Chronique de la quinzaine - 30 juin 1838

Chronique no 149
30 juin 1838
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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30 juin 1838.


Il paraît qu’en l’absence des chambres et des principaux chefs des partis, qui s’éloignent de Paris, la guerre vive et ardente faite au ministère pendant la session ne se ralentira pas. Nous avons déjà signalé ce redoublement d’attaques dans une feuille où une violence, qui sort des habitudes des feuilles sérieuses, a remplacé la polémique hardie et habile qui s’y était faite pendant quelque temps. Il ne nous convient pas de répondre aux diatribes que nous ont values nos remarques. Aujourd’hui, c’est la chambre des pairs qui partage avec le ministère l’animadversion de quelques organes de la presse. La chambre des pairs la mérite, en effet. Elle a rejeté, à une majorité de 124 voix contre 34, le projet de loi relatif à la conversion des rentes, et elle s’est déclarée compétente pour juger M. Laity, à la majorité de 133 contre 19. Il est évident que la chambre des pairs s’entend avec le ministère pour trahir les intérêts de l’état.

Il n’y a pas lieu de s’étonner de ces attaques. Invoquer l’application des lois de septembre, constituer la chambre des pairs en cour de justice, ce sont là des actes qui ne peuvent, en bonne logique, être approuvés par ceux qui ne voient pas grand mal dans la propagation des idées contraires aux bases même du gouvernement établi en 1830 ; mais que la décision du ministère soit blâmée par ceux qui blâmaient l’amnistie, et qui voyaient, dans cet acte de clémence, l’abandon des lois de septembre, et le rejet volontaire des moyens que donne cette législation pour réprimer les écarts de la presse, c’est là ce qui serait moins concevable, si la session qui finit ne nous avait fait faire de grands pas dans l’étude des partis. Un des accusés de Strasbourg publie la relation de cette affaire, en termes où le ministère voit une sérieuse culpabilité. Il défère l’auteur et la relation à la cour des pairs, c’est là son droit, et à ses yeux, c’est son devoir. S’il eût agi autrement, l’opposition de droite, qui l’attaque si vivement n’eût pas manqué de crier à l’abandon des lois de septembre, de proclamer la faiblesse du gouvernement, et d’annoncer la réalisation de toutes les sinistres prophéties qu’elle faisait à l’époque où fut prononcée l’amnistie. M. Duvergier de Hauranne, dans un écrit dont nous aurons à parler tout à l’heure, ne vient-il pas de renouveler le grief tant de fois élevé contre M. Molé, au sujet du procès des accusés d’avril ? Ne l’accuse-t-il pas d’être le seul des ministres actuels qui n’ait pas combattu, dans les mauvais jours, pour la cause de l’ordre, tandis que M. Molé, comme on l’a dit et prouvé si souvent, n’avait quitté son siége que pour mieux faire constater l’impossibilité de terminer le procès sans disjoindre les causes ; Que serait-ce donc si le ministère reculait devant l’emploi des lois de septembre, dans un cas qui lui semble grave ? Le parti où figure l’écrivain dont nous parlons et ses amis, trouverait-il maintenant que le temps de l’application des lois de septembre est passé, et ses étroites affinités avec les députés du compte rendu l’auraient-elles converti à des idées de conciliation et de tolérance plus larges que le ministère de l’amnistie ne les conçoit ? Chacun peut se convertir, même tardivement, comme bon lui semble, sans craindre d’être blâmé ; mais des hommes raisonneurs et sérieux, tels que les doctrinaires, ne se convertissent pas sans de bonnes raisons, sans doute. Les leurs ne seraient-elles pas que les mauvais jours sont passés ?

Or, assurément, ces mauvais jours n’étaient pas passés, il y a un an, quand, se trouvant au pouvoir, ils ne croyaient pas la législation de septembre suffisante pour réprimer les délits politiques ; quand, repoussant l’amnistie et toutes les mesures de douceur, ils insistaient pour l’adoption de nouvelles mesures, à l’effet de prévenir des complots tels que celui de Strasbourg. Dans ce temps si peu éloigné, la cour des pairs et la législation de septembre étaient encore des ressources trop faibles pour le pouvoir, et c’eût été, à leurs yeux, un acte de modération excessif, et blâmable comme une faiblesse, que de s’en contenter. Si donc, à présent, c’est se montrer excessif dans un sens contraire que d’en appeler à la cour des pairs et à cette législation, c’est, sans nul doute, qu’une grande révolution s’est opérée en France depuis un an, révolution toute pacifique qui n’est certes pas l’ouvrage de l’opposition dont la violence n’a fait qu’augmenter aussi depuis un an. Il s’ensuivrait, de l’aveu même de ceux qui blâment le ministère du point de vue que nous signalons, que l’esprit public s’est modéré en France à mesure que la presse de l’opposition et la minorité de la chambre s’échauffaient, et que les attaques de toutes couleurs, dont le gouvernement est l’objet, ont si peu de consistance aux yeux même des hommes intelligens de l’opposition, qu’ils se croient fondés à blâmer vivement le ministère qui leur donne assez d’importance pour les poursuivre avec les lois de septembre. Cependant on déclare hautement que tout s’en va, que tout est à l’abandon, que les masses sont saisies d’une vague inquiétude, et que le pouvoir ne s’exerce pas ; tout cela en se plaignant d’excès de la part du pouvoir, et en attaquant ces prétendus excès au nom de la tranquillité des esprits et de la profonde paix du pays.

