Chronique de la quinzaine - 31 août 1920

Chronique n° 2121
31 août 1920


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La ville de Sèvres a maintenant, elle aussi, son fleuron dans la couronne de la paix. Le traité turc a été signé, à la manufacture nationale, au milieu des biscuits et des flambés. C’est lui-même un objet fragile, peut-être un vase brisé. N’y touchez pas. Jusqu’à la dernière heure, les conceptions opposées de la Grèce et de l’Italie sur les destinées de l’Ile de Rhodes ont failli tout faire échouer. Plusieurs fois annoncée, la cérémonie des signatures a dû être plusieurs fois ajournée. Elle a finalement eu lieu dans la lassitude et l’indifférence, et c’est à peine si quelques observateurs attentifs ont remarqué, avec un peu de mélancolie, qu’elle consacrait une redoutable diminution de l’influence française en Orient. Désormais une grande partie de l’Asie Mineure va être soumise, sinon à la souveraineté directe ou au protectorat, du moins au mandat de nations étrangères, et il n’y a point à nous dissimuler que la prospérité d’un grand nombre de nos établissements pourra, tôt ou tard, se trouver menacée par de périlleuses concurrences. Plus que jamais, le gouvernement de la République va avoir demain le devoir d’entretenir avec sollicitude cette immense floraison d’œuvres d’assistance et d’enseignement qui a jeté, dans le Levant, tant d’éclat sur le nom de la France. Si nous voulons savoir quelle était, à la veille de la guerre, l’importance de ces institutions et quelles seraient, par conséquent, nos pertes morales, si nous les laissions détruire, il n’est que de nous référer au très intéressant rapport que M. Maurice Pernot avait rédigé en 1912, pour le comité de défense des intérêts français en Orient, après un voyage d’études à Constantinople, en Égypte et en Turquie d’Asie. De l’enquête approfondie à laquelle il a été alors procédé, il ressort qu’avant les hostilités, toutes les échelles du [1] Levant étaient peuplées de nos collèges et de nos écoles, de nos hôpitaux et de nos orphelinats. Partout, des instituteurs français enseignaient aux enfants du pays notre langue et notre histoire ; des religieuses françaises soignaient les malades, secouraient les pauvres et les infirmes, recueillaient et élevaient les orphelins. Pour faire le commerce à l’Est de la Méditerranée, beaucoup de navires étrangers s’abritaient encore sous notre pavillon; les pèlerins du monde entier visitaient les sanctuaires de Palestine sous les auspices de la France; les religieux établis aux Lieux saints exerçaient leur ministère sous l’égide des droits que nous avait cédés le Sultan. Mais, nulle part, nous ne réservions les bienfaits de nos œuvres à nos protégés officiels. Notre clientèle ne comprenait pas seulement les catholiques; elle se recrutait aussi parmi les chrétiens des divers rites et parmi les musulmans eux mêmes. Au moment où la guerre a éclaté, nos écoles d’Orient étaient fréquentées chaque année par plus de cent mille élèves, et les malades, infirmes, vieillards et enfants assistés dans nos hôpitaux, asiles ou dispensaires, se comptaient par centaines de mille. Le plus large esprit de tolérance régnait dans tous nos établissements. La mission laïque voisinait avec les congrégations; ni la diversité des religions, ni la multiplicité des races n’altérait l’unité de notre action. Sans doute, les succès naissants de cette pénétration pacifique avaient excité l’émulation et parfois l’envie des autres Puissances; mais, dans l’ensemble, la France gardait une situation privilégiée, et c’était elle qui restait, en Orient, le porte-drapeau de la civilisation.

