Chronique de la quinzaine - 28 février 1911

Chronique n° 1893
28 février 1911


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Une inexorable fatalité s’acharne contre les lignes de chemin de fer exploitées par l’État. Les accidens succèdent aux accidens avec une cruelle monotonie, et l’Ouest-État figure dans l’imagination populaire comme une vaste nécropole qui rappelle le monument funèbre dont M. Bartholomé a orné le Père-Lachaise. Sans doute, dans une exploitation de voies ferrées, il faut faire la part des mauvaises chances inévitables ; mais pourquoi, entre les lignes exploitées, y en a-t-il une, une seule, où les accidens sont plus nombreux que dans toutes les autres réunies ? Un pareil effet a une cause. Nous n’avons pas cessé de croire et de dire que l’État était un très médiocre, et même un très mauvais industriel ; mais, en vérité, nous ne Savions pas en l’affirmant à quel point nous avions raison. A peine le réseau de l’Ouest a-t-il été entre les mains de l’État que les désastres ont commencé, ont continué, se sont multipliés, et M. le ministre des Travaux publics en a qualifié lui-même la répétition de déconcertante. Elle l’est, certes. L’État était tout prêt à s’admirer et à se faire admirer ; il avait annoncé qu’il allait faire un chemin de fer modèle, sur lequel les Compagnies n’auraient plus qu’à se régler, et aussitôt, sur tout le réseau qu’il administre, on a relevé des morts et des blessés, au milieu d’une grande clameur de pitié.

L’opinion publique s’en est naturellement émue. On a questionné le gouvernement à la Chambre et au Sénat ; on l’a interpellé ; mais il n’y a eu à ces débats aucune sanction effective, et il ne pouvait guère y en avoir. Les Chambres avaient en face d’elles un ministère tout neuf qu’il aurait été injuste de rendre responsable de ce qui arrivait. Elles sentaient même chez M. le ministre des Travaux publics des intentions excellentes ; elles étaient frappées de l’accent de sincérité qu’il mettait dans ses paroles ; elles ne pouvaient le juger qu’au bout de quelque temps. M. Puech, de son côté, était animé d’un esprit de justice que nous nous plaisons à reconnaître. Il lui est arrivé un jour, à la Chambre, de repousser quelques-unes des attaques que des orateurs à l’esprit simple dirigeaient contre l’ancienne Compagnie de l’Ouest. C’est devenu un refrain, dans la bouche des orateurs radicaux socialistes, d’attaquer la Compagnie de l’Ouest et de lui imputer tous les accidens que nous avons à déplorer. Si ces accusations étaient fondées, on aurait quelque peine à comprendre que les accidens aient attendu pour se produire la minute précise où la dépossession de la Compagnie a été prononcée.

Mais enfin il y a des responsabilités : où sont-elles ? Il a fallu les chercher, les trouver, ou du moins en trouver. L’accident de Courville a été la goutte d’eau, ou plutôt la goutte de sang qui a fait déborder le vase ; l’indignation a été générale ; on s’est préoccupé de lui donner certaines satisfactions. Elles ont été de deux sortes : satisfactions de personnes, satisfactions de choses. Ces dernières sont les plus importantes à nos yeux, mais elles sont très insuffisantes. Pour ce qui est des premières, que faut-il en dire ? Le directeur des chemins de fer de l’État a été remplacé ; on l’a comparé à un général constamment malheureux ; que ce soit lui qui ait tort ou que ce soit la fortune, il ne saurait plus inspirer confiance. Ce serait toutefois une illusion de croire que le mal tenait à un seul homme et qu’il disparaîtra avec lui. La réorganisation des services est chose plus sérieuse. M. le directeur des chemins de fer de l’État, étant tenu d’honneur de faire mieux que las Compagnies privées, avait cru qu’il devait faire autre chose. Les services des Compagnies sont divisés en trois directions, celles de l’exploitation, de la voie et de la traction, division logique, rationnelle, qui s’inspire de la nature des choses et qu’une longue expérience a consacrée. N’importe : ce ne serait pas la peine d’être l’État pour faire comme tout le monde. M. le directeur des chemins de fer de l’État avait donc brisé ces vieux cadres et créé une douzaine de directions différentes dans l’espoir que, plus une action serait divisée et éparpillée, plus elle serait attentive et efficace. Il a dû faire un beau rapport pour justifier cette conception ; on peut tout prouver sur le papier, mais l’épreuve a été terrible pour le nouveau système. On l’a qualifié sans indulgence d’« incohérence scientifique organisée. » Il a donc été abandonné ; un nouveau directeur a été nommé et son premier acte a été de rétablir l’ancienne classification en trois directions. Après avoir voulu faire mieux que les Compagnies, l’État s’est remis à faire comme elles, et il faut le féliciter de ne s’être pas entêté dans son erreur. Seulement, il est triste de penser que les écoles qu’il fait coûtent tant de ruines et de deuils.