De l’autre côté, on attaque le ministère en lui répétant tout ce qu’on disait autrefois aux doctrinaires avec lesquels on s’est allié aujourd’hui. C’est un ministère réactionnaire qui veut en finir avec le pays et transformer tous les délits de la presse en attentats dignes de la déportation. Le ministère est, en effet, un ministère bien réactionnaire ! Il n’y a qu’à lire les journaux pour voir tout de suite quelles graves atteintes il a portées à la liberté de la presse. On supposait qu’il laisserait inactives les armes que lui a laissées le ministère du 11 octobre, qu’on voudrait cependant faire revivre. Il a trompé ces espérances des amis de la liberté. Il est évident qu’il va marcher maintenant tête levée dans la voie des réactions. On sera bientôt obligé d’appeler M. Guizot et ses amis pour arrêter, dans cette funeste pente, le cabinet du 15 avril !

Le silence est commandé sur une publication qui se trouve déférée devant une cour de justice, et d’ailleurs les principes doivent être les mêmes à l’égard de tous les accusés. Aussi ne s’agit-il pas de savoir si le ministère a bien ou mal fait de traduire M. Laity devant la cour des pairs. C’est maintenant à la cour des pairs de juger si la brochure incriminée offre le caractère qu’on lui attribue. Mais on met le ministère en cause ; on dit qu’il a pris une mesure impopulaire, qu’il donne de l’importance à une opinion qui est en quelque sorte historique, et qui n’a pas de fondemens dans la réalité. On ajoute qu’il a mal choisi le moment, que ce n’est pas à l’heure même où la conversion des rentes se trouve indéfiniment ajournée par la chambre des pairs, qu’il fallait compromettre cette chambre par un procès plus impopulaire encore que le vote qu’elle vient de prononcer. Nous citons les termes mêmes de toutes ces attaques assez étranges, et qui nous semblent à la fois puériles et mal fondées.

D’abord le ministère n’a pas choisi le moment de ce procès qu’on lui reproche, pas plus que les procureurs du roi, les substituts, et autres membres du ministère public, ne choisissent le temps des procès qu’ils portent devant les tribunaux. Ce privilége appartient, en général, aux accusés, et nous ne pensons pas que M. Laity ait consulté le ministère pour publier la brochure qui a nécessité le procès qui va s’engager. Si même ce moment avait été choisi par le ministère, il ne serait pas aussi défavorable qu’on veut le dire ; car, sans parler de son indulgence pour le principal accusé de Strasbourg, c’est peu de jours après avoir demandé aux chambres une pension de 100,000 francs pour la sœur de Napoléon, que le ministère s’est vu forcé de sévir avec rigueur contre une tentative de propagande bonapartiste dans l’armée ; car c’est un fait notoire que la brochure saisie avait été adressée à divers régimens. Nous nous hâtons d’ajouter que nous ignorons entièrement si l’auteur de l’écrit a eu part à cette distribution.

Pour la chambre des pairs, que l’opposition craint tant de voir compromise, tout en l’attaquant si vivement, il n’est pas bien démontré que son vote, au sujet de la conversion des rentes, soit aussi impopulaire qu’on veut bien le dire. D’abord, il ne saurait l’être auprès des rentiers, et c’est déjà une classe de la nation, une classe nombreuse, et tout-à-fait populaire. La discussion de la loi des rentes dans la chambre des députés, avait d’ailleurs fait tomber déjà beaucoup d’illusions. Les hommes les plus versés dans les questions de finances avaient déclaré presque unanimement que la réduction des rentes ne procurerait aux départemens aucun des avantages qu’on leur avait promis, et on a vu que le rejet de la loi, pour cette année, a produit très peu de sensation. Dans un grand nombre de localités, on a vu les populations manifester la joie la plus vive, en apprenant l’adoption de quelques lois de chemins de fer. D’où vient que, dans les villes et dans les campagnes, où le taux de l’intérêt de l’argent semble élevé au commerce, on n’a manifesté aucun mécontentement de l’ajournement de la loi des rentes ? C’est qu’on sait que ses effets seront tardifs, presque nuls, en ce qui concerne la prétendue élévation des propriétés et l’abaissement de l’intérêt. La chambre des pairs, qui est composée des plus grands propriétaires de la France, et qui aurait bien aussi quelque chose à gagner dans l’élévation du prix des terres, ne s’est donc pas rendue impopulaire par son vote ; et quelle que soit sa décision dans le procès qui va s’ouvrir, elle ne se trouvera pas compromise par l’ordonnance qui l’a constituée en tribunal. Nous disons cela, non pour la chambre des pairs, qui le sait bien, mais pour ses amis de l’opposition, dont il faut se hâter de calmer les inquiétudes.

