Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1916

Chronique n° 2030
14 novembre 1916


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La glorieuse journée du 24 octobre, devant Verdun, a eu pour pendant la journée, non moins heureuse, du 2 novembre, où, « sous la violence de notre bombardement, et sans attendre l’attaque de notre infanterie, l’ennemi a évacué le fort de Vaux. » Comme, déjà, l’élan héroïque, le bond prodigieux de la semaine précédente nous avait rendu le village et le fort de Douaumont, l’ouvrage et la ferme de Thiaumont, les carrières d’Haudromont, le communiqué officiel du 3 novembre pouvait conclure : « La ceinture des forts extérieurs de Verdun est maintenant rétablie dans son intégrité et solidement tenue par nos troupes. » Ces admirables troupes, dont l’ardeur, loin d’être brisée ou lassée par huit mois de fatigues et d’épreuves surhumaines, n’a fait que s’exalter dans le combat, ne devaient point s’arrêter ni se reposer longtemps. Successivement, nous avons appris, avec une fierté joyeuse, la reprise du village de Vaux, qui nous fait retour après le fort lui-même, et celle du village de Damloup. Non seulement nous voilà revenus au bord de ces Côtes de Meuse, d’où l’on a « des vues » sur la Woëvre, mais, au bas de Damloup, nous avons de nouveau posé le pied dans la plaine, tout près de la route et de la voie ferrée qui, par Étain, se dirigent vers Metz. Répétons-le, avec plus de certitude encore que nous ne l’avons dit la quinzaine passée, et d’après le témoignage le plus autorisé, celui du général qui, de haut, a conduit l’affaire : ainsi, huit mois d’insolence allemande et d’anxiété française sont effacés. Quatre heures ont suffi à défaire l’œuvre pénible, douloureuse et sanglante de huit longs, pleins, interminables mois, sans répit, sans repos, ni jour, ni nuit. Pour Douaumont, Thiaumont, Haudromont, et les bois, nos pertes avaient été « faibles. » Pour le fort de Vaux, elles ont été « nulles. » Du 24 octobre au 1er novembre, nous avions fait, sur le front de Verdun, plus de 6 000 prisonniers. A Damloup, nous avons continué de les ramasser par centaines. De les ramasser, plutôt que de les faire. Dans les bois et dans les carrières, sous Verdun, depuis le 24 octobre, ç’a été un grouillement d’habits gris sortant de leurs trous devenus des enfers; le franc et pittoresque langage militaire a spontanément, pour peindre ce spectacle, rencontré l’image juste : « ils déboulaient comme des lapins. » Poméraniens, Brandebourgeois, tous ceux dont l’Empereur aime à redire les noms pour fouetter l’amour-propre et redresser la fidélité des provinces qui furent les pépinières de l’armée prussienne, aujourd’hui aussi dévastées, aussi dépeuplées d’hommes, que le sont d’arbres nos forêts de l’Est rasées par leur artillerie lourde, il avait fallu encore les chasser de Douaumont et de ses alentours où la volonté têtue du kronprinz a accroché tant de cadavres. De Vaux, ils se sont chassés tout seuls, avant et de peur qu’on ne les chassât : ils ont déménagé, non comme le dit l’expression populaire, mais au son du canon qui, multiplié, ininterrompu comme il l’est, fait le plus effroyable, énervant, abrutissant et à la fin insupportable fracas. Maintenant, nous leur retournons avec avantage les leçons qu’ils nous ont données ; les élèves ont passé les maîtres.

