Chronique de la quinzaine - 31 août 1850

Chronique n° 441
31 août 1850


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 août 1850.

Le roi Louis-Philippe est mort le mardi, 26 de ce mois, au château de Claremont, dans sa soixante-dix septième année. On lui rend aujourd’hui les derniers devoirs. Nous nous associons par tous nos regrets et par tous nos hommages à cette nouvelle douleur, qui vient combler les tristesses d’une auguste famille ; nous suivons en pensée sur la terre étrangère les funérailles du prince exilé. Sur sa tombe à peine fermée, nous saluons avec respect, avec confiance, cette forte génération qu’il laisse derrière lui, ces quatre fils dont la France apprit si vite à estimer la jeunesse, ces deux enfans si pieusement élevés par la noble veuve de celui qui avait été le meilleur espoir de la France. Au milieu même du deuil qu’ils conduisent, nous leur connaissons à tous une consolation précieuse : c’est le sentiment de leur indissoluble union. La maison d’Orléans avait honoré le toit royal sous lequel elle habita dix-huit ans par la pratique sincère et sans faste de toutes ces vertus de la vie privée qui ne logent pas toujours dans les palais. Le père était un chef aimé, obéi ; sa vigoureuse discipline avait entretenu parmi tous les siens un commerce plus affectueux qu’il ne l’est d’ordinaire entre les princes. Lorsque la main des pillards de février eut violé les asiles les plus secrets des Tuileries et jeté au vent leurs correspondances les plus intimes, on sut mieux alors dans le public combien il y avait là de goût pour les obligations et les joies du foyer. On vit par de touchans témoignages que ces brillans jeunes gens groupés autour du trône n’avaient jamais cessé de partager leur cœur entre les devoirs de la soumission filiale et les épanchemens de l’amitié fraternelle. La maison d’Orléans recueille maintenant le prix de ces bonnes mœurs domestiques. Le père, comme on le nommait dans la familiarité douce et discrète de cet intérieur si bien gouverné, le père lègue à ses héritiers une tradition de concorde qui sera peut-être leur plus utile apanage. En un temps comme le nôtre, où l’on cherche par-dessus tout à s’appuyer quelque part, où le pays est tenté jusqu’à l’excès de se débarrasser de lui-même sur quelqu’un, ces nombreux rejetons d’une même lignée n’ont qu’à rester attachés ensemble pour attirer naturellement les regards et les coeurs. Il n’y a plus de prétendans, il n’y a que des en-cas. Le plus sûr en-cas de la France à tel jour que personne n’a droit de prévoir, pourquoi ne serait-ce pas le faisceau de toutes ces volontés fraternelles réunies par un même dévouement au service de la patrie ?

Nous n’entreprenons pas d’assigner ici à la mémoire du roi Louis-Philippe la part qu’elle aura dans l’histoire : ce n’est ni le moment ni le lieu d’une pareille tâche ; disons seulement que cette part sera grande à plus d’un titre, que les fautes tout comme les qualités de cette éminente personne la rangeront parmi les figures les plus caractérisées de notre âge. Entre ces qualités dont quelques-unes furent puissantes, il en est cependant qu’aujourd’hui nous trouvons encore plus remarquables par la comparaison que nous sommes à même de faire, et nous nous plaisons à les rappeler pour l’instruction de cette ère nouvelle où nous semblons engagés. Le roi Louis-Philippe avait, par exemple, l’esprit libéral au meilleur sens du mot ; s’il n’écoutait pas toujours les inspirations de cet esprit-là, et quelquefois sans doute il avait raison de s’en défier, il n’en était pas moins, à tout prendre, libéral par tempérament. Nourri dans les habitudes anglaises, il croyait à l’efficacité de la discussion et à la souveraineté de la loi ; il avait le culte de la légalité. Associé aux premiers efforts de la révolution contre l’étranger, imbu des principes de droit et d’humanité du XVIIIe siècle, il était, comme il le disait lui-même, non pas un révolutionnaire, car il avait horreur de la force, mais un revolutionist, parce qu’il aimait l’empire de la raison. Nous avons vu depuis quelque temps, et cela par malheur dans les camps les plus opposés, des beaux-esprits profonds ou de violens génies qui chacun à leur mode, nous ont montré bien à nos dépens tout ce que valaient ces rares mérites d’un prince bourgeois.

Nous avons vu les fondateurs les plus accrédités de la république, les apôtres les plus populaires des réformes sociales, demander à la nation pour première condition de leur réussite, non pas seulement trois mois de misère, mais un an, mais trois ans, mais tout un avenir de servitude, commençant ainsi le triomphe de leur prétendue liberté par l’inauguration de la dictature ; — et, quand ces dictateurs insensés ont enfin succombé sous l’inanité de leurs chimères, nous avons encore le chagrin de retrouver ce même mépris de la liberté, de la loi et de la raison chez beaucoup de ceux ni se disent les défenseurs de l’ordre moral et politique, les soutiens de la patrie, non pas assurément chez les plus éprouvés et les plus illustres, mais chez les plus novices, qui, comme toujours, sont les plus bruyans. On nous enseigne que les fondemens sur lesquels tout notre monde est assis depuis 1789 ont été posés au hasard par la fraude, le mensonge et la vanité ; que les bienfaits de la révolution ne sont pas le fruit d’un enfantement légitime et salutaire de l’esprit humain, que ce sont des fruits amers dus aux larcins d’un petit nombre de brigands, de fourbes et de rhéteurs. On nous enseigne que ce monde misérable n’a plus nulle part où s’abriter si ce n’est sous la tente des prétoriens, et de grands moralistes, qui sont bien obligés de passer d’abord condamnation sur eux-mêmes, nous vouent à perpétuité, en punition de nos crimes, au gouvernement des coups de main, au régime des Césars de Suétone. Le roi Louis-Philippe a dû plus d’une fois sourire avec quelque amertume au fond de cette retraite où il avait gardé toute la possession de prendre en pitié ces honnêtes gens qui, après avoir été des citoyens si ombrageux sous un monarque constitutionnel, se promettent maintenant d’être des sujets si résignés, fût-ce sous l’autocratie. Ce n’est pas que son règne et peut-être sa politique n’eussent été à la longue envahis ou tout au moins entamés par ce faux jargon d’absolutisme rétrograde, par ces niais et pompeux panégyristes des autorités mortes. Pour ceux-là cependant, le roi Louis-Philippe n’avait personnellement aucun goût ; il pouvait s’en servir, son cœur était ailleurs. Nul n’a plus souffert que lui de l’usage et même des licences du système parlementaire ; il l’aimait pourtant, il y avait foi, et, bien loin d’avoir songé jamais à l’amoindrir ou à l’effacer, il se sentait faible vis-à-vis des séductions de la tribune. Avec sa parole facile, avec la rapidité de son jugement il eût volontiers essayé de convaincre à lui seul ceux que ses ministres n’avaient pas convaincus, et, quand il était battu devant les chambres, il aurait eu plutôt l’envie de plaider lui-même en appel que l’idée de les casser. Comme aussi telle était la sincérité de son respect pour la loi établie, que, dans le plus vif de son infortune, son plus sérieux réconfort était de penser qu’il succombait injustement, puisqu’il n’avait point attenté à la loi. Il en est d’aucuns à cette heure qui, pour cela, ne l’excuseront guère, et diront que c’est pour cela même qu’il a succombé. Soit : la chute équivaudrait alors au martyre.

Parlons plus humblement. Non, cette chute n’a pas été un martyre, et si regrettable qu’elle ait pu être, si dignement qu’elle ait été subie, le ferme bon sens du roi Louis-Philippe se serait refusé à l’entourer de cette auréole. Ce n’est pas de n’avoir point violé la loi que le roi Louis-Philippe a porté la peine : c’est d’avoir été, pour ainsi parler, l’expression trop vivante de son temps et de son pays. Le pays s’est en quelque sorte vengé sur son image de ses propres torts ; il l’a brisée pour la punir de les lui représenter si fidèlement. C’était là le crédit et la force du roi défunt, ç’a été sa perte. Le pays avait fini par s’acclimater dans un certain terre à terre où l’intensité de la vie morale diminuait à mesure qu’augmentaient les satisfactions de la vie matérielle. Il allait au jour le jour sur la pente de ses prospérités, jouissant à l’aise et réfléchissant peu. Il était heureux de tous ces bonheurs faciles qui seraient sans doute les meilleurs chez les peuples comme chez les individus, s’ils ne détendaient les grands ressorts des ames. Il eût fallut quelque direction énergique pour marquer des fins plus lointaines, souvent même plus nobles à l’activité qui se dépensait dans des poursuites trop médiocres. Il eût fallu peut-être plus d’idéal pour entretenir le feu des esprits et des cœurs, pour empêcher le sens de se rétrécir, pour l’élever au-dessus des minces calculs de l’égoïsme. La sagesse vulgaire s’endormait cependant sur les apparences et comptait sans l’inévitable lendemain. La haute sagesse du roi ne fut point elle-même à l’abri de cette molle fascination du succès ; elle prit la sécurité pour la stabilité ; elle crut trop que cette paix universelle de son temps était le repos de la force, quand ce n’était guère que l’assoupissement qui suit la satiété. Toutefois il y avait encore une arène ouverte à l’héroïsme, un champ-clos où pouvaient se former des hommes, où l’on pouvait apprendre ces deux belles vertus du commandement et de l’obéissance qui sont la pierre angulaire des états, nous voulons parler de notre guerre d’Afrique. Le roi y envoya ses fils ; il les mit ainsi dans les seules conditions où l’on gardât la chance d’acquérir les qualités viriles qui préservent et sauvent la patrie ; mais, pendant que nos soldats gagnaient sous les armes ces vertus qui devaient en effet nous sauver, nous achevions de perdre celles qui nous auraient dispensés d’avoir besoin qu’on nous sauvât. Ce n’est pas le coup de pistolet d’un émeutier de profession, ce ne sont pas les exploits des barricadeurs qui ont renversé la monarchie : c’est la stupeur apathique de tout un peuple qui avait oublié que la monarchie était sa chose, parce que chacun de ses membres s’était désaffectionné de tout ce qui n’était point son intérêt le plus proche. La nation s’est abandonnée elle-même ; le prince qui mesurait tout sur elle, qui rapportait tout à son humeur du moment, qui lui tâtait le pouls, si l’on ose ainsi dire, pour régler le sien, le prince lui a rendu son abandon. La nation a puni le prince de ne lui avoir point inspiré des sentimens qui lui permissent de sa défendu contre sa propre surprise. Le prince, à son tour, serait cruellement vengé de l’illusion trop confiante qu’on lui avait permis de se faire, si son cœur eût jamais pu se réjouir des maux auxquels son absence livrait le pays. Du prince ou de la nation, quel fut le plus frappé ? Leur malheur, leur châtiment réciproques ont été de se ressembler trop.

Nous serons sincères avec tout le monde : ce cercueil en face duquel nous courbons la tête veut qu’on parle vrai. Les vivans ne s’offenseront pas qu’on leur dise la vérité comme aux morts. Il y a quelque chose de plus fâcheux en politique que d’être trop de son temps, c’est de n’en pas être assez. Nous en sommes bien fâchés pour l’honneur du parti légitimiste que nous ne voudrions point voir compromis par des équipées : les promenades sentimentales de Wiesbaden ne le servent pas dans l’opinion autant qu’il paraît l’imaginer. Cet âge est franchement trop prosaïque pour s’émouvoir beaucoup à s’entendre répéter par tous les faussets : O Richard ! ô mon roi ! La république de février a commencé à déchoir du jour où elle inventa ses mascarades patriotiques et ses solennités de carnaval : hélas ! c’était au mois de mars. Que la légitimité redoute ce précédent de mauvaise compagnie ! qu’elle n’aille pas maladroitement faire suite aux fêtes de la fraternité avec une fête de la fidélité ! Les fêtes de ce genre ont un inconvénient majeur, celui qu’il y toujours à la scène des opéras de province, quelquefois même au grand Opéra : les comparses gâtent tout ! Les premiers sujets savent leur rôle ; ils y mettent de l’intelligence, de la passion ; ils sont beaux-, élégans, que sais-je ? ils ont du geste et de la voix. À les regarder, à les écouter, on oublierait presque déjà les coulisses : viennent ces affreux comparses qui vous rappellent impitoyablement le machiniste, l’habilleur et le souffleur ! Nous voilà tout de suite en pleine comédie : qu’on nous en donne pour notre argent ! Les souffleurs de Wiesbaden ne doivent pas laisser d’ailleurs d’être fort empêchés ; il ne doit pas être bien commode de faire parler successivement le langage des lis à des prolétaires parisiens et à des paysans bas-bretons. Nous l’avouerons en passant, ces Bas-Bretons surtout nous intéressent ou plutôt nous apitoient. Nous n’avons jamais pu nous défendre d’une très réelle compassion pour ces débris des vieilles tribus indiennes que des spéculateurs insensibles colportent quelquefois à travers les boues de nos villes, afin d’amuser les badauds de leur triste et fière étrangeté. Ce même sentiment que nous inspirent les pauvres caciques ornés de leurs plumes et de leurs couvertures, le sentiment que nous inspirait encore l’autre jour ce sauvage pacifique qui, dans le congrès de Francfort, offrait son calumet à M. de Cormenin, — cette affection mélancolique, nous l’éprouvons en conscience à l’endroit des Bas-Bretons de M. de Larochejaquelein ! Honnêtes enfans de la noble Armorique, a-t-il donc fallu que vous posiez ainsi pour le plaisir des beaux messieurs en habit noir et en bottes vernies qui regardaient, le lorgnon dans l’œil, votre costume classique tout battant neuf, vos larges chapeaux et vos longs cheveux, vos habits carrés et vos liserés de couleur ! Ces décorateurs du petit théâtre de Wiesbaden sont des gens sans miséricorde. Ils se sont procuré de tout à tout prix : d’honorables membres de la commission des vingt-cinq qui veillent sur la paix publique en allumant le feu dans leur coin, des grands seigneurs, même de bon aloi, des bourgeois de campagne qui prennent le nom de leur village, et des gentilshommes de Paris qui sentent trop la pommade. Il n’y a que sur le vrai public qu’ils n’aient point mis la main, car il paraît, en somme, que Wiesbaden n’est point, à beaucoup près, aussi plein qu’on s’en vante.

