Chronique de la quinzaine - 28 février 1874

Chronique n° 1005
28 février 1874


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




28 février 1874.

La France est occupée depuis trois ans à résoudre le problème le plus difficile et le plus inexorable. Il s’agit pour elle de se relever, de reprendre son équilibre intérieur, de retrouver sa place et son rôle parmi les nations européennes. Elle le sait bien, si on l’oublie quelquefois pour elle. Ce n’est point l’affaire d’un jour ni même d’une année, c’est l’affaire de tous les jours, de toutes les heures et de bien des années. C’est une œuvre de temps, de patience, de raison prévoyante, de courageuse activité.

Le malheur a une certaine compensation pour ceux qui ont subi de grandes épreuves et qui savent porter leur fardeau ; il crée une situation douloureusement simple où tout se résume dans un mot : refaire par le travail et par la sagesse, sans illusion et sans découragement, ce que la guerre a défait par ses folies d’imprévoyance et d’infatuation. Quoi de plus simple aujourd’hui que notre politique extérieure ? Elle n’a pour le moment en vérité qu’à regarder, à se recueillir, sans se désintéresser assurément des affaires de l’Europe et surtout sans les ignorer, mais en sachant s’abstenir des interventions inutiles ou inopportunes, en évitant les fautes et en ayant au besoin la fermeté de réprimer les fantaisies de ceux qui seraient tentés de sortir d’une réserve qui est désormais un devoir national. Le danger le plus récent et le plus réel était né justement d’une de ces fantaisies, d’un excès de zèle clérical qui, en croyant servir l’intérêt religieux, avait fini par compromettre l’intérêt du pays ; il est heureusement passé, on peut le croire. M. de Bismarck a peut-être bien assez de batailler avec ses prélats sans songer sérieusement à entrer en guerre avec nos évêques. L’essentiel seulement serait de ne pas recommencer, de ne point exposer le pays et le gouvernement à payer les frais de pastorales peu réfléchies. Pour le reste, pour l’ensemble de la politique européenne, nous sommes un peu et nous restons des spectateurs ; il n’y a guère à sortir de ce rôle. L’influence extérieure et diplomatique que la France peut prétendre exercer, elle la retrouvera un jour ou l’autre ; elle la retrouvera bien moins en déployant une impatience chagrine qu’en se dévouant à l’œuvre de sa reconstitution intérieure, en faisant sentir le prix de son alliance et en se pénétrant surtout de cette idée qu’il y a des affaires plus importantes que l’élection d’Avignon, le déplacement d’un maire, l’impôt sur les chapeaux, imaginé par M. de Lorgeril, ou la prochaine manifestation de Chislehurst.

Le rôle diplomatique de la France pour le moment, c’est de suivre sans s’émouvoir ce qui se passe en dehors d’elle, d’écouter ce qui se dit, de rester attentive au mouvement des choses européennes et de faire son profit de tout, du voyage de l’empereur François-Joseph d’Autriche à Saint-Pétersbourg, du discours prononcé par M. le comte de Moltke dans le parlement de Berlin, des querelles que se fait M. de Bismarck, du changement de ministère qui vient d’avoir lieu en Angleterre. Que sortira-t-il en définitive de la situation si nouvelle et si imprévue dont la dernière guerre a été le point de départ ? Comment se refera un équilibre public dans ce violent et brusque déplacement de toutes les alliances, de tous les intérêts ? Quelles combinaisons inattendues se dégageront de ce malaise, de cette laborieuse confusion où s’agitent et se cherchent en quelque sorte toutes les politiques ? C’est là précisément le problème auquel la France ne peut certainement rester étrangère, dont elle est la première à se ressentir, et qui après tout pèse sur tout le monde, sur les neutres, sur les indifférens, sur les victorieux eux-mêmes, comme sur les vaincus d’hier. On cherche à se reconnaître, à se fixer, à reprendre pied sur un terrain si profondément bouleversé. Évidemment, si l’empereur François-Joseph s’est rendu tout récemment à Saint-Pétersbourg, ce n’est pas pour rien, ce n’est point uniquement pour aller déposer une couronne de laurier au tombeau de l’empereur Nicolas, comme s’il voulait faire amende honorable de l’ancienne politique de l’Autriche en Orient. Le voyage d’aujourd’hui est la conséquence de la rencontre des trois empereurs du nord à Berlin l’année dernière, des visites impériales faites à Vienne pendant l’exposition il y a quelques mois. C’est la suite de tout un travail visiblement accompli depuis trois ans pour arriver à renouer des liens à demi rompus, d’anciennes habitudes d’intimité, pour reconstituer une sorte de concert européen dans le désarroi universel des relations.

Eh bien ! soit, l’empereur d’Autriche est allé en visite à Saint-Pétersbourg. Il s’est trouvé qu’à ce moment la Russie sortait à peine des fêtes données à l’occasion du mariage d’un fils de la reine Victoria, du duc d’Édimbourg, frère de la princesse royale de Prusse, avec une fille du tsar, et l’empereur Alexandre II, associant ses alliés dans une même pensée, résumant le sens politique de ces incidens de cour, a dit en portant un toast à son hôte, à son « ami » le souverain autrichien : « Dans l’amitié qui nous lie tous les deux avec l’empereur Guillaume et la reine Victoria, je reconnais la plus sûre garantie de la paix en Europe, si désirée par tous et si indispensable à tout le monde. » Qu’en faut-il conclure ? Est-ce que dans ces paroles et dans ces visites qui se succèdent il y a le signe de quelque combinaison positive et menaçante dont la France ait à s’émouvoir ?