Pour nous, ici, qui, à défaut de compétence en stratégie ou en tactique, sommes attentifs à recueillir les signes, c’en est un, que le soin extrême avec lequel l’État-major impérial a préparé, dans l’opinion allemande, l’évacuation du fort de Vaux. Il marque de la manière la plus sûre une dépression de l’esprit allemand, non seulement sur le front et aux armées, mais plus encore peut-être, à l’arrière, et dans le peuple, dans le corps entier de la nation; on peut, sans forcer les choses, affirmer hardiment qu’il y a en Allemagne une baisse du thermomètre. La Marne, l’Yser, Verdun, la Somme, — pour ne parler que de l’Occident, — ont fini, au bout de deux ans, par faire brèche dans la foi, dure comme fer, en l’infaillibilité allemande: cette crédulité héréditaire, congénitale, et savamment développée par la Kultur, qu’aucun coup semblait ne devoir crever, chancelle ou hésite. L’affaire de Verdun, de ses débuts à son dénouement, montre comme dans un graphique la lente dégradation des ambitions, des intentions ou des prétentions allemandes. On y voit, mois par mois, se dégonfler le ballon allemand, qui est, nous en convenons, un ballon colossal, un Superzeppelin, mais dont la baudruche n’est tout de même pas invulnérable. A l’origine, le 21 février, dans la ruée des cinq premiers jours, le kronprinz ne se promettait rien de moins, en s’emparant de Verdun, que de se frayer un chemin jusqu’au cœur de la France, et de reprendre sur de nouveaux frais la marche nach Paris, arrêtée, en septembre 1914, par la fausse manœuvre de Kluck et la manœuvre inspirée de Maunoury. Alors Douaumont et Vaux, forts cuirassés, étaient les principales citadelles de Verdun, qui était, dans tous les discours, toutes les proclamations et tous les radiotélégrammes, pour Guillaume II comme pour l’agence Wolff, « la principale forteresse du principal ennemi. » Mais, dès le sixième jour, le général de Castelnau et le général Pétain arrivaient, rétablissaient bientôt, et peu à peu renversaient la situation. A mesure que le temps s’écoulait, et qu’il devenait de plus en plus évident que Verdun, même étranglé, même mutilé, ne tomberait pas, la place, dans les bulletins fabriqués à Berlin, perdait de son importance. L’attaque de Verdun en venait à n’avoir plus été jamais une offensive, mais seulement, elle aussi, une sorte de défensive préliminaire. Tout ce que l’état-major allemand avait voulu, c’était rendre vaine la menace de Verdun contre Metz, briser la flèche sur l’arc, fermer la porte que la France s’ouvrait de là sur l’Allemagne. Douaumont et Vaux, malgré leurs coupoles d’acier et leurs fondations massives, naguère complaisamment décrites, n’étaient plus que des bicoques ou même des ruines de bicoques; et il est vrai que ce ne sont aujourd’hui que des ruines, mais elles sont françaises; c’est toujours un éperon, une crête déterre française au-dessus de la Woëvre, et, par-dessus les maçonneries écroulées, l’effort français, rendu plus puissant par son succès même, aspire toujours vers Metz, qu’on devine derrière l’horizon. Nous le savons, que nous ne reconquerrons pas notre Lorraine avec les pierres effritées de Vaux et de Douaumont ; mais nous savons aussi que, des Côtes de Meuse, rouleront en avalanche, quand il le faudra, des hommes, d’une telle qualité militaire et morale qu’ils rapporteront l’âme de la patrie aux chers pays qui nous furent volés.

On dirait que l’Allemagne cherche sur la Somme une revanche de sa déconfiture de Verdun. En tout cas, elle essaie d’y donner des réactions violentes qu’elle ne donne pas sur la Meuse, probablement parce qu’il lui est, maintenant, impossible de réagir avec vigueur sur deux points à la fois. Mais, en dépit de quelques petites fluctuations inévitables, sa résistance lui profite peu ou ne lui profite pas du tout. L’élastique de sa ligne s’étire et s’amincit de plus en plus. L’encerclement de Chaulnes, au Sud, et du Transloy, au Nord de la rivière, se dessine, comme s’était dessiné l’encerclement de Thiepval et de Combles. Et, dans la Somme aussi, la pêche est abondante. Cinq cents prisonniers la veille, cinq cents le lendemain, le total monte. Justement on publie la récapitulation des prises que, les Anglais et nous, nous avons faites du 1er juillet au 1er novembre de cette année. En un trimestre, et sur la Somme, l’Allemagne nous a abandonné un corps d’armée et demi, avec ses cadres, et le matériel de toute une armée. Mais il y a, de plus, les morts et les blessés. Il y a, de plus, les désespérés, les découragés. Plus encore que celui des pertes allemandes, ce bilan, si quelque procédé de chimie y pouvait faire apparaître les impondérables qui ne se comptent ni ne s’écrivent, et si la qualité s’y dosait comme la quantité, serait surtout l’aveu de la détente allemande, de la défaillance allemande, avant-coureur, plus ou moins éloigné, mais certain, de la défaite allemande.

