Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1910

Chronique n° 1884
14 octobre 1910


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La révolution portugaise a pu étonner par la soudaineté et par la rapidité de l’événement, mais c’est le seul étonnement qu’elle ait causé : tous ceux qui étaient au courant de l’état intérieur du Portugal savaient à quel point il était instable et combien le trône y était chancelant ; il fallait peu de chose pour le renverser. Le Roi, comme il arrive si souvent dans l’histoire, a été victime de fautes qui n’étaient pas les siennes : on n’aurait pu y porter remède qu’avec une intelligence politique de premier ordre et la plus énergique volonté, et encore un souverain qui aurait eu ces rares qualités aurait-il eu besoin de temps pour les exercer. Tout a manqué à Manoel II. Arrivé au pouvoir sur les débris d’un trône ensanglanté, presque au sortir de l’enfance, sans que rien l’eût préparé au rôle si lourd qui allait lui incomber, sa seule défense était dans l’intérêt que pouvaient inspirer sa jeunesse et sa bonne volonté, et c’est un intérêt devant lequel l’esprit de parti n’a pas l’habitude de s’incliner. Le Roi était sympathique ; sa mère, la reine Amélie, était digne de tous les respects ; leur situation, leur caractère étaient de nature à inspirer tous les dévouemens ; mais les dévouemens ont fait défaut, et la monarchie s’est effondrée à la première secousse, au milieu de l’indifférence du pays. Lisbonne, qui s’était endormie un soir en monarchie, s’est réveillée le lendemain en république : quelques coups de canon y avaient suffi. On a éprouvé au premier moment, au sujet de la famille royale, une inquiétude qui a été bientôt dissipée.

La révolution portugaise aurait excité dans le monde civilisé un sentiment de révolte si elle s’était souillée d’un sang innocent. On l’aurait comparée à la révolution turque, qui a respecté la vie d’Abdul-Hamid en dépit de ses crimes, et cette comparaison l’aurait déshonorée. Mais les républicains portugais n’ont pas commis la maladresse de leurs devanciers français qui ont arrêté autrefois Louis XVI à Varennes. Le roi Manoel et sa mère sont en ce moment à Gibraltar, en territoire anglais, c’est-à-dire en parfaite sécurité.

Il faut bien le dire, la monarchie, au Portugal, a été tuée par les monarchistes. On ne saurait trop admirer la crédulité de certains journaux qui attribuent l’événement, les uns à des intrigues anglaises contre l’Allemagne, et les autres à des intrigues allemandes contre l’Angleterre. Ce sont là des contes à dormir debout. On pourrait plus justement s’étonner que la monarchie portugaise ait duré aussi longtemps dans les conditions où elle fonctionnait. « Il y a quelque chose de pourri dans le royaume de Danemark, » disait Hamlet. Dans le royaume de Portugal ce n’était pas quelque chose, mais tout qui était pourri. La concussion, la dilapidation, la corruption gangrenaient le corps politique et administratif depuis les pieds jusqu’à la tête : aucun organe n’y échappait. C’était la caricature monstrueuse des abus qui se produisent dans d’autres pays. Tout le monde voulait manger au râtelier de l’État, et comme tout le monde ne pouvait pas y trouver place en même temps, soit parce que le râtelier était trop petit, soit parce que la voracité des occupans était trop grande, on s’était arrangé pour que chacun du moins y eût son tour. Ce système avait un nom, la rotation ou la rotativité. On inventait sans cesse des fonctions nouvelles pour satisfaire des appétits nouveaux. Quelques-unes avaient même un caractère assez bouffon, s’il est vrai, comme les journaux le racontent, qu’une dame de la Cour avait obtenu un emploi qui consistait