On a changé quelques hommes, on est revenu à une organisation ancienne et éprouvée ; c’est fort bien, mais cela suffit-il, et les chemins de fer de l’État vont-ils désormais présenter la même sécurité que les autres ? Nous n’en sommes pas sûr. Dans les dernières explications qu’il a données à la Commission des chemins de fer, M. le ministre des Travaux publics a reconnu loyalement que la grande majorité des accidens n’ont pas eu pour cause le mauvais état de la voie, mais bien des négligences du personnel. Des signaux n’ont pas été faits, ou, s’ils ont été faits, ils n’ont pas été observés, compris, obéis. De là vient que des trains se sont rencontrés et heurtés, souvent en pleine gare, et que des cris de douleur et d’épouvante seront élevés au milieu des décombres. Où est donc ici la cause du mal, sinon dans l’indiscipline qui s’est répandue chez les employés ? Quand nous parlons d’indiscipline, nous ne voulons pas dire qu’il y ait, parmi les employés, une mauvaise volonté déterminée et consciente ; mais il y a un laisser-aller général, une humeur distraite, d’autres préoccupations que celles du service, enfin un relâchement des liens qui établissaient autrefois et qui maintiennent ailleurs, d’une part l’autorité et de l’autre la subordination. L’autorité est un mot qui a singulièrement perdu de sa signification première : il évoque un souvenir plutôt qu’une réalité. Le nom même d’Ouest-État ne va pas sans soulever quelque ironie, car qu’est-ce que l’État aujourd’hui ? Où est-il ? Où en retrouve-t-on des traces ? C’est une grande idée que celle de l’État ; elle s’élève au-dessus désintérêts particuliers pour représenter avec la force des traditions et faire prévaloir l’intérêt général ; mais, c’est une chose bien faible que l’État, toi que nous le voyons se comporter autour de nous. Il n’est plus le maître de rien, il est devenu le domestique de tous, et voilà pourquoi tant de choses vont mal, même en dehors des chemins de fer. Mais, nous n’avons pour le moment à nous occuper que d’eux.

