Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1850

Chronique n° 443
30 septembre 1850


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 septembre 1850.

L’exécution de la nouvelle loi sur la presse quotidienne donne au public un spectacle assez neuf pour que la première idée qui nous vienne aujourd’hui soit tout d’abord d’en constater l’effet. L’effet n’est pas précisément celui qu’en général on attendait le plus. Il semblait au commun des hommes que la presse quotidienne dût avoir mille arcanes qu’on allait enfin percer, et leur curiosité jalouse portait aux nues le courage des législateurs qui avaient osé déchirer le voile de ces détestables sanctuaires. On était sûr d’avance qu’on ne pouvait manquer d’apprendre beaucoup de choses et de lever beaucoup de masques. Nous verrons, songeaient les profanes, quels étaient ces donneurs d’avis qui nous conseillaient, et les plus candides de ces respectables personnes qui prennent tous les matins leur opinion dans leur journal se réjouissaient d’un air assez sournois d’être dorénavant à même de savoir quoi penser du journaliste. Nous parierions cependant que cette malignité n’aura pas toute la satisfaction qu’elle se promettait, et jusqu’à présent on n’aperçoit pas que le régime de la signature forcée doive lui procurer sur le compte des écrivains beaucoup plus de renseignemens que ne faisait le régime de la signature volontaire. Il y a pour cela d’ailleurs de très bonnes raisons.

On a trop souvent répété, soit avec une ironie dénigrante, soit avec une prétentieuse naïveté, que la presse était un sacerdoce : on nous accordera du moins que c’est un état où il peut y avoir d’honnêtes gens. Nous appelons ici d’honnêtes gens ceux qui se préoccupent un peu plus de servir, même obscurément, la cause qui leur plaît que de jouer, même bruyamment, un rôle qui les produise. Des honnêtes gens qui ne volent pas et ne tuent pas, la France en est pleine ; de ceux qui croient assez à quoi que ce soit pour se sentir plus heureux d’être et d’agir au profit de leur croyance que de se montrer et de paraître au profit de leur vanité, de ceux-là certainement il y en a beaucoup moins dans notre pays, le pays de l’apparence. Tout ce que nous réclamons pour l’honneur de la presse, c’est le droit d’affirmer qu’il n’était pas impossible qu’elle en comptât pourtant quelques-uns dans ses rangs.

À côté de ces honnêtes gens dont nous parlons, n’était-il point naturel qu’il y en eût d’autres qui ne le fussent pas autant ? Étaient-ce donc des gens malhonnêtes ? Dieu nous préserve de le dire ! Nous leur rendrons au contraire tous les témoignages qu’ils voudront ; nous tiendrons leur parole pour parole d’évangile ; nous jurerons avec eux qu’ils ont toujours fait convenablement leurs petites affaires, qu’ils n’ont jamais égaré leurs mains dans de mauvaises besognes, ni pipé les dés dans de mauvaises parties ; qu’ils n’ont enfin jamais cessé d’être des modèles de science, de vaillance, de mœurs et de religion. Ainsi donc, non, ce n’étaient pas des gens malhonnêtes ; mais étaient-ce bien d’honnêtes gens dans le noble sens où l’entendait Pascal : « Les honnêtes gens sont ceux qui ne mettent pas d’enseignes ? » Eux au contraire, ils en mettaient beaucoup, et de beaucoup de couleurs, et des plus voyantes qu’il se pût imaginer. Il est même arrivé qu’ils promenaient leurs enseignes en carrosse par des jours de carnaval, et que ces enseignes, qui annonçaient l’endroit où se débitaient les catéchismes quotidiens de la vertu politique et de la vertu privée, n’étaient pas la chasteté toute pure en chair et en os. Il est arrivé qu’ils ont risqué tous les coups de tam-tam pour attirer la foule autour de leur marchandise, et plus encore autour du marchand. Ils ont révélé leur individu en l’accolant tout entier aux paradoxes les plus affectés, en s’incarnant, avec une certaine effronterie qui touche le vulgaire, dans les types les plus compromettans, en faisant d’eux-mêmes ce bon marché que tout le monde n’aime pas à faire de soi, mais que la multitude, haute ou basse, exige de ses courtisans. Pasteurs des peuples, ils se son voués à la conduite du troupeau, bien moins pour le conduire en effet que pour se procurer l’agrément d’écrire en grosses lettres sur un chapeau à panaches C’est moi qui suis le berger Guillot !

Or, maintenant, qu’est-ce qui résulte de la nouvelle loi ? Qu’est-ce qu’elle a divulgué ? Qu’est-ce que le public connaît ou connaîtra de plus de ceux dont il ne connaissait rien ? Peu de choses en vérité. Ils lui ont dit leur nom, parce que la loi l’exigeait ; ils ne lui ont pas dit et ne lui diront pas leur personne, dont le public n’a que faire. Par une singularité assez piquante, les seuls qui se soient particulièrement empressés de se faire connaître ne sont ni plus ni moins que ceux qui étaient déjà très connus. Ils posaient en buste, ils poseront désormais en pied. Qu’est-ce que le public y gagnera, qu’est-ce qu’y gagnera la dignité de la presse ? et le beau chef-d’œuvre que nous devrons à la pudeur méticuleuse de MM. de Tinguy et de Laboulie ! Écoutez le baron de Foeneste, l’homme d’importance de la vieille satire, l’homme des dehors glorieux et de la mine appétissante. Le voilà rasé de frais et vêtu au goût du siècle. Il est galant homme, et il aime à rire ; mais que personne n’en ignore ! il a pris ses grades dans la faculté, il a réussi sur tous les pieds dans le monde ; il a été Mécène, il est taillé pour être Fox ou Canning, il a patronné l’art, la politique et même la morale.

O la grande puissance
De l’orviétan !

Il n’est personne à qui volontiers il ne rende des points et personne d’assez matois pour se permettre de lui en rendre. La France ne lui appartient pas précisément encore, il ne la possède point en son propre et privé nom ; mais il est toujours sage de compter avec lui, aussitôt qu’on débarque sur la terre de France. Du reste, il ne fait rien que par attachement platonique ; il serait trop plaisant de lui en supposer d’autre et de lui prêter l’amour des bagatelles ! Lorsque des fonctionnaires éplorés ont couru soixante lieues de poste pour l’entretenir deux minutes, et pris d’assaut son antichambre pour le supplier de ne pas leur prendre leurs emplois, il les rassure le plus gaillardement du monde, tant il est bon prince, tant il a de bonne humeur !