à entretenir des chats pour exterminer les rats dans nous ne savons quels greniers publics. C’était pousser très loin le féminisme. Malgré la ténacité de ceux qui détenaient un moment le pouvoir, l’impatience de ceux qui y prétendaient était si grande que la rotation avait une extrême activité. Le roi Manoel, dans son règne si court, a eu cinq ou six ministères, dont les uns s’appelaient progressistes et les autres régénérateurs. Ne, cherchez pas ce que cela veut dire, cela ne veut rien dire du tout ; ces étiquettes ne correspondent à aucun programme qu’on puisse définir ; elles signifient seulement qu’il y avait deux équipes pour faire alternativement la même mauvaise besogne et en toucher le salaire. Les mœurs publiques exerçaient naturellement une influence fâcheuse sur les mœurs privées. Les scandales financiers se multipliaient et, à chaque fois, des hommes politiques se trouvaient compromis. Le mal avait pris de telles proportions qu’il semblait inguérissable. Cependant, le roi Carlos, qui lui-même n’avait pas été sans faiblesses, et avait eu le tort de se faire une part dans le gaspillage général, avait entrepris d’y porter remède : il s’était assuré pour cela du concours d’un homme résolu, M. Joâo Franco. On sait ce qui s’en est suivi : M. Franco, honnête, énergique, mais insuffisamment habile, a essayé de porter le fer rouge dans la plaie. Tout le monde s’est conjuré contre lui, les monarchistes parce qu’ils voyaient leur échapper la proie qu’ils avaient l’habitude de se partager, les républicains parce qu’ils voulaient opérer eux-mêmes la régénération du pays. M. Franco a procédé en dictateur ; on lui a reproché d’user de procédés anticonstitutionnels. Bref, le Roi a été assassiné avec son fils aîné, et M. Franco a échappé par la fuite aux colères qu’il avait amassées sur sa tête. Le roi Carlos une fois mort, le seul moyen de sauver la monarchie aurait été, de la part des monarchistes, une conversion immédiate à des pratiques nouvelles ; mais ils n’ont même pas songé à la faire et ont continué d’exploiter le régime comme si rien ne s’était passé. Les républicains ont naturellement profité de tant de fautes accumulées, attendant leur heure qu’ils sentaient prochaine, et préparant leur coup qui ne pouvait manquer. La justice immanente des choses ne perd jamais ses droits. Si on laisse de côté les personnes du Roi, de la Reine mère, de quelques serviteurs fidèles, on ne saurait s’apitoyer sur le sort de la monarchie portugaise. Sa mort a été un véritable suicide, et les républicains n’ont en qu’à repousser un cadavre déjà en décomposition.

Reste à savoir maintenant ce qu’ils feront eux-mêmes et s’ils réussiront mieux à faire durer la république que les autres n’ont réussi à maintenir la monarchie. Avons-nous besoin de dire que nous le souhaitons vivement ? Il n’y a pas de pire régime pour un pays que celui des révolutions successives : si les républicains portugais fondent un gouvernement stable et solide, nous serons les premiers à y applaudir. Pour le moment, nous sommes au lendemain d’un coup d’État militaire que le pays a accepté sans protestation, et, sur beaucoup de points, avec satisfaction. Coup d’État militaire, disons-nous : quelques journaux, dénaturant avec complaisance les faits les plus évidens, affirment que la révolution au Portugal a été l’œuvre du peuple, comme autrefois en France. Rien n’est plus exact pour la France, mais plus inexact pour le Portugal. Chez nous, le peuple a fait ses révolutions à ses risques et périls contre l’année restée fidèle : il n’en a pas été de même à Lisbonne : si on y veut des analogies, il faut les chercher à Constantinople plutôt qu’à Paris. Le danger de ces révolutions