Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1914

Chronique n° 1983
30 novembre 1914


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La première question que nous nous posons tous les quinze jours, la seule peut-être qui intéresse vraiment nos lecteurs, est de savoir où en sont les opérations militaires. Le Bulletin des armées, dans son numéro du 25 novembre, y a répondu, et nous l’en remercions, par une note beaucoup plus développée que ne le sont les communiqués ordinaires dont nous devons nous contenter matin et soir : ce document donne, dès les premières lignes, une idée d’ensemble de la situation. « A l’heure, y lisons-nous, où des résultats sont nettement acquis, le moment est venu d’établir le bilan des six dernières semaines. Il peut se résumer ainsi : le formidable effort tenté par les Allemands pendant cette période, d’abord pour tourner notre gauche, ensuite pour la percer, a totalement échoué. » Après avoir indiqué dans ces quelques mots le caractère général des opérations, le document officiel entre dans le détail. Il montre les assauts de l’ennemi « répétés, précipités, frénétiques, » toujours impuissans. Pour ce qui est de nos soldats, quand il leur est arrivé de reculer sur un point, ils ont toujours mis « leur fierté » à reconquérir le terrain perdu et à le faire le jour même. Finalement, leur ligne de défense n’a fléchi sur aucun point, sur beaucoup, elle a été portée en avant et sur tous, sans exception, les projets de l’état-major allemand ont échoué. La note a donc le droit de dire de nos armées qu’ « en brisant l’offensive de l’ennemi, elles lui ont infligé la plus humiliante des déceptions. » L’Empereur était là ; il encourageait ses troupes par sa présence ; il leur assignait pour but, d’abord Calais, puis Ypres ; on a trouvé sur les morts ou sur les prisonniers des ordres qui parlaient du « coup décisif à frapper. » Il n’a pas encore été frappé ; notre front est resté inébranlable. Tout porte à croire qu’avec la ténacité qui leur est propre, les Allemands vont tenter un nouvel effort, non moins formidable que les précédens, plus même sans doute, car ils ont reçu des renforts importans ; mais nous en avons reçu aussi. La confiance de nos-hommes reste la même : les Allemands ne sont pas passés, ils ne passeront pas.

Leur plan, on le sait, est de gagner Calais à tout prix et de s’en emparer de vive force. Ils croient qu’une fois là, ils menaceront plus sérieusement l’Angleterre et que, maîtres de la côte sur une longue étendue, avec des points d’appui comme Anvers, Dunkerque et Calais, ils donneront une base solide aux projets d’invasion dont leur imagination exorbitante, colossale comme ils aiment à dire, s’est depuis quelque temps enivrée. Pourquoi ne réussiraient-ils pas où Napoléon a échoué ? Pourquoi ne passeraient-ils pas le détroit pour frapper l’Angleterre au cœur, sur son propre territoire ? N’ont-ils pas des moyens nouveaux, des instrumens perfectionnés d’une puissance telle que rien ne peut leur résister ? Ils ne connaissent plus les limites du possible, et nous avouons volontiers qu’elles ont été reculées jusqu’à un point qu’il est difficile de fixer. Sans croire que l’invasion de l’Angleterre soit d’une exécution aussi simple qu’ils l’ont rêvé, il est bien vrai que, depuis le camp de Boulogne, les conditions du problème ont été assez sensiblement modifiées. Seulement, pour le résoudre, ou du moins pour en préparer la solution, il faut prendre Calais, et on ne l’a pas encore pris.