O la grande puissance
De l’orviétan !

Voulez-vous une seconde entrée ? Dites si vous ne saviez point par cœur la physionomie que voici ? M. de Tinguy est bien avancé d’avoir fourni à cette figure boursoufflée une occasion nouvelle de s’étaler au soleil, et nous avions bien besoin d’entendre une fois de plus dérouler le chapitre pompeux de ces confessions gasconnes ! À qui cette signature peut-elle apprendre quelque chose ? Est-ce qu’il vous était sorti de l’esprit que cet homme de style était un parfait gentilhomme, un parfait catholique et un parfait bénédictin ? Hélas ! non, puisque les temps sont ainsi faits qu’une ame naïve, qui l’en avait cru bénévolement lui-même, nous le redisait encore l’autre jour d’un ton pénétré. En quoi cette inutile signature peut-elle donc diminuer ou accroître la gloire qu’on s’est toujours publiquement décernée, d’avoir été ou d’être en un seul et même individu légitimiste, féodaliste et absolutiste par instinct, par érudition, par vertu, — orléaniste par circonstance, et par espérance impérialiste-césarien, — feu M. de Boulainvilliers ou feu M. de Montlosier accouplé avec la très vivante et très sémillante personne de M. Romieu ?

Nous serions désolés qu’on se méprît sur le sens de ces observations qui nous échappent un peu malgré nous ; nous ne voudrions pas qu’on nous accusât d’entamer sans scrupule une polémique dangereusement passionnée contre laquelle, loin de là, nous essayons à tout hasard de prémunir la presse quotidienne. Nous avons rencontré deux exemples presque illustres qui pouvaient nous servir à signaler le piége que la loi nouvelle tendait aux journaux : nous en avons profité, mais, la main sur la conscience, sans parti pris d’invective. Cette loi trop ingénieuse sollicite évidemment les journalistes à faire leurs portraits dans leurs colonnes ; or, les portraits ainsi exposés, il ne chômera point de gens qui ne les trouveront pas beaux ; c’est bien la peine d’en faire ! Encore une fois, il n’y a point de propos délibéré dans les vivacités que nous n’aurons pu retenir à la vue des premières toiles qui nous sont tombées sous les yeux ; nous avons seulement estimé que, tout compté, le tort de notre brusquerie serait amplement racheté, si nous venions à temps pour dégoûter le journalisme de ce genre d’exhibition, en lui prouvant combien l’exhibition a peu réussi à ceux qui en ont déjà tâté. Nous ne croyons pas commettre d’injustice envers nos législateurs en soupçonnant que ce mauvais succès était dans les prévisions de la loi ; nous croyons encore moins manquer de respect à cette loi, respectable comme toutes celles qui ne sont pas encore abrogées, en souhaitant que l’événement trompe ces prévisions si peu flatteuses pour la presse quotidienne. Il ne dépend que des organes habituels de cette presse de laisser les personnes en dehors des articles, et d’effacer, comme ils étaient auparavant censés le faire, les individus derrière le journal.

Quel est en effet le but avoué de la loi qui pèse maintenant sur la presse quotidienne ? Nul autre que de rompre en morceaux cette unité collective qu’on, appelait le journal, qui était, si l’on veut, un être de raison, mais qui avait aussi sa raison d’être, qui représentait plus ou moins, suivant son plus ou moins de consistance, un centre, un foyer quelconque au milieu du morcellement universel des doctrines et des idées. Eh bien ! que les journalistes refassent le journal ainsi défait en s’ignorant en quelque sorte les uns les autres, en commençant surtout, s’il est possible, par s’ignorer eux-mêmes ; qu’ils aient garde de se donner mal à propos en spectacle pour le seul bénéfice de leur amour-propre, parce qu’enfin il y a des spectacles irritans, même pour des humeurs qui ne seraient pas irritables ; que les discussions soient d’une feuille à une autre feuille, et jamais d’un écrivain à un autre écrivain ; que le nom de l’auteur ne soit qu’au bas de l’article, et qu’il ne vienne point répéter à toutes les lignes : Je suis Pierre ou je suis Jean ! Il ne faut jamais tenter son prochain, et il est des esprits chagrins qui, n’ayant pas de goût pour ce nom de Jean ou pour ce nom de Pierre, s’en prendraient à l’article lui-même de l’y voir ainsi déborder.

Ce serait une belle victoire que la presse quotidienne remporterait sur ses mauvais penchans, de se discipliner sous l’empire d’une loi qui lui est hostile en prévalant par la tempérance individuelle contre l’intention hostile de la loi. Nous n’avons pourtant cet espoir qu’à moitié, et nous comprenons trop que cette froide sagesse ne soit pas à la guise du plus grand nombre. Le déploiement exagéré de la personnalité est une des maladies endémiques de l’époque. Cette maladie ravage surtout les gens de plume, plumes politiques et plumes littéraires ; il y a une certaine étourderie vaniteuse qui pousse ces oiseaux criards à faire crier les échos ; il y a là une race d’enfans terribles, ou, si nous étions moins polis, la race des gamins : bonnes petites gens qui, saintement et dévotieusement persuadés de leur ampleur, n’en sautent pas moins à cloche-pied et sautent pour tout le monde. Nous nous dépêchons d’ajouter que nous prions nos lecteurs d’excuser le terme risqué sous lequel nous rangeons cette nouvelle catégorie politique ; nous avons découvert le mot dans la rhétorique d’une des notabilités dont nous admirions tout à l’heure l’autobiographie. Comme cet ardent avocat « du pouvoir et de la société » ne paraissait pas craindre de blesser les convenances en l’appliquant, s’il nous en souvient, au général Lamoricière ou à M. Dufaure, nous avons pensé que le mot était peut-être devenu parlementaire.