Quant aux idées politiques qu’on a rattachées à ce procès, nous n’en voyons qu’une : celle de prouver que le gouvernement n’abandonnera pas la défense de l’ordre social, qui lui est confiée. On a dit qu’on avait voulu mettre le bonapartisme en cause. Pas plus le bonapartisme que toute autre opinion qui tenterait de changer l’ordre de choses existant. Ce qu’on appelle les idées napoléoniennes, n’a aucune valeur en France. Le souvenir de la gloire de Napoléon n’est pas une opinion politique ; cette gloire appartient à toute la France, mais elle n’est pas disposée à en faire un héritage à quelque membre de la famille de l’empereur que ce soit. La France a conquis par elle-même, et sans Napoléon, ce que toutes ses conquêtes ne lui avaient pas donné : la liberté politique dans sa plus grande extension. Ce n’est pas quand elle a fait sa propre fortune qu’elle voudrait en confier le soin à quelques parens obscurs du grand homme qui l’en avait privée. Le bonapartisme n’est rien, il est moins que le légitimisme, parce qu’il ne représente rien, et qu’en réalité il n’est représenté par personne. Les véritables représentans du régime impérial, depuis la chute et la mort de Napoléon, ce sont les généraux, les hommes d’état, les administrateurs, qui ont pris part avec lui à ses guerres gigantesques, à la direction des nombreux pays conquis par ses armes, à la confection de ses codes. Où sont-ils aujourd’hui ? Au sein même du gouvernement constitutionnel que la France s’est donné en 1830, et qu’ils soutiennent de leurs lumières, de leurs épées, de tout l’éclat de la gloire qui s’attache à leurs travaux passés. Le plus illustre débris de l’empire représente en ce moment à Londres le gouvernement de juillet. Les généraux de l’empire sont autour de la personne du roi ; les hommes d’état de l’empire sont dans le conseil, à la tête de toutes les administrations. De qui donc se compose le parti bonapartiste ? De quelques jeunes gens audacieux qui rêvent une France faite pour eux, et qui s’adressent à un parti aussi faible que le leur, au parti républicain, pour fonder le despotisme militaire. Certes, cette association d’idées n’est pas bien dangereuse en France, à l’heure qu’il est ; mais si quelques têtes exaltées s’efforçaient d’y répandre le trouble, ne serait-ce pas le devoir du gouvernement de s’opposer à leurs desseins ? Si quelque jeune membre de la famille de Napoléon, n’ayant encore pour toute illustration que le nom qu’il porte, se figurait qu’en usant d’indulgence pour sa jeunesse, le gouvernement de 1830 n’avait d’autre motif que la crainte de voir tous les anciens généraux de l’empire se soulever dans la chambre des pairs à la seule idée de juger un accusé de ce nom, ne serait-ce pas une salutaire leçon, donnée à ce petit parti et à son chef, que ce procès devant la chambre des pairs ? Sans doute de pareilles considérations ne sauraient motiver une telle mesure ; mais le procès une fois entamé, elles s’élèvent naturellement aux yeux de ceux qui en examinent les conséquences politiques. Après une tentative telle que celle de Strasbourg, on ne pouvait laisser passer inaperçue une relation aussi inexacte de cette affaire. On ne pouvait non plus laisser s’établir dans les esprits la pensée que, sans quelques petites circonstances fortuites, la France devenait l’empire d’un jeune homme qui lui est totalement inconnu. Il fallait aussi ôter à ceux-là même qui forment de tels complots les illusions qui les portent à troubler si audacieusement la tranquillité de la France. Ce triple but sera sans doute atteint par le procès qui s’instruit en ce moment à la cour des pairs ; et, quelle qu’en soit l’issue, il n’en résultera, selon nous, qu’un fait fâcheux, c’est celui qui résulte de l’intérêt et des sympathies qu’excitent toutes les affaires de ce genre, de la part de l’opposition qui se dit attachée aux institutions que possède la France de 1830.

Nous venons de faire mention d’un nouvel écrit de M. Duvergier de Hauranne. Les journaux de diverses couleurs qui sont d’accord pour blâmer le ministère d’avoir entamé le procès de la cour des pairs, sont aussi d’accord pour louer l’écrit de M. Duvergier de Hauranne. Une lecture rapide des fragmens qu’ils publient, nous fait voir que cette publication n’est que la conséquence du plan suivi par les doctrinaires, depuis leur sortie du ministère. Il consiste à blâmer, dans la presse, le pouvoir de tout ce qu’il fait, et dans la chambre, à entraver tous ses actes. Cette marche méthodique demande quelque talent, car il faut couvrir les désappointemens de l’ambition par des faux semblans de principes, et justifier des contradictions de tous genres. Un journal, qui fait partie de l’opposition, ne s’y trompe pas, et tout en citant le dernier écrit de M. Duvergier, en déclarant que ses vues sont excellentes, il recommande à ses lecteurs de se défier de l’écrivain. « Nous n’avons pas confiance dans les doctrinaires, dit-il, ils cachent toujours une partie de leurs opinions, et lorsque le parti était au pouvoir ou lorsqu’il se croyait à la veille d’y revenir, nous ne lisions pas, dans les journaux doctrinaires, ces fières protestations en faveur du pouvoir parlementaire. « — En ce temps-là, c’était, en effet, M. Rœderer et M. Fonfrède qui étaient les autorités du parti doctrinaire. La charte de 1830 n’était alors qu’un contrat insuffisant, où le pouvoir ne trouvait qu’une trop petite part. Depuis, le pouvoir ayant échappé à ceux qui le maniaient avec tant de délices, c’est en faveur de la chambre élective qu’ils voudraient faire leur coup d’état, moins inconséquens, en cela, qu’on ne pense, car ils ne font qu’obéir à la nature des idées absolues qui les dominent, et qu’ils portent dans tous leurs actes, soit qu’ils figurent au pouvoir ou dans l’opposition.