Il n’y a rien de tout à fait nouveau sous le soleil, et les grands desseins de l’état-major allemand ne sont pas chez lui une invention tout à fait récente. Le général de Bernhardi, dans son ouvrage intitulé : La guerre d’aujourd’hui, en avait déjà eu une idée, qui ne lui appartenait pas non plus en propre, car il la rattachait lui-même à Frédéric II. « Si, dit-il, dans un duel entre la France et l’Allemagne, l’offensive allemande s’engageait en Belgique, cette offensive pourrait se mouvoir avec la plus grande liberté, dès que la flotte française serait battue et si la flotte allemande était maîtresse de la mer au point que les armées de terre pussent s’appuyer en partie sur la côte. Le grand Frédéric a, on le sait, esquissé un plan de campagne qui s’inspire de cette idée. Il admet, conformément aux circonstances d’alors, une coalition de l’Angleterre, de la Prusse, de l’Autriche et de la Hollande contre la France, celle-ci ayant concentré son armée principale en Flandre, tandis qu’elle protège ses autres frontières au moyen de corps particuliers. En face de cette disposition, le Roi veut, de son côté, rassembler l’armée principale des alliés dans le Nord. Elle partirait de Bruxelles et battrait d’abord l’armée principale ennemie supposée en Flandre ; puis elle prendrait une direction à droite, investirait Dunkerque, Bergues et Gravelines, se baserait ensuite sur Nieuport, Dunkerque et la flotte anglaise, et, tournant par l’Ouest presque toutes les places de la frontière, avancerait sur Abbeville et Paris. Depuis que le grand Roi a fait ce plan, les temps ont certes changé ; mais les grands principes de la guerre sont restés et la pensée qui a inspiré ce plan de campagne garderait encore aujourd’hui sa signification dans les mêmes conditions politiques. » On aperçoit tout de suite les ressemblances entre le présent et le passé ; elles sautent aux yeux en quelque sorte, et l’état-major allemand en a été ébloui jusqu’à en être aveuglé ; il n’a pas vu les différences, qui sont pourtant très sensibles Sans doute, la principale armée française est aujourd’hui en Flandre et l’armée allemande a pu partir de Bruxelles comme dans le plan de Frédéric ; mais, pour aller plus loin, elle aurait dû d’abord nous battre : elle ne l’a pas fait ; notre flotte n’a pas été battue davantage et, la flotte allemande n’étant pas maitresse de la mer, les armées de terre allemandes ne peuvent pas s’appuyer sur-la côte. L’état-major de Guillaume II, s’il s’est inspiré du plan du grand Frédéric, n’a oublié qu’une chose, qui est à la vérité d’une souveraine importance, c’est que l’Angleterre est son ennemie et que la Hollande est neutre. Négligeons, si l’on veut, la neutralité de la Hollande, bien que Frédéric ait raisonné dans l’hypothèse où ce pays lui donnerait un concours qu’il jugeait indispensable. Reste l’Angleterre. Si l’Allemagne l’avait eue avec elle, elle aurait certainement battu la flotte française ; mais l’Angleterre est aujourd’hui avec nous ; ce n’est pas l’armée allemande, mais l’armée franco-anglaise qui s’appuie sur la côte et y est soutenue par la flotte des deux pays ; dès lors, le plan du grand Frédéric s’effondre. Guillaume II a voulu l’exécuter tout de même, en quoi, il a seulement prouvé qu’il n’était pas le grand Frédéric. Frédéric mêlait beaucoup de bon sens et une parfaite justesse de calcul à ses hardiesses : il n’aurait pas cherché à aller à Calais le long de la côte, entre l’armée de terre et la flotte anglo-française ; il ne sèmerait pas orgueilleusement obstiné dans une combinaison irréalisable ; les circonstances politiques et militaires n’étant plus les mêmes, il aurait fait un autre plan.