Puisque nous sommes en train de prêcher au sujet de cette loi, dont le texte doit fournir encore plus d’une glose, nous ne terminerons pas sans écrire ici quelques mots à l’adresse des législateurs auxquels nous en sommes redevables. Il n’y a rien maintenant de si aisé à voir que la gêne subite de la presse, et le moment est assez agréable pour ceux qui lui ont fait ces ennuis. On conçoit qu’il y ait là une bonne occasion de plaisanteries dédaigneuses pour qui s’amuse dans le loisir de ses vacances à regarder de haut les pauvres journalistes engagés au milieu des nouveaux écueils dont on a semé leur océan. Suave mari magno… C’est vieux comme Lucrèce, et c’est bon tant qu’on est soi-même à l’abri ; mais les vacances n’ont qu’un temps, et le cœur de l’homme est éternellement le même. Le législateur, à bout de vacances, finit bien un soir ou l’autre par se faire orateur et gravir la tribune. Petit ou grand, il ne déteste point alors d’avoir auprès de lui, dans ses accès d’éloquence, non pas un joueur de flûte, comme l’avait Gracchus, pour les modérer au passage, mais un joueur de trompette pour les publier après coup. Lorsque le journaliste se confondait dans le journal, il pouvait être de circonstance ou même de rigueur d’emboucher à pleins poumons cette trompette élogieuse, et la raison d’état ou l’utilité publique commandait souvent à cet être abstrait qu’était le journal un panégyrique auquel le journaliste n’eût pu se dispenser de mettre une sourdine, s’il l’eût récité tout seul en personne naturelle. Cette sourdine viendra forcément à l’heure qu’il est. On ne peut pas signer Pierre ou Jean, Jean ou Pierre, et dire en face à M. tel ou tel qu’il a été terrible, pathétique, sublime, magnifique : ces choses-là ne se disent avec un nom d’auteur en bas de la page qu’aux chanteuses qui ont le faible de les aimer. Ce faible est naturellement moins pardonnable chez un homme d’état que chez une prima donna, et l’on en sait pourtant et de tous les bords qui souffriront à leur tour d’avoir perdu les admirations à outrance, en s’ôtant les admirateurs anonymes. C’est à peu près là tout le châtiment que nous leur souhaitons, quand nous sommes, nous aussi, de bonne humeur ; nous affirmons qu’il ne laissera pas d’être sensible, et, si mesquin qu’il soit, nous nous en contentons, parce que la faute en elle-même n’est pas moins mesquine. Qu’est-ce au fond que tout cela, sinon une vengeance d’amour-propre dirigée des couloirs du parlement contre le bureau du journal ?

Parlons de choses plus relevées. L’événement de la quinzaine, c’est la division qui a définitivement éclaté dans le camp légitimiste ; c’est l’apparition foudroyante du manifeste de Wiesbaden. Nous dirons toute notre pensée sur cette pièce remarquable, car il nous est facile de la dire sans manquer au respect que nous éprouvons pour les grandes infortunes. Tout au contraire, ce respect qu’il est si bon d’avoir dans le cœur vis-à-vis des hautes puissances déchues, cet attendrissement mélancolique que la fatalité de leur déchéance nous inspire, on le sent redoubler, et l’on s’enorgueillit pour elles, lorsqu’on les voit renoncer fièrement à se rendre possibles, en arborant toujours comme un étendard de salut le drapeau même sous lequel elles ont sombré, le signe sous lequel elles ont été vaincues.

Tel est, à notre sens, le mérite suprême de la circulaire sortie, « par hasard ou autrement, » comme l’insinue M. de Saint-Priest, du comité de la rue Monthabor. Nous supplions les hommes éminens qui paraissent aujourd’hui regretter assez vivement cette publicité imprévue de ne point tant crier à l’indiscrétion ou à la surprise. Il se peut que l’indiscrétion ait dérangé les plans éphémères et la courte sagesse de quelques enfans du siècle égarés parmi les enfans de lumière ; mais elle tourne à l’honneur des principes immuables du droit antique, elle glorifie le caractère de ceux qui, ne les voulant pas déserter, les embaument pieusement pour les porter dans leur sein, quand les principes eux-mêmes n’ont plus la force de se tenir. Nous ne disons pas que les noms, d’ailleurs si considérables, de M. le duc de Levis, de M. le duc des Cars, de M. le marquis de Pastoret, soient pour l’opinion légitimiste la meilleure garantie d’un succès très pratique et surtout très immédiat ; nous avouons même que c’est tout l’opposé qui nous paraît vrai. Nous disons seulement que, pour la bonne renommée de la France et pour celle de la branche aînée des Bourbons, nous préférons la franchise héroïque, la simplicité religieuse avec laquelle ces noms ont été choisis, aux équivoques et aux comédies avec lesquelles on les eût écartés.

Nous avons été sévères, nous le reconnaissons, pour les jeux prétentieux de Wiesbaden ; notre sincérité n’a peut-être pas eu tous les égards qu’elle devait aux sentimens qu’on essayait d’amuser par des démonstrations d’opéra-comique. C’étaient des sentimens intéressans, soit ; mais c’étaient des sentimens faux qui entouraient d’un nuage ridicule un prince dont on aurait dû ménager mieux la personne. Nous avons eu déjà bien assez d’éditions du roman de Charles-Édouard, et M. le comte de Chambord, assailli par ces députations de paysans mis à neuf et d’ouvriers pour rire, avait un moment été menacé de voir la majesté de son vieux principe et de son vieux rang étouffée sous le fatras de la popularité factice que lui, bâtissaient nos modernes faiseurs. M. le comte de Chambord s’est tiré de ce mauvais pas en véritable Bourbon ; il a prononcé sur lui-même et sur sa cause un juste décret, un décret de roi ; il a rompu d’un mot tous ces sortilèges de mauvais goût, toute cette fantasmagorie mensongère qui s’avisait de le métamorphoser, aux yeux de la foule, en le donnant pour ce qu’il n’était pas et ne pouvait pas être. Il a dit tranquillement, noblement, et ce qu’il était, et qu’il ne serait jamais que ce qu’il avait toujours été : Sit ut sit, aut non sit. Lorsque le grand Condé, par un sublime élan de jeunesse et de confiance guerrière, jeta son bâton de commandement dans les retranchemens de la ville qu’il assiégeait, il y eut des grenadiers pour l’aller chercher, et la ville fut prise. Le nouveau manifeste lancé par M. de Chambord au milieu des partis en discorde, c’est le bâton de Condé lancé dans les lignes ennemies ; reste à savoir si le hardi jeune homme trouvera des soldats pour courir le relever et pour le lui rendre à la face de la France. Le trait est beau d’audace, et nous en félicitons d’autant plus librement l’auteur, qu’il nous paraît fort douteux que l’audace soit heureuse.