Nous croyons être sûrs que la personne qui souffre le plus du ridicule équipage dont on essaie de l’affubler n’est ni plus ni moins que M. le comte de Chambord lui-même. On le dit très incommodé du zèle de ses amis, très fatigué de son apothéose, un dieu malgré lui. On assure qu’il n’est point pressé de recueillir le fardeau sous lequel ont plié les solides épaules du roi de juillet. Et puis nous aimons à penser qu’un Bourbon se connaît en grandeur, et M. le comte de Chambord sent nécessairement qu’il n’y a qu’une grandeur artificielle, qu’une parade assez mesquine dans les démonstrations auxquelles il se prête, ou pour l’acquit d’une conscience trop scrupuleuse, ou par une de ces complaisances qu’il faut quelquefois montrer envers la queue de son parti, quand elle menace de se débander. Qu’il prenne garde pourtant de laisser la queue devenir la tête ! Nous voulons croire que M. Berryer n’est en ce moment auprès de lui que pour lui bien expliquer ce qu’il en coûterait d’une pareille inversion. Oui, la vraie grandeur, M. le comte de Chambord ne l’ignore pas, elle n’était point à Wiesbaden durant ces derniers jours, elle était à Claremont. Ce vieillard mourant avec une simplicité que rehaussait toute la majesté du malheur, mourant sans faiblesse, sans amertume, sans vain orgueil, intelligent et bon jusqu’à son dernier soupir ; cette reine admirable, aussi forte dans l’adversité qu’elle avait été modeste dans sa plus haute fortune, toujours dévouée, toujours tendre, toujours sainte, c’étaient là les figures qui s’offraient, sans y penser, en un instant si solennel, non pas aux complimens affectés d’une foule frivole, mais aux pieux hommages du sévère avenir.

Un mot encore. Dans cette foule des courtisans de Wiesbaden, nous avons entrevu, non pas avec beaucoup d’étonnement, mais avec une peine que nous ne saurions dissimuler, un ministre du roi Louis-Philippe, qui s’égarait là vers l’heure où son ancien maître expirait. Nous nous sommes affligés de ce contraste, parce que nous regrettons toujours de voir les hommes qui ont eu un rôle dans notre malheureux pays se diminuer eux-mêmes ; mais l’aventure ne nous a pas surpris, parce qu’elle est au fond selon l’humeur du personnage. Quand on a toujours eu le goût du grandiose dans le genre faux, on va le chercher où on le trouve. C’est une justice à rendre à ce visiteur inattendu que le roi Louis-Philippe n’était pas son homme : la familiarité bienveillante du souverain déconcertait l’emphase obséquieuse du ministre. Que de fois, lorsque celui-ci, s’enveloppant de toute la pompe espagnole, se mettait aux pieds de sa majesté, que de fois la débonnaire majesté lui frappa doucement sur l’épaule, pour l’avertir de ne pas tant se consumer en cérémonies ! Il était donc bien naturel qu’on allât placer chez la branche aînée des cérémonies méconnues dans la branche cadette ; seulement on aurait pu mieux prendre son temps.

L’opinion légitimiste fait en vérité beaucoup de bruit ; bien entendu, nous n’accusons pas les sages. Il a encore été parlé ces jours derniers, entre autres choses, d’une brochure de M. de Larochejaquelein intitulée : Trois Questions soumises à la nation. Nous n’en dirons qu’un mot. Si la brochure de M. de Larochejaquelein a été faite pour empêcher, non pas la réunion des deux branches (tous les bons effets de cette réunion sont, selon nous, accomplis il y a long-temps, et ce qui reste à faire est inutile et frivole à faire en ce moment), si la brochure de M. de Larochejaquelein a été faite pour empêcher la durée de la bonne intelligence entre le parti légitimiste et le parti orléaniste, cette brochure a son mérite. Il est impossible ; en effet, de mieux ranimer les haines et les dissentimens, ou de paraître mieux en avoir l’intention. Le parti orléaniste ne peut, selon M. de Larochejaquelein, ni défendre la religion, ni défendre la famille, ni défendre la propriété. Son principe le lui interdit. Qu’a-t-il donc fait pendant dix-huit ans ? Est-ce qu’il a persécuté les prêtres, battu les autels, fermé les églises ? S’il n’a pas réussi à inspirer à quelques prêtres le même zèle que leur ont inspiré plus tard les planteurs d’arbres de la liberté, c’est un malheur assurément, mais pour qui ? Quant à la famille, la monarchie de juillet la défendait et l’honorait par les exemples qui descendaient du trône. La propriété ! à peine quelques rêveurs pesaient contre elle des utopies impuissantes. La monarchie de juillet a été pour la France, malgré tout, une époque d’ordre et de bon sens, et le parti orléaniste a droit de défendre aujourd’hui les grandes convictions de l’ordre social, parce qu’il ne les a jamais sacrifiées à ses ressentimens et à ses caprices, ni pendant dix-huit ans ni depuis deux ans.

Nous savons bien que M. de Larochejaquelein pourra se récrier sur nos paroles. Il ne veut pas de mal au parti orléaniste ; il veut seulement, c’est son expression, l’effacer sans l’humilier, et comment le parti orléaniste s’effacera- t-il ? En faisant amende honorable, en disant son peccavi à haute et intelligible voix. Voilà ce que M. Larochejaquelein appelle ne pas humilier. Ce n’est pas tout : quand le parti orléaniste aura fait cette confession, de quel côté pensez-vous qu’on aura mieux immolé le vieil Adam ? L’effort de cœur et le mérite seront du côté de ceux qui accorderont le pardon, et non pas, entendez-le bien, du côté de ceux qui demanderont ce pardon. L’honneur sera à M. de Larochejaquelein, qui sera clément, et non au parti orléaniste, qui sera humble. « Il faut tant oublier, dit M. de Larochejaquelein en parlant des conditions de son traite d’union ; il faut tant oublier, que l’on se demande comment il serait possible de ne plus tenir aucun compte du passé ; on se demande si le cœur humain peut oublier tant d’offenses et tant de luttes. Oui, l’intérêt du pays commande que tout s’oublie ; il y a des efforts qu’il faut savoir faire en ne conservant ni haine ni ressentiment ; mais comment se fait-il que ceux qui n’ont jamais offensé soient prêts à tendre la main à ceux dont ils ont eu tant à se plaindre, et que tout ceux-ci se fassent si long-temps attendre ? » Nous avons cité ces phrases pour qu’il soit bien entendu qu’il n’y a là aucune ironie, aucune plaisanterie, et que tout ceci a été écrit sérieusement. Oui, voilà avec quels sentimens M. de Larochejaquelein veut réconcilier le parti orléaniste et le parti légitimiste. Il consent à pardonner après avoir fait une profession de foi de grandeur d’agio et de magnanimité. Que dites-vous de ce procédé conciliant ?

Ce qui blessera encore plus le parti orléaniste que l’étrange amende honorable qu’on veut lui imposer, c’est la manière dont M. de Larochejaquelein prend à partie Mme la duchesse d’Orléans. Nous ne disons rien du procédé qui consiste à vouloir séparer : lime la duchesse d’Orléans du reste de la famille royale, et à lui prêter des sentimens et des opinions autres que ceux du feu roi, autres que ceux des oncles du comte de Paris. L’union de la famille royale fait sa consolation, et rien ne pourra lui enlever cette force. Venons donc, laissant de côté ces mauvaises finesses, venons aux attaques que M. de Larochejaquelein dirige contre Mme la duchesse d’Orléans, et d’abord comment un homme qui a autant de monde que M. de Larochejaquelein peut-il répéter cette vieille sottise tant de fois démentie, et qu’on donnait pour une des maximes d’état de la royauté de juillet, « qu’il faut protestantiser la France pour l’orléaniser ? » Mais, à ce compte, il eût fallu que la famille d’Orléans commençât par se protestantiser elle-même. Or, s’imaginer que les enfans de la reine Amélie puissent être protestans, c’est, pour ne rien dire de plus, une étrange idée. Qui ne se souvient que la première fois que ce dicton fut proféré à la chambre des pairs par un membre éminent du parti légitimiste, M. le duc d’Orléans, présent à la séance, déclara de la manière la plus ferme que ses enfans seraient tous et toujours élevés dans la foi de l’église catholique ? Comment donc M. de Larochejaquelein, qui doit savoir quel est le religieux respect que Mme la duchesse d’Orléans a pour toutes les volontés de son mari, peut-il dire que ce serait le rêve de la princesse protestante de protestantiser la France ? Eh quoi ! si c’est là le rêve de la duchesse d’Orléans, pourquoi donc amener son fils d’Eisenach à Londres pour lui faire faire sa première communion catholique sous les yeux de la pieuse reine Amélie, du roi et de toute la famille royale ?

M. de Larochejaquelein oppose à Mme la duchesse d’Orléans comme un argument triomphant son fameux dilemme : la légitimité ou la république. Selon le droit monarchique, dit-il, M. le comte de Paris n’a pas de titres, et, selon le droit populaire, il a moins de titres encore que la république, parce que la république émane du suffrage universel. Ainsi, M. le comte de Paris ne peut être roi d’aucune manière. Nous ne savons pas quelle destinée la Providence garde à M. le comte de Paris aux autres princes de la maison de Bourbon, au prince Louis-Napoléon, actuellement président de la république, à tous ceux enfin qu’une origine dynastique met, à tort ou à raison, hors de pair avec le reste du peuple ; mais, puisque M. de Larochejaquelein se place dans l’hypothèse de la monarchie rétablie, nous sommes curieux devoir comment il y fait entrer ses passions et ses préjugés. Ainsi, selon M. de Larochejaquelein, la monarchie était rétablie en France et rétablie au profit de M. le comte de Chambord, et que Mme la duchesse d’Orléans n’eût pas, avant l’avènement de M. le comte de Chambord, demandé pardon pour son fils, M le comte de Chambord mourant sans enfans ne pourrait pas laisser la couronne à M. le comte de Paris, quoique celui-ci fût son héritier présomptif. Autre cas : si M. le comte de Chambord mourait dans l’exil sans enfans, et si M. le comte de Paris devenait le chef de la famille de Bourbon, ce serait en vain qu’il voudrait faire valoir ce titre ; la légitimité serait éteinte, dit M. de Larochejaquelein. Pourquoi cela ? Parce que cela plaît à M. de Larochejaquelein, parce qu’il a inventé un droit tout nouveau, parce qu’il invoque les droits de la famille contre Mme la duchesse d’Orléans au profit du comte de Chambord, mais qu’il les lui dénie au profit du comte de Paris. M. de Larochejaquelein est le grand-prêtre de la légitimité ; c’est lui qui la fait parler et qui en rend les oracles : grand-prêtre, du reste, qui n’est pas embarrassé du moment où finira le culte qu’il sert, parce qu’il en a un autre tout prêt, et qui n’est pas moins de son goût : la légitimité ou la république !