Néanmoins, ne nous endormons pas; au contraire, tenons-nous éveillés, et travaillons. L’espèce de relâchement qu’on observe sur le front occidental peut vouloir dire aussi que Hindenburg, — que la Cour, dans les soirées du Schloss et de Potsdam, s’amusait fort, avant la guerre, à faire passer pour un monomane des lacs Masuriques, et qui a toujours tourné vers l’Orient une tête de bélier ou de taureau prêt à foncer, — va d’abord exercer, du côté de l’Orient, contre le front russe ou les fronts roumains, une de ces poussées brutales où il excelle, quitte à ramener ensuite contre le nôtre tout ce qui lui resterait de forces, en jouant des chemins de fer sur les lignes intérieures, seconde partie de son art. En deux mots : écraser d’abord la Russie, nous ensuite ; des deux groupes d’adversaires que l’on a sur les bras, en mettre un à terre, pour mettre l’autre par terre; et, quand le deuxième sera par terre, revenir sur le premier ; c’est si simple, que cela pourrait être génial, si, précisément parce que c’est très simple, cela n’était pas en même temps trop visible. Pour réussir, il y faut la surprise; il y faut, outre 1’aveuglement opiniâtre de l’ennemi, le consentement rapide et immédiat de la Fortune. Or, il est admis qu’elle n’aime que les jeunes gens, qui la bousculent; ce qui est une autre façon de dire que de pareils desseins ne réussissent que par surprise. Hindenburg est bien vieux pour la forcer ainsi à lui sourire, et Mackensen, de même : Falkenhayn est plus jeune, mais bien présomptueux ; il a abusé d’elle, et ils se sont déjà quittés. Le fait est que Falkenhayn, repoussé de tous les passages qui conduisent en Moldavie, est ou immobilisé sur les cols des Alpes transylvaines, ou rejeté également à la frontière hongroise. Par le Tomos, au Sud de Prédéal, il n’a pu arriver jusqu’à Sinaïa; par le défilé de Torzburg, plus à l’Ouest, il n’a pu dépasser Dragoslavele ; et, au Sud de la passe de la Tour-Rouge, malgré une dure bataille soutenue sur la rive gauche de l’Oltu, sa plus grande avance se mesure par vingt ou vingt-cinq kilomètres en territoire roumain, mince progrès, payé fort cher, qui le laisse aux environs de Robechti et de Racovitza, en pleine montagne : les blés et les pétroles, et Craïova, et Bucarest, et Ploechti, sont encore loin. Dans la Dobroudja, après avoir pressé les Russo-Roumains, avec la fougue qui fait le fond de sa manière, comme s’il voulait les enfermer dans l’angle que forme le Danube changeant subitement de direction à Galatz et s’écoulant ou plutôt s’étalant à l’Est vers la mer, Mackensen subit à son tour la pression de Sakharoff, qui n’est assurément pas venu tout seul. Les contingens bulgares qui tiennent son aile gauche près du fleuve ont fléchi les premiers et se sont retirés précipitamment, mais non sans brûler les villages, pour ne pas se gâter la main, jusqu’à Hirsova, puis à Cernavoda ; à présent, c’est l’aile droite qui recule jusqu’à Devenderia, à quarante kilomètres seulement au Nord de Constantza. Décidément, Mackensen marche vite, dans les deux sens, soit en avant, soit en arrière, et, de l’ogre qui doit tout dévorer, il a au moins les bottes de sept lieues. Il est peut-être prudent de se demander si la facilité même avec laquelle il cède du terrain ne cacherait pas quelque ruse, et s’il a, devant Sakharoff, autre chose qu’un écran, sous le couvert duquel il exécuterait, à distance, sa véritable opération. On sait qu’un peu en amont de Routschouk, il a jeté dans une île du Danube, et même, semble-t-il, sur la rive roumaine, des détachemens aventurés dont on ignore du reste le nombre, le sort et le projet. Il bombardait en même temps Giurgevo. Est-ce une feinte ? Est-une amorce ? En ligne droite, Routschouk n’est qu’à une soixantaine de kilomètres de Bucarest, et, une fois le fleuve franchi, il y a, d’une ville à l’autre, une voie ferrée qui ne fait guère de détours. Le plan est beau sur le papier. Mais chaque jour qui passe rend la tentative plus scabreuse, plus périlleuse; et l’on doit penser que, tout en contenant Falkenhayn dans le Nord, en refoulant Mackensen en Dobroudja, les Roumains, puissamment aidés par les Russes, ont, en un coin tenu secret de leurs plaines, sur la rive gauche du Danube, une masse de manœuvre, qui reste l’arme au pied dans l’attente des événemens, mais qui, le cas échéant, ne resterait pas les bras croisés. Contre leur gré, certainement, Hindenburg, Mackensen, Falkenhayn ont commis la pire faute qu’ils pussent commettre; ou, s’ils n’ont pas commis la faute, ils sont victimes de la pire nécessité : ils ont donné du temps au temps; et dans cette guerre, le temps, comme l’espace, est contre la coalition. L’histoire de la bataille de la Marne, l’histoire d’août et de septembre 1914 se répète : dès lors que la Roumanie n’a pas été écrasée tout de suite, autant qu’il est permis de prévoir, et sauf l’accident foudroyant, il est probable, il devient de plus en plus probable qu’elle ne sera point écrasée.