Nous le félicitons aussi parce qu’il était à propos d’en finir avec ces légitimistes de contrebande qui brouillaient toutes les idées sans plus de cérémonie que s’ils n’avaient pas en même temps brouillé toutes les notions de morale politique. Les intrépides conciliateurs ne reculaient devant aucune bizarrerie d’assemblage hétérogène ; ils auraient, ou peu s’en faut, cousu la cocarde blanche au bonnet rouge. Ils avaient inventé de longue date une fameuse solution qui mettait d’accord la souveraineté du peuple et la royauté de droit divin, à la condition toute simple que le peuple fût toujours d’avis d’élire le roi, et le roi toujours d’avis d’être élu. Ils avaient refait tout exprès l’histoire de France pour y montrer leur système en action, afin qu’il fonctionnât du moins quelque part. Ils prétendaient même avoir reçu de bonnes paroles du comte de Chambord, qui a sans doute ses raisons pour ne mécontenter les gens qu’à la dernière extrémité. Par exemple, c’est justice de reconnaître que, l’extrémité venue, le jeune prince n’hésite pas et ne marchande pas. Il a condamné la doctrine de l’appel au peuple ; c’était peu : de ce même coup, il a restitué le dogme pur du droit absolu de la légitimité ; il a réclamé pour lui seul la direction impérieuse des consciences et des votes ; il a repris dans sa main tout ce qui lui reste de son état de France ; il a promulgué pour tous ceux qui étaient encore ses féaux le programme de son grand aïeul Louis XIV : « L’état, c’est moi. » N’en déplaise à M. de Saint-Priest, la circulaire signée de M. de Barthélemy dit tout cela ; elle le dit avec une autorité irréfragable, et nous répétons encore qu’elle fait bien de le dire.

À ce propos, nous comprenons beaucoup mieux le chagrin de M. de Larochejaquelein que l’embarras trop visible de M. de Saint-Priest. Dire tout cela, exiger l’obéissance passive, supprimer en vertu d’une consigne la diversité des impulsions individuelles, revendiquer au pied de la lettre l’ancienne monarchie, c’est se condamner et condamner tout son monde à l’immobilité. L’immobilité plait à de certaines natures qui ont pris leur parti de l’impuissance à laquelle leur destin les condamne, et qui ne se donnent de mouvement qu’autant qu’il en faut pour l’acquit de leur conscience. L’immobilité répugne à la nature bouillante et bretonnante de M. de Larochejaquelein. Il a une fois raconté qu’ennuyé du calme plat de la restauration, il s’en alla guerroyer contre les Turcs. Il a fait à l’intérieur, dans ces dernières années, quelque chose d’analogue ; il s’ennuyait tant de l’inertie avec laquelle les légitimistes de sang-froid se tenaient sur l’expectative, qu’il s’est attelé sans crier gare à toutes les impatiences des légitimistes d’aventure ; il a fait à l’intérieur sa campagne de Turquie.

De pareilles fantaisies ne sont assurément point messéantes, et elles ne déplaisent pas chez des individus ; mais, de borine foi, l’on ne saurait les imposer à tout un parti comme des règles de conduite. Le mouvement pour le mouvement, c’est une pratique salutaire, quand il ne s’agit que l’entretenir la santé du corps et de dépenser la surabondance de sève d’une organisation luxuriante. Plutarque nous rapporte que le vaillant Eumène, long-temps enfermé avec sa cavalerie dans la citadelle de Nora, s’avisa de suspendre ses chevaux en l’air et de les faire fouetter ainsi suspendus, afin de les forcer à piétiner dans le vide, et à se conserver dispos en piétinant rien que pour piétiner. Nous ne voudrions pas qu’on empêchât M. de Larochejaquelein de piaffer autant qu’il lui plaît, et nous convenons même avec ses amis qu’il piaffe de bonne grace. Nous prenons seulement la liberté de soutenir qu’il est des situations invincibles où la dignité des idées et des caractères, dans un parti politique, est infiniment moins sauvegardée par le bruit d’une agitation stérile que par le silence d’une attente impassible. Que cette impassibilité de l’attente ne devienne point à la longue de l’énervement et de la léthargie, c’est une autre question ; mais c’est une question aussi de savoir si les coups de tête multipliés des enfans perdus d’une avant-garde isolée ne sont point bientôt pour la fortune du drapeau qu’ils défendent des symptômes aussi funestes que le sont pour la durée de la lumière les derniers scintillemens d’un flambeau qui s’éteint.

Après avoir placé si haut le but auquel il vise, M. le comte de Chambord ne peut plus se rabattre aux calculs de la politique vulgaire ; comme il l’avait déjà dit, il n’est pas un prétendant, il est un principe. Ce principe qu’il affirme derechef dans son implacable intégrité, c’est, si l’on veut, un rivage de salut pour la France, mais un rivage bien ardu, bien lointain, pour que le navire de la France y puisse aborder. Qu’importe ? Ce n’est pas le rivage qui se déplace, c’est au navire d’approcher. Attendre debout sur ce promontoire que la marée amène jusqu’à ses pieds la barque battue des vents, telle est maintenant l’attitude que M. le comte de Chambord a choisie, et cette attitude nous plaît, parce qu’elle est celle d’un fils de roi. La barque, il est vrai, n’est pas toujours assez forte pour résister à la violence de la marée. Nous l’avons déjà vu. Nous avons vu plus d’une barque brisée contre le roc même où les ambitions qui la poussaient rêvaient un piédestal. Qu’importe encore une fois ? La France est si découragée, si lasse, si anéantie, qu’elle viendra s’échouer tôt ou tard comme un corps mort sur ce rivage désiré… E pur si muove et pourtant, dans la sincérité de notre ame, nous ne prévoyons pas une dissolution tout ensemble si complète et si incomplète, que la France épuisée, brisée, eût encore l’énergie singulière de venir renier tout ce qu’elle a cru, abdiquer tout ce qu’elle a voulu depuis soixante ans, ou demander inutilement aux anciens dieux qu’elle avait démolis la grace de ses nouveaux autels.