M. de Larochejaquelein est en effet un légitimiste singulier. « Le gouvernement républicain, dit-il, n’a rien qui puisse blesser personne comme principe. » — Sinon en ceci, je pense ; qui devrait être plus grave pour un légitimiste, que le principe de la république exclut complètement le principe de la légitimité, et que l’un dit oui où l’autre dit non. Croire que l’on peut être, aussi bien républicain que légitimiste et que la république vaut la légitimité, c’est, pour un homme sincère, nier également la republique et la légitimité. Ne lisions-nous pas dans l’Évangile de dimanche dernier : « En ce temps-là, Jésus dit à ses disciples : Nul ne peut servir deux maîtres, car ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. » M. de Larochejaquelein a changé tout cela : il aime à volonté un maître ou l’autre.

Nous avons vu que, selon M. de Larochejaquelein, M. le comte de Paris ne peut jamais devenir roi légitime, quand même M. le comte de Chambord mourrait sans enfans. Pourrait-il, dans une autre hypothèse, accepter la couronne des mains de la nation légalement représentée, comme l’a fait le duc d’Orléans en 1830 ? Non ! M. de Larochejaquelein a aussi de ce côté une fin de non-recevoir. La nation ne peut plus abdiquer la république ni au profit du comte de Paris, ni au profit de personne, depuis que le suffrage universel a été réglé et limité, et même, pour être exact, nous devons dire que cette fin de non-recevoir tirée de l’état actuel du suffrage universel, ce n’est pas au comte de Paris seulement que M. de Larochejaquelein l’oppose, c’est au prince Louis-Napoléon, c’est au président de la république. Si le président voulait en appeler à la nation, il ne le pourrait plus. « La nation ne pourrait répondre à un appel que si elle était debout dans sa force et dans son universalité. » Tenons-nous donc pour avertis, puisqu’on le veut, et sachons que désormais les appels à la nation sont impossibles. Soit, nous en sommes médiocrement affligés, sachant ce que les hommes de parti entendent par le mot de nation. Ce procédé ; qui est toujours faux sous prétexte d’être le plus vrai possible, ce procédé ne pourra plus être de mise ; l’on ne pourra plus recourir au suffrage universel illimité pour découvrir la volonté du pays. Nous ne demandons pas mieux. Soyons en même temps avertis que, si M. de Larochejaquelein est jamais en posture de faire son fameux appel à la nation, il le fera, lui, à l’aide du suffrage universel illimité. C’est par le suffrage universel que M. de Larochejaquelein veut ramener la légitimité ; à ce compte, la légitimité restera en chemin, écrasée sous le char où on l’aura fait monter imprudemment.

La république, telle que la comporte le suffrage universel illimité, et la légitimité sans transaction et sans modération, deux impossibilités également désastreuses ! Et il est curieux de voir comment, en face de deux causes qu’il est prêt à embrasser indifféremment, la république ou la légitimité, M. de Larochejaquelein prend de ces deux causes ce qu’elles ont de mauvais et d’inapplicable, au lieu de prendre ce qu’elles peuvent avoir de bon et de juste. Il prend la république du suffrage universel illimité, et la légitimité qui ne veut pas pardonner à dix-huit années d’un bonheur inespéré !

Hâtons-nous de dire que personne n’impute au parti légitimiste tout entier ce que dit M. de Larochejaquelein. Non, le parti légitimiste n’a pas ces rancunes envieillies et ces préjugés surannés ; il n’a pas à fois les passions de 1815 et celles de 1848.

Les passions de 1848 ne sont pas assoupis, tant s’en faut ; le voyage du président ne l’a que trop prouvé. Ce voyage était une expérience grande et hardie. Au lieu d’aller visiter les pays où il pouvait trouver des hommages, le président a voulu visiter les départemens où il pouvait rencontrer des difficultés. Il en a rencontré, mais il n’en a pas laissé derrière lui, et nous ne doutons pas que la tâche de l’administration ne soit plus facile aujourd’hui partout où il a passé. C’est là le service qu’a rendu ce voyage. Ce n’a pas été une course de cérémonies et de fêtes ; ç’a été une action de gouvernement.

Nous ne voulons pas suivre pas à pas le prince dans les villes qu’il a traversées avec des acclamations diverses ; nous aimons mieux prendre dans ses discours les paroles qui répondent le mieux aux circonstances où nous sommes et à la situation qu’il a dans le pays. Nous aimons mieux rechercher si le président est resté en-deçà de ces circonstances, en-deçà de sa situation, ou s’il a été au-delà, s’il a trop peu dit enfin, ou s’il a trop dit.

Et d’abord nous n’apprenons rien à personne en disant que les circonstances où nous sommes sont les plus singulières du monde. Le pays est calme ; mais il est condamné à mourir lui-même dans dix-huit mois, ou à tuer sa constitution. Les uns parient que c’est la constitution qui mourra, d’autres que c’est le pays. Je serais tenté de croire que c’est le pays, me souvenant un ancien académicien, M. Suard, qui disait qu’on ne mourait jamais que par bêtise. Il y a des jours où, quand le pays est heureux, il déchire, en se jouant, les constitutions, et d’autres jours où, quand il est malheureux et inquiet, il ne sait pas à quoi se décider et où il attend son sort, fût-ce la mort, avec l’impassibilité d’un mahométan. Nous savons gré au président d’avoir dit franchement à Strasbourg ce qu’il pensait de la constitution. — Oui, la constitution a été faite contre le président - et, disons-le aussi, contre la pensée de la France. Il y a eu un moment où les républicains de 1848, croyant qu’ils élevaient la présidence pour un des leurs, ne trouvaient aucune attribution trop forte et trop considérable pour le président ; mais, aussitôt qu’ils ont compris que ce n’était pas pour eux-mêmes qu’ils travaillaient, ils ont cherché à restreindre le pouvoir du président. Ils l’ont fait d’autant plus volontiers, qu’à mesure que la lumière se faisait, quoiqu’à regret, dans leurs conseils, ils ont vu que non-seulement la France ne voulait point d’eux, mais qu’elle voulait ce qu’il y avait de plus contraire à eux et à leurs intentions. Ils voulaient une république qui cotoyât la démagogie et le socialisme. La France voulait une république qui cotoyât la monarchie, et c’est pour cela qu’elle faisait président un prince, parce qu’il était prince et non pas quoiqu’il fût prince. En face de ce démenti que la France donnait à l’œuvre de 1848, les républicains constituans, ne pouvant pas s’arranger pour faire vivre leur république démagogique, ont fait du moins tout ce qu’ils ont pu pour faire mourir à terme fixe cette présidence princière que la France élevait en dérision de leur république.

Cette hostilité flagrante, établie à dessein par le parti constituant entre la constitution de 1848 et le président, le prince Louis-Napoléon a-t-il eu tort, à Strasbourg, de la dire et de la proclamer bien haut ? Non, certes ! Il a dit aussi que, si son pouvoir était légalement restreint, l’origine de ce pouvoir lui donnait une influence morale immense. A-t-il eu tort en cela ? Pas davantage. Il n’a fait sur ces deux points qu’exprimer la vérité de sa situation. Il n’est pas resté en-deçà, il n’a pas été au-delà.

Il est des personnes qui auraient voulu qu’il allât plus loin, et qu’il déclarât la guerre à la constitution. Le président, au contraire, s’est honoré de dire qu’il ne l’avait pas attaquée, et en vérité, si le président eût voulu attaquer la constitution, pourquoi eût-il choisi son voyage ou le banquet de Strasbourg pour faire cette manifestation ? Non, le président s’est honoré, et il a raison, du scrupule avec lequel il a observé une constitution faite contre lui ; mais cela donne-t-il un brevet d’immortalité à la constitution de 1848 ? Nous ne le croyons pas. Cela nous assure seulement que la révision ou la réforme ne viendra pas du côté du prince, et c’est là précisément ce qui contrarie quelques personnes, quelques-unes même, de celles qui crient le plus fort contre les coups d’état. Elles les craignent ou les détestent d’autant plus qu’ils ne sont pas faits. Le jour, l’heure, la minute où les coups d’état seront des faits accomplis, vous les verrez respirer à l’aise et comme affranchies d’un grand poids. Leur grande affaire, c’est de ne point se charger elles-mêmes de leur propre destinée, d’en laisser le soin aux autres, quitte à les maudire ou à les haïr, selon le succès. Ces personnes-là, et c’est un peu tout le pays, aimeraient fort que le président prît sur lui la responsabilité d’une solution quelconque, en dehors de la constitution. Ce qui les épouvante, c’est d’avoir à se décider, à s’occuper elles-mêmes de leur propre salut. Conduisez-nous, gouvernez-nous, opprimez-nous, disent-elles volontiers au président ; faites ce que vous voudrez, mais faites quelque chose. Non, a répondu le président dès son allocution de Lyon, non : je suis prêt à tout, à l’abnégation comme à la persévérance, à m’éloigner ou à rester ; mais je n’ai point attaqué la constitution, a-t-il dit à Strasbourg en résumant ses pensées à la fin de son voyage, parce que le titre que j’ambitionne le plus est celui d’honnête homme. — Tenons-le donc pour dit : ceux qui espèrent que le président se chargera tout seul de les sauver se trompent dans leurs espérances ; car, après avoir lu avec grand soin les paroles du président pendant son voyage, la conclusion la plus claire qui en sorte pour nous, c’est que le président a mis le pays en demeure d’avoir une volonté. Il n’a pas fait plus que cela, mais il a fait cela. –Ce n’est pas assez, dit-on ; il devrait faire davantage. Quoi donc ? et que pensez-vous que le président aurait dû ou devrait faire ? Vous savez donc ce qu’il y a à faire, et surtout comment il faut le faire ? Eh ! de grace, alors éclairez-nous ! Mais vous n’en savez rien, et c’est parce que vous n’en savez rien vous-mêmes que vous voulez que les autres le sachent ! Dire que le président s’est tenu sur la réserve, qu’il a parlé de manière à ne pas s’engager, c’est dire que la situation est très obscure et très compliquée. Eh ! qui en doute, bon Dieu ? Avez-vous quelque secret pour l’éclaircir ? Non ! C’est pour cela que vous en demandez un au président, qui nous répond par le vieux proverbe : « Aide-toi, Dieu t’aidera ! »

Quant à nous, au lieu de dire que le président a été trop retenu et trop réservé dans son langage, nous le louerons d’avoir été très franc et très net. Nous ne mettons point sur le compte de ses paroles les obscurités et les brouillards de la situation. Oui, en disant qu’il était prêt à l’abnégation comme à la persévérance, en déclarant par conséquent qu’il acceptait tout au moins la rééligibilité, le président a dit tout ce qu’il pouvait dire à côté de la constitution de. 1848 ; il a été jusqu’où il pouvait aller.

Le voyage du président a été la grande affaire de cette quinzaine. Jetons maintenant un rapide coup d’œil sur l’extérieur.

À peine sortie de la crise qu’il a plu à lord Palmerston de lui faire subir, la Grèce se remet de son trouble, et semble même s’être retrempée dans cette dernière épreuve. Bien que l’époque, des élections soit très prochaine, la situation générale du pays est redevenue assez calme pour que le roi Othon, dont la santé, légèrement altérée par le climat et les soucis de sa laborieuse royauté, exigeait un peu de repos, ait pu songer à faire un voyage en Bavière. Quelques actes d’une importance réelle ont précédé son départ. La reine Amélie a été proclamée régente par la chambre des députés et le sénat. Les organes légaux du pays ont compris à merveille que des mains royales pouvaient seules accepter la couronne en dépôt et préserver le peuple grec, pendant l’absence de son souverain, des dangers que tout autre mode de régence n’aurait pas manqué de faire naître. Compagne intelligente et, dévouée du roi, la reine Amélie possède les qualités du rôle qu’elle a à remplir, et c’est pour cela, sans doute, qu’une petite fraction, que l’on ne saurait plus appeler un parti depuis que l’amiral Parker et M. Wyse ont rendu à la Grèce le service d’y annuler l’action de la diplomatie anglaise, se donne l’innocent plaisir de crier à la violation de la charte. Gens pratiques par excellence ; les Grecs n’ont pas de scrupules devant la nécessité, et la régence de leur jeune et gracieuse souveraine leur a semblé aussi légale qu’elle était indispensable.

Un autre événement fort grave pour la Grèce consiste dans la reconnaissance de son église nationale par le patriarche de Constantinople. Cette question traînait depuis-1833, et sa solution, vivement souhaitée au double point de vue de la paix des consciences et de l’indépendance politique du nouveau royaume, rencontrait de grandes difficultés qui n’étaient pas toutes à Constantinople. Le patriarche, nommé par le sultan, est ordinairement désigné par le cabinet de Saint-Pétersbourg, et il ne paraissait pas indifférent à la politique russe, soit d’exercer son influence en Grèce à l’aide d’un clergé soumis au siège épiscopal de Constantinople, soit de troubler, au besoin, l’esprit du peuple hellène par la menace d’un schisme. La reconnaissance du saint-synode d’Athènes par le chef de l’église-mère conjure les deux dangers. La Grèce aujourd’hui est maîtresse d’elle-même dans l’ordre spirituel comme dans l’ordre temporel ; elle possède en outre un avantage unique, et qui ne sera peut-être pas sans effet sur ses destinées : l’état, chez elle, porte le même nom que l’église. Qui dit grec en Orient dit orthodoxe. La Russie elle-même est du rit grec. Il y a là le germe d’une force morale qui a déjà ressuscité la Grèce, et qui pourra servir à sa fortune future.