Or, voici maintenant que nos amis anglais vont s’établir en Palestine et en Mésopotamie. Il est à craindre que bientôt, sans qu’ils montrent contre nous aucune mauvaise volonté, leur influence ne se substitue à la nôtre et qu’à l’exemple de ce qui se passe déjà en Égypte, notre autorité séculaire ne soit peu à peu ébranlée dans ces contrées. En Palestine, l’Empire britannique a l’intention d’établir une colonie sioniste et il suffit de lire un peu régulièrement les journaux anglais pour voir quelles grandes espérances éveille ce projet chez les intéressés. Aujourd’hui, l’Alliance israélite enseigne le français dans ses écoles de Jaffa, dans sa très importante école d’agriculture de Mikweh-Israël, dans son école professionnelle et dans ses écoles primaires de Jérusalem. Le Sionisme importé par l’Angleterre nous restera-t-il aussi favorable? Nous devrons, en tout cas, défendre de notre mieux, à Jaffa, les établissements des Frères de la Doctrine chrétienne; à Ramleh, l’école de filles et le dispensaire tenus par les Sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition; à El-Atroun, le dispensaire des Pères trappistes; à Bethléem les écoles des Frères, les pensionnats des Sœurs de Saint-Joseph, l’hôpital français des Filles de la Charité. Nous devrons maintenir à Jérusalem ce séminaire de Sainte-Anne, qu’y a fondé, en 1882, Mgr Lavigerie, et qui fournit à l’Egypte, à la Syrie et aux régions voisines tant de prêtres et de professeurs instruits suivant les méthodes françaises, le séminaire maronite des Lazaristes, le séminaire syrien des Bénédictins français, le collège des Frères de la Doctrine chrétienne, l’orphelinat et l’école professionnelle des Pères de Sion, les pensionnats des Sœurs de Notre-Dame de Sion et des Sœurs de Saint-Joseph, l’orphelinat melchite des Bénédictins français, le noviciat et l’orphelinat des Sœurs du Rosaire, notre admirable hospice Saint-Vincent de Paul avec ses asiles, ses dispensaires et ses ouvroirs, et l’hôpital français Saint-Louis. Nous devrons, plus encore s’il est possible, sauvegarder la prospérité de la célèbre école française d’études bibliques que les Dominicains avaient eu si grand mal à protéger, avant la guerre, contre la rivalité intrigante d’un Jésuite allemand, le Père Fonck, et dont la magnifique bibliothèque est fréquentée par tous les savants étrangers qui viennent à Jérusalem. Il y a un tel intérêt à empêcher la disparition ou la décadence de cet établissement de haute culture française que le gouvernement de la République serait bien inspiré s’il essayait d’obtenir de la Grande-Bretagne un régime d’exterritorialité pour cette grande école d’histoire et d’archéologie.

Nous n’aurons pas de moindres efforts à faire en Mésopotamie pour la défense de nos intérêts nationaux. Soit dans la région d’Orfa, soit dans celle de Mossoul, soit dans celle de Bagdad, nous avons eu jusqu’ici une situation que nous ne saurions laisser compromettre par le traité de paix. D’Orfa, une mission de Capucins français avait étendu notre influence à Karpout, Diarbékir et Mardin; de Mossoul, les Dominicains français avaient rayonné jusqu’au Kurdistan et jusqu’au lac de Van. De Bagdad, les Carmes avaient porté leur action jusqu’à Bassorah. Nous demanderons au gouvernement britannique de vouloir bien veiller à ce que ses agents, dont le zèle est parfois un peu indiscret, ne tournent pas contre nous l’autorité qu’ils vont tenir, en Mésopotamie, du mandat donné à l’Angleterre par la Conférence de la paix.