Nous regrettons cependant, du point de vue des nécessités présentes d’une situation transitoire, que des hommes d’ordre soient ainsi paralysés dans la liberté de leur action par la dépendance qu’ils sont désormais tenus de professer à l’égard de leur chef. Le moment est mal pris pour croire aux chefs infaillibles, aux juges commis par le Très-Haut à la délivrance d’Israël. Il se glisse malheureusement encore dans un camp tout opposé une erreur qui ne serait pas moins nuisible à la cause sociale pour laquelle on prétend aussi combattre de ce bord là, une erreur qui est pour ainsi dire à l’autre bout de celle des légitimistes, et qui, sans nous inspirer la même estime, nous causerait presque les mêmes regrets. Il n’y a point déjà tant de soldats en ligne dans l’armée de l’ordre pour que ce ne soit point un cruel déplaisir d’en voir qui font fausse route. Nous entendons ici parler d’une direction que nous remarquons depuis quelque temps chez des apologistes accrédités du césarisme. Notez bien que, nous ne confondons point, et que nous n’avons pas la moindre idée de chercher querelle aux honorables défenseurs d’une présidence plus ou moins constitutionnelle ; ce sont les prétoriens de l’écritoire que nous ne pouvons nous empêcher de gronder. Les voilà décidément qui s’ingèrent d’emprunter aux démagogues leurs meilleurs argumens, et ils ont l’heureuse idée d’en détourner le bénéfice au profit d’un futur césar. Le grand procédé de la démagogie, c’est de caresser la multitude pour lui improviser un tyran ; les choses se passaient déjà de la sorte bien avant qu’Aristote rédigeât un code sur la matière. Les nouveaux impérialistes vous déclament donc, sans barguigner, que toutes les couches supérieures de la société sont pourries, qu’il n’y a que le peuple, le vrai peuple, qui soit d’étoffe assez solide pour être de bon service. Ils vous assurent que les classes révolutionnaires ne sont pas les émeutiers qu’on penserait d’abord ; ce sont les marquis et les comtes de l’aristocratie de naissance, les bourgeois voltairiens de l’aristocratie d’argent et les bacheliers de l’Université, « ces bandes affamées qui encombrent toutes les voies de la société, comme les chiens qui couvrent les carrefours de Constantinople. » Le peuple, le bon peuple ne se mêlerait pas de révolutions, si on ne l’agaçait point ; il se méfie des hommes politiques de l’ancienne société : c’est pour cela qu’il ne faut pas se méfier de lui.

La conséquence directe de ce beau raisonnement sur la composition de la société en général, comment ne serait-ce pas un raisonnement analogue sur la composition particulière de l’armée ? Comment ne pas préférer aux sous-lieutenans et aux colonels, à ces aristocrates fiers de leurs épaulettes, à ces épauletiers, ainsi que les appelait justement je ne sais plus quel ambassadeur français de 1848, comment ne pas préférer à la morgue de cette hiérarchie militaire la vertu naïve, enthousiaste des caporaux et des soldats ? Il est des imaginations faciles à frapper qui se persuadent que la préférence filtre petit à petit de la doctrine dans les faits, et qu’elle se traduirait déjà par des communications qui n’enchantent point les états-majors. Puis, quelle est enfin la conclusion définitive de tout ce système de populacerie ? Aristote l’écrivait, il y a plus de deux mille ans, au chapitre des surprises : on en peut bien savoir maintenant aussi long que lui. Ayant donc posé en principe l’excellence instinctive du peuple, nos modernes Aristotes ont bientôt déduit de leurs prémisses que le peuple est naturellement appelé à désigner les hommes nécessaires, à décréter les cas de force majeure. Après quoi ils n’ont plus qu’à faire aller la musique et à marcher aux Tuileries sur l’air : Partant pour la Syrie !

Nous ne nous amuserons pas à réfuter la théorie des hommes nécessaires et des cas de force majeure. Il n’y a d’hommes nécessaires que si les hommes ordinaires n’ont pas rempli leurs devoirs ; il n’y a de cas de force majeure que si les forces régulières sont devenues impuissantes. Notre politique à nous, c’est qu’il faut commencer par tâcher d’enseigner aux hommes ordinaires la conduite qui leur sied, et par soumettre les forces régulières à la discipline qui les conserve. C’est une grande tâche à laquelle il est beau de dévouer sa vie, dût-on même la dévouer en pure perte. Si l’on réussit, on n’a plus que faire de s’occuper, même en rêve, des cas de force majeure et des hommes nécessaires ; si l’on ne réussit pas, les uns et les autres se produisent assez vite pour vous avertir de votre échec, et ni les uns ni les autres n’ont besoin de personne pour passer. Aussi ne reste-t-il plus alors qu’à les subir en silence, tant que l’on ne s’est pas rangé parmi les courtisans qui leur cherchent ou leur fabriquent des justifications et des généalogies.

Le résultat des élections espagnoles laisse bien loin, nous l’avons déjà dit, tout ce que l’optimisme ministériel pouvait en attendre, et quoi d’étonnant dès-lors que les adversaires du cabinet Narvaez croient devoir opposer à l’invraisemblance du succès l’invraisemblance des accusations ? Les esprits les plus sûrs n’ont pas su eux-mêmes échapper à cette inévitable réaction des opinions humaines. Nous n’en voudrions pour preuve que le réquisitoire confidentiel que nous adresse, pour notre gouverne, contre la politique du duc de Valence un Espagnol qui a cependant honorablement figuré, comme écrivain, comme député et comme ministre, aux premiers rangs de la politique modérée. Le cadre de la Revue n’admet pas de polémique proprement dite ; mais la lettre dont il s’agit nous paraît mériter par le sentiment qui l’a dictée, par les symptômes qu’elle révèle et par l’estime que nous inspirent le caractère et le talent de l’auteur, une sorte d’exception. Nous allons donc discuter brièvement les observations qu’on nous adresse ; ce sera là d’ailleurs pour nous une occasion naturelle de bien déterminer la position que fait au ministère espagnol son triomphe électoral de 1850.