est que, faites par l’épée, elles peuvent un jour périr par l’épée. Il serait cependant injuste de qualifier de simple pronunciamiento le mouvement qui vient de se produire à Lisbonne. Les pronunciamientos espagnols étaient faits jadis par un homme et à son profit : il n’en a pas été ainsi en Portugal où on sait à peine les noms des officiers de la marine et de l’armée qui ont tiré les premiers coups de canon et de fusil, et où le gouvernement qui s’est aussitôt formé est purement civil. Il l’est même à un degré rare et propre, peut-être, à inspirer quelques préoccupations. Les hommes qui le composent sont très honorables ; républicains de la veille et de l’avant-veille, ils ont le droit de flétrir les abus de la monarchie qu’ils ont renversée ; ils n’y ont point participé ; leurs vies sont intactes, leurs mains sont pures. Mais ils sont terriblement intellectuels ! S’ils ont les avantages d’avoir toujours été dans l’opposition, ils en ont aussi les inconvéniens, et on se demande si leur esprit politique, formé dans les livres, montrera du premier coup le sens pratique qui se forme plus généralement dans les affaires. La plupart d’entre eux sont des professeurs et des conférenciers. Tel est le cas, par exemple, du chef même du gouvernement provisoire, M. Théophile Braga, qu’on recommande et qui se recommande lui-même à la confiance publique en disant qu’il est positiviste. Ils le sont tous d’ailleurs, et la révolution portugaise tient à honneur de s’être inspirée du plus pur esprit d’Auguste Comte. Mais qu’en aurait pensé celui-ci ? Nous doutons, à parler franchement, qu’il eût été lui-même un grand politique, et sans doute ses doctrines n’empêchent pas de le devenir, mais elles ne suffisent pas pour cela. Aussi n’attacherions-nous aucune importance à cette prétention chez M. Théophile Braga et ses collègues, si eux-mêmes n’y en attachaient pas une si grande.

Nous possédons à Paris un républicain portugais, que tous les reporters se sont empressés d’aller faire parler, ce à quoi il s’est prêté avec une parfaite complaisance : c’est M. Magalhaës Lima, qui parait être un excellent homme, sincère et candide. Dès le lendemain de la Révolution, il a fait entendre qu’il en était le représentant et il a mis à sa porte le drapeau de la nouvelle République. Comment les journalistes n’auraient-ils pas accouru ? M. Magalhaës Lima leur a ouvert son cœur et leur a fait connaître ses vues sur la politique intérieure et extérieure de son pays. En ce qui concerne la première, il a dit que le Portugal avait besoin de six mois de dictature, après lesquels on convoquerait les électeurs pour nommer une Constituante : M. Joâo Franco n’en demandait pas tant. En ce qui concerne la seconde, M. Magalhaës Lima, promenant ses regards sur le monde latin, n’a pas hésité à annoncer qu’il serait bientôt tout entier en république, l’Espagne et l’Italie ne pouvant pas manquer d’imiter l’exemple que le Portugal venait de leur donner, et qu’alors on ferait une grande fédération comprenant tous ces pays et la France. Singulier diplomate que M. Lima ! Nous lui prédisons que s’il devient, comme il n’en doute pas, ministre plénipotentiaire, il sera difficilement accepté à Madrid et à Rome. Il devra donc rester à Paris où la république ne fait pas peur ; mais ne s’est-il pas un peu pressé en envoyant un télégramme de sympathie et de pleine adhésion au Congrès radical et radical-socialiste de Rouen, au moment même où ce Congrès votait une motion de guerre contre le gouvernement auprès duquel il prétend représenter le sien ? Et voilà pourquoi nous craignons que les républicains portugais, qui savent tout ce qui est dans les livres, n’aient beaucoup à apprendre de la vie.