Ainsi c’est de la meilleure foi du monde que les doctrinaires, qui blâment aujourd’hui le procès de la cour des pairs, s’élevaient avec violence contre l’amnistie, qu’ils regardaient comme une faiblesse. La force, pour eux, c’est la rigueur ; ils la confondent avec la tracasserie, comme ils confondent aujourd’hui les idées parlementaires avec les vues d’ambition personnelle. Ils avaient établi la doctrine de la quasi-légitimité, ils avaient demandé les lois de septembre ; ils s’en prennent aujourd’hui aux prétendues usurpations du pouvoir royal, et ne connaissent plus que le jury. Ils avaient proclamé à Lisieux et ailleurs la maxime que le roi règne et gouverne ; maintenant ils travaillent à porter M. Odilon Barrot à la présidence de la chambre. Ils voulaient prolonger le ministère du 6 septembre en restant au pouvoir malgré la chambre, et en s’appuyant sur le seul assentiment du roi ; ils veulent à présent rentrer au ministère en ameutant la chambre élective contre la couronne. Non pas au moins que les doctrinaires veuillent autre chose que ce qu’ils ont voulu, non pas que leurs instincts soient plus populaires et plus nationaux qu’autrefois ; mais le pouvoir leur est nécessaire, il le leur faut à tout prix, et ils le veulent si ardemment qu’ils croient eux-mêmes aux opinions qui pourraient le leur rendre. C’est de bonne foi qu’ils sont parlementaires, aujourd’hui qu’ils espèrent renverser le ministère en accréditant que c’est un ministère en dehors des conditions du gouvernement constitutionnel. C’est de bonne foi qu’ils professeront des idées opposées, lorsqu’ils seront au pouvoir. Quand M. Guizot, quand M. Duvergier de Hauranne écrivent que le pouvoir s’amoindrit, que tout s’en va, qu’il y a un mal réel, un mal profond sous la tranquillité, sous la prospérité dont nous jouissons, ces honorables écrivains agissent dans toute la plénitude de leur conviction ; leur bonne foi ne peut être mise en doute. Le mal profond, c’est que les amis de M. Duvergier de Hauranne ne sont pas au pouvoir ; le mal réel, c’est qu’ils sont réduits à écrire des pamphlets politiques, et ce mal, nous ne le nions pas. Il y a une espèce de conscience dans cette admiration de soi-même, et on ne peut s’empêcher d’en faire quelque cas en ce siècle de doute. Il se peut que le parti doctrinaire n’ait pas grande foi en ses principes, et il le prouve en changeant totalement, comme il l’a fait dans cette session ; mais il est certain qu’il a confiance en lui-même, et que, quels que soient les principes qu’on veuille appliquer au pays, régime d’exception ou régime parlementaire, 11 octobre, 6 septembre ou 15 avril, pourvu que ces principes soient appliqués par M. Guizot et ses amis, la France sera puissante, riche, heureuse, et tout ce qu’elle n’est pas depuis le 15 avril, que le parti doctrinaire figure plus ou moins ostensiblement sur les bancs de l’opposition.

Nous n’enveloppons pas tout le parti doctrinaire dans ce panégyrique. Il y a dans ce parti, comme dans tous les autres, les illuminés et les hommes moins sérieux, des philosophes à la manière de Platon, et d’autres à la façon d’Épicure. Ces derniers, et M. Duvergier de Hauranne n’est pas du nombre, rient tout bas de la bonne foi et de l’ardeur avec laquelle leurs amis se jettent dans la défense des principes ultra-parlementaires ; ils prévoient bien qu’il faudra en rappeler quand on sera au pouvoir, mais peu leur importe. Ils savent bien que la ferveur des illuminés leur fera voir les choses autrement, et qu’ils seront du pouvoir avec le même feu, avec la même aigreur, qu’ils sont de l’opposition. Ceux-là ont la prétention de jouer la gauche, et de s’en faire un degré pour remonter au pouvoir ; les autres marchent franchement avec elle ; il est vrai que la gauche se rit d’eux, tout en acceptant ces tardifs élans de libéralisme, et qu’ainsi la partie se trouve égale des deux côtés.

M. Duvergier de Hauranne croit donc sincèrement que son parti a encore un système, et qu’ailleurs il n’y en a pas. On aurait beau lui demander ce qu’il y a eu en jeu dans cette session ; si les partis coalisés qui y ont figuré, et qui y ont parlé le même langage, quoique venus des zones les plus opposées du monde politique, représentent un système ; M. Duvergier n’hésiterait pas à répondre que oui, et même à le prouver. Aussi, ce n’est pas lui que nous espérons convaincre en lui répondant, encore moins ceux qui, dans son propre parti, rient tout bas de l’admirable franchise avec laquelle il soutient ses convictions.

M. Duvergier reconnaît que tout est régulier, que tout est constitutionnel, dans ce qui se passe aujourd’hui. Que se passe-t-il qui le choque ? Rien. Il ne saurait précisément le dire ; mais il y a quelque chose cependant. Plus il s’examine, plus il examine ses amis, et plus il voit que tout n’est pas à sa place. Que voudrait-il donc ? Il n’ose pas le dire. Rien ne s’oppose, en apparence, au libre jeu du gouvernement représentatif ; cependant il menace de devenir inerte et impuissant. M. Guizot disait aussi dans son dernier écrit que tout va s’amoindrissant, que les esprits sont inquiets, et qu’il faut penser beaucoup à ce qui se passe. Mais ni M. Guizot, ni M. Duvergier de Hauranne, n’indiquent le remède de ce mal qu’ils ressentent. M. Duvergier, qui n’a pas, comme dit M. Jaubert de M. Guizot, une position ministérielle à ménager, en dit un peu plus, toutefois. Il faut, dit-il, une majorité ; il faut, non-seulement des ministres, mais un ministère, un cabinet lié par des principes communs et par une confiance réciproque.