Même aujourd’hui, il ne semble pas que l’empereur Guillaume soit disposé à en faire un autre ; l’action s’est, ralentie assez sensiblement et elle se réveille, comme par- sursaut, tantôt sur un point, tantôt sur un autre de son armée, sans qu’on puisse dire encore avec certitude où l’effort principal se portera définitivement, mais tout donne à croire que ce sera encore entre Ypres et la mer. On avait cru, il y a quinze jours, que, l’inondation étant venue s’ajouter aux autres obstacles qu’il rencontrait, il avait renoncé, au moins provisoirement, à la marche sur Calais ; mais presque au même moment, un nouvel et violent effort était fait par lui dans le même sens ; il a tenté une fois de plus d’enfoncer notre extrême gauche et de la tourner. La tactique allemande est toujours la même : elle consiste à livrer un assaut furieux avec des masses profondes ; elle n’a eu jusqu’ici d’autre résultat que d’amener de véritables hécatombes humaines. Nous faisons malheureusement des pertes sensibles, mais il est hors de doute que, par suite de leurs formations de combat, les Allemands en éprouvent de plus considérables encore. Si nous nous usons, ils s’usent davantage. Jusqu’ici, ils ont toujours réparé leurs pertes en faisant venir des troupes nouvelles, mais le pourront-ils toujours, le pourront-ils longtemps ? N’oublions pas qu’ils sont obligés de faire front de deux côtés à la fois, contre nous et contre les Russes. Nous réparons- nos pertes, nous aussi, nous comblons nos vides, et les Anglais tout de même, mais nous avons encore des réserves nombreuses et celles des Anglais sont à peu près intactes. De ce côté l’avenir est plein de promesses. Tout le monde l’a compris en France, et de là vient le stoïcisme impassible avec lequel on y supporte tant de deuils douloureux. On y croit fermement que la victoire sera au plus patient, à celui qui tiendra le plus longtemps, et on ne met pas en doute que ce sera nous. Cette conviction du pays est encore bien plus celle de l’armée. Il n’y a pas une famille qui n’ait un ou plusieurs représentans dans les tranchées, sur le front, et par conséquent nous recevons tous des lettres de soldats. On ne peut donc pas nous tromper sur leur véritable état moral : il est admirable de courage, d’entrain, de fermeté, et ces qualités, d’où résulte une grande force, se communiquent à ceux qui lisent leurs lettres. De là cette parfaite communauté de sentimens entre l’armée et la nation. Elles ont une même âme : rien n’en a ébranlé, rien n’en ébranlera la virilité.

Nous avons parlé de l’Angleterre : aucune lecture n’est pour nous plus réconfortante que celle de ses journaux. Non seulement ils rendent pleine justice à notre armée et à nos généraux, mais ils trouvent que nous ne le faisons pas assez nous-mêmes. Il y a quelque chose de fondé dans cette observation. Dans leur continence un peu sèche, nos communiqués quotidiens montrent une modestie qu’il est permis de trouver exagérée et nous aurions des réserves à faire sur cet « anonymat du courage » que l’on vante si fort. La presse anglaise nous renseigne sur nous-mêmes plus abondamment que ne le fait la nôtre, et nous lui en savons gré ; mais surtout, nous savons gré à l’Angleterre et à son gouvernement de l’énergie de leurs dispositions. Si les Allemands ont de la ténacité, les Anglais n’en ont pas moins ; la leur est même devenue légendaire, et nous sommes heureux de la retrouver aujourd’hui telle qu’elle était dans ce passé, que nous ne connaissons que par l’histoire. L’Angleterre continue de nous promettre que, d’ici à très peu de mois, elle enverra sur le continent une armée de 7 à 800 000 hommes, bien équipée, solidement encadrée, munie des instrumens de guerre les plus perfectionnés. Nous verrons bien si l’empereur Guillaume continuera de la traiter de « méprisable. » Cette armée n’existe pas seulement en projet, sur le papier, elle est déjà réunie, sinon encore tout à fait formée. Les appels que le gouvernement a adressés au pays ont été entendus et, quoiqu’il y ait eu des momens où le recrutement s’est un peu ralenti, les volontaires ont afflué. La remarque a été faite que c’est dans les momens où les affaires des alliés marchent le mieux que le nombre des volontaires diminue, comme s’ils avaient l’impression qu’on n’a pas besoin d’eux et qu’ils peuvent dès lors s’abstenir ; au contraire, ils se présentent en foule sitôt qu’un nuage passe sur nos têtes. On reconnaît là le caractère des Anglais, courageux autant qu’il est possible de l’être quand le danger apparaît manifeste, un peu indifférent, un peu imprévoyant, quand il est plus caché. Mais, tout caché qu’il est, il n’en existe pas moins, et l’Angleterre peut se rendre compte aujourd’hui des proportions effrayantes qu’il avait pris en pleine paix, et qui se sont révélées depuis le commencement de la guerre.