Une mesure dont la valeur est purement administrative mérite aussi d’être citée. Depuis l’introduction du régime représentatif à Athènes, le budget de l’année courante n’avait jamais pu être voté en temps utile. On vivait de crédits provisoires, et l’indépendance du gouvernement souffrait autant que le trésor des vices d’un pareil système. La chambre des députés, et cette résolution l’honore, a voté avant de se dissoudre le budget de 1851. Le sénat a imité son exemple ; malgré les scrupules constitutionnels des mêmes personnes qui s’opposaient à la régence. La charte dit que le budget de l’état sera voté chaque année ; c’est donc la violer que de se mettre en avance d’un an ! voilà comment raisonne ce parti auquel l’Angleterre, par l’intermédiaire de ses diplomates, professe le droit constitutionnel, et qu’elle représente avec une imperturbable constance comme le plus avancé et le plus intelligent du pays. Ces doctrines, par trop métaphysiques, ne sont du goût ni du roi ni de la nation, qui aiment mieux vivre que mourir selon les règles ; aussi, dans un cabinet que le roi Othon a formé la veille de son départ, le parti de la légation d’Angleterre ne compte-t-il aucun représentant. On ne peut disconvenir, après la campagne de l’amiral Parker, que cette exclusion ne soit une justice. L’Angleterre aura plus d’influence en Grèce que tout le monde, quand elle se contentera de n’y paraître que comme une grande nation, et d’y faire tout bonnement ce que fait la France. Le nouveau ministère contient les noms de plusieurs hommes distingués que leurs sympathies pour notre politique ont fait ranger dans ce parti que l’on appelle en Grèce le parti français. Les portefeuilles des affaires étrangères, de l’intérieur, des finances et des cultes leur ont été dévolus. Ils composent donc la partie véritablement essentielle du cabinet. Certes, nous pourrions aussi appeler cela de la justice ; car, devant l’hostilité des agens anglais, les tergiversations sans nombre des agens russes et l’attitude franche et ferme des agens français sous la monarchie comme sous la république, la Grèce a pu reconnaître ses amis, distinguer ceux qui ont parlé pour eux à l’Europe de ceux qui ont agi pour elle seule, comparer enfin des notes retentissantes à une honorable et énergique résolution. Le compte de chacun a été fait à Athènes, et la France y aurait certainement conquis le droit, si elle eût voulu jamais jouer à l’intrigue, d’y introniser un ministère français. De tels triomphes heureusement sont loin de se pensée, et les noms de tous les conseillers actuels de la reine Amélie rendent le même son à notre oreille. Le nouveau ministère grec ne nous semble bon que parce qu’il répond à la situation, et qu’il est formé d’hommes qui ont une valeur réelle. Leur origine nous est parfaitement indifférente, c’est leur capacité qui nous importe. Qu’ils mettent de l’ordre dans les finances, qu’ils répriment le brigandage, qu’ils assurent la paix publique et la liberté des choix dans les élections, qu’ils s’élèvent enfin à une certaine hauteur gouvernementale, qui implique de la tenue, de l’impartialité et de l’union, et qui a trop souvent manqué à l’administration hellénique, nous ne penserons pas à leur demander s’ils sont français, russes, voire anglais ; il nous suffira de reconnaître qu’ils sont de bons Grecs, ne servant que leur pays.

La mort du général Taylor, président des États-Unis, est venue prouver une fois de plus la stabilité des institutions américaines. Arrivé à la première magistrature par l’éclat des services, par le prestige de la gloire militaire, par l’enthousiasme qu’excitait un caractère digne de l’antiquité, le général Taylor jouissait d’une popularité qui n’avait point diminué, et était investi d’une autorité morale incontestable. L’opinion publique, persévérante dans son admiration, ne le rendait point responsable des fautes de son ministère. Il ne s’était compromis dans aucune lutte de parti, et ne soulevait aucune animosité personnelle. Né en Virginie, propriétaire en Louisiane et possesseur d’esclaves, sa présence au pouvoir était une garantie pour les états à esclaves ; en même temps, la confiance universelle en sa probité politique, la fermeté de son caractère, la vigueur de ses décisions, rassuraient les états du nord contre toute entreprise inconstitutionnelle, contre toute tentative pour porter atteinte à l’Union. Aussi, malgré la violence et l’obstination des luttes de partis, malgré les menaces insensées proférées de part ou d’autre, la masse de la population ne concevait point d’appréhension sérieuse, certaine qu’au jour de l’action toutes les résistances, toutes les rébellions tomberaient devant un acte de vigueur du vieux Rough and Ready (rude et délibéré).

La perte d’un tel homme était d’autant plus regrettable, que les longues et inutiles discussions des deux chambres n’avaient fait qu’exciter l’animosité des partis. L’obstination avec laquelle depuis six mois on entravait dans sa marche la mesure conciliatrice présentée par M. Clay montrait assez que les partisans, et les adversaires de l’esclavage étaient également éloignés de toute concession. N’était-il pas à craindre que les mêmes hommes qui avaient déjà fait entendre la menace d’une dissolution de l’Union ne s’enhardissent à la répéter, maintenant qu’ils n’avaient plus à redouter l’énergique réprobation dont le héros de Buena-Vista avait frappé cette tentative anti-nationale ? Si, au milieu de ces circonstances difficiles, le pouvoir n’avait pu se transmettre paisiblement, si la première magistrature avait dû être conquise dans l’arène électorale et fût demeurée quelques jours seulement offerte en proie aux ambitions individuelles et à l’avidité des partis, la mort du général Taylor n’eût pas été seulement un malheur pour les États-Unis, elle eût été le signal de grands dangers.

Grace à la sagesse qui a réglé l’organisation politique des États-Unis, grace au patriotisme et au bon sens qui ont gravé dans tous les cœurs le respect de la constitution, aucune rivalité, aucun trouble, n’étaient possibles. Le général Taylor avait à peine expiré, que le vice-président prenait légalement sa place, et prêtait serment en présence du sénat. Il n’y a eu, dans l’exercice du pouvoir, ni interruption ni affaiblissement ; pas une voix n’a contesté au vice-président la plénitude des prérogatives possédées par son illustre prédécesseur. Une autre circonstance rend plus remarquable encore cette transmission paisible du pour voir au milieu de graves difficultés : c’est l’origine de l’homme à qui la première magistrature est si soudainement échue. Jusqu’ici, en effet, les hommes appelés à la présidence ont tous appartenu à des familles anciennes. Washington et Adams pouvaient suivre jusqu’en Angleterre la filiation de leurs ancêtres. Jefferson, Madison, Monroé, Van-Buren, appartenaient à des familles depuis long-temps établies et connues en Amérique et jouissant héréditairement d’une grande fortune. Jackson et Taylor, à leur renommée militaire, joignaient la possession de grandes propriétés. Le nouveau président est le premier qu’on pourrait appeler un parvenu : il est, dans toute la force de l’expression, le fils de ses œuvres, et il est à peine dans l’aisance.

M. Millard Fillmore est né le 7 janvier 1800 à Summer-Hill, dans le comté de Cayuga, état de New-York. Il a par conséquent cinquante ans. Son père, Nathaniel Fillmore, venait d’acquérir quelques acres de terre qu’il cultivait lui-même. Il les a vendues, il n’y a pas bien long-temps, pour acquérir, dans le comté d’Érié, une petite ferme qu’il exploite, et toutes les semaines on peut voir au marché le père du président des États-Unis. Millard, au sortir de l’école primaire, fut mis en apprentissage chez un tailleur. Il employait à lire et à s’instruire les loisirs de sa profession. Il avait dix-neuf ans quand un jurisconsulte distingué, le juge Wood, vint tenir les assises dans le comité de Cayuga Il avait besoin de quelqu’un pour faire des écritures, et Millard se présenta. M. Wood fut charmé de l’air vif et intelligent du jeune tailleur et de l’esprit naturel, qui éclatait dans ses réponses, et au moment de quitter Summer-Hill il offrit à Millard de le prendre pour secrétaire et de le diriger dans l’étude du droit. Millard accepta et demeura deux ans dans la maison du juge. En 1821, il quitta son bienfaiteur pour se rendre à Buffalo et y complétée son instruction légale : il donnait alors des leçons pour vivre. En 1823, ayant pris ses premiers grades, il put commencer à plaider devant les tribunaux inférieurs, et en 1827 il fut reçu avocat à la cour suprême de New-York. Il avait déjà donné de telles preuves de sa capacité, qu’aux élections suivantes, en 1829, le comté d’Érié le nomma son représentant à la législature de New-York, quoiqu’il n’eut encore que vingt-neuf ans. En 1832, il fut envoyé à la chambre des représentans, et ses collègues ne tardèrent pas à le placer à la tête de la commission du budget, dont le président exerce aux États-Unis une partie des attributions que nous réservons au ministre des finances. Cette épreuve lui fut très favorable, et l’opinion publique le mit aussitôt au nombre des hommes les plus capables et les plus distingués de l’Union. En 1844, le parti whig, dans l’état de New-York, le prit pour son candidat au poste de gouverneur. Millard échoua ; mais, lorsqu’en 1847 le parti whig prit le général Taylor, homme du sud, pour candidat à la présidence, et qu’il parut nécessaire de réserver la vice-présidence à un homme du nord, tous les suffrages se portèrent sur Millard Fillmore. La mort du général Taylor devait mettre le comble à sa fortune politique en l’appelant inopinément à la présidence.

M. Fillmore est depuis long-temps mêlé aux luttes des partis. Il était l’un des chefs reconnus du parti whig. Les démocrates ne sont donc point obligés envers lui aux mêmes ménagemens qu’envers le glorieux vétéran des guerres du Mexique. En outre, M. Fillmore, homme du nord, n’a point avec les propriétaires d’esclaves la même communauté d’intérêts que son prédécesseur. Son arrivée au pouvoir doit donc éveiller les défiances des états du sud, toujours prompts à s’inquiéter. Reconnaissons toutefois que les débuts du nouveau président ont été heureux. Le général Taylor était tombé entre les mains d’une coterie exclusive, et il avait livré la composition de son ministère à M. Clayton, ancien sénateur du Delaware, orateur distingué et instruit, mais esprit chimérique et portant à l’excès les passions de parti. M. Clayton avait partagé toutes les hautes fonctions entre ses amis personnels ; il avait systématiquement éloigné et blessé tous les hommes considérables qui font la force des whigs, et le gouvernement s’était trouvé à peu près sans défenseurs dans les chambres. M. Fillmore a composé lui-même son ministère, et y a appelé les hommes les plus distingués et les plus influens de son parti. Parmi eux, il en est deux qui méritent une mention particulière : le premier est M. Webster, qui a déjà plusieurs fois rempli le poste de ministre des affaires étrangères, qui s’est signalé par des négociations difficiles, et qui est après M. Clay le premier orateur des États-Unis. Le second est M. Crittenden, qui a représenté le Kentucky au sénat, et qui était gouverneur de cet état quand M. Fillmore l’a appelé au poste d’avocat-général. M. Crittenden est un homme instruit et actif, versé dans la pratique des affaires et dans le maniement des hommes, et il n’est personne qui exerce sur son parti une plus grande et plus légitime influence. La composition du nouveau cabinet qui ne réunit que des hommes d’une grande notoriété, d’une probité et d’une capacité incontestables, a rencontré l’approbation générale. L’administration de M. Fillmore aura à combattre une vive opposition de la part des démocrates ; mais ce ne sont ni les lumières, ni l’unité, ni la vigueur qui lui manqueront dans cette lutte.

Au moment où M. Fillmore prenait possession du pouvoir, le gouverneur du Texas lançait une proclamation qui était un signal de guerre civile. On sait que le Texas réclame comme lui appartenant une grande partie de la province du Nouveau-Mexique, cédée aux États-Unis par le traité de la Guadalupe, et qu’il y veut introduire l’esclavage. Les habitans du Nouveau-Mexique, presque tous d’origine espagnole et de sang mêlé, repoussent et l’autorité du Texas et l’établissement de l’esclavage. Pour échapper à tout danger, ils se sont récemment donné une constitution, et ont réclamé du congrès leur reconnaissance, sinon comme état, au moins comme territoire. Le Texas a regardé la promulgation d’une constitution au Nouveau-Mexique comme une violation de ses droits, comme une rébellion, et le gouverneur du Texas, dans une proclamation, a annoncé qu’il allait lever un corps de quinze cents hommes pour réduire par la force le Nouveau-Mexique à l’obéissance. Le président Fillmore a immédiatement adressé au congrès un message pour lui demander les moyens d’imposer au gouverneur du Texas le respect de la constitution. Avec une netteté et une fermeté auxquelles il faut rendre hommage, le président y rappelait que le Nouveau-Mexique avait été conquis par le sang de l’Union tout entière, et annonçait sa ferme résolution de maintenir l’intégrité du Nouveau-Mexique jusqu’à e que le congrès eût disposé souverainement de cette propriété fédérale.