Le syndicalisme, dont nous sommes partisan, dont nous approuvons le principe, mais qu’on a si déplorablement faussé dans la pratique, a produit là ses pires conséquences. Les bons ouvriers, qui sont l’immense majorité, ont été souvent les victimes d’un petit nombre d’agitateurs, organisateurs de grèves, fomentateurs de troubles, dont l’action, néfaste dans le passé, menace de l’être encore plus dans l’avenir. La dernière grève, qui a été comme l’esquisse et un premier essai de grève générale, a été suivie d’un certain nombre de révocations que tout le monde a approuvées au premier moment et qu’on a déclarées alors définitives. On sait malheureusement ce que veut dire définitif en pareille matière. Dès le lendemain de la grève, une campagne ardente a été entamée pour amener l’État et les Compagnies à réintégrer les révoqués. L’État a capitulé tout de suite, et c’est en cela sans doute qu’il a prétendu fournir un modèle aux Compagnies : mais celles-ci ont résisté, elles ont refusé de se conformer au modèle. A la vérité, elles n’ont pas maintenu toutes les révocations ; pendant la lutte, l’obligation de frapper vile ne permet pas toujours de frapper tout à fait juste : les situations particulières devaient être révisées et l’ont été avec bienveillance ; beaucoup de révocations ont été rapportées ; un certain nombre d’autres ont été maintenues. C’est contre cela que les radicaux-socialistes et surtout les socialistes protestent. Ils somment le gouvernement d’imposer aux Compagnies la réintégration complète des grévistes révoqués. Il faut espérer, et nous l’espérons, que, fortes de leur droit et surtout conscientes de leur devoir, les Compagnies ne céderont pas comme l’a fait le gouvernement. Entre elles et lui on voit tout de suite la différence : c’est dans cette différence qu’il faut chercher celle des deux administrations. Dans les Compagnies, le principe d’autorité subsiste encore ; il est ébranlé sans doute car on n’échappe jamais absolument aux influences ambiantes, surtout lorsqu’elles viennent de haut ; néanmoins il n’est pas supprimé, il continue de se faire sentir. S’il se fait encore sentir dans le réseau de l’État, c’est avec une faiblesse croissante : de là ce relâchement de la discipline que nous y avons constaté. Ce que nous disons, tout le monde le dit, tout le monde le sait ; mais l’État est impuissant à y remédier. Nous l’avons vu changer des personnes et même modifier des organisations vicieuses : ce ne sont là que des palliatifs, s’il ne se réforme pas lui-même tout le premier. Le peut-il ? Non, ou du moins il lui faudra longtemps pour le faire. Alors, qu’il ne se charge pas d’une tâche qu’il n’est pas en mesure de bien remplir !

Une nouvelle défaillance, plus grave que les précédentes, l’a montré encore plus désarmé devant les sommations révolutionnaires : nous voulons parler de la mise en liberté de Durand. Durand est cet ouvrier qui a été condamné à mort par la Cour d’assises de la Seine-Inférieure pour avoir provoqué l’assassinat du malheureux Dongé : la chasse aux « renards » qui est passée dans les habitudes des ouvriers n’a pas eu de plus triste épisode. Le jury, tribunal impressionnable, en a été vivement, violemment ému, et il a prononcé contre Durand un verdict dénué de toute circonstance atténuante. C’était excessif, et les conséquences en ont été regrettables. Les radicaux-socialistes, les socialistes, les révolutionnaires ont aussitôt présenté Durand comme victime d’une erreur judiciaire et ils ont réclamé pour lui d’abord la grâce, puis la révision de son procès et sa réhabilitation complète. L’opinion la plus modérée ; la plus conservatrice même, n’a fait aucune objection contre la grâce, c’est-à-dire contre une commutation de peine, ni même contre la révision du procès, si quelque fait nouveau permettait de mettre sérieusement en doute la culpabilité du condamné. Mais, en toutes choses, il y a une mesure qui ne doit pas être dépassée, et elle l’a été ici singulièrement. Elle l’a été par la commutation accordée à Durand : il avait été condamné à mort, sa peine a été réduite à quelques années de réclusion. Ses défenseurs en ont conclu que le gouvernement le croyait innocent et les apparences leur donnaient raison ; ils ont naturellement tiré grand parti de cet avantage ; ils en ont aussitôt poursuivi d’autres. Il ne leur suffisait pas que la Cour de cassation eût été saisie d’une demande de révision de son procès ; sans attendre davantage, ils ont réclamé sa mise en liberté. Une question à ce sujet a été posée au gouvernement ; la réponse de M. le garde des Sceaux a été très correcte ; l’affaire, a-t-il dit, devait rester sur le terrain purement judiciaire ; l’intrusion du Parlement y serait inadmissible ; elle constituerait une confusion des pouvoirs. Jusque-là tout était bien, mais le gouvernement annonçait qu’il soumettrait la question à une commission de la chancellerie à laquelle ces sortes d’affaires sont soumises, et dès lors, il a été facile de prévoir ce qui arriverait, car le gouvernement n’est pas sans action sur une commission de ce genre. La Commission a été, en effet, d’avis que Durand devait être mis en liberté ; il y a été mis et les révolutionnaires se sont aussitôt emparés de lui pour lui faire présider des meetings.