D’où vient donc que M. Guizot, M. Duvergier de Hauranne avec leurs amis anciens et nouveaux, n’ont pu, même en faisant de si larges concessions à la gauche, même en marchant jusqu’au-delà de M. Odilon Barrot, réunir cette majorité compacte qu’ils demandent. Le ministère serait à eux , maintenant, et ils pourraient rentrer en possession de leurs véritables principes. Les efforts n’ont pas manqué ; ils ont même réussi quelquefois. À la voix des doctrinaires, les membres qui siègent aux bancs les plus élevés et les plus reculés de la gauche et de la droite, sont accourus voter avec eux. On a fait subir au ministère quelques échecs dont on a fait grand bruit ; mais la majorité a voté pour le ministère dans un grand nombre de circonstances d’une haute importance, et chaque fois qu’il a jugé à propos de faire une question de cabinet, elle ne lui a pas refusé ses votes. Notre avis est que ce ministère qui a posé autant de questions de cabinet que l’avait fait le ministère du 11 octobre, n’en a pas encore posé assez, et nous pensons que plus son influence était contestée, plus il devait s’assurer qu’elle était réelle par de fréquentes épreuves. Toutefois, telle qu’elle a été, la session a prouvé que le ministère est accepté par la chambre. On a énuméré les échecs du ministère du 11 octobre. Ils ont été nombreux. Seulement, le langage des ministres, à cette époque, était plus vif et plus hautain. C’était un langage qui convenait à un temps de troubles civils, et si le parti doctrinaire était au pouvoir aujourd’hui, à moins qu’il ne ramenât les troubles passés, ce qui ne serait pas impossible, il se verrait forcé de tenir le langage mesuré et conciliant du ministère actuel.

Disons le fait. On ne précise rien. On ne veut voir dans le ministère que des hommes isolés, et ce ministère a donné l’exemple de l’union et de l’harmonie dans les circonstances les plus difficiles. On l’accuse de laisser tout s’en aller, et jusqu’au commencement de cette session il a montré une action et une activité rares, même dans les temps les plus vantés. Ce ministère si faible a fait plus. Il a dissous la chambre et a procédé aux élections. « On sait, dit M. Duvergier de Hauranne, comment se sont faites les dernières élections. Elles se sont faites en dehors de tous les partis. Or, qu’est-ce que faire les élections en dehors de tous les partis ? C’est se présenter au pays sans système, sans pensée, sans drapeau. » — Ici nous joignons nos reproches à ceux de M. Duvergier de Hauranne. Le ministère a voulu, en effet, faire les élections en dehors de tous les partis, comme l’a dit le président du conseil, mais seulement en dehors de tous les partis qui prennent pour base l’ordre de choses actuel ; en d’autres termes, et de l’aveu même de M. Duvergier, il a laissé la plus grande liberté possible dans les élections. Ce n’est pas de cela que nous blâmons le ministère, mais bien d’avoir accordé en quelques localités son appui au parti doctrinaire, qui reconnaît ici singulièrement cette générosité, en s’écriant : « On sait comment se sont faites les dernières élections ! » Sans cette tolérance du ministère, il y aurait bon nombre de doctrinaires de moins dans la chambre, car les souvenirs encore récens de leur dernier ministère leur avaient donné peu de crédit dans les colléges électoraux. M. Duvergier de Hauranne répondra peut-être que le parti ne doit rien au ministère, qui appuyait les candidats doctrinaires, parce qu’il comptait sur eux. Le ministère en avait le droit. Il ne s’attendait pas, en effet, à ce qu’un parti qui se donnait pour le parti de l’ordre, s’appliquerait à entraver tous les actes du gouvernement, à exciter contre lui toutes les répugnances, à retarder tous les projets de loi conçus dans l’intérêt public, et il ne pouvait prévoir que ce parti irait jusqu’à renier ses propres doctrines et jusqu’à son chef, comme a fait M. Jaubert à l’égard de M. Guizot, pour satisfaire à ses appétits d’ambition !

M. Duvergier parle de deux presses qui agissent en sens différent au bénéfice du ministère, de deux drapeaux, de deux systèmes. Il confond ici les choses par hasard ou à dessein. Le ministère s’est adressé, non pas à deux opinions, mais à deux nuances d’opinion très proches, dont l’une est la sienne, et il a voulu les réunir sous le même drapeau. C’est alors que les doctrinaires, voyant quelle force le ministère et l’ordre tireraient de cette réunion, se sont hâtés de se jeter dans les bras de l’opposition, confondant jusqu’aux membres les plus ardens de l’extrême gauche dans cette mêlée d’embrassemens. C’est là bien autre chose que d’élever deux drapeaux presque semblables ! C’est aller se réfugier sous le drapeau contre lequel on s’est fait long-temps gloire de combattre, et amener son propre pavillon. Ce n’est plus là caresser un parti, comme le dit du ministère M. Duvergier de Hauranne ; c’est se mettre à genoux devant un parti, et endosser, sans conditions, ses livrées. Encore, un ministère qui cherche à se rallier une majorité, a-t-il une mission qui ne peut être qu’une mission d’ordre, tandis qu’un parti qui déserte son poste en masse pour aller s’incorporer ailleurs, et qui ne le fait que pour attaquer des principes auxquels il accède dans le fond de son ame, n’agit et ne peut agir que dans un intérêt personnel. On ne dira pas, en effet, que ce sont les principes qui rapprochent M. Guizot de M. Odilon Barrot, M. Duvergier de Hauranne de M. Mauguin, de M. Michel de Bourges, et de tous les membres de la gauche, avec lesquels le parti doctrinaire a presque constamment voté dans toute cette session.