C’est probablement beaucoup plus simple. La vérité est que les événemens qui nous ont coûté si cher laissaient tout d’abord l’Europe dans une situation qui n’était pas des plus faciles. La France ne pouvait plus rien, L’Angleterre semblait décidée à se tenir en dehors des affaires européennes. Entre l’Autriche et la Prusse, les souvenirs de Sadowa étaient mal effacés. Entre Russes et Autrichiens, il y avait de vieux ombrages, de vieux ressentimens. L’incohérence, au lendemain de la guerre, était complète et certainement dangereuse. Que pouvait-on faire dans ces conditions ? La Prusse, malgré l’orgueil de sa force, ne se souciait nullement d’engager de nouveaux conflits et préférait la paix pour consolider ses conquêtes. La Russie n’avait point à désirer des complications auxquelles elle était peu préparée, et elle se tenait d’ailleurs pour satisfaite après avoir reçu, par l’abolition du traité sur la Mer-Noire, le prix de sa neutralité pendant la guerre. L’Autriche n’avait à demander rien de mieux que de la sécurité. De là ces réconciliations impériales, ces rencontres à Berlin, à Vienne ou à Saint-Pétersbourg, ces toasts, ces déclarations d’amitié, qui n’ont en réalité qu’une signification : tout cela veut dire qu’on s’est rapproché prudemment dans l’intérêt même de la paix, pour se garantir des périls d’un trop prochain imprévu, des perturbations qui auraient pu naître de rapports mal définis ou restés mauvais. Le rapprochement a commencé par les trois empereurs ; aujourd’hui on semble adresser une invitation plus directe à l’Angleterre. C’est une déclaration générale de bonne volonté pour la paix « désirée par tous et indispensable à tout le monde, » selon le mot de l’empereur Alexandre. Quant à ces coalitions dont on parle encore quelquefois par une vieille habitude, dont on se plaît à évoquer le fantôme, comment seraient-elles possibles ? A propos de quoi et contre quel ennemi se coaliserait-on ? Que les journaux allemands, dans leurs savantes élucubrations, représentent le voyage de l’empereur François-Joseph à Saint-Pétersbourg comme une attestation nouvelle de la triple alliance nouée sous les auspices de la Prusse et préparant la solution de la question d’Orient, qu’ils fassent voyager l’ambassadeur de Russie à Constantinople, le général Ignatief, avec des mémorandums disposant des destinées de la Turquie, que les journaux allemands parlent ainsi, ils sont libres ; le succès leur donne de l’imagination. Ils voient déjà le triomphe du panslavisme et du pangermanisme ! Rien ne serait certainement plus curieux et plus inattendu que de voir l’Autriche dans une alliance qui se proposerait le partage de l’Orient, et l’accession de l’Angleterre ne serait pas un phénomène moins imprévu. Ce qu’il y a d’assez étrange, c’est que les journaux allemands, malgré leur assurance, ne laissent pas de se montrer perplexes ; tantôt ils célèbrent le voyage de l’empereur François-Joseph comme la manifestation visible de l’influence de la Prusse renouant la grande alliance du nord qui doit disposer de l’Europe, de l’Orient et de l’Occident ; tantôt ils semblent laisser voir une méfiance secrète à l’égard de cette visite, comme s’ils craignaient que l’Autriche, en retrouvant l’alliance de la Russie, ne devînt plus indépendante et plus forte vis-à-vis de l’Allemagne, que le rapprochement particulier des deux empires ne servît à d’autres desseins. Où est la vérité ? Dans tous les cas, il est infiniment probable et même certain que le pangermanisme et le panslavisme n’ont point été de l’entrevue de Saint-Pétersbourg, que, si on a parlé de l’Orient, c’est bien moins pour allumer de nouveaux incendies que pour éteindre ceux qui pourraient devenir une menace, pour concerter une politique de concessions amicales, de modération et de prudence. Les journaux allemands n’auront réussi qu’à raviver un instant, par une ardeur factice ou calculée de polémique, une question qui n’existe pas pour la diplomatie et à causer inutilement un peu d’émotion aux Turcs ; mais, s’il n’y a pas de coalition possible pour l’Orient, pourquoi y en aurait-il donc ? Serait-ce pour faire la haute police de l’Occident ? Autrefois cela s’est vu sans doute ; alors du moins on avait un but, une politique, on était lié par une certaine solidarité morale et même religieuse : on faisait une croisade contre la révolution. Aujourd’hui où serait le mot d’ordre, le programme de la croisade nouvelle ? Serait-ce par hasard la lettre que l’empereur Guillaume vient d’écrire sérieusement au vieux lord John Russell à l’occasion du meeting peu sérieux tenu à Exeter-Hall pour applaudir à la politique allemande et pour protester contre les usurpations papistes ?

Une coalition, une sainte-alliance ! Ceux qui en parlent si légèrement et qui prennent des ombres pour des réalités ne réfléchissent pas qu’on n’a recours à des combinaisons de ce genre que pour faire face à un danger précis, pour réprimer une impatience d’ambition et de conquête, pour contenir quelqu’un. Si aujourd’hui il y a quelque part en Europe un danger ou une menace, la France n’y est apparemment pour rien, et ce n’est point contre elle qu’on pourrait songer à se tenir en garde. La France sait ce qu’elle doit à son malheur et à sa dignité. Elle n’est nullement agitée des passions violentes et batailleuses que ses détracteurs se plaisent quelquefois à lui attribuer ; elle n’est en aucune façon disposée à se jeter ou à se laisser entraîner dans une guerre nouvelle et intempestive qui ne ferait qu’aggraver ses épreuves, elle ne l’ignore pas. Depuis trois ans, deux gouvernemens se sont succédé, et l’un après l’autre ils ont suivi la même politique de prudente réserve, évitant de donner des griefs, s’abstenant de toute immixtion dans les affaires des autres, remplissant les obligations du pays envers tout le monde. Il y avait une question qui excitait de l’inquiétude, qui restait toujours indécise et obscure parce que les passions de parti et l’esprit de secte s’efforçaient de la tenir en suspens, de l’envenimer ou de la raviver sans cesse au détriment de l’intérêt national : c’était la question de nos rapports avec l’Italie. M. le ministre des affaires étrangères n’a point hésité l’autre jour à trancher dans le vif en évinçant l’interpellation Du Temple, en mettant hors de toute contestation, et cette fois d’une manière définitive, il faut l’espérer, notre politique à l’égard de l’Italie nouvelle. Le gouvernement a donné des gages bien autrement décisifs, qui ont dû lui coûter beaucoup plus, de son intention invariable d’éviter tout ce qui pourrait servir de prétexte à des querelles ou à des récriminations pénibles. La France est donc tout entière à la paix et aux œuvres de la paix, elle prépare même pour l’année prochaine une exposition internationale de l’industrie, de sorte que, si l’on fait des ligues pour préserver la tranquillité de l’Europe, notre pays n’a certes ni à s’en préoccuper ni à s’en inquiéter ; cela ne le regarde pas. Il ne peut que se réjouir au contraire de tout ce qu’on peut essayer pour reconstituer un ordre malheureusement destiné sans doute à rester longtemps précaire, pour contenir les ambitions remuantes, les impatiences agitatrices, les prépotences abusives. Qu’on prononce ou qu’on omette son nom dans les manifestations publiques de ces tentatives d’alliances plus apparentes que réelles, la France n’en ressent en vérité ni trouble ni déception, elle est parfaitement tranquille sur les résultats. Elle sait qu’il y a des choses qu’on ne voudrait pas permettre contre elle et qu’il y en a même beaucoup d’autres qu’on ne pourrait pas faire sérieusement sans elle. La France sait que, s’il y avait de mauvaises pensées à son égard, l’Angleterre, l’Autriche, refuseraient de s’y associer, la Russie elle-même ne s’y prêterait pas. Est-ce qu’à défaut de la sympathie, qui ne joue qu’un médiocre rôle en politique, ces puissances n’ont point elles-mêmes un souverain intérêt à voir notre pays reprendre sa place à côté d’elles dans les conseils de l’Europe ?

Si cet équilibre qu’on s’efforce d’étayer ou de refaire par des rapprochemens de circonstance ne peut être pour longtemps qu’incertain et précaire, si cette paix qu’on proclame « indispensable à tout le monde » inspire tant de défiances, si les protestations pacifiques qu’on prodigue se perdent dans le bruit des armemens qu’on multiplie partout, à qui donc la faute ? Un député alsacien, M. Teutsch, a eu le courage de le dire l’autre jour à Berlin en protestant devant les représentans assemblés de l’Allemagne contre l’annexion de son pays. Assurément l’Allemagne, après ses victoires, avait le droit de demander le prix de ses succès, de réclamer des garanties, mais elle pouvait aussi, par une modération prévoyante, en renonçant à toute conquête, en laissant intact le territoire français, elle pouvait désarmer son ennemi vaincu, réconcilier les deux nations et devenir la grande pacificatrice de l’Europe ; elle aurait gagné aussitôt un ascendant moral plus irrésistible que tout son prestige guerrier. Elle a préféré les avantages de la force et de la conquête, il en est résulté fatalement cette situation à laquelle on essaie de remédier par toutes ces visites impériales laborieusement négociées, et que le représentant de l’Alsace, M. Teutsch, n’est pas seul à décrire dans son langage ému, que M. le comte de Moltke lui-même, par une coïncidence assez étrange, constatait récemment dans un discours sur la nouvelle loi militaire de l’Allemagne.