Cet acte de vigueur a fait évanouir les velléités belliqueuses du Texas. Il a en outre exercé sur le sénat une influence salutaire. Cette assemblée, contre le vœu manifeste de l’opinion publique, venait de rejeter article par article le compromis présenté par M. Clay. Les coteries s’étaient prêté un mutuel appui pour que rien n’avait subsisté de ce bill qui avait pour objet de terminer toutes les questions en litige, en imposant à chaque parti des concessions raisonnables. Un vif mécontentement a été provoqué par cette conduite qui faisait échouer au dernier moment, et après sept mois de luttes acharnées, une mesure que tout le monde regardait comme indispensable au salut de l’Union. L’approbation donnée au contraire au message du nouveau président et à ses protestations énergiques en faveur du maintien de la confédération a fait réfléchir les sénateurs. Plusieurs d’entre eux ont repris en leur nom personnel et comme mesures détachées les diverses parties de la proposition de M. Clay. Déjà deux de ces propositions, celle qui règle les frontières futures du Texas et du Nouveau-Mexique et celle qui admet la Californie au sein de la confédération, ont été adoptées par le sénat. Si les motions relatives à l’organisation politique des territoires et aux esclaves fugitifs triomphent également, le compromis de M. Clay se trouvera réalisé dans toutes ses parties, et le grand orateur n’aura point inutilement dépensé son éloquence et ses efforts.




LE BUDGET DE LA TURQUIE[1].


La Turquie est entrée dans une phase de calme et de paix que l’on aurait peut-être remarquée en des temps où l’attention de l’Europe eût été plus libre. Si l’on excepte le mouvement de la Moldo-Valachie qui est un pays absolument occidental par ses idées, il n’est rien survenu, depuis deux ans, dans l’empire ottoman qui ressemble aux agitations révolutionnaires naguère encore si fréquentes sur ce terrain, car il est impossible de prendre au sérieux les troubles si promptement réprimés qui ont un instant inquiété la Bosnie et la Bulgarie. L’empire turc est resté en paix au moment même où des insurrections formidables ensanglantaient les pays voisins : les seules difficultés graves qu’il ait eues à traverser lui sont venues du dehors, et, par une faveur qu’il doit à l’énergie autant qu’à la prudence des hommes qui le gouvernent, il en est, heureusement sorti. Le divan peut donc aujourd’hui reprendre en toute liberté l’œuvre de progrès à laquelle la conservation de l’empire est attachée.

Si la race ottomane n’a point montré jusqu’à ce jour l’impatience du mieux qui distingue les autres peuples de l’Europe, et principalement les races latines, elle n’est pas cependant courbée autant qu’on le pense sous le joug d’une fatalité aveu-le, attendant le bien des seuls caprices du hasard et du temps. Elle comprend mieux les conditions de l’existence politique ; elle commence à sentir que Dieu a voué l’homme à l’effort, et que la vie est désormais au prix du travail, comme, au temps des conquêtes, elle était au prix du courage. L’instinct du commandement n’a jamais manqué aux Osmanlis ; mais ils ont bien rarement laissé voir le goût et la science de l’administration, et ce n’était pas une médiocre entreprise que de détruire, chez ces peuples accoutumés à vivre sous la tente, leur répugnance native pour la tâche de l’économiste et de l’administrateur. L’un des principaux buts de la charte de Gulhané fut, on le sait, de transformer la vieille administration turque et d’en créer une nouvelle, dans laquelle l’expérience acquise par les nations modernes s’accorda avec le génie particulier des peuples de l’orient. Ce but ne laissait pas d’être difficile à atteindre, l’on en conviendra, si l’on se rappelle quels étaient alors l’épuisement de l’état, l’ignorance de la plupart des fonctionnaires, le mauvais vouloir de la majorité des pachas qui se sentaient menacés dans leur indépendance. La réforme est encore loin d’être achevée. Il était dans la nature des choses qu’elle marchât lentement ; elle a du moins marché d’année en année, les Turcs libéraux aiment à le dire, et on leur doit la justice de le reconnaître avec eux. La charte de Gulhané date de 1839, et, dès 1844, l’œuvre de centralisation commencée par cette charte portait ses premiers fruits. L’armée et la flotte avaient reçu une organisation régulière ; les postes aux lettres fonctionnaient sur les grandes voies de communication ; les lignes de bateaux à vapeur commençaient à relier entre elles les diverses parties de l’empire ; d’heureux résultats venaient sanctionner la mise en vigueur du nouveau système adopté pour les quarantaines ; l’école de médecine de Galata-Séraï, les écoles militaires donnaient des promesses qu’elles ont tenues depuis ; enfin les mœurs s’étaient sensiblement empreintes des pensées de conciliation qui animaient le gouvernement. Prodigieusement irrités naguère contre les chrétiens par la croisade de 1827, tentée au nom du christianisme, les esprits avaient d’abord paru rebelles aux sentimens de tolérance que le gouvernement eût voulu leur inspirer ; mais ils avaient fini par se rendre aux conseils d’une politique attentive à ménager tous les cultes. On avait renoncé à frapper de la peine capitale ceux qui abandonnaient l’islamisme pour embrasser une autre foi ; les exactions et l’arbitraire auparavant exercés sur les chrétiens avaient cessé peu à peu dans les provinces voisines de Constantinople ; enfin, sans renoncer à leur condition de race gouvernante, les Turcs avaient admis les chrétiens à partager avec eux un certain nombre de fonctions publiques, semblables en ce point aux aristocraties qui savent ouvrir leurs rangs au mérite.

Il est heureux que le gouvernement turc trouve ainsi un encouragement dans ta réussite de ce qu’il a lui-même entrepris. S’il a beaucoup fait, il ne lui reste pas moins à faire, et si l’on n’avait confiance dans les intentions et l’énergie des hommes qui le dirigent aujourd’hui, on serait justement inquiet de voir combien de questions graves attendent encore une solution. Les réformes générales restent stériles quand des réformes de détail ne viennent pas les compléter, et dans cette nouvelle voie c’est le système financier qui doit préoccuper le gouvernement turc en première ligne. Les finances, a-t-on dit, sont le nerf de la guerre, elles sont au même titre celui de la paix. Il ne saurait y avoir de justice là où il n’y a pas d’impôt régulièrement établi ; il n’y a pas de moyens d’action là où il n’y a pas d’impôt abondant. La puissance, la prospérité d’un état dépendent sinon exclusivement, au moins principalement des lois de finances, et rien de plus.imparfait que l’organisation des finances dans l’empire ottoman. Ce n’est pas que les vices de cette législation tiennent à de fausses conceptions, à des théories erronées sur les principes du revenu et sur les conditions de la circulation et du crédit ; non, et l’on pourrait dire à l’avantage de la Turquie qu’il n’y a point dans ses lois de vices systématiques ; mais il y a des traditions fâcheuses, des procédés qui tiennent un peu de l’empirisme ; point d’unité, rien de fixe ni de stable, et c’est en quoi la situation des finances turques mérite dès aujourd’hui toute l’attention du divan.

En temps ordinaire, le gouvernement n’aurait point à s’inquiéter de ses revenus, qui pourraient balancer les dépenses. Malheureusement il suffit que la moisson ait trompé les espérances des cultivateurs, il suffit que le produit des denrées soit diminué par quelque mauvaise influence du climat, pour que le budget turc se solde en déficit. Ou bien il sera survenu quelque incident diplomatique de nature à déterminer des mesures de défense ; il aura fallu augmenter le contingent de l’armée, et cette fois encore les dépenses dépasseront infailliblement les recettes. Que serait-ce si, pour les besoins de la réforme, le gouvernement songeait à doter convenablement tous les services qui, comme celui de l’instruction publique, sont encore en souffrance ! Dans l’état actuel de la législation financière de l’empire, les revenus dépendent, on le voit, un peu des caprices du hasard ; ils n’ont point de base certaine. Ils pourraient toutefois s’accroître dans d’énormes proportions, sans gêner les peuples, par le seul effet d’une organisation intelligente. Un rapide examen du budget turc, dont jamais on n’a cherché à embrasser l’ensemble, ne laissera aucun doute, nous le croyons, sur l’importance des avantages que la réforme financière assurerait à l’empire.

Depuis quelques années, les revenus ordinaires de la Turquie ne dépassent point le chiffre de 750 millions de piastres, et ne restent pas au-dessous de 650 millions[2]. Pour expliquer cette variation, il suffit de dire que les principales sources du revenu sont les dîmes prélevées en nature, et les douanes. — Les dépenses, plus faciles à déterminer que les recettes, s’élèvent à 733,400,000 piastres. Les élémens d’un budget turc sont très différens de ceux d’un budget chez les peuples de l’Occident. On en jugera par le relevé des recettes et des dépenses qu’il est d’ailleurs curieux de comparer.

Les dépenses se décomposent de la manière suivante entre les divers services :


Liste civile du sultan 75,000,000 p.
Liste civile de la sultane-mère et des sœurs mariées du sultan 8,400,000
Armée 300,000,000
Marine 3 7,500,000
Matériel de guerre, artillerie, génie, forteresses 30,000,000
Traitement des employés dans tout l’empire et dans toutes les branches de l’administration 195,000,000
Subvention à l’administration des vakoufs pour l’entretien des établissemens qui en dépendent 12,500,000
Service des arrérages des rentes viagères (schims) 6,000,000
Service de l’intérêt à 6 pour 100 des bons du trésor sans échéance fixe, nommés kaymes 9,000,000
Rente viagère payée par le trésor en compensation des anciens fiefs (timars, ziamets, moukatas) aux propriétaires qu’il en a dépossédés 40,000,000

Affaires étrangères, ambassades, consulats 40,000,000
Dotation du trésor appelé kazinéi nafia, pour dépenses d’utilité publique, routes, pavage, encouragemens à l’agriculture, etc 10,000,000
Total 733,400,000 p.

Tel est l’ensemble des dépenses du gouvernement turc ; voici maintenant les sources diverses de son revenu :


Dîmes 220,000,000
Salian (income-taxe) 200,000,000
Haradje, impôt personnel sur les sujets non-musulmans 40,000,000
Douanes 86,000,000
Tribut de l’Égypte 30,000,000
Tribut de la Valachie 2,000,000
Tribut de la Moldavie 1,000,000
Tribut de la Servie 2,000,000
Impôts indirects, patentes timbré ; octrois, péages, revenus des mines et des postes 150,000,000
Total 731,000,000 p.

On connaît ainsi les élémens du budget et les ressources financières de la Turquie : quelles seraient les mesures à prendre pour développer ces ressources, pour établir ce budget sur une base stable et régulière ? Ces mesures se trouvent indiquées par la nature même des obstacles qu’il s’agit de vaincre, et qu’il nous reste à énumérer.

Parmi ces obstacles, il faut compter au premier rang l’existence des vakoufs. On appelle de ce nom tous les biens consacrés aux mosquées et aux fondations religieuses, soit qu’ils proviennent de legs pieux, soit qu’ils aient été confiés aux administrateurs des mosquées par les propriétaires en vertu d’une convention. Les propriétés libres prennent le nom de mulk. On le sait, le désir de contribuer à l’entretien des mosquées n’a pas été l’unique mobile de ces donations ou de ces fidéi-commis. Le but réel du propriétaire a été le plus souvent d’assurer une partie de sa fortune contre les caprices de la tyrannie. Les chances de la réversibilité au profit de la mosquée et la redevance annuelle que le dépositaire lui payait n’étaient pas considérées comme des primes trop fortes, lorsqu’il qu’il s’agissait d’éviter soit une confiscation, soit une vente forcée sur la licitation de créanciers impatiens. Quelle que soit la raison qui ait déterminé les propriétaires à mettre leurs terres aux mains de l’administration des vakoufs, cette administration est le propriétaire nominal des trois quarts des immeubles dans l’empire ottoman. Cependant on n’évalue pas à plus de 20 millions de piastres les revenus annuels de l’administration des vakoufs. Il y a un fait plus étrange : le budget de l’état est obligé de lui fournir 12,500,000 piastres pour l’entretien des mosquées et des établissemens de charité. Cette contradiction apparente s’explique par la modicité des redevances stipulées à l’origine en une monnaie dont le nom n’a pas changé, mais qui avait alors vingt fois sa valeur d’aujourd’hui, par les fraudes ordinaires dans la déclaration du prix des ventes, par les précautions prises pour éviter les cas de réversibilité, enfin par les concessions faites aux pareils pour le rachat des titres, lorsque les cas de réversibilité se présentent.