Cependant, c’est-à-dire pendant ce temps, les Austro-Allemands attaquent rageusement sur le Stochod. Là, les adversaires se tiennent à la gorge, cherchant réciproquement à paralyser leurs mouvemens et à se fixer sur place. En réalité, cette bataille, qui dure et qu’on fait durer, a son objectif hors d’elle-même : elle est comme un rideau baissé derrière lequel on prépare un nouvel acte, on plante un nouveau décor, on rassemble une nouvelle troupe. Il y a des tourbillons et des remous, du flux et du reflux, des gains et des pertes de positions, mais ce n’est que la surface; dans les profondeurs, la guerre glisse vers le Sud. Letchitsky rentre en action dans la région de Dorna-Vatra. Les Russes se piquent d’honneur à suivre l’ennemi où il lui convient de se transporter ; et, puisque Hindenburg a voulu que ce fût en Roumanie, on l’y rejoint. De ce côté, qui était le plus exposé, les affaires de l’Entente vont donc maintenant moins mal qu’on n’aurait pu le craindre ; elles tendent, en somme, à reprendre un cours favorable.

Sur le front italien, comme sur le front anglo-français, elles vont bien. Nos alliés achèvent patiemment de déblayer le Carso. Leur précédente victoire s’est développée en conséquences heureuses, car les 9 000 prisonniers de cette semaine, et tout le butin fait, tous les trophées recueillis, les gros canons de 105, les centaines de mitrailleuses, c’est la suite de la même victoire, mais c’est le gage et le présage de la victoire. Le duc d’Aoste a porté toute sa ligne à l’Est, dans toute sa longueur, depuis le Vippaco jusqu’à l’Adriatique ou du moins jusqu’au massif de l’Hermada. L’armée royale est à vingt kilomètres de Trieste. Mais, plus loin et plus haut, s’ouvre le chemin de Laybach, qui est peut-être encore plus intéressant, et qui n’est peut-être pas plus dur. Il serait fâcheux de retomber, par l’ardeur de la passion et l’emportement de la possession légitime, dans l’erreur qui jeta les Roumains d’abord sur la Transylvanie. La claire intelligence et la volonté froide du commandement italien n’ont pas besoin de cet avertissement. Le peuple du monde le plus politique n’en est pas à apprendre que les clefs des villes ne sont pas toujours et ne se prennent pas toujours dans ces villes mêmes ; qu’au surplus, il ne suffit pas de prendre, il faut pouvoir garder ; et que, dans la circonstance, on n’aura pas « racheté » Trieste, tant qu’on n’aura pas abattu l’Autriche, mais qu’on n’aura pas abattu l’Autriche, tant qu’on n’aura pas, d’un commun effort, battu l’Allemagne. Trieste n’est pas autrichienne, elle est allemande : l’Italie sent trop finement et trop fortement pour ne pas le sentir. Ce n’est point sans doute pour échanger des congratulations que le général Cadorna et le général Joffre viennent de se rencontrer en Maurienne.