En Syrie, par bonheur, nous sommes plus rassurés. Les mesures prises par le général Gouraud, sur l’excellente initiative de M. Millerand, ont mis un aux machinations, trop longtemps tolérées, de l’émir Feyçal. À Beyrouth, nous n’avons rien à redouter directement pour notre Faculté de médecine, pour la Faculté orientale des Pères Jésuites, pour l’Université Saint-Joseph, pour le Collège des Frères de la doctrine chrétienne, pour les deux collèges de la Mission laïque, pour le Collège maronite de la Sagesse, le Collège patriarcal melchite, le Collège de Saint-Jean Maron, les Écoles de l’Alliance israélite, des Capucins, des Frères, des Dames de Nazareth, des Sœurs de la Sainte-Famille, des Filles de la Charité, de l’Alliance française. J’arrête là cette énumération, mais elle n’est point limitative, et j’omets certainement beaucoup de fondations intéressantes. De même, les Lazaristes d’Antoura et de Broummana, les Maristes de Jounieh, de Batroun, de Gebaïl, d’Amchit, de Deir et Kamar, de Sidon, les sœurs de la Sainte-Famille de Baabdah, les Filles de la Charité de Zouck, les Jésuites de Ghazir, de Zahlé, de Hammana, de Bikfaya, de Gezzine, de Tanaïl, de Ksara, les Capucins de Baabdeth, les Filles de la Charité de Phannès et de Broummana, les Frères et autres instituteurs de Beit-Méry, les Sœurs du Bon Pasteur de Hammana, les Frères et les Sœurs de Beskinta, de Sour, de Lattaquiéh, de Tripoli, peuvent désormais continuer librement, à l’abri du drapeau tricolore, leur active et féconde propagande française.

Lorsqu’il est entré victorieusement à Damas, le général Gouraud y a trouvé un collège des Lazaristes, où venaient, pour apprendre le français, les enfants des premières familles de la cité, ainsi que ceux du Hauran et de l’Arabie; il y a trouvé un collège patriarcal grec catholique, où notre langue était aussi fort bien enseignée; il y a trouvé des écoles dirigées par l’Alliance israélite, par les Filles de la Charité, par les Franciscaines de Marie. En arrivant à Homs et à Alep, nos troupes y ont vu également des œuvres de toutes sortes, créées ou protégées par nous ; et, à chaque pas qu’elles faisaient, elles ont pu relever des traces de notre traditionnelle influence. Beaucoup de ces établissements ont eu, en ces dernières années, à souffrir cruellement de la guerre. Des maîtres ont été mobilisés, d’autres expulsés; les élèves se sont dispersés; les classes se sont vidées. Mais, depuis que nous avons clairement montré notre volonté de ne rien abandonner de nos droits en Syrie, une reprise se fait déjà sentir, il dépend de nous qu’elle s’accélère. Dans le reste de la Turquie d’Asie, la pénétration française est bien compromise. En Orient, autant et plus que partout ailleurs, la paix sera une création continue.

Mais si graves que soient ces questions d’avenir, c’est toujours l’exécution du traité de Versailles, de plus en plus menacée par l’attitude de l’Allemagne, qui hante les esprits. Dans les campagnes dévastées où j’écris cette chronique, réfugié, comme tant d’autres, en un abri provisoire, j’ai rencontré chaque jour de pauvres gens qui, devant les ruines de leurs foyers, me demandaient avec quelque inquiétude: « Est-ce qu’ils vont revenir? » Interrogation douloureuse, qui prouve qu’à la façon dont le traité est appliqué, une partie du peuple français commence à perdre le sentiment de la victoire. Non, ils ne reviendront pas, parce qu’ils ne sont pas, pour le moment, en état de recommencer une agression et que nous tenons le Rhin. Mais il n’en est pas moins vrai que le vieil aigle impérial, que tant de Français avaient la naïveté de croire blessé à mort, relève insolemment la tête et que la faiblesse des Alliés encourage partout en Allemagne des espérances de revanche.