Selon nous, le premier devoir d’un gouvernement, c’est de savoir durer. Selon l’opposition espagnole, au contraire, le grand tort du cabinet Narvaez, c’est de vouloir trop durer. Le général Narvaez, nous dit-on en substance, n’a pas tiré sa force de lui-même, mais bien du pays, c’est-à-dire de la réaction que provoqua dans l’opinion espagnole le mouvement révolutionnaire de février, et il a outrepassé sa mission en faisant de la politique personnelle, en faisant trop exclusivement concourir à son propre affermissement les moyens d’action que la nation lui avait livrés. — Nous examinerons plus loin la seconde de ces assertions ; mais constatons avant tout qu’elle est singulièrement infirmée par la première. Dire d’un homme d’état qu’il a eu ce rare bonheur de résumer en lui les besoins, les aspirations, les instincts de salut du pays, n’est-ce pas justifier implicitement tout ce qu’aura pu faire cet homme pour s’affermir ? N’est-ce pas transformer sa politique personnelle en politique nationale ? Ceci posé, toute la question se réduit à savoir si le pacte tacite conclu, en face des événemens de février, entre l’opinion et le cabinet Narvaez n’était qu’accidentel, et les faits répondront pour nous. On ne peut nier que l’Europe est aujourd’hui aussi avancée dans la voie contre-révolutionnaire qu’elle l’était, il y a deux ans, dans la voie révolutionnaire ; l’Espagne, en particulier, jouit, depuis 1848, d’un calme qu’elle n’avait jamais connu, et cette réaction subite de sécurité intérieure et extérieure, succédant sans transition à la réaction de la peur, aurait suffi, dans les pays les mieux constitués, à énerver l’esprit public. Qu’est-il arrivé pourtant ? Le pays, appelé à se prononcer directement, a renchéri sur les témoignages de confiance et de discipline que le congrès donnait, dès le lendemain de février, au ministère. Il en faut conclure, bon gré, mal gré, que le pacte est plus intime que jamais, que la reconnaissance nationale continue en 1850 au cabinet Narvaez le mandat que lui déférait la peur en 1848, et que le général Narvaez, si tant est qu’il se soit bien vivement préoccupé jusqu’à ce jour de défendre sa position personnelle, n’aurait été en cela que le complice du vœu du pays.

Mais ici arrive l’objection de rigueur. Les élections de 1850, nous dit-on, ne sont pas l’expression de la pensée nationale ; les manœuvres que le gouvernement a mises en jeu pour les fausser ont dépassé toutes les limites permises. La corruption ne lui a pas suffi, et il y a joint l’intimidation. Les préfets du cabinet Narvaez ont laissé bien loin les commissaires de M. Ledru-Rollin. À Ecija, à Jaen, à Alicante, à Malaga, à Séville, à Saragosse, partout enfin où le ministère a trouvé devant lui un candidat sérieux, n’importe la nuance, des arrestations, des ordres de bannissement, des vexations de toute espèce sont venus comprimer la liberté du vote. Les électeurs étaient enrégimentés de force, puis conduits par bandes, entre des sbires, au scrutin, et, pour vaincre le mauvais vouloir des petites communes, l’administration les menaçait de poursuites et de contraintes fiscales… - Arrêtons-nous là. Si ce tableau n’est pas chargé, voilà certes, de deux choses l’une, ou un gouvernement bien riche et bien fort, ou un pays bien corruptible et bien lâche ; mais raisonnons froidement.

Nous pourrions dire que la corruption et l’intimidation s’excluent : nous préférons discuter séparément l’une et l’autre accusation. Quels sont d’abord les moyens de corruption que le gouvernement aurait pu mettre ici en jeu ? L’argent. Hélas ! le gouvernement n’a pas un centime de fonds secrets, et, bien loin de disposer d’excédans de recettes, il n’a pas même encore réussi à joindre, comme on dit, les deux bouts. Sur ce terrain du budget, le ministère espagnol, bien loin de recruter des voix, en est réduit à se faire des ennemis nombreux, puisque le traitement de tous les retraités est encore en retard. — Les places ? Pour cimenter la réconciliation des partis, le gouvernement a reconnu les grades et emplois conquis dans la guerre civile ; les cadres de l’administration et de l’armée regorgent, et le vœu hautement manifesté du cabinet Narvaez, c’est d’arriver à les réduire au fur et à mesure des extinctions. — Seraient-ce enfin les remises temporaires ou définitives d’impôt ? Par quel hasard arrive-t-il dès lors que la recette du mois d’août, de ce mois qui, d’après l’opposition espagnole, aurait été consacré à acheter la complaisance des contribuables, ait été précisément l’une des plus considérables de l’année, et ait égalé presque le neuvième de la recette annuelle ? Le fait a été constaté. Nous avons en outre expliqué un autre jour comment l’application du système fiscal, bien loin d’offrir des moyens de captation au ministère, le mettait chaque jour, et pour quelque temps encore, dans la double nécessité de lutter contre les contribuables de mauvaise foi, et de surtaxer, à son insu et malgré lui, les contribuables de bonne foi, c’est-à-dire de mécontenter un peu tout le monde.

Passons à l’intimidation. La lettre qui nous occupe remonte à quinze jours, et, dans l’intervalle, la polémique des journaux a réduit à néant les accusations dont l’auteur de cette lettre s’est fait le trop confiant écho. À qui ferait-on croire d’ailleurs qu’un système scandaleux et public d’intimidation, tel que celui qu’on attribue ici à l’administration Narvaez, ne se serait pas tourné contre elle ? L’indignation publique aurait-elle hésité à réagir dans le secret protecteur du scrutin ? Puisqu’on nous cite M. Ledru-Rollin et ses commissaires, nous rappellerons que ces messieurs n’ont pas eu beaucoup à s’applaudir des résultats de leur politique terroriste. Si la révolution, presque universellement acceptée au commencement de mars, a été moralement renversée à la fin d’avril ; si l’opinion, abandonnée par ses chefs naturels, livrée sans contre-poids aux obsessions révolutionnaires, a spontanément nommé une assemblée franchement contre-révolutionnaire, et à qui il n’a peut-être manqué que de se connaître pour en finir du coup avec les hommes et les choses de février, n’est-ce pas surtout à M. Ledru-Rollin, à ses bulletins, à ses clubs, à ses commissaires que ce résultat est dû ?