Nous ne nous donnerons pas le ridicule, aux yeux des Austro-Allemands, de paraître prendre au sérieux leur « libération » de la Pologne. Si les traités parfaits, signés et ratifiés, ne sont pour eux que des « chiffons de papier, » que peut valoir une proclamation, même avec accompagnement de hoch! de chants et de cloches sous des bannières déployées, qui n’est qu’une déclaration anticipée de futures dispositions ? Ce n’est pas une donation, mais seulement une promesse de donation, semée de clauses résolutoires et vide de toute clause exécutoire. Ou plutôt il y en a une, mais il n’y en a qu’une, et elle est à la charge de la Pologne « libérée. » Rien ne tient, ne se tient, ni ne sera tenu dans ce diplôme. Le royaume « reconstitué » n’a pas de frontières ; son aire territoriale n’est pas tracée ; il ne revêt pas un corps terrestre; il n’a pas de figure géographique. Il n’a pas de roi. L’Allemagne s’était trop hâtée d’annoncer le prince Léopold de Bavière; l’Autriche réclame pour son archiduc Charles-Etienne ; il y eut bien autrefois des alliances avec des Wittelsbach, mais récemment encore, la maison de Habsbourg, grande marieuse, — Tu felix Austria ! — mariait de ses filles à des princes polonais, il n’a pas de constitution, sans vouloir dire pas de franchises ou de garanties, en disant simplement pas d’organes, pas d’institutions, pas de lois fondamentales, pas de lois, pas de droit. Cette ombre de royaume n’a pas même une ombre de vie; il naît, si c’est là naître, tout enveloppé de l’ombre de la mort. « L’État autonome sous la forme d’une monarchie héréditaire constitutionnelle, » en tant que substance et consistance, est pour plus tard : pour le moment, il est purement verbal; il n’y a ni autonomie, ni monarchie, ni hérédité, ni constitution, ni forme d’État, ni définition d’État : « la désignation plus exacte des frontières du royaume de Pologne est réservée ; » par suite, il n’y a point d’État. Quant à l’autonomie de cet État qui n’existe pas, « le nouveau royaume trouvera dans ses relations avec les deux Puissances alliées (l’Allemagne et l’Autriche) les garanties nécessaires pour le libre développement de ses forces ; » c’est donc une autonomie enchaînée avant son premier geste, son premier mot, sa première pensée. Mais on parle sans délai de « ses forces » et il faut l’entendre au sens militaire. « Dans son armée particulière revivront les célèbres faits d’armes des armées polonaises des temps passés, ainsi que le souvenir des braves combattans polonais de la grande guerre actuelle. » Une armée particulière ; mais l’armée bavaroise, l’armée saxonne, l’armée wurtembergeoise, sont des armées particulières, aussi, dans l’armée allemande; ce qui ne les empêche pas d’être des appendices de l’armée prussienne ; ses antennes, devrait-on dire, car c’est elles de préférence qu’elle pousse en avant. L’armée de la Pologne autonome sera comme les armées bavaroise, saxonne ou wurtembergeoise ; comme elles, elle aura l’organisation prussienne, la discipline prussienne, l’armement prussien, le commandement prussien, le serment prussien, le « Suprême Seigneur de guerre » prussien. « L’organisation, l’instruction et la direction de cette armée seront réglées d’un commun accord entre les monarques alliés. » Après quoi elle pourra se vanter d’être l’armée particulière du « royaume de Pologne. » Il serait naïf, et pour le monde entier, y compris ses populations les plus arriérées, il est inutile d’insister. Le royaume et la Pologne elle-même sont pour demain ou après-demain ; ce qui seul est pour tout de suite, c’est l’armée polonaise. Si la Pologne veut vivre, que les Polonais commencent par se faire tuer.