Il faut signaler le caractère violemment anticlérical de la révolution nouvelle. Le premier acte du gouvernement a été de supprimer et d’expulser les congréganistes étrangers : sont également condamnés à l’exil les Jésuites portugais qui ne se séculariseraient pas. Cette expulsion, suivie de confiscation, n’est, au surplus, qu’un commencement : le gouvernement remet en vigueur les vieilles lois du marquis de Pombal qui, dit-il, n’ont pas été appliquées depuis longtemps, mais n’ont jamais été abrogées. Grâce à elles, il prononce la dissolution des congrégations. De toutes ou seulement de quelques-unes, nous ne saurions le dire encore, mais naturellement, les Jésuites sont les premiers sacrifiés. Est-il vrai, comme on le dit, que des coups de fusil auraient été tirés ou des bombes lancées contre la troupe des fenêtres d’un de leurs couvens ? Non assurément : un pareil acte, dans les circonstances actuelles, est plus qu’invraisemblable ; mais on s’est servi de ce prétexte pour envahir le couvent et le mettre à sac. On commence seulement à avoir des renseignemens exacts sur la manière dont les choses se sont passées. Les premiers récits présentaient la révolution comme immaculée ; pas un acte de violence n’avait été commis, pas un assassinat, pas un vol. Il n’en a malheureusement pas été ainsi, et si c’est là l’histoire du premier jour, ce n’a pas été celle du lendemain. Des couvens ont été forcés et pillés ; des prêtres ont été tués ; d’autres sont journellement insultés dans la rue et ont de la peine à fuir en se déguisant. Le Père Frague, confesseur de la reine Amélie, a été lâchement assassiné. Ce n’était pas un jésuite, mais un lazariste ; la populace, dans sa colère, n’a fait aucune distinction entre les congréganistes ; un grand nombre de ces malheureux ont été arrêtés et sont encore prisonniers. Le ministre de France, M. Saint-René Taillandier, qui a fait son devoir dans cette circonstance comme dans toutes les autres, a obtenu la libération de quelques-uns d’entre eux. Le gouvernement paraît avoir profité de ces incidens pour orienter les esprits dans un sens anticlérical, avec l’intention avouée de procéder à la séparation de l’Église et de l’État. L’exemple de la France a produit une vive impression sur les révolutionnaires portugais ; ils auraient tort cependant de l’imiter, d’abord parce qu’il ne faut jamais, en pareille matière, procéder par imitation, ce qui convient à un pays ne convenant pas nécessairement à un autre, — ce n’est pas la peine d’être positiviste si on ne sait pas cela ; — ensuite parce que le Portugal n’est probablement pas mûr pour une semblable réforme, la plus dangereuse de toutes lorsqu’elle n’est pas faite avec prudence et au moment opportun. Les républicains portugais ne parlent pas seulement de M. Briand, ils parlent aussi de M. Canalejas, ils le citent volontiers comme un modèle dont ils se proposent de s’inspirer. Mais M. Canalejas n’est nullement partisan de la séparation de l’Église et de l’État en Espagne ; il la déclaré à diverses reprises. L’œuvre qu’il a entreprise, et qui consiste surtout à arrêter le développement excessif des congrégations, est beaucoup plus restreinte que celle des républicains portugais. Au surplus, le premier ministre espagnol ne cesse de protester que, catholique lui-même, il ne veut rien faire contre la religion catholique dans un pays qui en est imprégné : on est très loin avec lui des professions de loi prétendues positivistes que prodiguent les républicains portugais.

Puisque nous avons prononcé le nom de M. Canalejas, disons tout de suite que la nouvelle de la proclamation de la République au Portugal ne semble pas lui avoir donné une grande satisfaction. Il s’en est expliqué devant la Chambre avec une réserve à travers laquelle on apercevait facilement une préoccupation assez vive ; et rien n’est plus naturel, car M. Canalejas n’étant pas seulement catholique mais encore monarchiste, devait en effet se préoccuper de la contagion que la république portugaise pouvait exercer en Espagne. Sans doute, les différences entre le Portugal et l’Espagne sont profondes : néanmoins, la leçon venue de celle-là peut servir à celle-ci et à M. Canalejas lui-même. On a pu craindre parfois que ce ministre ne jouât un jeu dangereux en associant à sa politique, dans les questions religieuses, les adversaires les plus ardens de l’institution monarchique. Il y a certainement des réformes à faire en Espagne en vue de restreindre le trop grand nombre des congrégations religieuses et des établissemens qui en dépendent ; certaines lois y mettent à la liberté religieuse des entraves qui sont d’un autre âge ; on conçoit que le gouvernement laïque veuille s’y affranchir de certaines servitudes ; mais le but ne peut être atteint que s’il est poursuivi avec autant de prudence que de fermeté. Même sans modifier sa politique, M. Canalejas peut atténuer ce qu’il y a eu parfois d’un peu cassant dans ses allures. Sa situation personnelle continue d’ailleurs d’être bonne. Les manifestations catholiques qui ont eu lieu dans plusieurs villes, le dimanche 2 octobre, n’ont pas eu, dans leur ensemble, la puissance démonstrative qu’on avait annoncée ; les troubles qu’on avait craints ne se sont pas produits ; la tranquillité publique n’a été troublée nulle part. Malgré, tout, ce qui vient de se passer au Portugal ne saurait être considéré comme un symptôme négligeable, et si les rêveries de M. Magalhaës Lima peuvent faire sourire, il y a cependant là des avertissemens dignes d’être pris au sérieux.