Ainsi, parmi les expédiens électoraux qu’on reproche au ministère espagnol d’avoir mis en jeu, les uns n’étaient pas en son pouvoir, les autres n’auraient abouti qu’à sa propre ruine. Que faut-il conclure encore ici ? Que le pays, en sanctionnant par ses votes les listes ministérielles, a agi dans sa pleine et entière liberté. Ajoutons, et ceci répond à tout, que si le ministère espagnol basait sa politique électorale sur la corruption et l’intimidation, il se serait bien gardé de grossir, gratuitement et sans qu’on l’en sollicitât, le nombre des consciences à acheter et à intimider, en décrétant, un an avant les élections, la plus large et la plus généreuse amnistie qu’ait à enregistrer l’histoire moderne.

Nous voici arrivés au second chef d’accusation. Le général Narvaez, c’est toujours l’opposition qui parle, n’agit qu’en vue de sa personnalité. Au risque d’abaisser le niveau intellectuel du parlement espagnol, il a systématiquement travaillé à exclure du congrès tous les talens qui lui portaient ombrage sans distinction de drapeau. Voyez plutôt : tous les hommes marquans de la minorité progressiste, MM. Olozaga, Cortina, San-Miguel, Mendizabal, Lujan, Escosura, tombent sous les coups du ministère ; il y avait dans cette minorité sept nullités, et le congrès ne se rouvre que pour elles seules, et, pendant que le ministère laissait rentrer ces sept progressistes, il se débarrassait de la minorité modérée tout entière, dont tout le crime était d’offrir une brillante réunion de capacités, telles que MM. Pacheco, Rios-Rosas, Benavidès, Moron, Vazquez-Queipo, Gonzalès-Bravo, Nocedal, etc. Cet envieux parti-pris de prépondérance personnelle et d’exclusion se reproduit partout et jusqu’au sein du gouvernement, témoin la retraite de M. Mon. Pendant ces luttes de personnes, les réformes les plus urgentes sont laissées à l’écart, au grand mécontentement du pays, qui fait bon marché de ses rêves passés de libéralisme, mais qui demande à grands cris de l’ordre et de la publicité dans les finances, de la probité dans l’administration, des routes pour son commerce, etc. — Nous avons fidèlement résumé ce nouveau thème de l’opposition espagnole ; nous y répondrons en quelques mots.

Que les dernières éliminations électorales aient précisément atteint les hommes de talent de l’opposition, on peut le regretter à divers points de vue, mais pas au point de vue politique. Le congrès n’est pas, que nous sachions, une académie des sciences morales : c’est un champ de bataille où se jouent chaque jour les destinées du pays ; or, dans toute bataille, n’est-il pas naturel de tirer de préférence sur les chefs ? Le ministère et ses amis n’ont fait ici que ce que l’opposition a vainement essayé de faire pour son propre compte. Si quelques progressistes ont été épargnés pendant que le ministère et le pays refusaient tout quartier aux néo-conservateurs, c’est qu’il est encore de droit et d’usage de traiter plus sévèrement les faux frères que les ennemis déclarés. Est-il d’ailleurs permis d’affirmer à coup sûr que les hommes nouveaux qui viennent d’être appelés au congrès ne valent pas, sous le rapport du talent, les hommes anciens qui viennent d’en être exclus ? On en disait autant après les élections de 1839 et de 1846, et cependant c’est parmi les hommes nouveaux sortis de ces deux élections que se recruta le noyau de la première majorité intelligente qu’ait produit chez nos voisins le système représentatif, de la seule majorité qui ait eu le bon sens de rompre avec les erremens de l’imitation française et anglaise et d’appliquer, comme le demandait Larra, « à des maux espagnols des remèdes espagnols. »

Quant à la retraite de M. Mon du ministère, nous en avons tout les premiers exprimé nos vifs regrets ; mais cette retraite, quel qu’en soit le motif, n’est pas une rupture politique. Dans deux circonstances solennelles, M. Mon a donné à son ancien collègue l’appui le plus loyal et le plus déclaré. Il n’est pas moins à désirer que l’habile et courageux réformateur rentre au ministère, d’autant plus qu’il peut y rentrer sans crise et sans exclure M. Bravo-Murillo, qui trouverait parfaitement sa place dans la nouvelle combinaison. Nous ne nous inspirons ici d’aucune espèce de préférence personnelle, nous ne voudrions pas surtout qu’on vît dans nos paroles l’écho de certaines intrigues qui s’abritent, sans y être autorisées, derrière l’influence de M. Mon ; mais il est impossible de se le dissimuler : depuis la retraite de celui-ci, l’administration espagnole ne marche plus qu’avec hésitation dans les voies économiques où elle était si résolûment entrée. Nous n’en voudrions pour preuve que la déplorable atteinte qui vient d’être portée au principe de la réforme douanière. Les évaluations destinées à servir de base à la perception des nouveaux droits avaient été tellement exagérées, qu’on s’aperçut, il y a quelques mois, que la fraude était aussi active sur certains articles que précédemment. La conclusion logique de cette découverte était l’abaissement des évaluations ; mais, au lieu d’aller en avant, M. Bravo-Murillo a trouvé plus court de reculer. Au lieu de diminuer l’appât de la fraude, il a demandé des entraves à l’arsenal de l’ancienne législation, et la zone douanière a été élargie de façon à gêner les transactions dans vingt-six provinces sur quarante-sept dont se compose le territoire continental de la Péninsule. Il suffirait de deux ou trois mesures de ce genre pour anéantir en germe tous les résultats de la nouvelle loi des tarifs.

Ces réserves faites, est-il juste de dire que le général Narvaez oublie pour la politique proprement dite, et surtout pour la politique personnelle, les besoins matériels du pays ? N’est-ce pas sous sa présidence, avec son concours actif et parfois même sous sa direction, que se sont accomplies les grandes réformes administratives et économiques de 1849 ? Faut-il encore compter pour rien les mesures proposées ou accomplies depuis la retraite de M. Mon, telles que la loi sur les chemins de fer, le projet de règlement de la dette publique, la simplification de l’administration provinciale, la loi sur la comptabilité qui finira par couper court aux derniers restes de concussion et de péculat qui déshonoraient encore l’administration espagnole, l’établissement d’un service de paquebots entre l’Espagne et les Antilles, enfin la publicité mensuelle donnée aux recettes et aux dépenses de l’état ? C’est là, et non dans les prétendues manœuvres électorales qu’on lui attribue, qu’est l’ascendant croissant du cabinet Narvaez. C’est là qu’il faut chercher le secret de la surprise que réservaient à toutes les oppositions les élections de 1850.