Mais quelle preuve ajoutée aux autres, de « l’usure des effectifs » dans les Empires du Centre! On entend là-dessous la voix grondeuse de Hindenburg : « Sire, il me faut d’urgence cinq cent mille hommes. Les hommes se prennent, comme l’argent, où il y en a. » Vainement on s’est moqué du droit international, et l’on a renversé du poing ou de l’épaule le fragile édifice, le palais de carton, qu’une humanité chimérique avait cru se construire à La Haye; pourtant, tout n’y était pas chimère ; ce droit encore à l’état d’ébauche édictait des règles positives, que soi-même on avait consenties, et qui apparaissent moins sûrement dépourvues de sanction, à l’heure où la puissance décline, et où la victoire s’enfuit. Il interdit des enrôlemens forcés qui équivaudraient à des enlèvemens d’esclaves, et qui, déshonorant les armes en la personne de celui qui les porte, violant ce qu’il y a en lui de plus profond, de plus intime et de plus sacré, feraient du soldat à la fois un bétail, une machine, un renégat et un traître. Néanmoins, l’Allemagne, à tout prix, doit trouver des hommes : Hindenburg, pour sauver ce qu’il peut encore sauver, est dans l’obligation de « nourrir son offensive. » On se tirera de la difficulté par une fiction, une comédie, un tour de passe-passe : on créera, sans le créer, un royaume sans terre et sans roi; en le déliant, on se le liera; par ce moyen, on y recrutera tout à l’aise, puisqu’il sera censé recruter lui-même, puisque ses régimens auront leurs uniformes, leurs étendards, leurs numéros, et que leurs aigles, au lieu d’être noires sur fond jaune, seront blanches sur fond cramoisi; Cela fait, on se frottera les mains et l’on pourra se regarder dans son miroir: ce ne sera qu’une grimace, mais qui fera du moins qu’on ressemble un peu au grand ancêtre.

Et, en effet, par cette grimace au moins, on lui ressemble. « Ces derniers (les monarques alliés), continue la proclamation, désirent ainsi exaucer les aspirations à l’autonomie et au développement du royaume de Pologne, en tenant compte comme il convient des circonstances politiques générales de l’Europe comme de l’intérêt et de la sécurité de leurs propres États. » C’est justement ce que prétendait Frédéric dans les années qui précédèrent 1772. Ugolin des nations, il ne déchirait la Pologne que pour lui conserver une Prusse. Son arrière-petit-neveu est dans la tradition. Il ne reconstitue, en hypothèse, une Pologne que pour conserver sa Pologne. Et naturellement il l’emprunte à autrui. On ne peut, disait une vieille maxime de chancellerie, s’enrichir que de ce qui n’est pas à soi. Une autre disait : A tant faire que de donner ou d’offrir, mieux vaut offrir ce qui ne vous appartient pas. Quand il eut prélevé son bon tiers de l’ancien royaume de Pologne, Frédéric fit graver à Berlin, par Jacques Abraham, une gravure dont la légende portait : Regno redintegrato. C’est à peu près de la même manière que Guillaume II « réintègre » le royaume nouveau. Et l’on trouverait d’autres analogies. M. de Bülow a, paraît-il, atténué, dans la dernière édition de son livre, les passages sur la Pologne; mais nous nous rappelons combien, avant cette correction, le ton de haine et de mépris nous en avait choqués; et il n’était question, alors, que de la Pologne prussienne et des Polonais de l’Empire. Si les Polonais de toutes les Polognes, les Polonais en général, n’étaient pas assez édifiés sur les sentimens séculaires et persévérans de la Prusse à leur égard, qu’ils relisent, non les Mémoires, compassés et surveillés, de Frédéric II, quoiqu’ils contiennent des phrases bonnes à retenir, comme celles-ci : « Le Roi fondait ses prétentions sur la Pomérellie et sur une partie de la Grande-Pologne située en deçà de la Netze, sur ce que ces provinces, autrefois annexées à la Poméranie, en avaient été démembrées par les Polonais. Il revendiquait la ville d’EIbing en vertu d’une prétention liquide et de l’argent que ses ancêtres avaient avancé sur cette ville à la République…, Nous ne voulons pas répondre de la validité de ces droits, ni de ceux des Russes, encore moins de ceux des Autrichiens. Il fallait des conjonctures singulières pour amener et réunir ces esprits pour ce partage ; » mais que les Polonais relisent le poème, plat et ennuyeux du reste, qui figure dans le recueil officiel des œuvres du grand roi, sous ce titre : la Guerre des Confédérés. Ils y verront comme les traite le plus illustre et le plus représentatif des Prussiens :