Les troubles sanglants qui viennent d’avoir lieu à Kattowitz sont venus illustrer d’une image sinistre les renseignements que j’avais donnés ici sur ce qui se passe, depuis plusieurs mois, en Haute-Silésie. L’Allemagne tente l’impossible pour y empêcher le plébiscite ou pour faire qu’il ne tourne pas en faveur des Polonais. Dans les remarques que M. de Brockdorff-Rantzau avait présentées, le 29 mai 1919, sur les premières conditions de paix, il avait textuellement écrit : « L’Allemagne ne saurait se passer de la Haute-Silésie. Par contre, la Pologne n’a pas besoin de la Haute-Silésie. » Cette phrase est restée le mot d’ordre allemand. Comme je l’avais indiqué, le gouvernement du Reich s’était proposé de remettre en discussion à la Conférence de Spa, le sort de la zone plébiscitaire. Notez qu’à la suite des observations de M. de Brockdorff-Rantzau, les Alliés avaient déjà fait à l’Allemagne, dans leur réponse du 16 juin 1919, une importante concession. Dans la rédaction primitive du traité, la Haute-Silésie était immédiatement détachée de l’Allemagne pour devenir Polonaise. Le 16 juin, après les objections de la délégation allemande, les Alliés déclarent candidement : « En raison de l’affirmation (produite par M. de Brockdorff-Rantzau) que la Haute-Silésie, quoique habitée par une majorité de Polonais dans la proportion de 2 à 1 (1 250 000 contre 650 000, d’après le recensement allemand de 1910), désire rester allemande, les Puissances consentent à ce que la question de savoir si la Haute-Silésie doit faire partie de l’Allemagne ou de la Pologne, soit déterminée par le vote des habitants eux-mêmes. » Et c’est alors qu’ont été définitivement rédigés les articles 87 et suivants du traité, ainsi que l’annexe relative au plébiscite et à la Commission interalliée qui doit, jusqu’à la consultation du pays, exercer l’autorité gouvernementale. Mais toute concession faite à l’Allemagne lui donne l’espoir d’en obtenir de nouvelles. Si le général Le Rond, président de la Commission interalliée, ne s’était trouvé à Spa et n’avait mis les Alliés en garde contre les arrière-pensées de la Délégation allemande, la question de la Haute-Silésie aurait été liée, dans le débat, à celle du charbon.

Comme elle a été heureusement écartée, les manœuvres et les intrigues ont redoublé, dans toute la zone du plébiscite, en vue de tenir en échec les prescriptions édictées par la commission interalliée, qui est, depuis le 11 février dernier, installée à Oppeln. L’article 88 du traité prévoit que « toutes les sociétés militaires ou semi-militaires », formées par les habitants de la Haute-Silésie, doivent être sur-le-champ dissoutes. Dès les premiers mois de cette année, se sont multipliées, dans tout le territoire plébiscitaire, avec l’appui à peine dissimulé du gouvernement allemand, des sociétés secrètes, qui se recrutaient surtout parmi les anciens militaires et qui s’armaient dans l’ombre : telles, la Freie Vereinigung, dont des instituteurs étaient les membres les plus actifs; les Vereinigte Verbände Heimattreuer Oberschlesier, qui avaient installé dans la plupart des localités des soldats originaires du dehors; la Kampforganisation Oberschlesien, qui avait établi partout un véritable régime de terreur; la Technische Nothilfe, qui, ayant son siège principal à Berlin, avait créé, en Haute-Silésie, un grand nombre de sections, dont une, celle de Benthen, comptait plus de sept cents membres, tous armés de revolvers. À ces associations qui pullulaient à vue d’œil, s’ajoutaient encore les Ligues des anciens prisonniers de guerre et d’étranges bandes d’officiers, qui avaient pris, pour la forme, des dénominations sportives, mais qui recevaient régulièrement leurs instructions de Breslau, et qui accomplissaient leur sombre besogne sous la protection bienveillante de la Sicherheitspolizei. Il y avait ainsi, dans toute la Haute-Silésie, un complot permanent, fomenté par l’Allemagne contre la Commission interalliée, qui était chargée de faire exécuter le traité de Versailles et de préparer, en toute impartialité, la manifestation indépendante de la volonté populaire. Il a fallu que la Commission prît le parti de dissoudre les plus dangereuses de ces organisations, de saisir les dépôts d’armes clandestins et de se défendre elle-même contre cette audacieuse conspiration. Mais, jusqu’à la victorieuse contre-offensive de la Pologne, l’avance des Bolcheviks sur Varsovie avait naturellement ranimé toutes les ambitions allemandes; et c’est ainsi que, dans une effervescence soigneusement entretenue par le pangermanisme, se sont produits les désordres meurtriers de Kattowitz, au lendemain même du jour où « une émeute anti-polonaise, » savamment montée, avait éclaté à Dantzig et où, à l’autre extrémité de l’Allemagne, dans la Sarre, une propagande de même origine avait provoqué une agitation correspondante. Il faudrait que les Alliés fussent bien gourds pour ne pas entendre les coups de bélier par lesquels on essaie d’ébranler, de toutes parts, les fondements du traité.