On ne saurait trop hautement protester contre un pareil acte. Il n’y avait aucun motif de libérer Durand. Sa complète innocence, présumée par ses défenseurs, n’est nullement démontrée. Elle le sera peut-être un jour et, si elle l’est, nous nous en réjouirons pour lui, mais nous n’en sommes pas encore là, et c’est aller trop vite en besogne que de traiter Durand comme s’il était déjà réhabilité. Pour le moment, il n’est autre chose qu’un condamné à mort dont la peine a été commuée. Comment la pensée ne viendrait-elle pas aux esprits que, par cette libération anticipée, on a voulu exercer une influence très pressante sur la Cour suprême et lui indiquer l’arrêt qu’on attend d’elle ? Comment ne pas sentir que, par cela même, l’arrêt perdra quelque chose de son autorité ? Comment ne pas prévoir que si cet arrêt n’est pas celui qu’il attend, le gouvernement se sera mis dans un grand embarras ? Mais les socialistes et les révolutionnaires ne s’arrêtent pas à des considérations de ce genre. Ils veulent faire sentir qu’ils sont nos maîtres et ils y réussissent merveilleusement. Lorsqu’ils ont décidé qu’un condamné est innocent, tout doit plier devant eux. Il n’y a d’autre justice que la leur : quand elle a prononcé, la cause est entendue, il ne reste plus qu’à donner docilement la forme légale à leur verdict. C’est pour faire cette démonstration à tous les yeux qu’ils ont voulu la liberté de Durand et il leur a suffi de la vouloir pour l’obtenir. Nous avons vu et nous avons signalé plus d’une défaillance de la part du gouvernement : celle-ci dépasse toutes les autres en importance. Durand n’avait pas commencé l’exécution de sa peine ; il était en prison préventive ; il devait y rester jusqu’à ce que la Cour de cassation eût prononcé ; il y serait encore si les forces politiques qui travaillaient en sa faveur ne s’étaient pas exercées sur le gouvernement avec cette insistance et au besoin cette vigueur auxquelles il ne sait pas résister.

Cette affaire ne se rapporte pas directement à la question des chemins de fer, mais elle jette des lumières nouvelles sur la faiblesse de notre gouvernement et par là elle s’y rattache indirectement, car tout se tient dans l’usine politique, et quand l’arbre de couche fonctionne mal, le reste s’en ressent. Pour revenir aux chemins de fer et pour conclure, ceux qui ont pris la responsabilité de faire voter le rachat de l’Ouest par l’État peuvent voir aujourd’hui la beauté de leur œuvre. On se rappelle les difficultés qu’ils ont rencontrées au Sénat. La haute assemblée avait le sentiment très net que le rachat était une faute, mais cette faute, elle l’a commise parce que le gouvernement a posé la question de confiance et qu’elle n’a pas osé le renverser. Il s’est renversé lui-même quelque temps après, et les choses n’en ont pas été plus mal, au contraire, — excepté bien entendu dans les chemins de fer. Là, le mal était définitif. L’incapacité du gouvernement en matière industrielle est apparue enfin à tous les yeux. Aujourd’hui l’épreuve est faite, mais elle a coûté cher.


