nos jours, qu’il vaut la peine d’être conservé.

Nous n’avons pas encore parlé des îles Marquises. Nous ne voulons pas rendre un mauvais service au ministère, en faisant de cette petite affaire le sujet d’un dithyrambe. La vérité est que c’est une entreprise utile, sagement conçue, habilement exécutée. Un jour si, comme on l’assure, l’isthme de Panama peut s’ouvrir à la navigation par un large canal, les îles Marquises seront une station importante. En attendant, elles seront utiles à nos baleiniers. Ce que nous demandons au gouvernement, c’est de fermer l’oreille à tous les faiseurs de projets, à tous les colonisateurs qui, à l’heure qu’il est, assiégent sans doute ses bureaux. Qu’ils y établissent une force militaire suffisante, et qu’ils laissent tout le reste à l’industrie privée. Quant à la question de savoir s’il conviendrait de faire de l’une de ces îles un lieu de déportation, une succursale de Brest et de Toulon, elle demande à être traitée avec soin ; nous pourrons l’examiner plus tard.

On dit que la Porte est enfin décidée à donner un chef chrétien aux Maronites et un chef druse aux Druses. La nouvelle paraît positive, et nous sommes loin d’en méconnaître l’importance. Il n’est pas moins vrai que si ces chefs ne reçoivent pas l’investiture du sultan, et que, nommés par le pacha de Saïda, ils puissent être révoqués par lui, ils ne sont plus que des agens subalternes du gouvernement turc. Il nous est évident que soit en Syrie, soit en Valachie, soit en Servie, partout où l’esprit chrétien se montre et s’agite, il est deux tendances opposées dont il ne serait pas difficile de signaler le principe et de prévoir les conséquences. Les uns voudraient que ces pays, sans rompre tout lien avec la Porte, pussent s’organiser comme des principautés vassales, mais héréditaires ; qu’ils pussent ainsi se développer, s’initier à la vie européenne, et se préparer à entrer tôt ou tard dans le monde politique sans bouleversemens, sans catastrophes. Les autres, et les Turcs ne sont pas les seuls dans cette voie, ils ne sont qu’un instrument, les autres, dis-je, s’efforcent au contraire d’empêcher toute organisation permanente et héréditaire : ici ouvertement, là secrètement ; paraissant un jour le vouloir, s’y opposant le lendemain ; toutes ces menées diverses et contradictoires leur sont également bonnes, car elles produisent toutes le même résultat, qui est de tenir les affaires d’Orient dans un état d’incertitude, de trouble, d’agitation continue.

— Le message du président des États-Unis, M. Tyler, qui vient de parvenir en Europe, est une pièce importante qui mérite de fixer l’attention, surtout au moment où les chambres vont s’assembler. Dans ce document officiel, M. Tyler a soulevé la question du droit de visite. Les paroles qu’il a prononcées sur le traité Ashburton et les dispositions relatives à la répression de la traite méritent de rencontrer quelque sympathie en France. M. Tyler n’a pu voir sans un noble orgueil sa patrie se lever pour défendre la cause de la liberté des mers. Il engage les autres puissances à suivre l’exemple de l’Amérique. « Un pareil arrangement, dit-il, fait par les autres puissances, ne pourrait manquer d’anéantir la traite des nègres sans l’interpolation d’aucun nouveau principe dans le code maritime. Une innovation dans ce code, tel est en effet l’écueil qu’il faut éviter. La Grande-Bretagne a cherché, non sans succès, à convaincre l’Europe qu’un remède énergique est nécessaire pour assurer l’abolition de la traite. M. Tyler montre qu’il n’est aucun besoin de sacrifier l’indépendance des nations à ce grand intérêt. Le message de M. Tyler fournit une nouvelle force à l’opinion qui s’est prononcée en France contre le droit de visite. Il répand un nouveau jour sur cette discussion qui est loin d’être épuisée, et qui pourra bien être reprise dans la session prochaine. L’exemple de l’Amérique prêtera une grande autorité aux argumens des adversaires du droit de visite. Au reste, nous nous proposons de revenir sur cette question dans un travail spécial qui, par les documens qu’il contiendra, pourra servir, nous l’espérons, à éclairer cet important débat.