Depuis le début du drame polonais, l’Allemagne en a suivi, avec une attention très éveillée, les péripéties émouvantes. Constamment partagée entre l’espérance et la crainte, elle n’a cessé de supputer ses chances et de guetter l’occasion. Au moment même où l’armée polonaise se redressait, devant Varsovie, dans un admirable mouvement stratégique, un des organes officieux du Reich, la Gazette de Cologne, prenant un peu vite ses intimes désirs pour la réalité, annonçait déjà triomphalement la chute de la vieille capitale. Elle nous montrait la Pologne, battue et repentante, agenouillée devant l’Allemagne et renonçant à toutes les clauses qui ont été insérées dans le traité pour assurer son indépendance. Malheureuse Pologne, qui paraît éternellement condamnée à recommencer son histoire et à être alternativement la victime des Allemands et des Russes, voici qu’elle a, une fois de plus, à se débattre contre la double étreinte de ces ennemis héréditaires.

On sait qu’il y avait, dans l’article 87 du traité de Versailles, une lacune grave, rendue, à vrai dire, inévitable par la révolution russe. En proclamant la résurrection de la Pologne, cet article déterminait, bien entendu, la frontière commune de l’Allemagne et de l’État reconstitué; mais il ne traçait pas, et pour cause, les limites orientales. Il se bornait à dire : « Les frontières de la Pologne qui ne sont pas spécifiées par le présent traité, seront ultérieurement fixées par les principales Puissances alliées et associées. » Depuis que le traité est entré en vigueur, cette disposition est restée lettre morte. Les « principales Puissances alliées et associées » n’entretenant pas avec les Soviets de relations diplomatiques, il était impossible de procéder, avec l’assentiment de la Russie, à la délimitation annoncée. Mais, faute d’une démarcation contradictoire, il eût été prudent de nous entendre avec la Pologne sur la ligne qu’en aucun cas elle ne devrait dépasser.

Les gouvernements auraient sans doute pris cette précaution élémentaire, s’ils avaient tenu plus grand compte des remarquables travaux de ce Comité d’Études qui, pendant la guerre, siégeait à notre ministère des Affaires étrangères sous la présidence de M. Ernest Lavisse et sous la vice-présidence de M. Charles Benoist. Un des membres de ce Comité, M. Grappin, professeur au Prytanée militaire de la Flèche et auteur d’une belle Histoire de la Pologne, avait examiné, en un savant rapport, les conditions de la propriété foncière sur les territoires de l’ancien royaume, et il avait montré que les Polonais de toutes opinions, les socialistes comme les autres, étaient d’accord pour réclamer un large domaine à l’Est, et cela, non pas dans un intérêt politique et militaire, mais dans la pensée de trouver une solution plus facile à un redoutable problème agraire et social. La Pologne a un immense contingent de population rurale, dont elle se soulage chaque année par des émigrations temporaires ou définitives. Au lieu de chercher de lointains débouchés dans le Nouveau Monde et de fournir à l’Allemagne un supplément périodique de main-d’œuvre, le paysan polonais préférerait certainement ne se point exiler et cultiver, dans les confins, des terres qui sont pour la plupart la propriété de ses compatriotes. Il était donc à prévoir que la Pologne se laisserait tenter par ces vastes régions dont la souveraineté demeurait incertaine et qu’elle chercherait à poser elle-même aussi loin que possible les bornes dont les Alliés ne lui avaient pas indiqué l’emplacement. De leur côté, les Soviets, héritiers masqués et fidèles disciples de l’ancien impérialisme moscovite, s’étaient promis, comme l’Allemagne, de réduire la Pologne à sa plus simple expression géographique et morale. Ils avaient massé dans les provinces litigieuses une armée rouge qui n’était évidemment pas là pour rester longtemps l’arme au pied. Entre ces deux courants d’électricité contraire, comment l’étincelle n’aurait-elle pas jailli? Quelles que fussent, du reste, les causes immédiates de l’incendie, il ne se serait pas propagé si vite sans les matières combustibles que les siècles ont amoncelées entre la Vistule et le Niémen.