On a ici le double témoignage du vaincu et du vainqueur sur quelques-unes des conséquences des derniers événemens, sur la situation respective de l’Allemagne et de la France, sur l’état de l’Europe tel qu’il est resté et tel qu’il reste encore aujourd’hui. Rien n’est plus sérieux, plus instructif et même plus éloquent que ce discours du chef de l’état-major prussien, qui a parlé, non-seulement en homme de guerre, mais en politique clairvoyant, habile, se sentant assez fort pour ne rien déguiser, et un peu froidement hautain jusque dans l’équité et la modération à l’égard de ses adversaires. Il y a deux parties dans le discours de M. de Moltke, L’une est consacrée tout entière à démontrer la nécessité d’armemens considérables, proportionnés à la grandeur nouvelle de l’Allemagne, et cette nécessité résulte, cela va sans dire, des armemens de tout le monde en Europe, particulièrement de la France. M. de Moltke, il faut l’avouer, n’entre pas à la légère dans ces discussions ; il est muni des données les plus positives sur nos forces, des chiffres les plus précis, qu’il connaît aussi bien et peut-être mieux que la plupart de nos hommes publics. Il s’exagère un peu, nous le craignons, les progrès de notre reconstitution militaire. La bonne opinion qu’il a de nos forces doit être un stimulant pour M. le ministre de la guerre et pour la commission parlementaire depuis si longtemps chargée de la réorganisation de l’armée ; elle est peut-être pour le moment plus flatteuse que complètement justifiée. Nous n’avançons pas aussi vite qu’il le faudrait. Les réformes les plus nécessaires ont de la peine à vaincre l’esprit de routine. On y arrivera, nous n’en doutons pas : on ne peut faire moins sous un chef de gouvernement qui est maréchal de France et avec le concours d’un patriotisme que le chef d’état-major prussien voit justement dans tous les partis français.

On y arrivera parce qu’il le faut, parce que c’est la condition d’une renaissance nationale qui doit tout dominer. La France a besoin d’une armée digne d’elle et faite pour répondre à toutes les nécessités de la situation la plus difficile ; elle a besoin de reconstituer ses défenses, son matériel. D’après un projet qui vient d’être présenté, Paris sera désormais environné de nouveaux forts qui étendront le rayon de la défense bien au-delà des anciens forts du premier siège, qui comprendront Saint-Cyr, Versailles, Saint-Germain, Cormeilles, Villeneuve-Saint-Georges, Châtillon ; mais tout cela est loin d’être fait, tout cela est soumis encore à bien des vicissitudes, et M. de Moltke, par une confusion qui n’est peut-être pas involontaire, se sert de ce mirage des armemens de la France qui n’existent pas, qui restent un problème, pour justifier des armemens démesurés qui ne sont que trop réels, qu’il veut même soustraire d’avance au contrôle du parlement. La véritable raison n’est pas seulement militaire, elle est surtout politique, et c’est ici précisément que le chef d’état-major prussien ne craint pas d’avouer avec une certaine hardiesse la situation que l’Allemagne s’est créée par son système de conquête.

La vérité de cette situation, elle éclate en quelque sorte dans cet aveu décisif : « ce que nous avons conquis en une demi-année par les armes, nous devrons le défendre pendant un demi-siècle par les armes pour qu’on ne nous l’enlève pas, » M. de Moltke tient à dissiper toutes les illusions dont on pourrait se bercer : « l’Allemagne, depuis ses guerres, s’est fait craindre et estimer sans doute, elle n’est point aimée. » Partout elle rencontre la méfiance qu’excite une voisine trop puissante et qui peut devenir incommode. En Belgique, il y a des sympathies pour la France, il y en a fort peu pour l’Allemagne. La Hollande s’émeut et commence à rétablir la ligne des inondations défensives : « contre qui ? je l’ignore, » dit M. de Moltke. Le Danemark augmente sa flotte et fortifie les points de débarquement sur ses côtes. Il n’est pas jusqu’à l’Angleterre où l’on a publié des brochures signalant le danger d’une descente, d’une invasion qui ne viendrait plus cette fois de Boulogne. L’Allemagne est le point de mire universel ; on lui attribue toutes les ambitions, toutes les convoitises ; elle ne peut faire un pas sans être soupçonnée tantôt de vouloir s’approprier les populations germaniques de l’Autriche, tantôt de méditer la conquête des provinces baltiques de la Russie.

Ainsi parle M. de Moltke. Le tableau tracé par le chef d’état-major prussien est certainement curieux, il n’est pas moins instructif, et M. de Bismarck lui-même depuis quelque temps n’a-t-il pas montré que toutes ces méfiances n’étaient point injustes en s’irritant des contradictions, en essayant de faire sentir son humeur dominatrice ? C’est le prépotent de l’heure présente. M. de Bismarck est difficile avec la France, soit ; la France n’est pas seule à connaître la mauvaise humeur de M. de Bismarck. Est-ce que le prince-chancelier n’a pas eu aussi récemment la velléité de faire la police de la Belgique et des mandemens des évêques belges ? Est-ce qu’il ne s’est pas laissé emporter par ses impatiences de domination en se jetant, à l’occasion des dépêches du général Govone sur les affaires de 1866, dans cette guerre de gros mots, dans ces tentatives de pression, où il a cru n’atteindre que le général de La Marmora et où il a sûrement atteint le sentiment national italien ? M. de Bismarck, c’est entendu, est le meilleur ami, le plus sûr allié de l’Italie, à la condition que l’Italie obéissante se hâte de lui donner ou de lui promettre des lois pour réprimer les indiscrétions du général de La Marmora, et aussi à la condition que lui-même il garde le droit de mesurer à l’Italie les égards qu’il lui réserve en omettant jusqu’à la mention du voyage de Victor-Emmanuel à Berlin dans les discours de l’empereur Guillaume au parlement allemand et au parlement prussien. M. de Moltke a raison de parler des méfiances !