Il avait grandi sourdement, sournoisement, mais terriblement contre elle. La haine de l’Anglais couvait et fermentait comme un virus puissant, dans les cœurs allemands ; elle avait fait naître les projets les plus redoutables et, de ces projets, la préparation avait déjà été poussée très loin. Pendant que l’Angleterre, trop fidèle à de vieilles habitudes d’esprit, continuait à se préoccuper du péril que pouvait lui faire courir un tunnel sous-marin entre la France et elle, — tunnel qui, en ce moment, serait si précieux pour les deux pays, — un péril beaucoup plus réel, beaucoup plus sérieux, la visait sur la mer et dans les airs et, sur son territoire même, l’espionnage allemand, avant-coureur des armées, s’était infiltré partout profondément. En même temps l’Allemagne, usant de qualités plus avouables et que nous ne lui contestons pas, s’était fait en Angleterre, comme ailleurs, une clientèle d’amis plus généreux que perspicaces, qui désarmaient les soupçons contre elle et lui apposaient la force d’une conviction sincère, honnête, un peu ingénue. Mais il était impossible qu’il n’y eût pas dans le gouvernement des hommes plus avisés, parce qu’ils étaient mieux avertis du développement prodigieux de l’ambition et de la présomption allemandes, qui se rendaient compte de l’effort fait en Allemagne pour saper à sa base même la grandeur de l’Angleterre en se donnant pour but de détruire sa flotte et de remplacer son commerce, à travers les mers, sur tous les continens. On a pu croire quelque temps qu’il n’y avait là qu’une rêverie malsaine, mais peu redoutable et qui ne troublait que les cerveaux allemands ; on aperçoit aujourd’hui la réalité imminente de la menace et, certes, il n’était que temps de le faire ; encore quelques années, il aurait été trop tard. C’est de cela que l’Angleterre a eu la révélation soudaine et l’impression très vive ; elle s’est alors donné pour tâche de réparer en quelques mois la négligence de longues années, et elle le fait avec une merveilleuse activité et rapidité. Le bon britannique est sujet à s’endormir quelquefois, comme on l’a dit du vieil Homère, mais il a des réveils terribles. D’un bout à l’autre du royaume, la vérité de la situation a frappé tous les yeux. Les divisions de la veille, — on sait combien elles étaient ardentes en Irlande, — ont disparu comme par enchantement ; comme chez nous, tous les cœurs se sont trouvés unis.

Le gouvernement s’est montré aussitôt à la hauteur des circonstances : elles n’étaient certainement pas pour lui tout à fait imprévues. Il a compris, il a fait comprendre au pays que, dans la lutte qui s’engage, l’enjeu, pour l’Allemagne, était la domination et, pour l’Angleterre, la liberté du monde, la sienne surtout, et il a demandé au Parlement les moyens matériels de soutenir victorieusement, à côté de la France et de la Russie, le choc prodigieux qui allait battre avec la brutalité d’un bélier les vieilles murailles de la Grande-Bretagne. Que coûtera cette guerre qui, en quatre mois, a déjà dévoré tant de milliards ? Nul n’en sait rien et, en présence des intérêts en cause, nul ne parait s’en mettre en peine. Le 16 novembre, le gouvernement a demandé à la Chambre des Communes un crédit de 250 millions de livres, soit de 6 milliards 250 millions, pour les frais de la guerre, et l’appel d’un nouveau million d’hommes. Sur ce crédit doivent, à la vérité, être prélevés les prêts sans intérêt jusqu’à la fin de la guerre que l’Angleterre a consenti de faire à la Belgique jusqu’à concurrence de 10 millions de livres (250 millions de francs) et de 800 000 livres (20 millions de francs) à la Serbie. Et ce n’est pas tout : l’Angleterre recourt non seulement à l’impôt, mais encore a l’emprunt, et cet emprunt vraiment colossal s’élève à 350 millions de livres (8 milliards 750 millions de francs). Jamais emprunt pareil ne s’était vu ; mais quoi ! le gouvernement anglais parle d’envoyer sur le continent des armées de 2 millions, de 3 millions d’hommes s’il le faut. Crédits et emprunt ont été votés à l’unanimité. Ce sont là des faits tout nouveaux dans l’histoire du monde. Personne ne les avait prévus et l’Allemagne moins que personne. Un formidable orage s’amoncelle contre elle : de violens coups de foudre en sortiront lorsque ses armées, déjà si éprouvées, commenceront à être épuisées. Nous demanderons toutefois à l’Angleterre de se presser le plus possible. Garantie, au moins jusqu’à présent, contre l’invasion par le ruban d’argent qui l’entoure, elle a toujours eu le temps de se préparer et elle s’y est hâtée rarement ; mais elle a affaire à un ennemi dont la préparation militaire est achevée et portée au dernier état de perfectionnement. Nos armées dans les Flandres en savent quelque chose ! Cent mille hommes qui viendraient les renforcer aujourd’hui vaudraient le double ou le triple de ce qu’ils vaudraient dans trois mois.