La question des frontières de l’État polonais avait cependant été fort bien étudiée, elle aussi, par un autre membre du Comité que présidaient MM. Lavisse et Charles Benoist. M. Fallex, professeur au Lycée Louis-le-Grand, avait montré quelles avaient été, au cours des siècles, les lignes successives qui avaient si souvent modifié la configuration de la Pologne. A l’Ouest, les Slaves s’étaient progressivement retirés sous la pression germanique. Un premier repli les avait ramenés de l’Elbe à la région de l’Oder; un second les avait confinés dans les bassins de la Warta et de la Vistule, qui avaient été le berceau de la grandeur polonaise; et enfin, du XVIe siècle à la fin du XVIIIe, la frontière occidentale du royaume était restée à peu près stationnaire. D’autre part, dans la direction de la Baltique, les Polonais avaient fait un effort prolongé pour conserver la bande de littoral dont ils avaient besoin. D’abord éloignés de la mer par la perte de la Poméranie et par l’extension du duché de Prusse, ils s’étaient rouvert, à coups de coudes, le chemin du rivage et avaient gardé jusqu’au XVIIIe siècle le couloir d’accès que leur offrait la basse Vistule. A l’Est, la frontière avait maintes fois oscillé pendant les âpres luttes de plusieurs siècles qu’avaient soutenues les Polonais contre les Moscovites. Après avoir été portée, d’abord, au cœur même de la Russie, elle avait reculé en deux étapes principales, l’une en 1618, l’autre en 1667, et s’était alors elle-même fixée pour une centaine d’années, pendant lesquelles la Russie avait provisoirement renoncé à s’annexer la Pologne et s’était, à la mode soviétique, contentée de chercher à l’asservir. Cette poussée à l’Est, cette poussée à l’Ouest, ce rejet à la mer, ce sont les mêmes tentatives qui se sont renouvelées hier contre la Pologne.

Le Bolchevisme, — Janus Bifrons, — a deux faces, qui ont été l’une et l’autre parfaitement mises en lumière dans la réponse des États-Unis au gouvernement italien et dans la note adressée à l’Amérique par M. Millerand; et nous ne pouvons que nous féliciter de voir le cabinet français et le Président Wilson suivre la même politique vis-à-vis des Soviets, comme ils suivent la même vis-à-vis de la Pologne. Les Bolcheviks sont des révolutionnaires internationalistes et les documents qui viennent d’être publiés par le Morning Post sont de nature à nous édifier sur les procédés qu’ils emploient à l’étranger. Mais ils sont aussi de farouches nationalistes et, qu’ils en conviennent ou non, ils poursuivent simplement aujourd’hui contre la Pologne l’œuvre d’Ivan III le Grand et d’Ivan IV le Terrible.