La discussion du budget se poursuit, se prolonge à la Chambre avec une lenteur sans précédent. Beaucoup de députés nouveaux se croient pleins d’idées nouvelles et tiennent à en faire part à leurs collègues. Nous n’en sommes encore qu’aux dépenses ; après les avoir votées, il faudra en venir aux recettes, c’est-à-dire aux questions d’impôts ; ce sont celles qui passionnent le plus le pays. Lorsqu’il ne s’agit que des dépenses, on est volontiers généreux ; mais quand il faut les payer, on l’est moins, ou chacun ne l’est que de l’argent des autres. La discussion de la loi de finance pourrait donc bien être interminable, d’autant plus qu’on propose d’y annexer toutes sortes de choses qui n’ont aucun rapport avec le budget. Aussi le bruit commence-t-il à courir, et plusieurs journaux l’ont recueilli, ou accueilli, qu’après avoir fait un aussi grand effort, la Chambre renoncerait à le recommencer l’année prochaine : elle déciderait que le budget des dépenses serait voté pour deux ans. On a déjà parlé quelquefois de cette réforme, sans s’y arrêter : elle présenterait des avantages. En Angleterre, certaines dépenses ne sont pas l’objet d’une discussion annuelle : on les considère comme permanentes. Il est évident que si, chez nous, la Chambre prend l’habitude de consacrer six mois au budget, elle n’aura plus de temps pour d’autres discussions : peut-être pourrions-nous nous en consoler, mais la Chambre le ferait-elle aussi facilement que nous ?

Cette sempiternelle discussion du budget est-elle du moins intéressante ? Elle l’est médiocrement, et si la Chambre s’y applique avec une grande ardeur de bavardage, le pays, en revanche, ne la suit que d’une oreille distraite. L’opinion a quelque peu l’air de s’en désintéresser ; elle s’étonne pourtant de ne pas encore avoir de budget à la fin de février, avec la perspective de n’en avoir pas davantage à la fin de mars : demain elle s’en irritera. Seule jusqu’ici, la discussion du budget de l’Instruction publique a, par momens, réveillé l’attention, parce qu’elle a soulevé quelques-unes des questions les plus importantes pour l’avenir du pays ; il se demande quelles sortes de générations on lui prépare ; il ne peut pas y rester indifférent. Mais les questions posées ont été traitées d’une manière très superficielle, sans rien faire jaillir d’original. La Chambre a entendu un instituteur primaire, devenu député, M. Raffin-Dugens, qui a parlé à ses collègues comme il parlait autrefois à ses élèves, avec plus de longueur cependant qu’on n’en donne, depuis les dernières réformes, aux heures de classe. M. Raffin-Dugens a dit parfois d’assez bonnes choses, mais il en a laissé échapper quelques autres qui l’étaient moins. M. Raffin-Dugens croit au Beau, au Bien et au Vrai, et il considère que ce sont là des étoiles terrestres et laïques qui peuvent suffire à guider un honnête homme à travers la vie. Soit, mais il aurait bien fait de s’en tenir là sans se croire obligé à parler de la religion ou des religions. C’est ainsi que, grand partisan de la tolérance, ce dont on ne peut que l’approuver, il a expliqué qu’il enseignait à ses élèves à ne pas se moquer des croyances des autres pays en leur montrant que celles du nôtre « n’étaient pas plus respectables. » Voilà sans doute une merveilleuse leçon à donner à des enfans ! M. Raffin-Dugens a parlé de Dieu, et comment ? « S’il est tout-puissant, a-t-il dit, il est responsable du choléra et de la peste, et s’il n’est pas tout-puissani, il n’est pas Dieu… » La Chambre a éprouvé quelque malaise en présence des affirmations et des dilemmes de l’orateur : M. Buisson l’a même interrompu un moment pour lui dire qu’il n’avait à parler de Dieu dans sa classe, ni pour prouver, ni pour nier son existence. « Il ne doit pas en être question, a-t-il soutenu : vous n’avez pas à faire de métaphysique, de philosophie, de politique. » A quoi M. Raffin-Dugens a répondu que M. Buisson avait sans doute un peu oublié le programme qui porte : « Les preuves de l’existence de Dieu, ses bienfaits. » — « Non, a répliqué M. Buisson ; le programme porte : Dieu, devoirs envers Dieu. Votre enseignement doit se borner au respect du mot Dieu et des idées qu’il éveille, sans le supprimer ni le définir ex professo et se restreindre à cette maxime, qu’il y a une manière au moins de l’honorer qui est l’obéissance à ses lois, telles que nous les révèlent la conscience et la raison. » Les intentions de M. Buisson sont sans doute fort bonnes, mais il nous est difficile de saisir la différence que présente le programme pour lui et pour M. Raffin-Dugens. Comment parler aux enfans des bienfaits de Dieu et de leurs devoirs envers lui sans leur parler de son existence ? M. Buisson veut peut-être dire qu’il faut supposer cette existence sans la démontrer ; mais si le maître a affaire à des élèves d’un esprit curieux et éveillé, il aura beaucoup de peine à s’enfermer et à les enfermer dans des limites aussi étroites. La vérité est que le problème qu’on pose à l’instituteur est insoluble ou du moins qu’il ne peut être résolu qu’avec infiniment de tact : mieux vaut ne pas parler du tout de Dieu que de le faire avec des réticences effarouchées qui en disent plus long à l’enfant que les demi-énonciations auxquelles elles succèdent. Oui, certes, il vaut mieux se taire sur Dieu et sur les croyances religieuses que d’en parler comme M. Raffin-Dugens. Il vaut mieux admettre que l’instruction religieuse est donnée ailleurs qu’à l’école communale, et se contenter d’y renvoyer les enfans. La morale, qui est la même dans toutes les religions, doit peut-être suffire à l’instituteur laïque ; mais il faut bien avouer qu’il y a là une lacune et une faiblesse dans l’enseignement qu’il donne et qui est le seul qu’il puisse donner. C’est d’ailleurs pour ce motif que nous sommes partisans de la liberté de l’enseignement : les parens doivent pouvoir faire donner à leurs enfans celui qu’ils préfèrent et qu’ils ont le droit de préférer.

