Chronique de la quinzaine - 14 mars 1843

Chronique no 262
14 mars 1843
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 mars 1843.


Le ministère est sorti vainqueur de la grande bataille que l’opposition lui a livrée au Palais-Bourbon. Grace à la puissance de M. Guizot et aux fautes de ses ennemis, la victoire a dépassé les espérances du cabinet. Il lui reste maintenant d’en profiter, d’en assurer les résultats. Les plus habiles capitaines ont souvent manqué à la fortune au sein du triomphe. « Ce que nous désirons avant tout (disions-nous dans la dernière chronique), c’est une majorité incontestable ; c’est que la chambre brise ou consolide, sans équivoque, sans incertitude, son alliance avec le ministère. Qu’il ait pour lui trente voix au moins de majorité, ou qu’il succombe. Nos désirs étaient conformes aux intérêts du pays, qui a besoin avant tout d’administrateurs paisibles et confians, d’un ministère ayant devant lui quelques mois au moins de trêve, et pouvant ainsi songer à autre chose qu’à lui-même.

La chambre a donné au ministère cette majorité, une majorité suffisante, lors même qu’on déduirait du vote qu’il a obtenu quelques voix de l’extrême gauche, les suffrages de quelques pessimistes. Il n’est pas moins vrai qu’une opposition qui compte 200 suffrages dans une assemblée de 459 personnes est chose formidable. Quelque solide que paraisse le terrain du ministère, il n’est pas moins entouré d’un courant toujours menaçant, qui ne cesse de faire effort pour le ronger et l’emporter. Le déplacement de quelques personnes pourrait compromettre l’existence du cabinet. Dans cette situation, il ne suffit pas de se bien défendre. Il faut avancer, il faut tâcher d’élargir ses bases. Le succès doit être achevé par une conduite pleine de modération et de prudence. Rallier au lieu de repousser : là est le secret et la force de l’avenir. Ce qui serait ridicule à des vaincus convient à ceux qui ont réussi au-delà de leur attente. Les chefs politiques, même les plus illustres et les plus habiles, ont toujours à lutter, quel que soit leur parti, avec les idées étroites et les sentimens vulgaires d’une foule de subalternes. Et, chose ridicule, mais vraie pourtant, vraie pour tous, dans toutes les opinions, les subalternes l’emportent souvent sur leur chef, et alors, comme on l’a dit, la queue mène la tête. Les fautes les plus graves sont commises par des hommes supérieurs, des fautes dont on aurait le droit de s’étonner, si on ne savait pas combien est grande la puissance de l’esprit de coterie et de l’importunité. Tous les partis comptent dans leurs rangs de ces hommes qui ne voient rien au-delà des évènemens présens, qui ne songent point (comment y songeraient-ils ?) à la conduite des affaires, mais seulement aux satisfactions de l’esprit de parti, de ces hommes inquiets, bruyans, insistans, mouches du coche, qui ne laissent pas une minute de repos au conducteur, et finissent par lui faire abandonner la large et bonne voie.

On a beaucoup dit que la discussion des fonds secrets a porté un coup mortel aux partis intermédiaires, qu’elle aurait pour résultat de diviser la chambre en deux grandes fractions, le parti du gouvernement et l’opposition, qu’on ne verrait plus désormais de bataillon volant, à drapeau incertain, présentant tantôt une nuance, tantôt l’autre, passant aujourd’hui à la gauche, demain à la droite, se décomposant au besoin pour se reformer l’instant d’après, et se décomposer de nouveau, prenant toutes les questions par le petit bout, plus propre en toutes choses à nuire qu’à aider, plus désireux d’empêcher que de faire. Si ce résultat se vérifie, nous aussi nous sommes tout disposés à nous en féliciter et à en féliciter le pays ; mais, à vrai dire, nous croyons peu aux miracles en politique, et ce résultat, pour quiconque connaît les habitudes d’esprit et les antécédens des hommes de notre temps, serait un grand miracle. Le partage exact de la chambre en deux grandes fractions suppose une soumission d’esprit, une résignation, une organisation, dont les démocraties n’ont jamais offert d’exemple. Dès que deux opinions se sont fortement dessinées, l’esprit individuel en fait naître une troisième qui se glisse entre les deux, et prétend leur démontrer qu’elles sont l’une et l’autre erronées, excessives du moins.