La république portugaise n’en sera pas moins reconnue en Espagne comme ailleurs. Les gouvernemens européens sont, eux aussi, positivistes à leur manière ; ils ont renoncé aux prétentions qu’ils avaient autrefois de peser sur la politique intérieure des pays étrangers ; ils respectent leur indépendance et s’inclinent devant les gouvernemens de fait qu’ils se sont donnés. La seule condition qu’ils y mettent est que leurs intérêts et leurs droits soient respectés. Cette condition sera remplie par le gouvernement portugais, il n’y a pas lieu d’en douter : dès lors sa reconnaissance ne saurait se faire attendre longtemps. La France en particulier ne saurait avoir aucune prévention contre la forme républicaine, mais elle ne peut pas agir seule, ni surtout sans s’être mise d’accord avec les pays alliés, amis ou voisins dont elle partage la politique ou dont elle ménage la situation. La République portugaise ne rencontrera pas plus de difficultés en Europe qu’elle n’en a rencontré au Portugal même. Elle est heureuse ; ses débuts lui permettent toutes les espérances ; mais c’est à elle à les réaliser.


Nous avons dit plus haut que le parti radical et radical-socialiste avait tenu un congrès à Rouen : c’est à ce congrès que M. Magalhaës Lima a envoyé un télégramme. Il s’est réuni quelques jours avant la rentrée des Chambres, quelques jours aussi avant le moment où M. le président du Conseil devait prononcer un discours au banquet Mascuraud : son but évident et d’ailleurs parfaitement légitime était de s’emparer le premier des esprits et de leur donner une direction. Nous regrettons de ne pas connaître encore le discours de M. Briand au moment où nous écrivons : après l’attaque, nous aurions voulu entendre la défense, car c’est vraiment à une attaque contre le ministère que s’est livré le Congrès de Rouen, et même à une attaque très vive. Qu’on en juge par l’ordre du jour qui a été voté ; il est ainsi conçu : « Le Congrès, considérant que la politique dite d’apaisement ne sert qu’à la réaction pour lutter avec plus d’ardeur que jamais contre le parti radical et radical-socialiste, est résolu à ne pas changer les méthodes de gouvernement qui ont assuré le succès de la politique laïque, démocratique et sociale ; refuse de s’associer, sous ce prétexte équivoque de l’apaisement, à une politique de compromission réactionnaire qui jette le désarroi dans l’armée républicaine, et donne mandat aux parlementaires du parti de ne soutenir qu’un gouvernement qui s’inspire des principes directeurs de l’esprit laïque, démocratique et social. » En fait de netteté, on ne saurait avoir mieux ; c’est l’excommunication majeure prononcée contre M. Briand et la condamnation de son œuvre. Le Congrès pourtant ne s’en est pas tenu là ; il a envoyé un télégramme à M. Combes pour lui proposer la présidence du comité exécutif du parti. M. Combes s’est empressé d’accepter par un télégramme dont voici également le texte : « Mets condition à offre que vous me faites ; c’est que candidature offerte sera considérée comme candidature d’union entre toutes les fractions du parti radical et radical-socialiste, en vue d’organisation autonome et forte du parti. » Ce sont là des mots. Si le Congrès de Rouen a voulu faire l’union, il n’y a pas réussi. Il a dépassé la mesure ; tous les radicaux-socialistes ne partagent pas son ardeur belliqueuse ; quelques-uns ont déclaré le lendemain qu’ils ne s’associaient pas à son ordre du jour et qu’ils réservaient leur indépendance, et l’un d’eux, M. Verlot, qui avait été désigné comme secrétaire du Comité, a écrit une lettre à M. Combes pour lui notifier qu’il n’acceptait pas cette fonction. Puisque M. Combes veut l’union, il n’a donc qu’à démissionner lui-même. Gageons cependant qu’il n’en fera rien.