On a beaucoup parlé de renseignement laïque dans cette discussion. Le ministre de l’Instruction publique, M. Maurice Faure, y a mis beaucoup de chaleur oratoire, en quoi il était dans son rôle : mais il a de beaucoup dépassé la mesure dont nous invoquions plus haut la nécessité, lorsqu’il a appuyé et fait voter une motion dont l’objet était d’encourager les instituteurs, s’ils voulaient rester de bons républicains, à maintenir dans leur classe les livres condamnés, par les évêques. Il l’a dépassée aussi lorsqu’il a parlé de la défense de l’enseignement laïque, comme si cet enseignement était vraiment en danger et s’il fallait se porter à son secours. Jamais il n’a été moins menacé qu’aujourd’hui ; jamais il n’a été donné à un plus grand nombre d’enfans ; jamais son avenir n’a été mieux assuré. Néanmoins, on s’est alarmé pour lui et l’initiative gouvernementale d’une part, l’initiative parlementaire de l’autre, se sont ingéniées à qui mieux mieux pour trouver des textes en vue de le protéger. La dernière proposition est due à M. Bouffandeau, qui l’a présentée à la Commission de l’enseignement et fait accepter par elle : l’objet en est de substituer des commissions cantonales aux commissions communales pour veiller à l’exécution des lois sur l’enseignement obligatoire, et de faire entrer des représentons des familles dans ces commissions. A cela rien à reprendre ; au contraire, la représentation des pères de famille est chose excellente : mais il faudrait trouver pour le choix des délégués un mode d’élection qui ne serait pas, comme dans la proposition de M. Bouffandeau, une simple nomination par l’autorité universitaire. La Commission serait présidée par le juge de paix, ce qui est assez naturel, puisqu’elle prononcerait des peines de simple police pour des contraventions qui restent à définir exactement. La principale serait la non-fréquentation de l’école par l’enfant : elle serait imputable au père, c’est lui qui serait puni. Évidemment tout cela appelle des réserves ; un pareil projet a besoin d’être examiné de très près. Nous ne l’attaquons cependant pas dans son principe ; mais il devient sujet à caution, lorsqu’il vise les personnes qui, sans être investies elles-mêmes d’aucune autorité sur les enfans, usent de dons, de promesses, de menaces, de violences ou de voies de fait sur ceux qui sont inscrits à l’école publique, ou sur leurs parens ou tuteurs, pour empêcher les jeunes élèves de prendre part aux exercices réglementaires de l’école ou de se servir des livres dont l’usage est régulièrement autorisé. Qui ne voit qu’il s’agit là d’une réponse à la lettre des évêques sur certains livres scolaires ? On veut empêcher, soit l’évêque lui-même, soit le curé, soit même le premier venu de détourner les enfans de certains livres ou de les leur interdire. Tout cela entraînera beaucoup de complications dans la pratique, des tracasseries, des taquineries. Reconnaissons toutefois qu’il vaut mieux pour un délinquant, ou un prétendu délinquant, être traduit devant une commission cantonale, qui ne peut prononcer que des peines de simple police, que devant les tribunaux. La proposition Bouffandeau, si elle est votée, ne sera peut-être qu’un instrument de petites vexations : on pourrait avoir pis.