Voilà donc la situation que l’Allemagne s’est faite et dont la rançon est un état militaire formidable, qu’on promet ou qu’on signale comme une nécessité pour un demi-siècle. Sans doute M. de Bismarck est habile, il ne va pas toujours au bout de ses emportemens ; il désavoue ses tentatives dès qu’il en voit le malencontreux effet, il s’adoucit à l’égard de l’Italie ou de la Belgique, et, s’il le faut, il invoque comme garantie de ses dispositions pacifiques ces alliances impériales dont il sait se faire une arme ou un bouclier. Il manie la prépotence avec dextérité ; mais enfin la situation est ainsi, et s’il y a partout des inquiétudes, des malaises, malgré toutes les précautions qu’on prend pour protéger la paix publique, la France n’y est positivement pour rien ; ce n’est point à elle qu’on pourrait dire qu’elle est le trouble-fête de l’Europe. La France vit pour le moment retirée en elle-même, et cette réserve, elle la garde jusque dans des affaires qui pourraient cependant la toucher. Certes rien n’était mieux fait pour remuer une nation au sang vif, au cœur ardent, tout endolorie encore de ses blessures, que cette scène de la première apparition des députés de l’Alsace-Lorraine au parlement allemand à Berlin. Ils sont allés là tous ces élus, laïques, évêques ou prêtres, choisis indistinctement pour représenter la fidélité de ceux qui les ont nommés à leur ancienne patrie, à la France, L’un d’eux, celui qui a si bien dit à l’Allemagne ce qu’elle aurait pu faire, M. Teutsch, député de Saverne, s’est chargé d’exprimer pour tous les sentimens de l’Alsace et de la Lorraine ; il s’est fait éloquemment l’organe de la pensée commune. Seul, l’évêque de Strasbourg, M. Rœss, a cru devoir faire exception en intervenant à l’improviste comme pour affaiblir la protestation de M. Teutsch par une reconnaissance directe et personnelle du traité de Francfort qui a décidé diplomatiquement l’annexion de l’Alsace à l’Allemagne. Le traité de Francfort ! la présence des députés de l’Alsace à Berlin en prouvait assez l’existence, le prélat n’avait pas l’obligation de mettre sa propre signature au traité ; il n’avait qu’à imiter le silence et la réserve de l’évêque de Metz. M. Rœss n’avait pas été certainement nommé député pour prendre l’attitude qu’il a prise. Ses collègues de la députation ont été les premiers à le lui dire ; ses électeurs le lui disent aujourd’hui par le désaveu de ses paroles et par une adhésion spontanée au discours de M. Teutsch, si bien que M. l’évêque de Strasbourg va se trouver sans doute dans une position difficile, exposé à rencontrer plus de faveur à Berlin qu’en Alsace. S’il a obéi à des raisons d’intérêt religieux, c’est une preuve de plus du danger de ces confusions de la politique et de la religion. Ce qu’il y a de mieux après tout pour les évêques, c’est de rester tout entiers à leur ministère spirituel ; ils ne sont pas ainsi exposés à compromettre leur pays par des manifestations irréfléchies, comme cela est arrivé récemment à M. l’évêque de Nîmes, ou à paraître sacrifier un mandat de patriotisme à un intérêt d’église, comme vient de le faire M. l’évêque de Strasbourg. Assurément ce sont là des choses qui nous touchent intimement, qui vont au plus profond du cœur national. La France cependant sait bien la mesure qu’elle doit garder dans l’expression de sentimens qui ne sont pas douteux. Elle reste un témoin sympathique des affaires de l’Alsace, comme elle reste un témoin indépendant et réservé des affaires de l’Europe. Elle a l’intelligence, l’instinct du rôle que les circonstances lui ont fait ; mais de tout cela résulte plus que jamais pour elle la nécessité évidente, impérieuse, d’en venir à se fixer, à s’organiser intérieurement, si elle veut reprendre par degrés une action conforme à ses intérêts et à sa dignité nationale.

Quand les partis se disputent un pouvoir auquel ils refusent soit un nom, soit la durée, soit une organisation définie et stable, ils ne voient pas que c’est le rôle même de la France dans le monde qu’ils affaiblissent. Quelle autorité peut-on avoir lorsqu’il faut se débattre tantôt avec ceux qui préparent des pèlerinages à Chislehurst pour la majorité du prince impérial, tantôt avec ceux qui se réservent un provisoire indéfini où ils espèrent trouver la réalisation de leurs espérances monarchiques, tantôt contre ceux qui attendent d’une circonstance imprévue, d’une défaillance parlementaire, une crise à travers laquelle passerait le radicalisme ? Il y a quelques jours à peine, le ministère a cru devoir donner aux bonapartistes un avertissement sous la forme d’une circulaire adressée aux préfets pour les prévenir qu’il y avait un gouvernement légal, qu’aller en Angleterre saluer le jour de sa majorité l’héritier d’une dynastie déchue serait un acte au moins irrégulier, surtout de la part de fonctionnaires publics. Rien de mieux, bien qu’il puisse sembler étrange qu’on ait à rappeler des fonctionnaires au respect du gouvernement qu’ils servent ou qu’ils représentent. L’avis, d’ailleurs bien modéré, donné aux bonapartistes s’applique sans doute à tout le monde, c’est-à-dire à tous ceux qui, par leurs prétentions de parti ou par leurs réserves, affectent de mettre en doute ce qui existe ; mais ces avertissemens donnés aux uns, ces négociations qu’on est incessamment obligé de suivre avec d’autres, ces ménagemens infinis qu’on doit garder, tout cela n’est-il pas la démonstration la plus saisissante d’une incertitude publique à laquelle on ne peut remédier que par une décision un peu moins laborieuse ?

Et qu’on ne dise pas que c’est difficile, qu’on ne peut rien brusquer, qu’on doit tenir compte de tout. C’est peut-être difficile ; mais il le faut, c’est plus que jamais une nécessité de bien public : une politique nationale ne peut retrouver de la suite et du crédit que dans une organisation précise et incontestée. Le gouvernement lui-même n’en doute pas, parce qu’il est le premier à souffrir des conditions précaires qu’on lui fait dans les relations extérieures dont il a la direction et le secret. Évidemment, lorsqu’il parle, on l’écoute, on l’écoutera, parce qu’il parle au nom du pays et que la France a déjà montré dans ses épreuves une assez énergique vitalité pour qu’on ne doute pas de son avenir. Il y a, si l’on veut, une certaine confiance générale dans les destinées de notre patrie. Cela ne peut suffire cependant. Les gouvernemens, avant de renouer des rapports plus intimes, avant de se lier avec nous et de nous compter dans leurs combinaisons, ont besoin de savoir avec qui ils traitent, quelle sécurité, quelles garanties ils peuvent trouver. Si bien disposés qu’ils puissent être, ils ne sont pas assez aveugles ou assez mal informés pour ne pas voir que tout peut changer d’un instant à l’autre dans nos affaires, que notre politique extérieure peut dépendre d’une oscillation intérieure imprévue, d’un incident en apparence futile et qui pourrait avoir les plus graves conséquences pour le gouvernement. Que, par suite d’absences dans l’assemblée ou par un mouvement de mauvaise humeur dans certaines fractions, la majorité se déplace, le contre-coup se fait aussitôt sentir dans l’action de la diplomatie. Ces crises peuvent survenir à propos de la question la plus étrangère à la politique. Pas plus tard qu’hier, M. Pouyer-Quertier proposait un impôt nouveau par l’établissement de l’exercice sur les raffineries de sucre. L’impôt est-il bon, est-il mauvais ? Est-il destiné à produire tout ce que l’imagination de M. Pouyer-Quertier entrevoit ? Ce n’est pas le point le plus important pour le moment. L’essentiel est que la France est liée par une convention avec l’Angleterre, avec la Belgique. M. le ministre des affaires étrangères est intervenu, et il a rempli son devoir en intervenant avec fermeté pour maintenir l’autorité des transactions internationales.

Peu s’en est fallu cependant qu’on n’adoptât la proposition de M. Pouyer-Quertier sans tenir compte des convenances diplomatiques, et que de la question de l’exercice des raffineries ne sortît une dislocation ministérielle réagissant aussitôt nécessairement sur tout. Des difficultés semblables ne sont point impossibles sans doute dans des conditions plus régulières, sous un régime organisé ; mais elles trouvent leur correctif dans les institutions mêmes, elles n’atteignent pas l’essence du gouvernement, qui reste le dépositaire invariable de nos relations extérieures, et voilà pourquoi la chose la plus pressée aujourd’hui est d’organiser des institutions fixes où nos traditions diplomatiques aient un refuge et des garanties assurées au milieu des mobilités d’une assemblée souveraine.