Lorsqu’après la défaite des chevaliers teutoniques à Grünwald, Jagellon signait avec ses ennemis de l’Ouest le traité de Thorn, la paix conclue était qualifiée d’éternelle; et c’était également ce mot d’éternité qui revenait sans cesse dans les traités passés entre la Pologne et la Moscovie. La bataille cependant était à peine éteinte, qu’elle se rallumait aussitôt. Le royaume était constamment sur le qui-vive. A l’aurore du XVIe siècle, Ivan III, qui s’était fait proclamer Empereur de toutes les Russies, avait refoulé Polonais et Lithuaniens du bassin de l’Oka dans celui du Dniepr. Ses successeurs, dont les Bolchevistes ont tenté de s’inspirer, ont obstinément poursuivi cette politique de compression. Pour la Pologne, le XVIe siècle a été fait tout entier de guerres et de trêves alternées. Dès 1512, l’Empereur Maximilien avait proposé à Vassili Ivanovitch un plan de partage de la Pologne. Celui-là devait mettre la main sur les provinces prussiennes; celui-ci se serait approprié la Lithuanie. Seule, la victoire des Polonais à Orcha les avait garantis contre cette spoliation concertée; victoire presque inespérée comme celle qui a, ces jours derniers, sauvé Varsovie. Cinquante ans plus tard, Ivan le Terrible, qui avait pris le titre de tsar, enlevait au roi Sigismond Polotsk en Lithuanie et les conquêtes polonaises de Livonie. Vainement Batory recouvrait-il ensuite les provinces perdues. À partir du XVIIe siècle, la Pologne n’allait plus cesser de reculer, jusqu’aux jours funestes des trois partages, devant l’action, tantôt distincte, tantôt combinée, de la Prusse et de la Moscovie.

A l’Ouest, c’est l’électeur de Brandebourg, Joachim Frédéric, qui se fait reconnaître, par les rois élus de Pologne, comme gouverneur de la Prusse ducale; c’est son fils, Jean Sigismond, qui réunit la marche brandebourgeoise aux possessions teutoniques et pose ainsi les premières assises de la monarchie prussienne; c’est Frédéric Guillaume Ier, le grand Électeur, qui par une longue série de manœuvres tortueuses, se fait attribuer la souveraineté de la Prusse ducale « pour le temps que dureront dans les mâles les Hohenzollern brandebourgeois; » c’est Frédéric III, dit le Fat, qui couronné « roi en Prusse » et sacré à Kœnigsberg, jette sur la Pologne un regard de plus en plus chargé de convoitise. A l’Est, c’est Michel Feodorovitch qui inaugure la dynastie des Romanov; c’est Alexis Mikhaïlovitch qui enlève à la Pologne la province de Smolensk, le duché de Sévérie, toutes les régions ukrainiennes situées sur la rive gauche du Dniepr, et qui fige, pour un siècle, au bénéfice de l’Empire moscovite, la frontière russo-polonaise.

Puis, avec le XVIIIe siècle, voici venir le déclin, l’agonie et la mort. L’idée d’un démembrement de la Pologne avait cheminé dans l’esprit de ses grands voisins. Ni Frédéric II, ni Marie-Thérèse n’avaient à l’inventer; il leur suffisait de l’emprunter à leurs prédécesseurs. Catherine eût préféré asseoir la domination russe sur une Pologne intacte, mais elle accepta la combinaison et l’humanité impuissante assista au crime de 1772, suivi bientôt de ceux de 1793 et de 1795. Dans le premier et le troisième, partage, la Russie, l’Autriche et la Prusse se distribuaient les morceaux. Dans le second, la Prusse et la Russie prenaient seules leur part du festin ; c’était après Valmy ; la Prusse, déjà lasse de lutter contre la France, avait déclaré qu’elle ne continuerait la guerre qu’à la condition de recevoir en Pologne une compensation avantageuse et Catherine II s’était prêtée à ce marchandage. Lorsque les Soviets et le Reich crient très haut qu’il n’a jamais existé entre eux aucun accord secret, nous avons le droit de ne pas nous fier trop aveuglément à leurs protestations concordantes.