Les conditions de la guerre sur la frontière germano-russe sont différentes. La Russie n’est pas embarrassée pour trouver des hommes autant qu’il lui en faut : ceux qui tombent sont aussitôt remplacés, et derrière eux, il y a des réserves dont il est difficile de sonder la profondeur. C’est déjà là pour la Russie une force peut-être décisive, mais elle en avait une autre dans l’audace et l’habileté dont ses généraux ont l’ait preuve, sous la direction suprême du grand-duc Nicolas, qui a révélé du premier coup les qualités d’un véritable homme de guerre. Les admirateurs attitrés de l’Allemagne dépréciaient naturellement l’armée russe : tout en reconnaissant l’avantage que lui donnait sa supériorité numérique, ils affectaient de dire que, du côté allemand, celle du commandement était si grande qu’elle emporterait tout. C’était, à leurs yeux, une vérité à ce point évidente qu’elle n’avait pas besoin d’être démontrée. Nous attendions cependant l’épreuve des faits, la seule qui compte ici, et, autant qu’on en puisse juger dès maintenant, cette supériorité du commandement allemand ne s’est encore manifestée nulle part avec l’éclat qu’on avait annoncé. Il est toujours dangereux de trop dédaigner ses adversaires : c’est ce qui est arrivé aux Allemands. Ils ont cru qu’ils arriveraient toujours à temps sur les champs de bataille de l’Est et qu’ils pouvaient laisser seuls à seuls les Russes et les Autrichiens, pendant qu’ils accableraient eux-mêmes les Français et qu’ils prendraient Paris en trois semaines. Le résultat a été que les Autrichiens ont commencé par être battus à plate couture, début fâcheux qui s’est trouvé être difficilement réparable. Du premier coup, les Russes ont été maîtres d’une grande partie de la Galicie et de Lemberg, sa capitale. Depuis lors, leurs progrès ont été quelquefois un peu lents, mais ils ne se sont pas arrêtés et, aujourd’hui, la Galicie à peu près entière est entre leurs mains : on ne la leur arrachera pas. Au Nord, le général Rennenkampf a poussé une pointe hardie, et qui, par contre-coup, nous a été fort utile, dans la Prusse orientale et jeté un tel effroi dans la population qu’elle s’est enfuie vers l’Est. Ce n’était là qu’un très brillant fait d’armes : le général Rennenkampf n’a pas tardé à se replier en arrière et à repasser la frontière. L’armée allemande l’a passée derrière lui, et nous nous sommes demandé, non sans quelque inquiétude, ce qui allait arriver : il est arrivé que la victoire d’Augustow a remis sur un bon pied les affaires des Russes ; ce sont les Allemands qui, cette fois, se sont repliés en plus ou moins bon ordre sur leur territoire. Depuis lors, l’aile droite de l’armée russe au Nord et son aile gauche, en Galicie, au Sud, ont non seulement gardé leurs positions, mais presque constamment gagné du terrain.