Supposons toutefois que le miracle s’accomplisse, qu’il n’y ait plus dans la chambre ce tiers-parti qui a été trop souvent, nous en convenons, un embarras et un péril. Qu’est-ce à dire ? Que nous aurons en présence l’une de l’autre deux masses homogènes et compactes, sans diversités, sans nuances ? Ce serait un rêve que de le penser. Tout ce qu’on peut espérer, c’est que les opinions qui ont entre elles une affinité réelle, substantielle, renoncent à leurs déplorables divisions sans renoncer à leurs nuances, et n’offrent plus le spectacle de frères qui se déchirent pour des questions secondaires et des querelles d’amour-propre.

Il n’y a dans la chambre que trois partis substantiellement différens, la gauche, le parti légitimiste et les conservateurs. Nous parlons de partis, nous ne parlons pas d’individus. Dans chaque parti, il y a des personnes qui en sont, pour ainsi dire, l’expression la plus adoucie, la plus décolorée, et qui pourraient à volonté se dire les derniers d’un parti ou les plus avancés du parti voisin.

Ces trois partis pris chacun dans son ensemble, nul ne peut les confondre ; la gauche a trouvé insuffisant, mauvais, tout ce qui a été fait par le gouvernement fondé en juillet ; les légitimistes, on sait ce qu’ils rêvent ; les conservateurs ont été les hommes du gouvernement de juillet ; ce qu’il a fait, ils l’ont fait ; ce qu’il a voulu, ils l’ont voulu ; c’est par eux qu’il s’est consolidé, qu’il a résisté à ses ennemis, fondé ses institutions, gouverné la France.

Mais qu’on le remarque, aucun de ces trois partis n’est parfaitement homogène. Par une sorte de symétrie qui n’est pas un hasard, chaque parti se trouve divisé en deux nuances principales. La gauche se compose de la gauche proprement dite et de l’extrême gauche. Il y eut un temps où ces deux nuances avaient chacune un représentant direct et avoué, hommes de valeur l’un et l’autre, M. Odilon Barrot et M. Garnier-Pagès. Nous ne savons si l’extrême gauche a pu remplacer l’habile orateur qu’elle a perdu, celui qui savait, sans les éluder, ne pas se briser contre les difficultés les plus ardues de la tribune, froisser la majorité sans la révolter, et se faire écouter de ceux que certes il ne pouvait convaincre.

Le parti légitimiste compte dans ses rangs des hommes ardens et des hommes politiques, des hommes contens et fiers de leur rôle de jacobites, et des hommes qui en sont fatigués, qui, après tout, ne peuvent pas, avec la conscience de leurs moyens, se réjouir d’une vie qui s’écoule dans une impuissance presque obscure et dans la poursuite d’une chimère.