On s’explique mal comment le gouvernement britannique, qui avait collaboré avec les États-Unis et avec la France à la restauration de la Pologne, a pu oublier, depuis quelques mois, les leçons de cette longue histoire et se désintéresser aussi complètement de l’intégrité et de l’indépendance de l’État ressuscité. M. Lloyd George a, il est vrai, déclaré que le maintien d’une Pologne forte et autonome était indispensable à la conservation de la paix. Il s’est même décidé à prononcer, sur le tard, quelques paroles de sympathie pour les héroïques armées qui défendaient, sous les murs de Varsovie, leurs libertés nationales. Lord Curzon et lui n’en ont pas moins fait, en dehors de la France, auprès du gouvernement polonais, une démarche singulière, et qui risquait de le décourager, lorsqu’ils lui ont conseillé d’accepter des conditions qui auraient permis aux Soviets de s’immiscer à leur guise dans les affaires intérieures de la Pologne. Une telle recommandation, qu’une bonne partie de la presse anglaise a blâmée, et qui heureusement n’a pas été exécutée, était contraire, non seulement aux intérêts vitaux de la Pologne, mais à ceux de tous les Alliés et, si elle avait amené les Polonais à déposer les armes avant leur tentative suprême, les Bolcheviks et l’Allemagne eussent été seuls à s’en réjouir.

J’aurais préféré, je l’avoue, qu’au même moment, la France ne se séparât pas, à son tour, de l’Angleterre, en reconnaissant le gouvernement du général Wrangel. Je sais bien qu’après avoir eu l’illusion de lancer au secours de la Pologne la Tchéco-Slovaquie, la Roumanie, voire même la Hongrie, on a pensé que les troupes du général opéreraient dans le Sud une utile diversion. Mais la reconnaissance n’ajoutait rien à la force militaire de ces troupes et, à supposer que le geste fût opportun, perdait presque toute efficacité par l’abstention des autres nations alliées. Il a eu, en tout cas, l’inconvénient d’opposer, sans aucun intérêt pratique, notre attitude à celle de l’Angleterre. M. Lloyd George s’en est montré quelque peu irrité et, si la France voulait s’exposer au chagrin de le mécontenter, mieux valait peut-être que ce fût dans des questions comme celles de l’indemnité allemande et du charbon, dont dépend le relèvement de notre pays.

Ces regrettables « cavaliers seuls », que se sont permis, presque à la même heure, la France et l’Angleterre, ont mieux fait comprendre aux deux gouvernements la nécessité de se concerter dans leur politique européenne. Pour l’un comme pour l’autre, l’heure est passée du splendide isolement et de l’égoïsme sacré. M. Millerand a profité de sa visite aux champs de bataille pour rappeler éloquemment la fraternité d’armes franco-britannique et pour affirmer la pérennité de l’entente cordiale. Mais l’accord auquel devaient aboutir les conversations de M. Paléologue et de lord Derby et qu’on avait prématurément annoncé, a bientôt paru être d’un enfantement laborieux. Souhaitons qu’il soit rendu plus sûr et plus durable par le redressement polonais.

C’est le moment de reprendre à notre compte les sages réflexions que le Times faisait, ces jours-ci, sur « l’alliance fondamentale. » J’ai vu de près en 1912, bien avant la guerre universelle, le commencement de la crise balkanique. Je ne me rappelle pas qu’une seule fois la Grande-Bretagne ou la France ait pris alors une initiative isolée. Après avoir versé leur sang pour une cause commune, les deux nations vont-elles donc agir maintenant avec moins d’intimité qu’autrefois ? Non, non, cela n’est pas possible. Pour chacune d’elles, ce serait le suicide. Déjà nous ne portons que trop la peine de ces tiraillements. Les deux pays ont les mêmes intérêts d’avenir ; seule, leur union fait leur sécurité ; aucun d’eux ne peut désirer l’affaiblissement de la Pologne, ni le réveil de l’impérialisme allemand, ni le développement de l’impérialisme bolchéviste. Hâtons-nous donc. Puisque le rétablissement de l’armée polonaise nous a laissé un instant pour respirer, profitons de ce répit, l’Angleterre et nous, pour remettre, sans plus de retard, notre politique à l’unisson.

Raymond Poincaré,

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.

  1. Copyright by Raymond Poincaré, 1920.