Cette malheureuse discussion des impôts nouveaux, du reste, se ressent visiblement de la fatigue et de l’incohérence qui se manifestent un peu partout. Elle marche lentement, assez’confusément, et le résultat le plus clair, c’est que deux mois sont déjà passés sans que l’état soit légalement en possession des ressources budgétaires dont il a besoin, de sorte que ces lenteurs constituent déjà un déficit au moins partiel au détriment du trésor. Certes de toute façon cette discussion trop prolongée ne manque’pas d’importance, et même en certains jours elle est des plus instructives, des plus intéressantes. L’inconvénient est que dans tout cela il n’y a point un plan d’ensemble s’imposant avec quelque autorité, ou du moins ce plan, s’il existe, disparaît dans une mêlée tumultueuse d’amendemens, de motions de toute sorte. On procède par détails, par fragmens ; pour éviter un impôt, on en propose d’autres qui ne sont souvent ni bien calculés ni sérieux. La fantaisie individuelle fleurit en matière financière ! Un jour, un jurisconsulte arrivant tout droit de Bretagne découvre la grande nouveauté du timbre des journaux, et il faut que M. Francisque Rive, M. Raoul Duval, lui rappellent avec bon sens, avec justice, que l’impôt sur le papier qui grève les journaux a été voté précisément pour remplacer le timbre. Un autre jour, M. de Belcastel imagine de faire la fortune du trésor par une taxe sur les pianos. À son tour survient M. de Lorgeril, qui, après le voyage le plus minutieux à travers tous les objets imposables, ne trouve rien de mieux que taxer les chapeaux ; battu sur ce point, il se rejette sur les photographies, qu’il veut timbrer. Ces imaginations se produisent naïvement, sérieusement ; elles se donnent libre carrière, il faut les examiner, les discuter. Les inventeurs de recettes financières ont leur journée, ils font leur discours, c’est au mieux ; seulement avec tout cela on fait perdre à l’assemblée un temps qu’elle pourrait employer à organiser le pays, à voter les lois constitutionnelles que la commission des trente met à son tour trop de lenteur à lui soumettre.

Qu’en résulte-t-il ? M. Thiers le disait tout récemment dans une lettre à un candidat qui se présente aux élections dans la Vienne : la conséquence est « un état d’anxiété qui interrompt le travail, cause aux classes laborieuses des souffrances cruelles, retarde la réorganisation de la France et compromet gravement sa considération en Europe. » Est-ce à dire que l’ancien président de la république cède à un découragement amer ou à un esprit de critique acerbe contre le gouvernement qui lui a succédé ? Nullement, il voit le danger et il le signale ; il garde toute sa confiance, il espère toujours. M. Thiers parle en patriote qui a une foi entière dans les destinées de la France, qui connaît les prodigieuses ressources de notre pays ; il parle aussi en homme qui sent le prix du temps, la nécessité de ne pas laisser le mal s’aggraver, et il l’avoue, il ne voit qu’un moyen : « c’est l’établissement en France d’un gouvernement sensé, ferme, stable, autant que possible, et arrêté dans sa forme pour qu’il soit arrêté dans ses vues, n En d’autres termes, M. Thiers demande aujourd’hui l’organisation de la république comme il l’a proposée pendant qu’il était au pouvoir. Qu’y a-t-il là de surprenant ? Le gouvernement lui-même ne veut-il pas arriver à la constitution du septennat, c’est-à-dire d’un régime sensé, ferme, stable autant que possible, qui pourrait permettre une politique suivie ? Les amis dangereux, qui ne trouvent pas de moyen plus ingénieux pour le défendre que de se livrer à une guerre injurieuse contre M. Thiers, croient-ils servir avec intelligence la cause conservatrice et le septennat en représentant l’ancien président de la république comme un démagogue ? Le gouvernement a certainement assez de clairvoyance pour désavouer les passions haineuses de parti, et pour être persuadé au fond que la meilleure politique pour lui est d’arriver à l’organisation de ce régime conservateur dont M. Thiers signale la nécessité. Et si c’est là, comme nous n’en doutons pas, la pensée du gouvernement, pourquoi ne point se hâter ? Pourquoi laisser l’opinion s’égarer dans le vague et dans l’obscurité ? Pourquoi ne pas couper court à toutes les incertitudes ? On le peut aisément si on le veut, il n’y a qu’à prendre une résolution, et dans le cas où la commission des trente s’attarderait dans une étude qui, en deux mois et demi, n’est pas arrivée à déposer les premiers articles de la loi électorale, le gouvernement peut y suppléer par des propositions formelles directement soumises à l’assemblée.

M. Thiers avait certes raison de le dire ces jours derniers encore à une députation américaine qui est allée le voir : — Il ne faut pas désespérer. Avec de l’ordre, de la patience, un respect sérieux de tous les intérêts conservateurs du pays, on arrivera au but. — Les partis eux-mêmes en viendront à reconnaître que ce qu’ils ont de mieux à faire, c’est d’en finir en organisant la situation qui existe aujourd’hui sous le nom de république, sans prétendre à coup sûr dire ce que la France voudra dans dix ans. Qu’il y ait des hésitations à vaincre, des volontés à stimuler ou des dissidences à calmer dans les partis conservateurs, c’est possible ; mais ce n’est pas là certainement la difficulté la plus sérieuse pour la république. Le plus grand danger qu’elle coure en ce moment lui vient de ceux qui se prétendent ses amis par privilège, et qui à l’heure où nous sommes n’ont trouvé rien de plus utile que d’imaginer la candidature de M. Ledru-Rollin aux élections dans le département de Vaucluse. Il paraît que la république avait trop de chances favorables, qu’elle faisait trop de progrès dans l’opinion, qu’elle rassurait trop tout le monde, et les républicains, les radicaux du moins, avec ce tact, avec ce sentiment des situations qui ne les abandonne jamais, ont jugé le moment opportun pour exhumer le nom de l’ancien ministre de l’intérieur de 1848 ! À quel propos M. Ledru-Rollin ? par quoi se recommande-t-il ? Sa dernière apparition sur la scène date du 13 juin 1849, elle rappelle un signal d’insurrection en pleine république et une fuite assez piteuse. Exilé à Londres, l’ancien tribun a montré tout de suite sa reconnaissance pour l’hospitalité anglaise et son coup d’œil politique en écrivant un livre sur la Décadence de l’Angleterre. Il a passé vingt-cinq ans hors des affaires, vieillissant et déclinant dans une oisiveté stérile. Au moment où la France était dans la détresse, il n’a point paru, il a refusé le mandat qu’on lui avait donné, il est resté à l’écart lorsqu’il n’y avait pas trop de tous les dévoûmens que le pays avait le droit de réclamer, et c’est là le candidat qu’on va tirer de l’oubli pour le charger de représenter la république ! Quelle république ? C’est là le malheur:le nom de M. Ledru-Rollin n’a aucune signification ou il rappelle les circulaires furibondes de 1848, les tentatives de terreur jacobine, l’appel aux armes de 1849. Si c’est ainsi qu’on pense déterminer l’assemblée à organiser la république, il faut convenir que le calcul est bizarre. On avait eu l’an dernier l’élection Barodet, qui eut un si merveilleux succès ; on va donc avoir l’élection Ledru-Rollin, qui aura peut-être les mêmes suites ou des conséquences semblables, et c’est M. Thiers encore qui, en cherchant à détourner des élections de ce genre, a défini d’avance le résultat : on n’aura fait « qu’ajouter aux hésitations de l’assemblée, apporter au pays de nouvelles anxiétés, au commerce de nouvelles pertes, à la réorganisation du pays de nouveaux retards, à sa considération un plus grand affaiblissement, » C’est là un genre de victoire où le radicalisme est passé maître depuis longtemps !

CH. DE MAZADE.

ESSAIS ET NOTICES.

UN MUSEE À CRÉER.