Sans changer de système, il est évident que des mesures bien entendues pourraient offrir de grands bénéfices au trésor ; mais des résultats bien plus importans seraient obtenus, si l’on parvenait à désintéresser les mosquées et à donner aux tenanciers actuels de nouveaux titres qui les rendraient véritablement propriétaires. Cette réforme est généralement désirée. Il n’est personne qui, pour rentrer en pleine propriété de ses immeubles ainsi engagés, ne donnât volontiers un droit de mutation et ne consentît en outre à payer annuellement au trésor cinquante fois la valeur de la rente due aujourd’hui à la mosquée, tant il est vrai que la propriété en Turquie ne craint plus le retour de la spoliation ni de la violence ! De calcul, fait, en portant à 50 millions de piastres la somme que l’état allouerait aux mosquées en échange des 32 millions qu’elles perçoivent aujourd’hui, et sans taxer le revenu des immeubles à plus de 5 pour 100, le trésor réaliserait un bénéfice de plus de 60 millions de piastres. Par ce seul résultat, on peut juger de l’influence que cette réforme aurait dans la suite : en se généralisant, elle embrasserait toutes les propriétés ; enfin elle deviendrait naturellement le principe d’un impôt foncier qui donnerait plus de sécurité aux finances de l’empire.

L’impôt nommé vergu, autrefois salian, répond à l’income-tax des Anglais ; il varie, suivant les localités, de 10 à 25 pour 100 : c’est une taxe prélevée sur la fortune présumée, immobilière, mobilière ou commerciale ; elle porte indistinctement sur tous les sujets du grand-seigneur, musulmans ou rayas. Les municipalités, qui existent partout en Turquie, sont chargées de la répartition et de la perception ; elles en versent le produit aux agens financiers du gouvernement. Cette intervention des municipalités dans les questions financières est un des principes de leur organisation en Orient ; mais ce principe suppose dans les municipalités des lumières et des vues d’équité que l’on n’y rencontre point toujours. Il en est quelques-unes où l’esprit patriarcal et fraternel des premiers temps s’est conservé : la fortune de chacun, consistant généralement en terres et en bestiaux, est de notoriété publique ; la répartition de l’impôt est facile ; la justice perception s’exécute sans réclamations ni résistance. Dans quelques communes de l’Asie-Mineure, la justice n’est pas aussi scrupuleusement appliquée. Bien que les fonctions municipales soient électives, elles sont trop souvent le prix de l’intrigue et le privilège des hautes influences, d’où il suit que les grandes fortunes ne sont pas toujours celles qui sont frappées des impôts les plus forts : les petites souffrent, et le trésor avec elles. Sans porter atteinte à l’organisation des municipalités, qui ont été, dans les époques d’oppression, la sauvegarde des libertés individuelles, le gouvernement devrait surveiller leurs actes de plus près. Cette intervention ne prêterait plus aujourd’hui, comme autrefois, à la tyrannie, aux exactions, et le gouvernement pourrait se couvrir auprès des municipalités du prétexte très plausible des dégrèvemens qu’il a opérés en leur faveur. Les municipalités n’ait plus à leur charge le logement des gens de guerre et des employés en voyage ; on a supprimé les corvées, qui accablaient trop fréquemment les populations : le gouvernement peut donc, sans trop de scrupule, prétendre à vérifier les travaux des municipalités pour la répartition de l’impôt.

La dîme est, avec le vergu, la branche la plus productive des revenus de la Turquie. Elle se perçoit en nature sur toutes les productions de la terre, fruits ou céréales ; dans la Roumélie, elle atteint de plus les moutons. Il en est de même dans quelques localités de l’Asie-Mineure ; dans les autres, l’immunité se compense par une surcharge d’impôt. Afin d’avoir de l’argent au lieu de produits en nature, le gouvernement recourt à un expédient désastreux, qui est un des vices principaux, de la législation financière de l’empire : il met cet impôt aux enchères, de même que les douanes de plusieurs villes. Les adjudicataires opèrent leurs rentrées au moyen d’agens spéciaux, avec le concours des municipalités et des représentans de l’autorité centrale. On conçoit les inconvéniens de ce système. Tout vicieux qu’il soit, il est néanmoins un progrès ; si l’on se rappelle le temps où l’on voyait les gouverneurs des provinces, fermiers de la dîme et de tous les impôts, user et abuser de leur pouvoir, alors sans contrôle et sans limites, pour pressurer de mille manières les populations.

Depuis quelques années, les principaux fonctionnaires du gouvernement se sont présentés aux enchères et sont devenus adjudicataires, soit en leur nom, soit sous celui de banquiers arméniens (sarrafs). Ces banquiers sont leurs garans auprès du trésor, leurs associés dans les bénéfices ou leurs courtiers pour revendre à profit. On est tenté avec raison de se récrier contre une pareille anomalie. Il faut cependant reconnaître que l’esprit de lucre n’est pas en ce moment le seul mobile qui pousse les fonctionnaires turcs à rechercher les fermes de la dîme ; ils obéissent en même temps à la pensée du gouvernement qui a voulu établir sur ce terrain la concurrence la plus sérieuse : aussi le prix de ces adjudications a-t-il considérablement augmenté, et le gouvernement turc connaît beaucoup mieux aujourd’hui l’étendue de ses ressources. C’est, dans tous les cas, un résultat minime, si on le compare à l’immoralité des spéculations, aux gaspillages que ce système provoque, en un mot aux pertes énormes que font ainsi les populations et le trésor au profit des heureux fermiers de la dîme et des douanes. Aussi bien les inconvéniens de ce système sont sainement appréciés par le gouvernement lui-même. L’affermage, déjà condamné par le hatti-chérilf de Gulhané, vient d’être l’objet de l’attention d’un comité institué pour l’examen des questions de finances. L’avis de ce comité, composé des principaux fonctionnaires de l’empire, a été que les agens du gouvernement ne devaient plus être autorisés à se présenter aux enchères. C’est un pas décisif vers l’abolition complète de ce ruineux système ; souhaitons qu’elle ne se fasse pas long-temps attendre.

La capitation, haradje ou djizié, ne s’étend qu’aux rayas, c’est-à-dire aux sujets non musulmans du grand-seigneur. Tout adulte mâle est soumis au haradje, qui se divise, proportionnellement aux fortunes, en trois classes plus riches paient annuellement 60 piastres, la classe moyenne 30 piastres, les moins aisés 15 seulement. En général, cet impôt est considéré comme une compensation du service militaire, auquel les rayas n’ont point été astreints jusqu’à ce jour. Long-temps le haradje a été perçu par des agens spéciaux qui n’épargnaient aux rayas ni les humiliations gratuites, ni les exactions. Bien que ces abus aient disparu, il vient d’être arrêté que le mode de perception serait changé, en attendant sans doute que le caractère de l’impôt soit lui -même modifié. Désormais les patriarches, chefs des diverses communions chrétiennes, ainsi que le khakam-bachi ou chef des Juifs, seront pour la capitation les intermédiaires entre leurs coreligionnaires et le fisc. Il est difficile de croire que ce nouveau mode de perception soit plus profitable au trésor que l’ancien, à moins que, par un système d’abonnement, l’état ne se fasse garantir une somme fixe. L’impôt paraîtra moins onéreux aux populations : c’est peut-être le seul avantage que l’on puisse attendre de cette innovation.

Nous touchons à un sujet d’un intérêt non moins grand, et qui nous éloigne moins des idées économiques de l’Occident : les douanes. Le système douanier de la Turquie a pour base les traités conclus avec les puissances européennes. En 1838, la Porte négocia simultanément avec la France et l’Angleterre un traité de commerce que l’Angleterre d’abord, et la France peu de temps après, signèrent avec le sultan. D’après ce traité, les marchandises importées en Turquie paient un droit d’entrée de 5 pour 100 qui se décompose ainsi : 3 pour 100 pour le droit d’entrée proprement dit, 2 pour 100 de droit supplémentaire au sortir de la douane en remplacement des anciens droits de circulation à l’intérieur. Les marchandises provenant du sol et de l’industrie de l’empire ottoman sont frappées à l’exportation d’un droit de 12 pour 100, dont 9 pour 100 à l’arrivée des marchandises à l’échelle où elles doivent être embarquées, et 3 pour 100 lors de l’embarquement. Ce droit de 12 pour 100 remplace les droits multiples et sans cesse variables auxquels les marchandises étaient soumises quand le monopole n’interdisait pas absolument l’achat et l’exportation. Frapper de 12 pour 100 l’exportation des produits indigènes, quand l’importation des marchandises étrangères n’est assujettie qu’à un droit de 5 pour 100, a paru à quelques esprits une absurdité ruineuse : cet arrangement semble, en effet, contraire aux principes qui règlent d’habitude les rapports des nations industrielles et commerçantes ; mais, indépendamment des intérêts politiques qui faisaient à la Turquie un devoir de signer ce traité, deux considérations fondamentales peuvent lui servir de justification à ses propres yeux. Elle n’était, elle n’est et ne peut être une puissance industrielle. Puissance agricole, elle n’impose pas la terre ; elle peut donc et doit en imposer les produits. De ce point de vue, c’est l’organisation des douanes qui prête le moins à la critique, et qui par suite est le moins susceptible en elle-même d’améliorations profitables au trésor.

Le gouvernement turc peut toutefois en tirer des revenus très supérieurs à ceux qu’il perçoit aujourd’hui. De quelle manière ? Ce n’est point en cherchant à modifier les conventions commerciales avec les puissances étrangères, c’est en favorisant à la fois la production et la circulation dans le sein de l’empire. Qui doute que, sur ce territoire à la fois si vaste et si fertile, l’agriculture ne pût faire des merveilles avec des voies de communication praticables aux voitures entre toutes grandes villes et dans le voisinage de la mer ? D’autre part, ces mêmes avantages d’un transport plus rapide et moins coûteux ayant pour effet de mettre plus à la portée des populations les objets de commerce Manufacturés à l’étranger, l’importation comme l’exportation recevrait des encouragemens et des développemens nouveaux. Voilà quel serait l’unique moyen d’augmenter les revenus de la douane, et une réforme de ce genre donnerait sans nul doute la plus heureuse impulsion à la fortune des particuliers comme à celle de l’état.

Il nous reste toutefois à tenir compte de difficultés qui sont une entrave déplorable au développement du commerce et au progrès des finances publiques : nous voulons parler du numéraire et de l’énorme différence qui existe entre la valeur intrinsèque de la plus grande partie de la monnaie turque et sa valeur nominale. La nécessité d’arrêter la dépréciation de la piastre a provoqué l’organisation d’un ensemble d’opérations appelé à Constantinople le système du maintien des changes. Il est inutile d’ajouter que l’efficacité de ces mesures importe autant au commerce européen qu’à la Turquie. Il n’y a plus de commerce possible là où un marché à terme, stipulé en piastres, pourrait, par une dépréciation subite non sans exemple, présenter pour le vendeur une perte de 50 pour 100. Admettons que le commerce soit un Protée assez habile pour trouver d’autres moyens d’échange ; il est manifeste que la transition ne s’accomplirait pas sans de grandes catastrophes financières.Quant au gouvernement turc, dans la position où la nature de ses richesses et les traités le placent, il ne pourrait payer les produits de l’Europe avec le numéraire européen qu’en perdant d’un seul coup toute la différence qu’il y a entre la valeur réelle et la valeur nominale de la piastre turque.

Depuis plus d’un siècle, les souverains ottomans, en vue de faire face aux dépenses extraordinaires, avaient adopté l’usage ruineux et immoral de l’altération du titre des monnaies, léguant à leur successeur actuel le châtiment immérité de l’imprévoyant abus de leur toute-puissance. La piastre turque, dans l’origine, correspondait, pour la valeur, au talaris de la reine (5 fr. 20 c.). Depuis sa dernière altération, à l’époque de la guerre contre la Russie en 1828, elle est devenue, sous forme de bechliks ou pièce de 5 piastres, une monnaie d’un titre si réduit, que dans le cas où sa valeur courante serait réglée sur sa valeur réelle, 8 piastres ne feraient pas un franc. Les deux termes extrêmes sont donc la piastre d’avant l’année 1710, valant plus de 5 francs, et la piastre de 1828, qui ne correspond pas à 12 centimes. On évalue à 400 millions de piastres la masse de ces dernières monnaies dans la circulation. Ces pièces avec les billets (kaymés) constituent presque à elles seules le numéraire d’origine turque dans l’empire ottoman. Les autres monnaies courantes en Turquie sont, avec la pièce de 6 piastre (altilik), d’un titre altéré, qui toutefois contient encore 462 millièmes d’argent pur, les pièces d’or anciennes de 20 piastres, les pièces d’or nouvelles de 100 piastres et de 50 piastres, les pièces d’argent nouvelles de 20 piastres, 10 piastres, 5 piastres. 2 piastres, 1 piastre, qui contiennent en or ou en argent une proportion égale à la quantité admise dans la fabrication des monnaies par les gouvernemens européens.