Reste le centre où opère une troisième armée russe, car, autant que nous puissions en juger, il y a trois armées russes, qui, naturellement, manœuvrent de conserve, mais n’ont pas entre elles une liaison étroite et gardent une certaine indépendance dans leurs mouvemens. L’armée du centre, qui couvre Cracovie, a eu affaire dans ces derniers temps au général de Hindenburg, qui paraît bien être, dans l’Europe orientale, le meilleur général de l’armée allemande. C’est un manœuvrier à la fois audacieux et habile. Il est apparu récemment à la tête d’une armée de 400 000 hommes entre la Warta et la Vistule et l’armée russe a reculé devant lui. Les pessimistes, — il y en a toujours et partout, — ont jeté l’alarme ; mais il faut reconnaître que, du moins pour cette fois, les Allemands n’ont pas eux-mêmes exagéré l’importance d’un avantage qui n’était peut-être qu’apparent et qui risquait, en tout cas, de n’être que provisoire. Les communiqués de leur état-major ont été réservés. Faut-il répéter encore que, dans une guerre comme celle qui se poursuit sur des fronts de plusieurs centaines de kilomètres et avec des armées qui n’ont pas les unes avec les autres une liaison parfaite, après avoir avancé sur un point, on peut être amené à reculer sur un autre, sans que le succès d’ensemble en soit compromis ? Il entre d’ailleurs dans les traditions de la stratégie russe de reculer de parti pris pour amener l’adversaire sur un champ de bataille choisi d’avance et où les chances de victoire sont plus grandes. Mais l’opinion publique, énervée par une longue attente, éprouve parfois à l’excès le contre-coup immédiat des événemens et, quelque inébranlable que soit sa confiance dans le succès définitif, elle s’émeut de tout ce qui paraît le contrarier ou le retarder. Dans le cas dont il s’agit, elle a été bientôt rassurée. Les nouvelles de Pologne sont redevenues bonnes. L’armée russe reprend l’avantage et, à leur tour, les Allemands reculent du côté de leur frontière. Nous nous en réjouissons de tout cœur ; et si, dans l’avenir, les Russes éprouvent de nouveau, sur un point quelconque, un de ces accidens comme il en arrive inévitablement dans une longue guerre, nous n’en serons pas plus inquiet qu’il ne faudra. Nous avouons d’ailleurs modestement qu’à moins d’être un géographe de profession, il est parfois difficile de suivre dans tous les détails les mouvemens des armées russes. Les noms de villes que nous apportent les télégrammes ont des orthographes différentes dans les différens atlas, et lorsque nous lisons, par exemple, qu’on signale un recul allemand sur la ligne Strykois-Igierz-Szadek-Zdunska-Voola-Woskini, notre pensée a une peine infinie à s’y retrouver. Il nous suffit de savoir que les armées russes sont aujourd’hui en bonne forme. Toutes attirent vivement notre attention parce que le sort de chacune d’elles est lié à celui des deux autres ; mais celle des trois sur laquelle les yeux se portent de préférence est celle du Sud, l’armée de Galicie, qui arrive en ce moment à Cracovie. On assure que la ville de Przemysl est sur le point d’être prise : elle ne peut pas tenir au-delà de quelques jours. Après cela, l’armée russe n’aura plus de préoccupations sur ses derrières. Cracovie ouvre le chemin de la Silésie et de Breslau : c’est la porte de l’Allemagne, c’est le chemin de Berlin. Mais le chemin est long et semé d’obstacles. Les illusions que nous avons eues au commencement de la guerre sur la rapidité avec laquelle l’armée russe pourrait le parcourir n’ont pas résisté à l’épreuve des faits. Ni les Russes ni nous ne sommes au bout de nos peines ; mais, dans une guerre, le jugement à porter sur les chances de succès des armées en présence est le résultat de la comparaison qui s’établit entre elles, et ni nous, ni les Russes, ni les Anglais, ni les Belges ne voudrions, à coup sûr, changer de place avec celle des Allemands et des Autrichiens. La conclusion est facile.