Notre musée de sculpture, l’un des plus riches du monde, manque d’un complément que réclament vainement depuis longtemps les artistes et les amateurs les plus éclairés, et qu’il est pourtant facile de lui donner. Ce complément, c’est un musée de plâtres. En effet, quoique le musée du Louvre renferme nombre de sculptures de premier ordre, il en est beaucoup d’autres de ce même ordre dans d’autres collections, à Athènes, à Rome, à Naples, à Florence, à Venise, à Mantoue, à Londres, à Munich, à Dresde, à Saint-Pétersbourg, etc. Il y aurait un grand intérêt à réunir, à côté des chefs-d’œuvre que nous possédons en original, des reproductions exactes de ceux qui sont épars dans le monde entier. Or le moulage fournit d’un ouvrage de sculpture une reproduction d’une absolue exactitude, au moins pour l’essentiel, qui consiste non pas dans la matière, mais dans les proportions et les formes. Il n’en est pas ici comme des copies, qui rarement sont bien conformes aux originaux, et qui, le fussent-elles, sont toujours soupçonnées de ne pas l’être. Des plâtres moulés sur des reliefs ou des creux les reproduisent, pour peu qu’on ait mis de soin à cette opération toute mécanique, avec une fidélité qui ne peut être contestée. Considérer des plâtres d’ouvrages de sculpture ou de glyptique (pierres gravées et médailles), c’est donc en quelque sorte considérer ces ouvrages eux-mêmes. Cela étant, quelle utile collection que celle où l’on verrait, traduit dans des fac-similé irréprochables, tout ce qui nous a été conservé, mais qui est disséminé de toutes parts, de chefs-d’œuvre de la sculpture en marbre, bronze, bois, ivoire! Que de services ne rendrait-elle pas et à l’histoire de l’art et à l’art même !

L’histoire de l’art antique est encore très obscure. Il n’y a dans les musées les plus riches qu’un petit nombre de monumens de cet art dont on puisse déterminer l’époque avec précision; mais qu’on rassemble en un même lieu les reproductions fidèles de ces monumens de dates certaines, qu’on les y range selon l’ordre de ces dates : on aura établi une suite de points fixes, entre lesquels viendront peu à peu prendre leur place historique, d’après l’observation des ressemblances et des différences, les autres monumens, bien plus nombreux, dont l’époque est restée jusqu’ici incertaine. Il en sera de même pour la reconstitution des différentes écoles entre lesquelles on peut essayer à peine, à l’heure qu’il est, de répartir ce qui nous reste des ouvrages de l’antiquité. Ce seraient là, encore une fois, de grands services rendus à l’histoire de l’art; ce seraient de grands services rendus à l’art lui-même, à qui l’on offrirait non-seulement un plus grand nombre d’œuvres propres à enseigner et à inspirer que n’en contient aucune réunion d’originaux, mais des occasions et des moyens de comparaison propres à rendre délicates et plus justes la perception et l’appréciation de la beauté. Ajoutons que, dans un musée de plâtres tel qu’il devrait être, on ne se bornerait pas, comme on l’a fait jusqu’à présent dans des collections de ce genre, aux statues, aux bustes, aux bas-reliefs ; on leur adjoindrait les monumens de plus petites dimensions, mais souvent tout aussi importans pour l’art comme pour la science, de la glyptique et de la numismatique. On chercherait à restituer ainsi, par la réunion d’œuvres de tout genre qui s’éclaireraient les unes les autres, la physionomie, au point de vue de l’art, de chaque époque et de chaque région de l’antiquité.

Ce n’est pas tout. Fût-il possible de réaliser la réunion en un seul lieu de tous les monumens antiques qu’il importerait d’étudier et de comparer entre eux, ce musée universel offrirait des occasions d’erreur, disons plus, de véritables mensonges dont un musée de plâtres, présentant les mêmes monumens, pourrait facilement être exempt.

Les marbres que renferment les musées sont sortis de la terre très mutilés pour la plupart. Le temps n’a guère épargné que des débris. Or à mesure que ces débris étaient rendus à la lumière, on voulait les faire servir à décorer des palais ou des jardins. Pour les placer dans des salles et des galeries somptueuses ou dans des allées régulières, on croyait devoir les remettre complètement à neuf. De là, bien que les musées possèdent en réalité peu de monumens entiers ou presque entiers, les statues, bustes ou bas-reliefs qui y sont exposés, et dont la plupart y sont venus de villas d’autrefois, semblent presque tous, au premier abord, dans un parfait état de conservation.

Pour restaurer ces débris, on cherchait premièrement en général à les compléter avec d’autres débris; surtout à une statue antique privée de sa tête, on ajustait quelque tête antique qui pouvait à peu près y convenir; ce qui manquait encore, bras, jambes, pieds ou mains, nez, lèvres, oreilles, parties de draperies ou attributs, on chargeait quelque sculpteur d’y suppléer de son ciseau. Et au commencement, alors que les antiques étaient rares encore, on s’adressa plus d’une fois pour ce genre de travail aux statuaires les plus renommés. Un Marsyas, qu’on voit dans la galerie de Florence, fut restauré par Michel-Ange. Lorsqu’on trouva l’Hercule Farnèse, les deux jambes manquaient : on recourut, pour les suppléer, à Guglielmo della Porta. Plus tard les jambes antiques furent retrouvées, et on les mit à la place de celles qu’avait exécutées l’artiste moderne. Il manquait au Laocoon le bras droit : ce fut Baccio Bandinelli qui le refit d’abord, et plus tard Agnolo Montorsoli. Montorsoli encore refit le bras gauche de l’Apollon du Belvédère et restaura en quelques parties l’Hercule auquel on donnait alors par erreur et qui a conservé le nom de Commode. En France, la Diane à la biche fut restaurée par Barthélémy Prieur, la Vénus d’Arles et le Jupiter colossal par Girardon. Le plus souvent les restaurations furent confiées à des artistes d’une moindre valeur ; mais qu’elles fussent exécutées avec plus ou moins de talent, elles eurent presque toujours pour effet d’altérer gravement la physionomie des monumens.

En premier lieu, on a créé de cette façon des représentations propres à donner, soit en fait de mythologie, soit en fait d’histoire, des idées inexactes, ou même tout à fait erronées. En second lieu, en associant des élémens d’époques et de styles différens, on a formé des ensembles d’un caractère mixte et en quelque sorte hybride, de nature à égarer le jugement des historiens et les critiques de l’art, et même à fausser le sens des artistes. Pour ne prendre des exemples que parmi les statues que renferme le Louvre, le Discobole a une tête qui pourrait avoir été celle d’un Hercule, et deux bras modernes; le Jason a une tête d’une beauté supérieure encore peut-être à celle du corps, mais qui ne lui appartient pas; le bras gauche et une partie du bras droit sont des restaurations plus que médiocres. Dans l’Amazone blessée, il n’y a d’antique que la tête et la partie supérieure du corps; la partie inférieure, restaurée avec talent, offre une robe flottante jusqu’aux pieds, tandis que le costume de l’original avait dû consister, comme le montrent un grand nombre de répétitions du même type, en une tunique relevée au-dessus du genou. Au contraire, dans la Polymnie que contient la même salle, il n’y a d’antique que la partie inférieure, depuis les hanches ; tout le reste est l’œuvre d’un artiste moderne. Le prétendu Bonus Eventus, est un Apollon d’ancien style, dont la tête et le torse seulement sont antiques. Une médaille romaine offre une figure assez semblable, mais tenant des épis dans sa main droite, avec la légende bonus eventus. Notre statue a été restaurée d’après cette médaille, et d’un dieu des premières époques grecques on a fait ainsi une de ces divinités allégoriques dont la numismatique romaine de l’époque impériale offre de si nombreux exemples. Deux statues placées, l’une dans la salle des Caryatides, l’autre dans la Salle-Ronde, nous montrent de jeunes hommes, les bras et les mains protégés par des courroies entrelacées, comme les avaient chez les Grecs ceux qui exerçaient le pugilat : ce sont des sculpteurs modernes qui ont fait ces bras et ces mains, et qui, sans que rien les y autorisât, ont ainsi créé un Pugile et un Pollux. Ce dernier est un composé, outre les bras et les jambes, faits de toutes pièces par le restaurateur, d’un torse d’ancien style grec, et d’une tête aussi d’ancien style, mais qui avait appartenu à un autre corps. Une statue de femme remarquable par une draperie d’une grande vérité, dont la disposition semble indiquer qu’elle appartenait à une Diane, n’avait plus ni sa tête ni ses bras ; le sculpteur italien l’Algarde lui a donné, avec des bras en bronze, une tête aussi de bronze, coiffée d’une sorte de turban avec mentonnière, de caractère oriental, et la figure a été appelée, d’un nom qui lui est resté, la Zingarella, la bohémienne. Des nombreuses statues impériales que nous possédons, il en est peu dont la tête appartienne au corps qui la porte. Le célèbre et admirable Auguste lui-même est un composé d’une belle tête de cet empereur et d’un corps drapé d’une toge aux larges plis, dont le travail nous semble trahir une époque plus ancienne et meilleure encore que celle à laquelle appartient la tête. Une statue assise est dénommée Trajan : c’est un composé d’une tête de Trajan et du corps de quelque personnage grec, comme l’indiquent et le costume et la chaussure.