On évalue à environ 200 millions de piastres le chiffre de ces monnaies de bon aloi frappées depuis 1844 ; par malheur, elles se sont peu à peu retirées presque complètement de la circulation, par suite des spéculations auxquelles elles ont donné lieu. À ce numéraire de coin ou d’origine ottomane, il faut ajouter les monnaies étrangères, dont le nombre varie suivant l’élévation ou l’abaissement du prix qu’on leur attribue. Voici le tarif établi en 1844 par le gouvernement turc pour les principales monnaies étrangères sur le marché de Constantinople :


Piastres fortes d’Espagne 22 piastres 32 paras[3]
Talaris d’Autriche, dits de la reine 21 piastres 30 paras
Pièces de 5 francs 21 piastres 10 paras
Carbovanz russes 16 piastres 37 paras
Ducats de Hollande, de Venise et d’Autriche 50 piastres

Par malheur, ce tarif officiel n’a jamais été et est encore moins aujourd’hui la règle des valeurs étrangères. Dans les transactions commerciales, le carboyanz est reçu pour 18 piastres, le ducat pour 52, et ainsi de suite.

Depuis 1828, date de la dernière altération de la piastre, jusqu’en 1834, le change, c’est-à-dire le rapport pratique entre la piastre et la livre sterling, a varié de 60 à 98. Toutefois il n’a pas alors dépassé ce chiffre, bien qu’en raison de la valeur intrinsèque, des pièces de 5 piastres la pièce d’or anglaise eût une valeur réelle de 225 piastres. On conçoit quelles fluctuations désastreuses résultaient de là pour le commerce européen en Turquie.

En 1834, lorsque la Turquie reçut de la Grèce, pour prix de cessions de territoire, la somme de 18 millions de piastres, on conçut l’idée d’une opération de banque destinée à prévenir de plus grands désastres. Cette opération consistait à fournir aux négocians établis en Turquie tout le papier qui leur était nécessaire pour faire leurs retours à Marseille, Vienne, Paris et Londres. On réussit en effet à maintenir le change à 98 un quart pour la livre sterling, et cela durant deux années environ. Après de nouvelles fluctuations, on le vit cependant s’élever jusqu’à 127 et demi. Aussi, en 1843, le divan remit-il en vigueur le système du maintien des changes combiné avec l’émission progressive d’un numéraire de bon aloi en remplacement des monnaies altérées, que l’on devait démonétiser jusqu’à concurrence de 7 millions et demi par an. Les opérations commencées alors n’ont plus été interrompues ; seulement on a bientôt renoncé à la démonétisation des bechliks.

Cette fois, on avait pris pour base la valeur réelle de l’ancienne pièce d’or de 20 piastres, et l’on avait fixé à 110 le rapport de la piastre à la livre sterling. En même temps, une ordonnance impériale vint interdire la circulation de toutes les monnaies étrangères et de toutes les anciennes monnaies ottomanes qui prêtaient à la spéculation. Celles-ci étaient reçues et changées à l’hôtel des monnaies ; quant aux monnaies étrangères, l’échange restait facultatif dans les transactions entre Européens ; il était interdit aux sujets du grand-seigneur de les recevoir en paiement. Ces résolutions, notifiées à toutes les ambassades et mises en pratique, ne motivèrent point de réclamations sérieuses. Tous les agens financiers avaient à leur disposition les fonds nécessaires pour opérer les échanges ; mais on n’y pourvut pas toujours avec l’exactitude du premier moment : la surveillance de l’administration se relâcha. L’abusa reparu dans des proportions et avec des conséquences telles qu’une commotion politique en Europe eût pu à la fin amener une crise financière désastreuse pour la Turquie.

Voici quelles sont, dans la situation présente, les conséquences du cours abusif des monnaies étrangères. Constantinople n’est pas seulement le principal entrepôt du commerce de la Turquie ; c’est en même temps le point par où passent toutes les denrées coloniales et les objets de commerce destinés à la Perse et aux états de l’Asie occidentale. Les étoffes et les produits de fabrique anglaise pénètrent également par le moyen d’une contrebande très active et très étendue dans les provinces du Caucase et jusqu’au sein de la Russie. Toutes ces marchandises sont payées en carbovanz russes. Toutes les fois que cette pièce de monnaie russe obtient à Constantinople un cours plus élevé que la valeur réelle, on l’y voit affluer. Qu’arrive-t-il ? C’est que le gouvernement turc en est réduit à faire, en Europe, le retour en papier des marchandises fournies par contrebande à la Perse, aux états limitrophes, à la Russie. Le commerce d’Odessa et de toute la Russie méridionale, profitant de cette valeur exagérée de la monnaie étrangère en Turquie, se sert alors de la banque de Constantinople pour faire passer des fonds en Europe. Des spéculations s’organisent pour acheter des piastres avec des carbovanz, et pour demander, des piastres à la main, des mandats à la banque. C’est ainsi que les traites fournies par cette banque se sont élevées dans les derniers temps à la somme annuelle de plus de 400 millions de piastres. Les exportations de la Turquie lui procurent sans doute des valeurs avec lesquelles elle couvre ses correspondans de Londres ; mais ces valeurs sont loin d’être suffisantes, bien qu’il soit constant que, dans les bonnes années, les exportations balancent l’importation. On comprend les raisons de cette insuffisance. Le montant des traites que le gouvernement turc doit fournir au commerce, au lieu de n’être que la différence entre l’importation et l’exportation de la Turquie, s’augmente de tout ce que la Perse et une partie de la Russie doivent aux négocians de l’Occident. La banque de Constantinople est donc, depuis quelque temps, obligée de couvrir ses correspondans par l’envoi de numéraire qu’elle surpaie. De là la disparition de presque toutes les monnaies nouvelles d’or et d’argent. En 1848, année d’ailleurs déplorable pour le commerce de toute l’Europe, la perte a été de 14 millions de piastres. C’est là une situation intolérable qui pèse tristement sur les conditions du budget, et de tous les vices du système financier de la Turquie, c’est peut-être celui qui exige les remèdes les plus énergiques et les plus prompts. Hâtons-nous de dire que le divan n’a point d’illusion à cet égard, et qu’une réforme du numéraire plus radicale que les précédentes est dès à présent dans ses intentions. Le reproche qu’il aura encouru, ce sera seulement d’avoir trop tardé.

Puissent donc les ministres actuels du sultan mettre à profit le calme qui règne aujourd’hui dans toutes les provinces de la Turquie ! Il ne s’agit plus seulement de montrer des sentimens d’équité et de tolérance ; il est temps de faire entrer la justice dans l’organisation des finances, de condescendre à pratiquer modestement l’économie politique. Il faut accroître dans une proportion considérable le mouvement de la propriété et du commerce, pour augmenter d’autant les revenus de l’état. Le budget de l’année courante présente un déficit d’environ 110 millions de piastres ; d’autre part, les routes à ouvrir, l’instruction publique, le service des mines, des eaux et forêts, l’entretien des forteresses, exigent des dotations spéciales qui ne figurent point au budget. Ces dotations ne peuvent pas être portées à moins de 100 millions de piastres ; c’est donc une somme de 210 millions que la Turquie doit dès à présent chercher dans de nouvelles ressources. Ces ressources, le divan peut les demander soit à une nouvelle émission de papier-monnaie à 6 pour 100, soit à l’emprunt, soit enfin à des réformes qui élèveraient tout d’un coup d’une manière sensible le produit des dîmes, et faciliteraient l’établissement d’un impôt foncier par la transformation des vakoufs en terres libres. Si l’on préfère le moyen le plus honorable et le plus hardi ; il n’y a point à hésiter, c’est celui des réformes d’ailleurs ceux qui ont vu de près le gaspillage que produit nécessairement le système actuel ne craignent pas d’affirmer qu’elles suffiraient à rétablir avant trois ans l’équilibre des recettes et des dépenses.

Les entraves que le parti de la réforme peut encore aujourd’hui rencontrer dans les mauvaises dispositions de ses adversaires sont nombreuses sans doute, en dépit des améliorations déjà accomplies ; mais ces améliorations, dont chacun peut dès à présent apprécier le caractère, ont été gênées en leur temps par des obstacles bien autrement redoutables. Depuis le jour sanglant où le sultan Mahmoud rendit possible l’institution d’une nouvelle armée régulière, par l’extermination d’une milice indisciplinée, jusqu’au jour plus calme de la proclamation du hatti-chérif de Gulhané, qui a inauguré la tolérance, l’empire ottoman a passé par les plus terribles vicissitudes ; il a été éprouvé par toutes les calamités. Et cependant c’est au milieu même de cette succession de guerres civiles et de guerres étrangères, toutes également malheureuses, que la pensée de la réforme a grandi : tout était à tenter, tout était obstacle, et combien de raisons alors de douter du succès ! Au dehors l’Europe indifférente ou hostile, au dedans les populations chrétiennes surexcitées par l’exemple de la Grèce et de l’Égypte, enfin une complète anarchie administrative avec des fonctionnaires malveillans et ignorans, tel était le spectacle que le divan avait devant les yeux. Chacun prédisait la ruine prochaine de l’empire turc, tant le mal semblait irréparable ! Le gouvernement du sultan n’a pas reculé devant sa tâche, et s’il n’a pas réussi en toutes choses au gré de ses voeux, il a obtenu du moins des résultats dont les populations lui tiennent compte, et qui lui ont rendu à lui-même plus d’énergie et de vigueur. Le bien qui est accompli est une aide, un encouragement pour ce qui reste à entreprendre. La tâche, quoique laborieuse encore, est devenue plus facile qu’aux premiers temps de la réforme. Les hommes qui ont pris, avec le sultan Mahmoud et son jeune successeur, l’initiative des innovations ont trop de patriotisme pour s’arrêter à moitié chemin.


BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.

YO SAN FI-ROK, OU L’ART D’ELEVER LES VERS A SOIE AU JAPON[4]. — Cet intéressant ouvrage parait augmenté d’un commentaire de M. Mathieu Bonafous, l’un de nos agronomes les plus éminens, les plus érudits, et dont les studieuses recherches ont déjà contribué puissamment, à diverses époques, aux développemens de l’industrie de la soie : c’est la traduction exacte d’un livre japonais, le premier qui ait passé tout entier, dans notre langue. Le traducteur est le docteur Hoffmann, de Leyde, interprète du roi des Pays-Bas, le seul orientaliste d’Europe qui possède complètement la langue japonaise. M. M. Bonafous a enrichi le travail du docteur Hoffmann de notes destinées à comparer les connaissances de l’Orient sur ce sujet avec celles que possèdent aujourd’hui les peuples occidentaux. « Mises ainsi en parallèle avec les nôtres, ces pratiques séculaires, dit M. Bonafous, marqueront l’intervalle qui sépare l’Asie de l’Europe dans l’industrie sérigène, et ce livre, avec ses mythes, ses légendes, jetés à travers d’utiles préceptes, éclairera les esprits curieux d’étudier l’origine, les phases et les progrès d’une industrie désormais associée à la marche active de notre civilisation. » Les développemens immenses qu’avait reçus en Europe cette industrie laissaient douter, en effet, que nous eussions beaucoup à apprendre à ce sujet des nations asiatiques, lorsqu’en 1837 un célèbre sinologue, M. Stanislas Julien, fut appelé par le gouvernement français à faire un résumé des principaux traités chinois sur cette matière. Ce travail révéla une foule de détails mystérieux ou imparfaitement connus, relatifs à un art contemporain des âges primitifs du Céleste-Empire ; il fit connaître des méthodes, des pratiques sanctionnées par quarante siècles d’expérience, qui excitèrent partout une heureuse émulation, et permirent à l’industrie séricole en Europe de rivaliser sans désavantage avec celle des contrées dans lesquelles cet art a pris naissance, et dont un insecte au fil d’or constitue aujourd’hui la principale richesse.