N’oubliez pas, d’ailleurs, l’état où se trouvait le pays au 15 avril. Vous l’aviez profondément divisé, vous l’aviez si fortement aigri, qu’il était devenu nécessaire de montrer un esprit de conciliation qui, aujourd’hui, paraîtrait peut-être excessif. Il se peut qu’on ait déjà oublié, au milieu de l’heureux changement qui s’est fait, que le roi était alors renfermé dans son palais, que le jury absolvait les complots, que les attentats les plus criminels étaient à l’ordre du jour. On n’essaya pas de fléchir les partis, on ne renonça pas aux lois de septembre, on n’offrit pas l’amnistie en présence des attentats ; mais on ne vit plus des ministres protéger de leur appui, de leurs éloges et de leur amitié, des déclamations violentes contre les libertés de la France. On revint à la législation existante, et on cessa de demander aux chambres des lois de réaction ; on se montra confiant dans les forces que la charte de 1830 donne au pouvoir, et on déclara qu’on s’en contenterait. Dès-lors tout rentra dans l’ordre on ne sait comment, et les doctrinaires le savent moins que personne. L’admirable esprit de justice, le bon sens national qui règnent à un si haut degré en France, répandirent une faveur générale sur les actes de ce ministère, et comprimèrent des opinions dangereuses par cette éclatante et unanime manifestation. Ce fut alors que vint l’amnistie, tant blâmée par les doctrinaires, et, après l’amnistie, d’autres actes que nous rappelons quelquefois, parce qu’on affecte toujours de les mettre à l’écart, actes glorieux ou salutaires, tels que la prise de Constantine, le mariage du duc d’Orléans, et qui achevèrent d’exaspérer le parti à qui il semble qu’on dérobe son bien chaque fois qu’il est en dehors du pouvoir. En un mot, il fallait se rapprocher ou laisser périr la France dans les divisions. C’est dans cet esprit que se sont faites les élections, puisque M. Duvergier de Hauranne veut le savoir ; mais en quelques colléges électoraux le ministère sema, sans le savoir, les dents du dragon, et il en sortit des doctrinaires, qui prirent les armes contre lui. L’œuvre était faite toutefois, les semences de grandes discordes civiles étouffées, et les doctrinaires eux-mêmes durent renoncer à leur langage passé pour se produire dans le monde politique. Est-ce donc un ministère impuissant, que celui qui a forcé le parti doctrinaire à demander l’extension de la liberté, au lieu des restrictions qu’il travaillait de nouveau à établir ? Et quant à caresser tous les partis, non pour les tromper tous, mais pour les faire sortir de l’état d’irritation où le ministère du 6 septembre les avait jetés, ou du moins pour en faire sortir les esprits les plus modérés, cette tentative n’a pas été vaine ; et, loin d’être une action blâmable, elle entrait dans les devoirs du gouvernement ! Ce temps est passé, il est vrai. On a pu voir qu’il est certains partis avec lesquels on ne gagne rien par les ménagemens, et dans ce nombre se trouve le parti doctrinaire ! La politique de conciliation serait, à notre avis, bien impuissante à son égard, et le ministère s’est déjà trouvé bien, dans cette session, de l’avoir combattu deux fois avec vigueur.

Ailleurs, M. Duvergier de Hauranne dit que la mission d’un gouvernement est de se mettre à la tête de la société pour la guider et la faire avancer. C’est, on le voit, une variation de la politique élevée demandée par M. Guizot. Quelle impulsion le ministère doctrinaire a-t-il donnée à la société ? L’a-t-il moralisée ? Les attentats à la personne du roi, qui ont signalé cette fatale époque, prouvent le contraire. Quelle grande loi d’organisation lui a-t-il donnée ? car nous sommes de ceux qui comptent pour rien les paroles à la tribune. L’amnistie, au contraire, est un acte de moralité, qui a donné une véritable impulsion au pays. En fait d’honneur et de dignité nationale, on peut citer la dernière guerre en Afrique, les notifications faites à Saint-Domingue, le blocus du Mexique. Les lois des chemins de fer, des canaux, n’étaient pas seulement des lois matérielles, elles tendaient à ouvrir des communications rapides entre les départemens, à y augmenter l’aisance, qui est la source des lumières. Les travaux publics, l’instruction dirigée par des ministres ardens au bien et laborieux, ont reçu des améliorations sensibles, et toutes les lois que dédaigne M. Duvergier, celle qui touche aux justices de paix, à l’organisation départementale surtout, paraîtront d’une haute importance aux yeux de quiconque a étudié sérieusement l’état social du pays. La loi pénitentiaire occupe le gouvernement, et elle se prépare chaque jour par des enquêtes. La loi des faillites, votée dans cette session, améliore les rapports commerciaux, et protége la probité contre la mauvaise foi. La loi contre l’agiotage n’a pu être présentée cette année ; mais on sait ce qui a rendu cette session si longue et si difficile, et ce n’est pas à M. Duvergier de reprocher au gouvernement les effets des embarras que lui et ses amis ont suscités. Telle qu’elle est, la session a été toutefois d’une immense importance pour le bien moral et pour le bien matériel de la France ; et nous applaudirions au ministère des doctrinaires, si quelque jour ils étaient assez heureux et assez habiles pour doter le pays d’une masse de lois aussi bonnes. En attendant, nous ne pouvons que nous reporter à ce qu’ils ont fait quand ils étaient aux affaires. Qui les empêchait de présenter de pareilles lois ? Au lieu de cela, nous n’avons vu que des lois politiques, des lois acerbes, heureusement impossibles à réaliser, et repoussées par la chambre. L’opinion n’était pas éparpillée alors, les opinions divisées, comme s’en plaint aujourd’hui M. Duvergier, et la majorité compacte qu’il cherche, se trouva à cette époque dont nous parlons. Elle se leva tout entière contre le parti doctrinaire, et le força d’abandonner ce pouvoir qu’il cherche à ressaisir.