Rien ne serait plus facile que de pousser plus loin cette énumération; mais c’en est assez pour faire voir combien le seul musée du Louvre offre d’exemples de tels assemblages formés de pièces de rapport. A peine est-il besoin d’ajouter qu’il en est de même dans tous les autres musées. Dans les collections de marbres antiques, quelles qu’elles soient, il n’y a peut-être pas la moitié des statues où les têtes appartiennent aux corps qu’elles surmontent. En des monumens ainsi composés, il est difficile, pour quiconque ne s’est pas exercé à une telle analyse, de distinguer exactement les élémens hétérogènes dont ils sont la réunion. De là pour les historiens de l’art l’occasion de bien des méprises. Trois antiquaires éminens, Winckelmann, Marini, Visconti, ont signalé dans une statuette de la villa Albani une image de Diogène. Comment en effet ne pas reconnaître Diogène dans un vieillard à la physionomie sévère, tenant d’une main un bâton, de l’autre l’écuelle si connue dans l’histoire du cynique, et ayant auprès de lui un chien, allusion évidente à la qualification qu’on donnait à ce philosophe, et que peut-être il se donnait lui-même? Ce que Winckelmann, Marini et Visconti ne virent pas, c’est que le bâton, l’écuelle, le chien, étaient, ainsi que les bras et les jambes de la statuette, des restaurations modernes, et que c’était l’auteur de ces restaurations qui avait ainsi créé presque de toutes pièces un Diogène.

Pour l’artiste aussi, un mélange trompeur de différens styles a ses inconvéniens. L’un des plus graves, c’est que des pièces de rapport hétérogènes cachent souvent à ses yeux de beaux morceaux auxquels on les a ajoutés, et le privent de l’enseignement qu’il eût tiré de ces morceaux. Au Louvre par exemple, il y a bien plus d’œuvres excellentes qu’on ne le croit généralement; seulement une grande partie en est comme perdue sous des restaurations par lesquelles on a voulu les compléter.

La salle des Caryatides renferme un Alexandre colossal, qui au premier coup d’œil semble n’offrir rien que d’ordinaire; c’est que, la tête, les bras et les jambes étant des restaurations, l’ensemble paraît médiocre, et l’on ne s’aperçoit pas que le torse est de la belle époque et d’un admirable travail. La Némésis attire peu l’attention, parce que le corps est un ouvrage ordinaire d’une époque peu éloignée de la décadence, et dans l’ensemble, dont il forme la plus grande partie, on ne remarque pas assez une charmante tête, l’une des meilleures reproductions d’un type de la grande époque de l’art grec, auquel on a donné sans motif suffisant le nom de Sapho, type dont il existe d’autres belles reproductions à Rome (villa Borghèse), à Oxford et à Berlin. Dans un Amour, qui est maintenant placé sous une des arcades de la salle du Tibre, Amour qui reproduit, selon toute apparence, un chef-d’œuvre de Praxitèle ou de Lysippe, ce qu’il faut considérer à part du reste, c’est au contraire le torse, d’une souplesse et d’une grâce enfantines qui en font un morceau de premier ordre.

Il est difficile de défaire aujourd’hui sur les originaux ce qu’ont fait les restaurateurs. Les monumens que les musées renferment sont connus dans l’état où les restaurations les ont mis; ils ont été décrits et gravés dans des livres où les savans et les artistes sont accoutumés à les trouver. On ne peut guère songer à opérer un changement qui en réduirait le plus grand nombre à de simples fragmens où on ne les reconnaîtrait plus; mais que, dans tous ces monumens, formés de pièces de rapport, on moule ce qui s’y trouve d’antique et de digne d’être mis en lumière, en laissant de côté tout ce qui y a été ajouté, on formera une collection qui présentera dans leur vérité et leur pureté tous les plus beaux restes de l’art antique que le temps ne nous a pas enlevés. Dans une telle collection, les savans trouveraient enfin, au lieu du mélange de vérités et de faussetés que leur ont offert jusqu’à présent tous les musées, des documens authentiques propres à servir de base à une reconstruction solide de l’histoire de l’art dans l’antiquité. Supposons qu’on voie réunis les plâtres de ces stèles grecques dispersées dans différens musées à Athènes, à Venise, à Paris, à Oxford, etc., sur lesquelles on lit des décrets de date certaine, et qui sont surmontées de bas-reliefs; ces bas-reliefs, rangés dans l’ordre des temps qu’indiquent les inscriptions, fourniront un véritable canon chronologique de l’art grec, d’après lequel ou pourra classer avec quelque sûreté les monumens sans date. On considère en ce moment même avec intérêt, dans une des salles du Louvre, des plâtres reproduisant diverses statues qui, débarrassées des restaurations qu’on y avait ajoutées, offrent des variantes de deux des plus beaux ouvrages que nous possédions, la Vénus de Milo et le Mars Borghèse, reproduction du Mars avec lequel elle dut jadis être groupée. Dans ces variantes, on voit un même type, à des époques différentes, sans perdre l’essentiel de son caractère primitif, se modifier selon les changemens que subissaient et les idées religieuses et l’art même. Supposons aussi que les autres monumens de premier ordre qui nous restent de l’art antique soient l’objet, dans un musée de plâtres, de semblables études comparatives : quelles lumières n’en tirera-t-on pas pour l’histoire des grands types de la religion et de l’art antique, pour la détermination des époques et des régions où ils furent créés et des transformations qu’ils subirent! Que dire de l’iconographie, mêlée encore aujourd’hui de tant d’obscurités que la comparaison immédiate des monumens authentiques pourra seule dissiper? Quant aux artistes, mis en présence pour la première fois de toutes les œuvres les plus parfaites qui nous restent da plus grand art qui ait existé, pures de toute addition étrangère, n’acquerront-ils pas de cet art un sentiment plus distinct, une intelligence plus pénétrante? Et ne peut-on espérer que leurs ouvrages s’en ressentiront? Souvent la vue d’un seul chef-d’œuvre a éveillé des génies, changé le goût d’une époque; que n’est-on pas en droit d’attendre de l’influence qu’exercerait sur nos sculpteurs et nos peintres une collection dans laquelle seraient rapprochés des chefs-d’œuvre en grand nombre, où se montrerait sous tous les aspects possibles la plus haute et la plus parfaite beauté !