Mais M. Bouffandeau, — et cela est inadmissible, — veut que sa proposition soit incorporée, on ne devinerait jamais où : dans la loi de finance. C’est à cela que nous songions plus haut lorsque nous disions qu’on veut encombrer le budget de toutes sortes d’objets qui lui sont étrangers. Faire figurer la proposition Bouffandeau dans la loi de finance est, qu’on nous passe le mot, une des drôleries de nos mœurs parlementaires. Elle correspond à l’idée particulière que beaucoup de députés se font du budget : ils le considèrent comme un puissant remorqueur auquel ils attachent toutes sortes de choses qu’ils désespèrent de conduire autrement au port. Tôt ou tard il faut bien que le budget soit voté : est voté avec lui tout ce qu’on a eu l’habileté d’y enfourner et le tour est joué, le pays jouit d’une loi de plus. Un premier inconvénient est que cette loi n’a pas été suffisamment étudiée et qu’elle sent l’improvisation, mais on ne s’en aperçoit que par la suite. Un second est que, si la discussion de la loi est écourtée, celle du budget est allongée : ce n’est vraiment pas aujourd’hui qu’il convient de s’y exposer. Si la Chambre a quelques propositions Bouffandeau à introduire dans la loi de finance, il faudra décidément renoncer à ce que le budget soit voté à Pâques, et ce sera la première fois qu’un pareil retard se sera produit. On a beaucoup médit autrefois du défaut de méthode de nos assemblées parlementaires : il était réservé à la Chambre actuelle de surenchérir encore dans le même ordre d’idées, ou plutôt dans le même désordre.


Nous avons parlé, il y a quinze jours, avec quelque détail des projets de constitution à donner à l’Alsace-Lorraine. Bien que la question ait pour nous un intérêt très vif, nous continuerons d’en parler en termes discrets. Il semble que les choses tournent pour l’Alsace-Lorraine mieux qu’on ne pouvait l’espérer : cependant rien n’est fini et tout, au contraire, est remis en question,