Cependant la Chine n’est pas seule à posséder, avec l’Inde et la Perse, des procédés dignes d’être étudiés par ceux qui se livrent en Europe à la culture de la soie. À quelque distance de la côte orientale de l’empire du Milieu existe une vaste contrée où cette culture n’est ni moins prospère ni moins honorée. Peuplée de quarante millions d’habitans aussi civilisés et doués de plus d’intelligence que toutes les nations asiatiques qui les environnent, cette contrée est le Japon, le Ji-pen des Chinois. Isolé au sein des mers et gouverné, depuis deux mille ans, par des lois d’intolérance et de haine envers les étrangers, l’archipel japonais s’est déclaré, il y a deux siècles, inaccessible à toutes les nations européennes, les Hollandais exceptés. Ceux-ci, de même que les Coréens et les Chinois, dépossédés de leurs voiles et de leurs armes, vivent comme des prisonniers d’état dans une île dépendante de la ville de Nangasaki, la petite île de Dezima, où ils ne voient que des interprètes japonais, obligés par un serment solennel de garder le silence sur les affaires du pays. Depuis Marco Polo, le premier navigateur qui, dès le milieu du XIIIe siècle, signala l’archipel du Japon que Mendez Pinto reconnut trois siècles plus tard, quelques missionnaires et deux médecins naturalistes ; Koempfer et Thunberg, au XVIIe et au XVIIIe siècles, soulevèrent un coin du voile qui dérobait ces îles à la curiosité universelle. Isaac Titsing, directeur du commerce hollandais à Nangasaki, durant un séjour de quatorze années, y recueillit les notions les plus exactes et les plus secrètes qu’il fût possible à un étranger d’acquérir. Malheureusement, sa mort, survenue à Paris en 1812, ne permit pas de publier ces précieux documens. Les compagnons de Krusenstern, dans son voyage autour du monde, et quelques membres du comptoir hollandais de Dezima, ont eu des rapports trop difficiles avec le Japon pour que l’on puisse tirer de leurs écrits des révélations importantes. On attend mieux d’une publication que prépare M. de Siebold, savant allemand, chargé par le gouvernement colonial de Batavia de réunir tout ce qu’il est possible de se procurer sur l’histoire sociale, physique et naturelle de l’archipel japonais. M. de Siebold est, de tous les voyageurs, celui qui jusqu’à ce jour a exploré avec le plus de succès ces îles inhospitalières. Le jardin botanique qu’il a créé dans file de Dezima, ses voyages à la cour impériale de Yédo, ses liaisons avec les astronomes, les géographes, les médecins les plus renommés du pays, ont dû mettre ce docte et hardi naturaliste à même de s’approprier, durant le séjour qu’il fit au Japon de 1823 à 1830, tous les élémens nécessaires au travail qu’il publie en langue allemande sous ce titre Nippon.

Depuis cette époque, les événemens politiques qui ont ouvert les abords du Céleste-Empire donnèrent à croire que les Japonais en viendraient à modifier leurs lois contre les étrangers, et qu’ils laisseraient la civilisation occidentale pénétrer dans leur territoire sous la forme du commerce et de l’industrie. Le roi de Hollande, voulant faire abroger ces lois sévères, traça à l’empereur du Japon le tableau des événemens inattendus qui ont forcé la Chine à multiplier, malgré elle, ses points de contact avec toutes les nations de la terre. Le monarque concluait de ce nouvel état de choses que le Japon, dans l’impossibilité, par son voisinage de Hong-Kong et de Chusan, d’échapper au même sort, devait prévenir une crise prochaine par des concessions capables de satisfaire les Européens. D’aussi graves remontrances, le vœu manifeste des insulaires de communiquer librement avec le reste du genre humain, leur nature plus pacifique que celle des Chinois, le vif intérêt que les autorités japonaises semblent porter aujourd’hui au progrès intellectuel ainsi qu’au mouvement politique des nations de l’Occident, le soin que ces autorités prennent d’entretenir à Nangasaki un bureau de linguistes chargée de traduire dans la langue nationale l’histoire des découvertes les plus récentes dans les sciences, les arts et l’industrie, tout semblait présager l’ouverture d’une ère nouvelle et des relations suivies entre l’Europe et le pays le plus reculé de l’Asie orientale. Néanmoins, deux années après avoir reçu les sérieuses exhortations qui lui étaient faites, l’empereur du Japon fit une réponse toute contraire à celle qu’on attendait de lui. « J’ai suivi avec attention, écrivit le potentat asiatique au monarque néerlandais, son fidèle allié, les événemens qui ont amené une réforme fondamentale dans la politique de l’empire chinois, et ces événemens mêmes, sur lesquels s’appuient les conseils que vous m’adressez, sont pour moi la preuve la plus claire u’un royaume ne peut jouir d’une paix durable que par l’exclusion rigoureuse de tous les étrangers. Si la Chine n’avait jamais permis aux Anglais de s’établir sur une vaste échelle à Canton et d’y prendre racine, les querelles qui ont causé la guerre n’auraient pas eu lieu, ou les Anglais se seraient trouvés si faibles qu’ils auraient succombé dans une lutte inégale ; mais, dès l’instant qu’on s’est laissé entamer sur un point, on est devenu plus vulnérable sur les autres. Ce raisonnement a été fait par mon trisaïeul lorsqu’il s’est agi de vous accorder la faculté de commercer avec le japon, et, sans les témoignages d’amitié sincère que vous avez souvent donnés à notre pays, il est certain que vous auriez été exclus comme l’ont été toutes les nations de l’Occident… L’avenir vous prouvera que notre politique est plus sage que celle de l’empire chinois. »

Plusieurs fois les Anglais, qui, en 1613, avaient eu un comptoir à Firando, essayèrent de renouer des liaisons de commerce avec le Japon, mais toujours inutilement. Leur démarches, fréquemment renouvelées eurent le même sort que celles que les Portugais, les Espagnols, les Russes, les Danois et les États-Unis d’Amérique firent, à diverses reprises, pour pénétrer ou se maintenir dans l’archipel japonais. L’histoire dira comment, en 1846, l’expédition dirigée par le contre-amiral Cécille jugea nécessaire de s’éloigner de la baie de Nangasaki un jour et deux nuits après y avoir jeté l’ancre. Depuis le funeste voyage de Lapérouse, jamais le pavillon français ne s’était montré dans les mers du Japon. De tels faits ne montrent-ils pas le puissant intérêt que peut avoir l’Europe à se procurer tous les documens capables de l’initier aux arts, aux lettres, à l’industrie, aux mœurs d’un pays dont la civilisation est réellement très avancée sous plusieurs rapports ? Et puisque, séparé du reste du monde par les mers dangereuses qui, baignent ses rives et par les lois immuables qui en défendent l’entrée, l’empire du Japon veut à tout prix perpétuer son système d’isolement, ne semble-t-il pas autoriser, par cela même, toutes les tentatives qui ont pour but de percer l’obscurité qui l’enveloppe et de lui ravir sans scrupule tout ce qui peut servir à nous éclairer sur les diverses branches de son savoir ? C’est ainsi que M. de Siebold, à la suite de sa mission scientifique au Japon, est parvenu à enrichir la bibliothèque sino-japonaise du roi des Pays-Bas du livre classique sur l’industrie sérigène du Japon, écrit au commencemen.t de ce siècle par Ouekaki-Morikouni, et dont M. Mathieu Bonafous vient de publier la traduction sous le titre de Yo-san-fi-rok.

Les préceptes que renferme ce livre résument ce que la réflexion, l’étude et l’expérience d’un grand nombre de siècles avaient lentement amassé. Ces détails sont souvent présentés sous la forme d’allégories, de paraboles, de légendes qui leur donne une physionomie toute particulière et plus saisissante. Ils se lient d’ailleurs avec des notions historiques entièrement neuves qui se rapportent à l’origine de cette industrie à la Chine et au Japon. D’après les données précises du Nippon-ki, où sont consignées les annales les plus anciennes de l’empire japonais, ce serait à des émigrans du continent asiatique, c’est-à-dire de la Chine et de la péninsule coréenne, que le Japon dut ses premières connaissances sur l’art d’élever les vers à soie. Vers l’an 289 de notre ère, deux chefs de famille ; arrivés de la Chine avec une suite de dix-sept personnes, se réfugièrent au Japon, où ils jetèrent les fondemens d’une tribu sino-japonaise. Quelques années après, ils retournèrent en Chine et en ramenèrent quatre jeunes filles ; dont deux couturières et deux tisseuses : L’une de celles-ci savait fabriquer les étoffes de soie unie et l’autre les étoffes brochées. Ainsi l’époque de l’introduction du ver à soie au Japon n’aurait précédé que de deux siècles environ celle à laquelle deux moines de l’ordre grec de Saint-Basile apportèrent cet insecte en Europe sous le règne de Justinien ; mais c’est seulement au Vie siècle que le prince Sjo-tok-daï-si, pour soulager le peuple dans un moment de détresse, lui enseigna l’art d’élever les vers à soie qui, dès lors, devint une branche importante de l’industrie japonaise.

Les préceptes que ce prince établit à ce sujet forment, avec ceux de Tsin-yang-tsiouen, le code général de cette industrie, et les connaissances modernes y ont ajouté peu de chose. Tout ce qui regarde le choix de la graine, l’éclosion de l’insecte, le soin de sa nourriture, le temps des mues ou des repos, le transport des vers sur les claies est l’objet de règlemens minutieux. Toutes les opérations suivantes s’exécutent au milieu des jeux et des chants. C’est pendant cette période, et ordinairement au mois d’avril, que l’empereur célèbre la fête nommée Ta-lao, fait des offrandes de cocons dans la salle des ancêtres et ordonne le commencement du dévidage. L’impératrice elle-même dévide le premier fil, noble exemple qu’elle donne aux dames de sa cour et à toutes les femmes, de même qu’à la fin de l’hiver, elle plante un pied de mûrier de ses propres mains, et que l’empereur, conduisant la charrue, ouvre solennellement le premier sillon.

Les Chinois font remonter chez eux l’usage de la soie au temps de Fo-hi, leur premier souverain ; mais Fo-hi, né de l’union d’une vierge avec l’arc-en-ciel, paraît être un mythe plutôt qu’une réalité historique. Les sectateurs du culte des génies rapportent cette origine à une époque non moins reculée. Les mythes qui s’y rattachent donnent à cette industrie une consécration religieuse qui solennise et protége ses progrès. D’après ces traditions, ce fut l’épouse de l’empereur Hoang-ti qui introduisit la culture de la soie parmi les tribus agricoles de la Chine. La postérité reconnaissante plaça l’impératrice Si-ling-chi au rang des divinités du Céleste-Empire, sous le nom d’Esprit des mûriers et des vers à soie ; elle l’honora comme le génie tutélaire de cette industrie et lui assigna une place au ciel dans une constellation connue sous le nom de Tchân-fang (la maison des vers à soie), et représentée par quatre étoiles que les Chinois appellent Tienssé. Selon les traditions japonaises, la petite-fille de l’Esprit du feu, la créatrice de tout ce qui sert à la nourriture, engendra les vers à soie de ses sourcils, et le fils de l’Esprit du feu enseigna aux hommes l’art de les élever. On célèbre la fête de ces génies tutélaires de l’industrie de la soie l’un des premiers jours du cycle sexagénaire. Après la purification de la maison, on place la table vers le nord-est et on l’orne de branches de mûrier. On fait alors des offrandes de gâteaux, de cocons sur des feuilles de mûrier, et enfin des libations. Les peuples du Japon célèbrent cette fête le septième jour du septième mois de l’année. Les femmes et les jeunes filles se rassemblent à la lueur des étoiles ; elles étendent des fils de soie de diverses couleurs, font des offrandes de gourdes, de calebasses ou autres fruits pareils, et prient pour obtenir du ciel la dextérité nécessaire au tissage. Si, pendant la nuit, une araignée descend sur leurs offrandes, cet événement présage que leurs vœux seront exaucés.

L’ouvrage publié par M. Bonafous a, on le voit, un double intérêt scientifique et poétique. Le Yo-san-fi-rok est imprimé avec luxe et orné de cinquante planches gravées d’après les dessins originaux. C’est un nouvel exemple du zèle désintéressé qui distingue l’éditeur du Yo-san-fi-rok, et dont il a déjà fait preuve dans plusieurs publications analogues, non moins dignes de l’intérêt des savans que du suffrage des gens de goût.
P.-A. C.


V. DE MARS.

  1. Bien que le gouvernement turc, à l’exemple des gouvernemens constitutionnels, publie depuis quelques années un Annuaire officiel, son budget est encore un secret d’état. Les renseignemens que nous donnons sur cette partie de l’administration ottomane, dus à une personne bien placée pour les recueillir aux meilleures sources, pourront, nous le croyons, servir à éclairer le divan lui-même sur les besoins et les ressources de la Turquie.
  2. La piastre turque représente aujourd’hui 0,23 centimes environ.
  3. Il y a quarante paras dans la piastre.
  4. Un vol. in-8o, Paris, chez Mme Bouchard-Huzard, 7, rue de l’Eperon ; Turin, chez Bocca.