La Hollande vient de procéder à des élections générales que nécessitait la loi organique votée à la fin de la dernière session. D’importans projets vont être soumis aux états-généraux ; aux lois déjà votées récemment sur le régime provincial et électoral, sur les postes, sur la navigation, d’autres lois vont s’ajouter, sur l’enseignement, sur les affaires coloniales, sur les communes, sur le budget, sur le commerce des grains, etc. Ainsi sera remanié peu à peu tout le système législatif de la Hollande. Parmi les réformes déjà accomplies, la plus grave est celle qui touche aux lois de navigation. La tendance générale de la législation nouvelle en cette matière[1] est uniquement de protéger les intérêts du commerce, en affranchissant la navigation des entraves que lui créaient plusieurs dispositions des anciennes lois. Le système désormais en vigueur est celui-ci : abandon complet et irrévocable du système des droits protecteurs, adoption immédiate et sans condition du principe de la libre navigation, et, par suite, application générale et sans restriction du principe de l’égalité des pavillons ; abolition, non-seulement des droits différentiels au profit du pavillon national, mais aussi des autres droits différentiels qui protégeaient l’importation directe de certains articles des lieux de provenance. En un mot, on a voulu faciliter autant que possible l’accès des ports néerlandais, et, en revenant à une politique libérale en matière de commerce, on a voulu engager les autres nations à abandonner le système des droits prohibitifs et protecteurs.

La discussion des lois de navigation a été longue et orageuse. On leur reprochait surtout d’être rédigées sous l’influence de l’Angleterre. Le ministre des finances soutenait avec raison qu’il n’avait pas eu en vue les intérêts de l’Angleterre, mais seulement les intérêts les plus chers de la patrie. « Nous devons agir, a-t-il dit, l’inertie serait un crime ; la concurrence donnera une vie nouvelle, une vie salutaire à l’esprit d’entreprise national. » On a fait valoir aussi, contre les nouvelles lois, l’intérêt des colonies, qui pouvait être compromis au profit du commerce anglais. Le gouvernement a déclaré qu’aucune modification ne serait apportée dans la base des tarifs coloniaux, si l’on n’avait préalablement consulté la législature.

Parmi les antagonistes des lois de navigation, on a remarqué particulièrement l’ancien ministre des finances, M. Van Hall, député d’Amsterdam, et le célèbre jurisconsulte M. Lipman, qui, dans une série d’articles dans le Journal du Commerce, a vivement combattu le système des lois de navigation comme destructeur de la marine nationale, surtout en ce qui regarde le commerce colonial. C’est l’expérience qui, maintenant, doit prononcer entre les deux opinions si diamétralement opposées, car les chambres ont fini par adopter les projets qui sont déclarés exécutoires comme lois, le 15 septembre, pour le royaume, et le 1er janvier 1851, pour les colonies.

Ce débat terminé et la session de 1849 une fois close, une grave question s’est présentée pour le ministère hollandais, celle de savoir s’il devait dissoudre les chambres après l’adoption de la nouvelle loi électorale et provinciale. Il s’y est vu quelque peu forcé, attendu que plusieurs membres de l’ancienne députation, appartenant plus ou moins à l’opposition, déclaraient qu’ils envisageaient la dissolution comme une nécessité morale, que les chambres, après la nouvelle loi, cesseraient de représenter la nation, ou du moins ne la représenteraient que nominalement. M. Groen Van Prinsterer, lors de la discussion du projet de loi électorale, proposa même un amendement en vertu duquel la chambre elle-même eût ordonné sa dissolution pour le troisième lundi de septembre. Cet amendement fut soutenu, entre autres, par l’ancien ministre, M. Donker Curtius, mais la majorité le jugea inconstitutionnel. Cependant, le nombre des députés qui croyaient une dissolution nécessaire grandissant tous les jours, le ministère a dû se rendre à la tendance de l’opinion publique.

Les élections générales ont été pour le cabinet une grande épreuve. Sur plus d’un point, il a remporté la victoire, et en somme on peut dire qu’il n’a pas subi de grandes pertes ; pourtant il a vu élire à une grande majorité M. Baud, l’ancien ministre des colonies, à La Haye, M. Van Hall à Amsterdam, M. Groen à Zwolle, M. Van Amerongen à Leyde, ce dernier en remplacement d’un défenseur zélé du ministère. MM. Donker Curtius et Van Randwyck, anciens ministres, le dernier avant la révision constitutionnelle, n’ont pu réussir à se faire élire à la chambre. Parmi les députés réélus, on compte M. Van Hoëvell, le grand promoteur des réformes coloniales et antagoniste, sur ce terrain, de M. Baud ; parmi les députés nouveaux, on cite M. Metman, jurisconsulte distingué, et M. Jongstra de Leuwarden. Ces élections, qui pendant quatre semaines ont tenu en émoi tout le pays, ont servi d’ailleurs à dessiner nettement la position des partis. Dans les nouvelles chambres figure d’abord le parti du ministère, qui se proclame celui du progrès libéral ; il y a ensuite un parti libéral moins tranché, qui, dans l’ancienne chambre, avait M. Donker Curtius pour chef, puis le parti conservateur ou rétrograde, aux efforts duquel on attribue le choix de M. Baud : ce dernier parti a déployé assurément de l’énergie et de la tactique, en profitant ici d’une lutte intestine des libéraux, là de l’appui des protestans, plus loin de celui des catholiques. Ces derniers se plaignent assez vivement de leurs échecs. En définitive, on peut dire que le parti protestant zélé, dont M. Groen est le chef, est celui qui a le plus gagné aux dernières élections.

La session qui mettra en présence tous ces partis sera des plus importantes pour le pays et les colonies : la loi de l’enseignement, la loi communale, le budget, la loi des affaires coloniales, celle sur les grains et d’autres encore seront portées à l’ordre du jour. Il faut espérer que le patriotisme et le bon sens des Hollandais domineront les passions de partis dans ces graves débats.


V. de Mars.

  1. Sous ce titre : Lois de Navigation des Pays-Bas, en quatre langues, mises en rapport avec les Lois antérieures, le texte des nouvelles lois a paru à La Haye, chez A-J. van Weelden.