De nouveaux élémens se sont mêlés, on le sait, et peuvent se mêler encore à cette guerre qui se poursuit sur une surface déjà immense : l’Allemagne a persuadé à la Turquie de s’y jeter sans mesurer ses forces, en lui promettant, dit-on, qu’après la victoire, il n’y aurait plus que deux grands empires dans le monde, l’Empire allemand et l’Empire ottoman, car, s’il y a un pangermanisme, il y a aussi un panislamisme, et ils ne sont pas plus sensés l’un que l’autre. La sotte infatuation d’Enver pacha risque de coûter très cher à son pays, mais qu’importe à l’Allemagne ? c’est de son seul intérêt qu’elle se préoccupe et elle a pensé qu’en déclarant la guerre à l’Angleterre, à la Russie et à nous, la Porte provoquerait sur plusieurs points du monde des diversions qui lui seraient profitables à elle-même. Elle a demandé au Sultan de proclamer la guerre sainte : il a commencé par résister, puis il a cédé, parce qu’une longue résistance est au-delà de ses forces morales, et on a obtenu de lui qu’il agitât sur le monde ce vieil épouvantail de l’étendard vert du prophète, dont nous avons plus d’une fois entendu parler, mais qu’on s’était jusqu’ici bien gardé d’exhiber. C’était prudent, car le talisman a singulièrement perdu de son efficacité, soit que les musulmans d’Asie et d’Afrique aient assez d’intelligence pour comprendre qu’Enver pacha et sa bande ne se moquent pas moins du Coran que de l’Évangile et qu’ils sont médiocrement qualifiés, eux qui font profession d’impiété, pour jouer un rôle religieux, soit que, reconnaissant les bienfaits d’une civilisation supérieure, ils aient renoncé à se révolter contre l’Angleterre dans l’Inde et en Égypte et contre nous en Tunisie, en Algérie, au Maroc. Ce qui est certain, c’est que la déclaration de la guerre sainte n’a nullement agité le monde musulman : l’effet, au moins jusqu’ici, peut en être considéré comme négligeable. Le loyalisme des sujets musulmans de l’Angleterre et de la France a résisté à l’épreuve et s’est même traduit par des manifestations qui ne laissent aucun doute sur sa sincérité. La guerre sainte a donc fait long feu, mais la guerre pure et simple dans laquelle la Turquie est entrée a, comme il fallait s’y attendre, remué dans les Balkans des cendres mal éteintes d’où la flamme pourrait bien jaillir de nouveau. Qu’en résultera-t-il ? L’Allemagne y trouvera-t-elle finalement un avantage ou, au contraire, se sera-t-elle créé de nouvelles difficultés, de nouveaux ennemis ? L’événement seul peut répondre.

On s’est demandé plus d’une fois pourquoi la Roumanie, qui a un intérêt si évident à participer à la guerre pour délivrer du joug autrichien les Roumains de Transylvanie et les réunir à la mère patrie, ne profitait pas d’une occasion qui ne se représentera sans doute pas de longtemps. Les origines allemandes auxquelles le feu Roi était resté fidèle pouvaient en fournir une explication qui, à la vérité, n’était pas bien bonne et le serait encore moins aujourd’hui que la Roumanie a un nouveau souverain. Cependant elle a continué de ne pas bouger. A notre sentiment, elle a tort et, si elle laisse passer le moment opportun, le gouvernement actuel et la dynastie elle-même encourront une responsabilité qui sera très lourde pour eux.