Un peuple abject dans la crasse abruti,
Qui de penser n’eut garde de sa vie...


Ou bien :


Avec plaisir elle vit la Pologne,
La même encor qu’à la création,
Brute, stupide et sans instruction,
Staroste, juif, serf, palatin ivrogne,
Tous végétaux qui vivaient sans vergogne...


La politique de l’Empire allemand dans les provinces polonaises démontre que ces sentimens n’ont point changé. Mais pas un Polonais n’est dupe. « La libération de la Pologne, écrivait l’un d’eux, après la première communication de M. de Bethmann-Hollweg au Reichstag, au mois d’avril 1916, peut et doit commencer dans les domaines où, depuis plus de cent ans, le joug austro-prussien pèse sur les Polonais. La Pologne est née au bord du lac de Goplo ; c’est à Kruswica (germanisé en Kruschwitz) que fut la maison natale du premier roi de Pologne; c’est Gniezno (Gnesen) qui fut sa première capitale ; c’est à Poznan (Posen) que fut ensuite transférée la capitale ; c’est là que reposent les dépouilles sacrées des rois Miecislas et Boleslas ; c’est dans les plaines de Silésie que se trouvent les plus anciens monumens historiques de la Pologne. On semble oublier ces détails non seulement à Berlin, mais même ailleurs, et on croit pouvoir construire une France sans Ile-de-France, créer une Espagne sans Vieille-Castille, élever une nouvelle Italie sans Campagne romaine ; ou ressusciter un homme en lui arrachant les entrailles. » Nous ne saurions mieux dire ni plus énergiquement. Dès le mois d’avril, un Polonais, au nom de la Pologne, avait répondu par avance à la proclamation doublement impériale du mois de novembre la seule chose qu’il y eût à lui répondre ; pour reconstituer, que la Prusse et l’Autriche restituent.