— On n’a pas encore tout dit sur le XVIIIe siècle ; cette époque étrange pourra long-temps encore occuper le critique et l’historien sans qu’on en ait parcouru tous les aspects, étudié tous les types, indiqué tous les contrastes. Quoi de plus incomplet, par exemple, que les notices biographiques qui nous sont restées sur les poètes et les artistes contemporains de Voltaire et de Louis XV ! Sans doute, la critique n’a plus rien à nous apprendre sur ces muses souriantes et fardées ; mais combien l’histoire biographique ne peut-elle pas trouver encore de curieux détails et de tableaux imprévus dans la vie intime d’une littérature qui n’a pas eu son Tallemant des Réaux ! C’est ce côté gracieux et nouveau du XVIIIe siècle qui a tenté la curiosité d’un jeune écrivain, M. Arsène Houssaye. Il a écrit, sous le titre du Dix-Huitième siècle[1], une suite d’agréables portraits où le cadre de l’étude littéraire n’est qu’un prétexte à la biographie et quelquefois au roman. Il a raconté ces existences aventureuses de poètes, de musiciens et de peintres, dans des pages qui ont souvent le charme d’une révélation piquante. On le suit tour à tour au cabaret avec Piron, à Versailles avec Bernis, à l’Académie avec le vieux Fontenelle ; on visite Watteau dans son intérieur flamand, Grétry dans sa retraite de Montmorency. Le roi Louis XV en personne est, comme auteur de jolis vers, rangé par M. Houssaye dans la galerie des petits poètes de son temps. Ce qui ajoute un vif intérêt à ces études capricieuses, c’est la sensibilité, qui ne fait jamais défaut à l’écrivain, et qui relève ce que certains sujets, comme Dufresny et Piron, offraient de triste dans leur frivolité apparente. On doit encourager de tels essais d’histoire littéraire, en conseillant néanmoins à M. Houssaye de s’appliquer de plus en plus au côté sérieux et élevé du genre qu’il s’entend si bien à rajeunir.


— Il a paru, sous le titre de Jérôme Paturot[2], une amusante satire des travers contemporains. Rien n’est épargné dans ce petit roman, qui oppose à toutes les folles ambitions de l’époque le calme et impassible sourire du bon sens. Jérôme Paturot est un honnête bourgeois qui se laisse prendre à tous les piéges des utopies modernes. Tour à tour romantique, saint-simonien, homme de lettres, industriel, il est toujours victime, dans ces divers rôles, de sa crédulité naïve et de sa bonne foi. C’est un tableau de mœurs d’une vérité piquante, et qui, à beaucoup d’égards, a son utilité.


— Il vient de paraître un intéressant ouvrage intitulé la Chine et les Chinois[3]. L’auteur, M. Auguste Borget, a passé dix-huit mois en Chine. Il a vu la côte de l’Est, théâtre des récens évènemens qui ont fixé et fixent encore l’attention de l’Europe entière ; il a vécu dans l’île que l’empereur du céleste empire vient de céder à l’Angleterrre. Il s’est aventuré sur le continent ; il a pénétré assez avant dans les terres ; il a séjourné à Canton. Pendant dix-huit mois, M. Auguste Borget a étudié, observé, écrit et dessiné sur les lieux. L’album qu’il publie aujourd’hui, et dont le roi a accepté la dédicace, est le curieux résultat de ses travaux et de ses études. Chaque dessin, achevé sur place, a été reproduit par M. Eugène Cicéri avec un rare bonheur, et de telle sorte qu’en possédant l’album, on est pour ainsi dire possesseur des dessins originaux. M. Borget a eu l’heureuse idée de joindre à ses esquisses un texte explicatif et des fragmens de lettres qu’il écrivait de Chine à ses amis de France. Le luxe de cet ouvrage est d’ailleurs vraiment merveilleux ; nous ne pensons pas que la lithographie et la typographie aient jamais rien produit de plus beau.


  1. Deux vol. in-8o, chez Desessart.
  2. Un vol.  in-8o, chez Paulin.
  3. Chez Goupil, boulevart Montmartre.