Quoi qu’il en soit, la sincérité des sentimens s’est manifestée dans le Congrès sans la moindre retenue. Tous les discours y ont été d’une clarté qui n’a rien laissé à désirer, y compris celui du président, M. le sénateur Vallé. D’autres se sont livrés à des charges de fond plus violentes contre le ministère et sa politique ; mais M. Vallé leur avait ouvert les voies. Pour lui, l’apaisement de M. Briand rappelle d’une manière fâcheuse l’esprit nouveau de M. Spuller. Il ne faut pas d’esprit nouveau, il ne faut pas d’apaisement, il faut persévérer opiniâtrement, sans regarder à droite ni à gauche, dans les mêmes erremens qu’autrefois. Sans doute, avoue M. Vallé, le parti radical et radical-socialiste a perdu quelques-uns des siens aux élections dernières, « grâce à certaines basses intrigues et à des trahisons ; » mais il n’en reste pas moins « le nombre, » et, quand on a le nombre, on fait tout ce qu’on veut ; on n’a pas seulement la force, on a le droit. L’apaisement, M. Vallé ne le répudie pas en principe, mais il l’entend à sa manière. « Ce mot, dit-il, qui répond au plus noble des sentimens, ayant été prononcé sans qu’on lui ait donné son entière signification, on en a conclu qu’il s’adressait à nous seulement et qu’il signifie que nous devons garder le silence. » Où donc M. Vallé a-t-il pris cela ? Il peut parler tant qu’il voudra sans que personne s’y oppose. On peut trouver mauvais ce qu’il dit, mais non pas qu’il le dise. Nous vivons à une époque de large publicité où, quelles que soient les atteintes qui ont été portées à d’autres libertés, celle de la pensée, quelle s’exprime par la parole ou par la plume, est restée entière ; jamais il n’y en a eu autant sous un autre régime, et c’est l’honneur de la République d’avoir respecté et maintenu cette liberté, — au moins jusqu’ici, car on peut se demander, en écoutant M. Vallé, s’il en sera de même dans l’avenir. Il affirme, en effet, que l’apaisement ne peut se faire que dans le « silence des vaincus ; » en d’autres termes, il entend imposer aux autres le silence dont il ne veut pas pour lui-même ; il omet seulement de dire comment il s’y prendra pour cela. Fera-t-il une loi pour empêcher les vaincus de parler ? Compte-t-il sur leur soumission, sur leur docilité, sur leur résignation pour comprendre qu’ils n’ont plus qu’à se taire, sans murmurer ? Dans ce dernier cas, M. Vallé se trompe étrangement, pour deux motifs principaux : le premier est que les vaincus ne se sentent pas aussi vaincus qu’il l’imagine ; le second est que, quand bien même ils auraient perdu l’espérance de faire prévaloir un jour leur pensée, ils ne renonceraient pas à la dire. Jamais les vaincus ne se sont tus en France ; jamais ils n’ont cessé de s’adresser au pays, lorsqu’on leur en a laissé le moyen matériel ; jamais ils n’ont renoncé à l’éclairer, à le ramener, à l’entraîner, et l’histoire montre qu’à travers des alternatives de fortune qu’ils ont tous éprouvées, aucun parti n’a été vaincu pour toujours. Nous ne parlons pas des partis qui se sont rattachés à des formes politiques vieillies et périmées, mais de ceux qui représentent les tendances diverses inhérentes à l’âme humaine elle-même, qui tantôt se porte précipitamment en avant et tantôt éprouve le besoin de modérer le mouvement, ou de changer de voie. Un parti qui se tait est un parti qui est mort : c’est sans doute à celui-là que M. Vallé promet l’apaisement par une application moderne du mot antique : ubi silentium