Quoique M. Duvergier de Hauranne et ses amis abusent un peu de leur position de vaincus, il faut respecter la douleur qu’ils éprouvent de se voir rejeter, par leur faute, loin du maniement des affaires ; nous n’imiterons donc pas M. Duvergier de Hauranne, qui est impitoyable dans ses récriminations, et qui va jusqu’à tirer une conséquence grave pour la société, et contre le ministère, d’une réduction opérée par la chambre dans les bénéfices des receveurs-généraux. Nous ne rechercherons pas à qui s’adresse cette doléance ; mais si l’on voulait énumérer les petits faits de la session, on verrait que le ministère, qui a obtenu la pension de Mme de Damrémont, celle de la comtesse Lipano, des travaux publics pour Paris, n’a pas à se plaindre de la rigueur de la chambre. Si ces faits rapprochés ont l’importance que donne M. Duvergier à ceux qu’il cite, il faudrait renverser les deux conséquences qu’il en fait ressortir. L’une de ces conséquences est que la chambre n’a pas voulu se laisser influencer par le ministère, l’autre qu’il a dû sacrifier la dignité du pouvoir, en subissant cet échec. Quant à nous, qui savons, comme tout député devrait le savoir, comment se votent le plus souvent les questions secondaires, nous ne conclurons rien de tout ceci, sinon que M. Duvergier de Hauranne est un ennemi bien minutieux. Finissant comme lui, nous nous bornerons seulement à rétorquer sa conclusion, et à dire : « Pour expliquer sa situation, dont il ne peut se dissimuler le danger, le parti doctrinaire se croit obligé d’imaginer je ne sais quelles ridicules chimères d’usurpations royales et d’avances à tous les partis ! Qu’on veuille donc enfin comprendre que si la chambre a le droit de renverser les ministres, cette prérogative ne saurait être arbitraire, et que ce serait une prétention insensée que de vouloir diriger une assemblée puissante au gré de quelques ambitions individuelles qui lui sont étrangères, et auxquelles elle n’accorde qu’un appui négatif. Que l’on reconnaisse qu’un tel appui ne donne ni force, ni considération, et que si la tolérance de la chambre suffit pour qu’un tel parti vive, il faut, pour qu’il arrive au pouvoir, quelque chose de plus. «

Que dire de cette violence de quelques partis, de ces attaques furieuses répétées par les journaux de toutes couleurs, au moment où des tentatives d’un autre genre semblent se préparer sur plusieurs points. Il semble que l’éloignement de la chambre ait été le signal d’un cri de désespoir et de colère, de la part de toute l’opposition, de celle qui s’attaque au ministère, et de celle qui s’attaque encore plus haut. Dieu merci, ces attaques ne troubleront pas le repos et la prospérité de la France. Plus elles sont violentes, moins elles sont dangereuses pour l’esprit public. La France a eu de grandes leçons ; ce ne sont pas les exagérations et les entreprises extravagantes qui la feront dévier, et nous croyons qu’elle n’est aux caprices de personne ; mais, dans cet état de choses, le pouvoir a de nouveaux devoirs à remplir. La politique de conciliation ne doit pas exclure l’énergie. Le ministère a été nié durant la cession, par ses adversaires. Qu’il s’affirme en faisant respecter l’autorité ; et qu’à la session prochaine, M. Guizot, M. Duvergier et leurs amis ne puissent plus dire, même en paroles vagues, que le pouvoir s’amoindrit et s’en va. Si l’on soutient encore, après cette active et difficile session, que le ministère, qui l’a traversée et qui l’a rendue fructueuse, malgré tous les efforts de ses ennemis pour la stériliser, est un ministère faible, on ne se plaindra pas sans doute qu’il s’applique, sans être persécuteur, à repousser ces reproches d’ici à la session prochaine. Le moment est favorable. Le vieux bonapartisme, rajeuni sous des formes républicaines, relève la tête. Les légitimistes, toujours prêts à tendre la main à tous les ennemis de la révolution de juillet, énumèrent avec enthousiasme les soldats que peut faire marcher la Russie. La visite que vient de faire l’empereur de Russie au roi de Suède les enivre de joie. La presse légitimiste y voit déjà un renouvellement de ces conférences d’Abo, « où, dit une feuille de ce parti, on arrêta le plan de campagne de 1813, et toutes les éventualités de la chute de Napoléon, en ce qui touchait le gouvernement de France. » Et pour ne rien laisser en doute, une autre feuille ajoute que la Russie n’attend qu’un mot de son empereur pour étouffer l’anarchie qui déborde sur l’Europe. C’est au ministère à réprimer ces étranges écarts.

L’alliance du parti légitimiste avec l’étranger n’est pas un fait nouveau ; mais ce qui l’est, au moins, c’est l’oubli des répugnances de l’émigration pour l’empire, à qui elle n’avait pas pardonné depuis sa chute et pendant toute la restauration. Ainsi trois partis se donnent aujourd’hui la main dans la presse, les légitimistes, les bonapartistes et les républicains. Trois partis se donnent aussi la main dans l’opposition parlementaire, les doctrinaires, l’extrême gauche et la fraction du tiers-parti. On demandera peut-être ce qui reste à la France, d’après cette énumération. Il lui reste tout ce qui veut l’ordre et la paix, c’est-à-dire la presque totalité de la France qui a maintenu ces deux conditions de sa vie actuelle, en face de tous les partis en des temps plus difficiles. Or, quelques doctrinaires de plus ou de moins, alliés à quelques hommes de talent et de cœur, qui reconnaîtront bientôt leur erreur, n’affaibliront pas le parti de l’ordre en France. Le pouvoir sera d’autant plus soutenu par le pays qu’il sera plus violemment attaqué, tant est grand en France l’instinct de stabilité et de conservation qui y domine. Le ministère qui a soutenu une si terrible lutte dans la session, a encore une belle tâche à remplir. Il y a un an, il arrêtait l’anarchie, prête à se répandre ; qu’il recommence ses efforts de l’année dernière, et qu’il se présente, à la session prochaine, comme il se présenta à la dernière session, en montrant les partis rentrés dans l’ordre et les esprits pacifiés. La chambre comprendra alors que ce n’est pas un ministère faible que celui qui résiste à des chocs aussi violens, et qui réprime sans réaction, non pas les partis, car nous ne voyons rien qui ressemble à un parti dans ce ramas d’opinions en colère, mais, comme le disait très bien le Journal des Débats, tous les restes des partis mécontens.