Mais tant de sujets à traiter ou à ébaucher seulement dans un espace inexorablement mesuré nous laissent à peine de quoi faire une allusion indispensable à deux autres événemens ou incidens, qui, en des temps moins extraordinaires, eussent rempli ces douze pages, toujours égales. Nous le regretterions davantage s’ils étaient à jamais tombés dans le passé, et si nous ne devions plus avoir aucune raison d’y revenir. Ce n’est point le cas; et même il pourrait être prématuré, — certaines surprises des derniers jours l’ont bien fait voir, — d’en discuter ou disserter longuement. L’un de ces incidens est l’échange de notes entre l’Allemagne et la Norvège, à propos de la neutralité norvégienne. On connaît le point de départ de ce litige qui a menacé, un instant, de tourner au conflit. La Norvège, dans l’exercice le plus correct de sa souveraineté, avait décidé d’interdire aux sous-marins belligérans l’accès de ses eaux territoriales. Elle jugeait pouvoir le faire avec d’autant plus de tranquillité que la Suède, sa voisine, lui en avait donné l’exemple, et que l’Allemagne n’en avait pas caché sa satisfaction. Mais vérité en deçà du détroit, erreur au-delà. Comme, de la part de la Suède, l’interdiction profitait à l’Allemagne, dont elle mettait les navires marchands à l’abri des sous-marins britanniques, le gouvernement impérial s’est empressé de l’approuver : la même mesure, de la part de la Norvège, quand il lui a paru qu’elle favoriserait au contraire les Alliés, il l’a désapprouvée, réprouvée, a demandé qu’elle fût retirée. Peut-être sa méchante humeur couvrait-elle un mauvais dessein. La flotte allemande, et l’Empereur en tête, a pratiqué couramment, dans les croisières d’été, les fjords norvégiens. Que de nids et quels nids pour les vols de gerfauts de leurs U 29 et de leurs U 60 ! Du fond de ces entailles, avec les complicités qu’ils ont su se ménager partout, ils guetteraient venir les navires chargés et non défendus : le compte de la minuscule Norvège, si elle n’y mettait pas de complaisance, serait vite réglé; et, pour quelqu’un qui ne s’embarrasse pas de scrupules, il n’y avait que des bénéfices possibles à une opération sans risques. L’union des États Scandinaves, et notamment l’attitude très nette de la Suède, semble avoir déjoué la combinaison. Avoir devant soi, contre soi, non la Norvège toute seule, mais la Scandinavie, placée comme elle l’est, bouchant au Nord et au Nord-Ouest le ciel allemand, et faisant de la Baltique une mer entièrement hostile, retournait les conditions de l’affaire et découvrait plus de risques que de bénéfices. L’Allemagne, qui pèse et calcule, s’est radoucie; elle s’est, selon son talent, humanisée; et de Berlin à Christiania, on cause poliment. Le texte de la note norvégienne n’a pas encore été rendu public ; on la dit ferme et conciliante, en même temps ; ferme par la doctrine, conciliante dans les termes. La fermeté, vis-à-vis de l’Allemagne, est le chemin de la conciliation.

L’autre événement, sur lequel l’occasion nous sera donnée de revenir, est l’élection à la Présidence de la République des États-Unis d’Amérique. C’est là que nous avons eu des surprises. Dans leur zèle à nous renseigner, les agences n’ont tenu compte de rien, pas même des différences de longitude ; elles ont supprimé le méridien, et ce sans-gêne astronomique les a conduites à présenter comme définitifs des résultats qui ne pouvaient être encore que partiels et très incomplets. Le mercredi matin, pour toute l’Europe, M. Charles Hughes était élu ; à midi, c’était moins sûr ; le soir, ce ne l’était plus du tout ; le jeudi, M. Woodrow Wilson tenait la corde. Mais les commentaires, les pronostics, les oraisons funèbres, et, si l’on ose ainsi dire, les épithalames, dans l’intervalle, étaient allés leur train : il eût sans doute mieux valu les retenir ou les arrêter. La sagesse veut en conséquence que nous nous bornions à deux ou trois constatations qui ne pourront être démenties. Il est acquis que le Président désigné, — c’est aujourd’hui M. Wilson, — ne sera élu qu’à quelques voix de majorité ; ce qui l’invitera à faire état non pas seulement de l’opinion de ses partisans, mais de celle de ses adversaires. Il est acquis par surcroît, quel que soit l’élu, que ni l’un ni l’autre des candidats, — ni M. Hughes ni M. Wilson, — ne se sont révélés soucieux d’obtenir ouvertement les suffrages progermains : voilà ce qu’il y a eu de plus clair dans une campagne assez confuse. Comme les deux auteurs pour le mauvais ouvrage : plus n’ont voulu l’avoir fait l’un ni l’autre. Telle est maintenant la cote de l’Allemagne ; l’expérience ne sera point perdue. Nous avons parlé de surprises. Ce serait la dernière, mais ce ne serait pas la moindre surprise de cette élection, que M. Wilson réélu fût plus près de M. Hughes candidat que M. Hughes lui-même, s’il eût été élu. Le monde est petit, dit un proverbe, qu’on nous assure américain ; et si les hommes, heureusement, n’y font pas toujours tout ce qu’ils veulent, ils ne veulent pas toujours tout ce qu’ils y font.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant, RENE DOUMIC