fecerunt, pacem appellant. « Nous sommes des hommes de liberté et de tolérance, » a dit. M. Vallé au Congrès, et, dans une interview antérieure, il avait affirmé à un journaliste que les radicaux-socialistes comptaient beaucoup d’hommes tout à fait aimables. M. Vallé, sans nul doute, mérite ces qualificatifs ; peut-être n’a-t-il pas mesuré toute la portée du mot qu’il a prononcé, bien qu’il l’ait répété avec insistance ; ce mot n’en est pas moins un des plus insolens qu’un parti ait jamais adressé à un autre, et il déshonorerait un régime s’il y était appliqué. Nous aimons à croire qu’il a dépassé les intentions de l’orateur : dans le cas contraire, il n’y aurait jamais d’apaisement.

Mais est-il vrai que cet autre mot d’apaisement ait encore besoin d’être défini et expliqué ? Il ne reste obscur et équivoque que pour ceux qui, ayant des oreilles, ne veulent pas entendre et surtout comprendre, car M. Briand, à diverses reprises, l’a comme inondé de lumière : nous doutons même qu’il puisse y ajouter des clartés nouvelles dans le nouveau discours qu’il va prononcer. Que lui reproche-t-on ? Le premier orateur qui a pris la parole au Congrès de Rouen, pour adresser aux congressistes un compliment de bienvenue, M. Müller, président de la Fédération départementale de la Seine-Inférieure, l’a dit dans une phrase habilement tournée. « On assiste, s’est-il écrié, à ce spectacle d’un ministère socialiste s’appuyant sur une majorité radicale pour faire une politique modérée. » Nous ne serions évidemment pas fâché que cela fût vrai ; par malheur, cela ne l’est pas. Le ministère actuel n’a renoncé à aucun des articles du programme radical, pas même à ceux qui y ont été introduits par les socialistes au bon temps du bloc. Il y a quelques jours, devant la commission du budget, M. Cochery, ministre des Finances, a parlé du projet d’impôt sur le revenu de M. Caillaux comme s’il avait été M. Caillaux lui-même, promettant d’exercer toute la pression gouvernementale sur le Sénat pour l’empêcher d’y toucher : il faudra prendre tel quel eut enfant difforme de M. Caillaux, tendrement adopté par M. Cochery. Que veut-on de mieux en fait de radicalisme, nous dirons même en fait de socialisme, puisque tout le monde sait que le projet Caillaux n’est autre chose que le projet Jaurès ? Et il en est de même de tout le reste. Nous n’avons pas entendu dire encore que le gouvernement ait retiré ou même atténué les projets de M. Doumergue, ministre de l’Instruction publique, qui ont pour prétexte de défendre l’école laïque et pour but de porter atteinte à la liberté de l’enseignement. M. Vallé annonce que les luttes prochaines seront Livrées sur le terrain scolaire ; on s’en doute en effet depuis quelque temps ; c’est le moyen de réveiller les querelles religieuses qu’on croyait éteintes depuis la séparation de l’Eglise et de l’Etat, et ce moyen est le meilleur de tons pour restaurer l’unité du parti radical et radical-socialiste, lorsqu’elle menace ruine. Sur tous ces points, les libéraux ou progressistes ne seront certainement pas d’accord avec le gouvernement, mais ils n’auront pas le droit de l’accuser de les avoir trompés. Chacun garde son programme, et M. le président du Conseil n’a pas cessé de dire qu’il gardait le sien. La seule promesse qu’il ait faite a été de renoncer à certains procédés de gouvernement qui, par l’étroitesse de la conception et par la brutalité de l’exécution, ont coupé le pays en deux camps exaspérés l’un