On ne s’en tiendrait pas du reste à l’art grec. Le moyen âge, la renaissance, les temps modernes, ont produit des ouvrages qui ne sont pas indignes d’être placés à la suite et quelquefois même à côté de ceux de l’antiquité. Ils auraient leur place dans le musée des plâtres. Enfin il serait particulièrement utile, en même temps que glorieux pour notre art national, de voir rassemblées dans une section spéciale les reproductions de ce qui a été fait chez nous de plus excellent depuis le XIIIe siècle, où nos sculpteurs, comme nos architectes, se sont élevés si haut, jusqu’à notre temps, où ne les surpassent, non plus que nos peintres, les artistes d’aucun autre pays. Ce serait assurément une collection faite pour stimuler et vivifier le génie national, que celle où l’on trouverait réunis avec les chefs-d’œuvre qui ornent nos cathédrales de Chartres, d’Amiens, de Reims, de Rouen, de Bourges, ou les églises de Brou et de Saint-Bertrand-de-Comminges, les plus beaux produits, disséminés à Paris, à Rouen, à Anet, à Saint-Cyr, à Gênes, etc., du ciseau des Jean Goujon, des Germain Pilon et des Puget.

Il y a des musées de plâtres plus ou moins considérables, plus ou moins bien composés et ordonnés, à Londres, à Berlin, à Dresde, à Bonn, à Zurich; il s’en forme à Moscou, à Christiania : à Paris, où les choses de l’art ont tant d’importance, l’idée même d’un musée de ce genre a peine aujourd’hui à se faire admettre. On avait compris autrefois, parmi nous, l’intérêt qu’il y a à former à côté d’un musée de sculptures un musée de plâtres. Le Primatice, chargé par François Ier de lui acheter des antiques à Rome, fit mouler en même temps, pour les lui rapporter, les beaux morceaux qu’il ne pouvait acquérir; il en coula même en bronze les principaux. Les bronzes du Primatice, après avoir décoré successivement les jardins de Fontainebleau, de Versailles et des Tuileries, vont être placés dans le vestibule du musée des antiques. Le Poussin, sous Louis XIII, renouvela l’entreprise du Primatice. Il envoya de Rome un grand nombre de plâtres. Il y a environ un quart de siècle, le Louvre possédait encore une collection de plâtres, où figuraient peut-être quelques-uns de ceux qu’on avait dus au Primatice et au Poussin. Cette collection occupait principalement la grande salle où se trouvent aujourd’hui les antiquités assyriennes. Lorsque ces antiquités nous arrivèrent, la salle dont il s’agit leur fut consacrée, les plâtres qui la remplissaient furent cédés à l’École des Beaux-Arts et les autres furent relégués dans des parties du Louvre où le public ne pénétrait pas. En 1856, celui qui écrit ces lignes proposa au gouvernement de faire mouler sous sa direction d’excellens ouvrages grecs, peu remarqués sous les restaurations qui les défiguraient, dans divers palais et jardins d’Italie. Ce devait être un spécimen de ce que serait une collection de plâtres reproduisant de beaux originaux purs d’additions modernes. Ce spécimen, exposé dans le Palais de l’Industrie, frappa les connaisseurs; de bons juges recommandèrent hautement le projet dont il était destiné à donner une idée : citons seulement M. Vitet, M. de Luynes, M. Vinet.

On chercha dès lors où pourrait être placé le musée futur. On songea au château de Saint-Germain, et ce fut le point de départ de l’entreprise qui fut faite par l’empereur Napoléon III de restaurer ce grand et bel édifice, alors abandonné. Il fut décidé ensuite qu’on y formerait un musée d’antiquités gauloises et gallo-romaines. Cependant l’architecte de l’École des Beaux-Arts, M. Duban, proposait de placer les plâtres réunis au Palais de l’Industrie dans une cour de l’École des Beaux-Arts, qui serait à cet effet couverte par un vitrage. Ce projet fut adopté, et l’exécution s’en achève aujourd’hui. Dans la cour dont il s’agit, on dresse en outre les moulages d’un angle du Parthénon et d’un angle du temple de Jupiter Stator à Rome. Ce sera l’occasion de remettre en ordre dans toutes ses parties la collection de plâtres que possède l’École des Beaux-Arts, et c’est ce que saura faire avec succès l’homme de goût et de savoir qui est en ce moment à la tête de cette école ; mais, si riche et si bien ordonnée que puisse être la collection d’une école, et quelques dispositions qu’on puisse prendre pour en faire jouir le public, conçue, comme elle doit l’être, en vue d’un service particulier, et ne pouvant être accessible, sinon dans une mesure très restreinte, à d’autres qu’aux maîtres et aux élèves, une telle collection ne saurait jamais équivaloir à un musée conçu, organisé dans l’intérêt de tous et ouvert sans réserve à tous. Et quel musée devrait en effet être ouvert à tous sans aucune réserve, sinon celui qui, n’offrant aux yeux rien que d’excellent, serait de toutes les collections la plus propre à épurer et à développer le goût public?

Opposerait-on au projet du nouveau musée la dépense qu’il nécessiterait? Remarquons d’abord que le Louvre, après les cessions qu’il a faites à l’École des Beaux-Arts, possède encore un grand nombre de plâtres importans : tels sont les restes de ceux que M. de Choiseul fit prendre autrefois à Athènes sur les marbres du Parthénon, et qui reproduisent ces marbres mieux conservés qu’ils ne le sont aujourd’hui dans le British Muséum. Il en est de même des nymphes de Jean Goujon, que les plâtres qu’on en possède à Londres représentent telles qu’elles étaient avant le nettoyage qu’ont subi il y a quelques années les originaux. Ajoutons que le conservateur actuel des antiques a augmenté cet ancien fonds de beaucoup de moulages importans qu’il a fait exécuter à Athènes, à Rome, à Naples et ailleurs. Ajoutons encore qu’on obtiendrait beaucoup des musées étrangers, sans dépense proprement dite, en échange de plâtres des sculptures du Louvre que fournirait l’atelier de moulage qui en dépend. Disons enfin que, le moulage étant une opération de peu de dépense, on pourvoirait au reste de ce qui serait nécessaire au moyen de quelques annuités de chiffre très modéré.

Dira-t-on que l’emplacement ferait défaut? On le trouvera aisément dans les vastes espaces qu’occupe le Palais de l’Industrie, et, bien mieux encore, non loin de notre musée des antiques, dans le Louvre même, et, comme au Palais de l’Industrie, avec les conditions d’éclairage qui manquent à notre musée d’originaux et qu’exigent, pour être appréciés à leur valeur, les ouvrages de sculpture, c’est-à-dire avec l’éclairage d’en haut. En effet, on vient d’éclairer de cette manière plusieurs salles de l’étage supérieur des bâtimens du Louvre qui entourent la grande cour. Ces salles sont occupées momentanément par des peintures qui doivent, d’ici à peu de jours, aller prendre leur place définitive dans la grande galerie du bord de l’eau prolongée. Le musée de plâtres y serait parfaitement placé. Il s’étendrait à mesure que les salles voisines au même étage seraient successivement préparées pour le recevoir.

En résumé, la création d’une grande collection publique de plâtres, ou plutôt le rétablissement, sur un meilleur plan et sur une plus grande échelle, de cette collection qui a existé autrefois au Louvre, offrirait beaucoup d’avantages et peu de difficultés. Espérons donc que ce musée nouveau ou, si l’on veut, renouvelé, le moins coûteux de tous les musées et peut-être le plus utile, et dont le projet et le spécimen ont été soumis à toutes les administrations qui se sont succédé depuis douze ans à la tête des beaux-arts, espérons, avec tous les amis de l’art et de la science, que ce musée ne nous sera pas plus longtemps refusé.


FÉLIX RAVAISSON.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.