Mais il y a un autre côté de la question : la Roumanie se regarde comme garante du traité de Bucarest, qui a été fait sous ses auspices et qu’elle considère à bon droit comme son œuvre. Il est fort probable que, si elle déclarait la guerre à l’Autriche, la Bulgarie ne resterait pas indifférente et inerte et qu’elle sortirait de la neutralité. Dans quel sens ? On ne peut pas le dire avec certitude : la seule chose sûre est que les scrupules ne l’embarrasseraient pas ; elle a montré avec éclat qu’elle était au-dessus de semblables préjugés, et il est hors de doute que, pour elle comme pour certains autres, les traités sont des chiffons de papier. Les hésitations de la Bulgarie peuvent paralyser la Roumanie ; mais, dans toutes les hypothèses, la folie belliqueuse de la Porte amènera un peu plus tôt ou un peu plus tard dans les Balkans des changemens inévitables avec tout un cortège de difficultés. Que la Bulgarie cherche à y trouver son profit, rien n’est plus naturel. On pourrait l’encourager à faire la guerre à la Porte pour lui reprendre Andrinople ; mais qui sait ce qui arriverait ? La Porte, même dans l’état où elle est tombée, n’est pas pour la Bulgarie un adversaire négligeable, et la Bulgarie ne veut cette fois jouer qu’à coup sûr. Elle émet des exigences pour prix de son concours, et même, dit-on, de sa neutralité. La neutralité lui conviendrait particulièrement : ne rien faire et obtenir la cession de la Macédoine, qu’elle appelle une restitution, comblerait sans doute ses vœux ; mais on ne peut lui faire de semblables promesses que dans le cas où la Serbie se serait déjà assuré des compensations en Herzégovine, et en Bosnie, et, en attendant, la Bulgarie, qui se connaît assez elle-même pour se défier des autres, demande des gages. A trop exiger, elle s’expose à ne rien avoir : l’occasion lui est favorable, nous le voulons bien, mais il ne faut abuser de rien et la meilleure occasion devient mauvaise lorsqu’on en abuse ou qu’on la violente. La Bulgarie en a déjà fait l’expérience. Nous en disons assez pour montrer que l’initiative militaire prise par la Porte a créé une situation nouvelle et que les Balkans sont redevenus un nid d’intrigues. Il est possible qu’il n’en sorte rien d’immédiat, il est probable qu’il en sortira quelque chose et cette probabilité augmentera si la Bulgarie n’arrête pas tout par des prétentions exagérées. A nos yeux, l’intérêt dominant est celui de l’union balkanique. Elle a été autrefois troublée par l’ambition bulgare et rétablie par l’intervention armée de la Roumanie ; mais elle a été à ce moment imposée au bleu d’avoir été consentie. Il est aujourd’hui désirable que, si les conditions en sont modifiées, elles le soient par suite d’un consentement plus libre. La Bulgarie émet des demandes ; soit : qu’on les examine et qu’on y fasse droit dans une mesure raisonnable ; mais la Bulgarie ne s’attend sans doute pas à ce qu’on lui donne quelque chose pour rien, et le moins qu’on puisse exiger d’elle est qu’elle entre sincèrement cette fois dans l’Union balkanique, qu’elle en soutienne la politique, qu’elle en adopte les intérêts.

On voit que cette guerre, qui a déjà fait naître tant de surprises, pourra encore en provoquer de nouvelles, et nous ne sommes pas au bout. Que se passera-t-il en Égypte ? Rien d’inquiétant sans doute ; mais la situation de l’Asie-Mineure, de la Syrie, de la Palestine, est profondément troublée par les entreprises turques. Les intérêts que nous y avons se rattachent à la religion catholique. Disons, à ce sujet, que l’Angleterre vient de nommer un ministre auprès du Vatican : c’était le seul grand pays de l’Europe qui n’en eût pas. Nous nous trompons, il y en a un autre et c’est la France : c’est aussi celui qui, ne fût-ce qu’à cause de son protectorat catholique en Orient, aurait le plus grand profit à en avoir un. Une pareille omission juge un régime et l’expose à une lourde responsabilité. Les intérêts de la Russie, ceux de l’Angleterre, les nôtres sont mis en cause avec une audace où la Porte, suggestionnée par l’Allemagne, s’imagine montrer de la force et où elle ne montre que de l’inconscience. Un vent de folie a soufflé sur elle : elle expiera rudement plus tard l’imprudente témérité de ses provocations et de ses violences. Sa situation est déjà condamnée et perdue en Europe : elle le sera bientôt en Asie.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, FRANCIS CHARMES.

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