contre l’autre. Jamais la France n’a été plus profondément divisée qu’elle ne l’a été par ces odieuses pratiques où la rapacité du parti au pouvoir s’est exercée et engraissée aux dépens de tous. Voilà ce que M. Briand a voulu faire cesser, et, bien qu’il n’y soit pas encore parvenu, tant s’en faut ! il lui a suffi d’en énoncer l’intention pour provoquer chez les radicaux une irritation et une colère qui viennent de se manifester à Rouen avec un éclat particulier. Le motif en est simple : depuis douze ans, les radicaux vivent de ces abus. Ils en vivent comme les monarchistes portugais vivaient des abus de la monarchie qu’ils ont tuée sous le poids d’une telle impopularité que, lorsqu’elle est tombée, personne ne l’a plainte et n’a tendu la main pour la relever. Il y a eu là une leçon que nos radicaux feraient bien de méditer ; mais en sont-ils encore capables ? Ce qui les met en rage, c’est qu’ils sentent bien que le pays leur échappe. Il est avec M. Briand sur ce point particulier de la réforme des mœurs publiques. Les radicaux seuls sont contre lui, ou plutôt quelques radicaux, car il s’en faut qu’ils soient unanimes.

Nous parlons du moins de ceux qui sont à la Chambre, et dont la grande majorité ont voté pour le gouvernement il y a trois mois. M. Henry Bérenger, directeur du journal l’Action, qui figurait au Congrès, y a pris la défense du ministère en demandant à ceux qui lui avaient donné alors leur confiance pourquoi ils la lui avaient retirée depuis. Que s’est-il passé pendant les vacances qui put justifier ce revirement ? On n’a pas répondu à M. Bérenger, d’abord parce que la réponse était difficile, ensuite parce que ceux auxquels il adressait sa question n’étaient pas à Rouen. Dans ce congrès composé de 600 personnes, il n’y avait pas trois douzaines de parlementaires, et ceux qui y assistaient se sont fait remarquer par leur réserve ; nous n’exceptons même pas M. Vallé, malgré la crudité de ses expressions ; nous n’excepterons que M. Camille Pelletait qui, dans sa lutte contre un cabinet dont il ne fait pas partie, a depuis longtemps brûlé ses vaisseaux. Et c’est pourquoi les violences du Congrès de Rouen ne prouvent nullement que le ministère soit menacé : il y avait là beaucoup d’électeurs, mais fort peu d’élus, et la plupart de ces électeurs ne pouvaient guère parler que pour eux-mêmes. En veut-on une preuve ? Nous avons cité un mot de M. Muller, dont le discours a provoqué un grand enthousiasme. Si M. Muller n’est pas député, ce n’est pas sa faute ; il s’est présenté aux élections dernières, mais il est arrivé le cinquième sur cinq candidats et il n’a réuni que 825 voix sur 13 000. Qu’on juge par cette proportion de ce que représente le Congrès de Rouen. Il a donné à M. Vallé la satisfaction d’entendre parler les vainqueurs ; mais aujourd’hui la parole est à M. Briand, et elle sera demain à la Chambre. Ce sera alors plus sérieux. D’autres préoccupations que celles du Congrès d’hier rempliront peut-être les esprits. Au moment d’écrire ces dernières lignes, la nouvelle nous arrive de la grève du chemin de fer du Nord. Bien que le fait fût prévu depuis quelque temps déjà comme la conséquence inévitable de toute une politique de complaisances et de défaillances, il est de nature à faire impression, même sur le parti radical et radical-socialiste, et à produire une union moins jalousement étroite que la sienne, plus désirable et plus utile.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.