La joie de l’opposition, qui s’est jetée sur l’affaire de Belgique comme sur une proie, sera sans doute trompée. La Gazette d’Augsbourg a beau annoncer une campagne des troupes de la confédération, dans une correspondance venue peut-être de Paris, il paraît certain que l’Angleterre admet qu’une partie du traité des 24 articles peut être encore sujette à discussion. La France, ou plutôt la Belgique, n’est donc pas abandonnée, comme on l’a dit, par l’Angleterre, et tant que la France et l’Angleterre s’entendront pour la paix du monde, cette paix ne sera pas troublée.

Toutes les lettres de Londres ne sont pas uniquement remplies des détails du couronnement. Les nôtres nous parlent des chances qui s’ouvrent pour les tories en Angleterre. Le ministère whig qui a l’appui de la reine dans la personne de lord Melbourne, se maintiendra sans doute encore ; mais on peut prévoir les effets de la réaction qui commence en faveur d’idées plus stationnaires, en dépit de la répugnance de la jeune reine pour les tories. Les radicaux eux-mêmes désirent le retour des tories. Ils espèrent puiser quelque force dans les mécontentemens qu’ils supposent devoir naître d’un ministère tory ; mais ces espérances pourraient ne pas se réaliser de long-temps, car les state and church ont retrouvé une force qu’ils n’avaient jamais perdue qu’en apparence en Angleterre. Pour la France, le ministère de sir Robert Peel aurait aussi peu de conséquences fâcheuses que le ministère du duc de Wellington, qui reconnut en 1830 le gouvernement de juillet. Le ministère tory subirait les nécessités de l’Angleterre, et l’alliance de la France est une de ces nécessités, comme l’alliance de l’Angleterre en est une pour la France. Le parti tory, en rentrant aux affaires, ne retrouverait pas ce terrain tel qu’il l’a laissé, et là aussi s’élèveront de plus en plus de puissantes nécessités, auxquelles le gouvernement whig ou tory devra obéir. Ainsi, la réforme qui décline évidemment au point de vue politique, gagne du terrain, en Angleterre, du côté de l’administration. À cet égard, il s’opère des changemens considérables, mais dont la portée échappe presque toujours au parti tory, qui les adopte pour n’avoir pas l’air de repousser des améliorations inoffensives. C’est ainsi que la nouvelle législation sur les pauvres, par exemple, a fondé et tend chaque jour à constituer, par des attributions nouvelles, des corps électifs délibérans dans les localités, en supprimant l’ancien pouvoir territorial des vieux magistrats féodaux, de ces gentilshommes juges de paix, qui jouent un si grand rôle dans l’histoire des mœurs anglaises. À mesure que ces bases s’élargiront, et elles s’élargissent chaque jour, les ministères tories seront moins défavorables en Angleterre à la cause du progrès. L’aristocratie, qui se console en étalant sa richesse et son luxe dans la cérémonie du couronnement, ne dominera désormais qu’en servant les intérêts libéraux du pays ; et, à cette heure, ces intérêts se trouvent défendus par la bonne harmonie qui règne entre l’Angleterre et la France.

Au nord, les animosités contre la France sont moins actives qu’on ne le pense et que ne le voudrait le parti légitimiste. Il paraît que l’entrevue politique de l’empereur de Russie et du roi de Suède a eu principalement trait à quelques fortifications élevées dans la Finlande, qui formaient un sujet de difficultés entre les deux gouvernemens. Quant à la répétition de l’entrevue d’Abo, nous croyons qu’il y eût manqué un interlocuteur, le roi de Suède, en qui la prudence et l’attachement pour sa patrie d’adoption n’ont pas étouffé les sentimens patriotiques qu’il a conservés pour la France. Le désir de la délivrer d’une oppression qui lui semblait injuste, a pu le faire marcher une fois contre elle ; mais ce n’est pas le roi élu et constitutionnel du Nord qui prendrait parti contre la monarchie constitutionnelle élue en 1830.


— Le roman de Stello, de M. Alfred de Vigny, vient d’être publié dans la collection de ses Œuvres complètes[1]. C’est pour nous une nouvelle occasion d’applaudir à une publication si digne d’encouragemens et de la signaler à l’attention du public littéraire. Par sa généreuse ironie, par le scepticisme qui s’y révèle, Stello se distingue nettement des autres ouvrages de l’auteur d’Eloa. Discuter le mérite de cette œuvre, est à présent une tâche inutile. L’élévation de la pensée, la finesse de la forme, ont, depuis long-temps, marqué la place de Stello parmi les plus durables productions de la littérature actuelle. Espérons que le Docteur Noir rompra bientôt le silence qu’il garde depuis trop long-temps, et que nous aurons prochainement sa Seconde Consultation, si impatiemment attendue.


— Parmi les publications nouvelles, nous devons signaler un roman de M. Hippolyte Fortoul, Grandeur de la vie privée. Déjà connu par des travaux critiques, M. Fortoul a révélé, dans cette œuvre, des qualités remarquables qui appellent l’attention. Nous reparlerons de ce livre.



F. Buloz.

  1. vol. in-8o, chez Delloye, place de la Bourse.