On se rappelle la discussion qui a eu lieu au Reichstag : elle s’est terminée par la constitution d’une commission parlementaire à laquelle le projet du gouvernement a été renvoyé. On a reconnu tout de suite que les élémens favorables aux revendications de l’Alsace-Lorraine dominaient dans cette commission : les représentans du Centre et des nationaux-libéraux y ont pris une altitude plus résolue encore qu’ils ne l’avaient fait au Parlement impérial. Ils avaient bien appuyé, au Reichstag, les demandes des Alsaciens-Lorrains, mais devant l’opposition du gouvernement, opposition qui semblait alors très résolue, on pouvait redouter que la crainte de tout perdre ne les empêchât du demander davantage. Le gouvernement avait dit, en effet, que le projet qu’il présentait, d’accord avec le Bundesrath ou Conseil fédéral, était le maximum des concessions qu’il pouvait consentir, qu’il n’irait pas plus loin, qu’il refusait de faire un pas de plus : il assurait d’ailleurs que, s’il voulait le faire, le Conseil fédéral ne le suivrait pas. On sait que le Conseil fédéral, composé des représentans des divers États, est la pièce maîtresse dans l’élaboration des lois qui intéressent l’Empire. C’est dans ce Conseil que l’Alsace-Lorraine demande à entrer et à disposer de trois voix ; c’est de ce Conseil que le projet du gouvernement lui fermait brutalement la porte en lui disant qu’elle était et qu’elle resterait une terre d’Empire, propriété commune de tous les autres États au niveau desquels elle ne devait pas avoir la prétention d’être admise, du moins avant longtemps. L’Alsace-Lorraine demandait aussi un Statthalter nommé à vie ; on ne consentait à lui en donner qu’un qui serait nommé et révoqué par l’Empereur. Dans la Commission du Reichstag, les Alsaciens-Lorrains ont obtenu immédiatement gain de cause. Une majorité considérable s’est prononcée dans le sens de leurs vœux, et les représentans du Centre, en particulier, ont déclaré fermement qu’ils n’admettraient aucune transaction : ils préféraient n’obtenir rien que de ne pas obtenir tout ; c’était aussi la résolution et le langage des Alsaciens-Lorrains. En ce qui concerne le Statthalter, ils voulaient qu’il fût nommé par l’Empereur sur la proposition du Conseil fédéral, et qu’il ne pût être révoqué qu’avec le consentement de ce dernier. M. Delbrück, ministre de l’Intérieur, s’attendait sans doute à des négociations ; la Commission ne s’y est pas prêtée. Nous nous demandions avec inquiétude ce que déciderait le gouvernement. Il avait fait entendre, devant le Reichstag, qu’il retirerait le projet plutôt que de le laisser amender. Son attitude devant la Commission a été différente : il a demandé qu’on lui donnât le temps de soumettre de nouveau la question au Conseil fédéral et tout est demeuré en suspens. Que fera le Conseil fédéral ? Il est difficile de le prévoir. On lui demande, ainsi qu’au gouvernement impérial, de franchir en une seule étape et comme d’un seul bond un chemin qu’ils se proposaient de parcourir lentement, prudemment, de manière à n’en atteindre le terme qu’au bout d’un nombre d’années indéterminé. Consentira-t-il à supprimer tous les délais ?

Pourtant les probabilités sont en faveur des Alsaciens-Lorrains. Ils ont su prendre une importance parlementaire avec laquelle il faut compter. Les catholiques ont besoin d’eux et le gouvernement, depuis la chute de M. de Bülow, a besoin des catholiques. Les questions posées ne sont pas de celles qui se résolvent par un élan de générosité, et au surplus un sentiment de ce genre a rarement sa place dans les résolutions du gouvernement allemand : nous avons constaté un souci méritoire de l’humanité, des ménagemens habiles pour les vaincus, un désir sincère d’apaisement dans les discours de M. de Bethmann-Hollweg et de M. Delbrück, mais de la générosité, non. Tout ici est calcul de forces parlementaires ; mais précisément pour ce motif, et parce que les Alsaciens-Lorrains, habiles, énergiques, éloquens, ont su trouver des alliés au Reichstag, tôt ou tard ils auront gain de cause. Il paraît difficile, impossible même, qu’on ait fait, ou même laissé luire à leurs yeux tant d’espérances pour les acculer à une déception qui, en tout cas, ne saurait être définitive. Qu’aurait fait le gouvernement impérial s’il avait prévu ce qui se passe ? Aurait-il présenté son projet ? Le Conseil fédéral y aurait-il consenti ? Nous n’en savons rien, mais aujourd’hui la question n’est plus intacte, et il y a des courans qu’on n’arrête pas.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.