Quant au parti conservateur, hélas ! qui ne connaît les deux nuances qui le distinguent ? Ce qu’il y a de déplorable, c’est que de ces nuances on veut en faire une cause de division, et que les uns et les autres sont également fiers de leurs erreurs, orgueilleux de leurs propres fautes. C’est une armée qui en se divisant prête le flanc à l’ennemi, et qui se vante de sa stratégie ! C’est pitié d’entendre certains hommes du centre droit parler de leurs confrères du centre gauche, et réciproquement. Mais qui êtes-vous ? D’où venez-vous, les uns et les autres ? Qui a fondé la monarchie de juillet ? Qui a tenu tête à l’émeute ? Qui a proposé, conseillé, voté les lois de répression ? Qui a refusé l’intervention armée en faveur de l’Italie, de la Pologne ? Qui a défendu les fortifications de Paris, la loi de régence ? Encore une fois, vous tous, hommes du centre droit, hommes du centre gauche, vous n’êtes qu’un seul et même parti, le parti conservateur, le parti du gouvernement, le parti de la liberté, de l’ordre et de la paix. On ne renie pas ainsi toute sa vie politique pour une pique, pour des querelles d’amour-propre, pour des malentendus. Lorsque les ministériels renforcés, les boutefeux du parti, s’écrient que les homme du centre gauche sont des révolutionnaires, ils savent bien qu’ils exagèrent, qu’ils ne disent pas la vérité, que ce n’est là que de la mauvaise rhétorique pour éblouir et entraîner les esprits faibles, ces politiques de village qui peuvent ruminer un mois durant une grosse phrase, un mot vide de sens. Et lorsque les hommes du centre gauche se disent hommes de l’opposition, ils exagèrent leur propre pensée. Ils devraient dire : Nous sommes brouillés avec nos amis, nous voudrions bien leur faire un peu de peine, leur inspirer quelque crainte ; nous allons momentanément grossir cette bande, voter avec eux, jusqu’au jour cependant où se présentera une question grave, vitale pour les intérêts de notre véritable parti. Ce jour-là, ou nous parlerons pour lui, ou nous garderons le silence. Voilà le vrai, voilà ce qui a été, voilà ce qui est, voilà ce qui doit être ; car, encore une fois, un parti ne s’abdique pas lui-même ; il ne renonce pas du jour au lendemain à ses principes, à ses antécédens, à sa gloire. Ces brusques évolutions, on peut les concevoir d’un individu, de quelques individus. La famille humaine compte de grandes variétés dans son sein. Mais les partis sont des êtres collectifs. Ils peuvent commettre des fautes ; ils n’ont pas d’élans subits et difficiles à expliquer.

Le parti conservateur est un, comme la gauche, comme le parti légitimiste. La gauche a deux nuances, le parti légitimiste a deux nuances, sans que ces nuances altèrent leur unité. Il en est de même du parti conservateur. Les conservateurs veulent tous la liberté, l’ordre et la paix, avec la monarchie et les institutions de juillet. Rien de plus, rien de moins. M. Thiers ne veut pas plus la république, le suffrage universel, la guerre de principes, de propagande, de conquête, que M. Guizot. M. Guizot ne veut pas plus que M. Thiers une autre dynastie, le despotisme, l’asservissement de la presse, l’humiliation de la France. Est-ce à dire que les deux nuances du parti conservateur n’existent pas ? Elles existent, tout le monde le sait ; M. Thiers et M. Guizot, dans la haute impartialité de leur esprit, en donneraient, nous en sommes certains, une définition parfaitement exacte. Nous, nous ne pouvons que comparer les hommes des deux nuances à deux orateurs s’adressant sur le même sujet à une même assemblée avec l’espoir de la convaincre tout entière. Regardez-les ; ils ne se placeront ni l’un ni l’autre exactement en face de leur auditoire. Sans s’en douter, chacun s’adressera plutôt à un côté de l’assemblée qu’à l’autre, son regard se fixera plutôt sur les uns que sur les autres ; on dirait qu’il tient à convaincre ceux-ci plus encore que ceux-là. C’est là le vrai. Dans toute pensée complexe, et il n’est pas de pensées plus complexes que les choses du gouvernement, il n’est personne qui n’accorde un peu plus d’attention à un élément de sa pensée qu’à un autre. Ces élémens, fussent-ils, abstraitement considérés, parfaitement égaux en importance politique, l’homme ne peut pas ne pas altérer quelque peu cette égalité au gré de ses goûts, de ses tendances, de ses opinions particulières. Nos études, nos habitudes d’esprit, nos antécédens, notre vie, tout influe sur nos appréciations des hommes et des choses. Celui qui se croirait complètement dégagé de ces liens ferait preuve d’une vanité par trop ridicule. C’est ainsi, pour dire les noms propres, que M. Guizot, tout en voulant la liberté et l’honneur du pays, se préoccupe avant tout de l’ordre et de la paix. C’est ainsi que M. Thiers, tout en voulant l’ordre et la paix, est fort susceptible à l’endroit des libertés publiques et de la dignité nationale. De ces deux tendances, de ces deux dispositions d’esprit, laquelle préférer ? Nous voulons d’autant moins réveiller les causes d’irritation, que nous aurions l’air de songer à notre propre apologie. Notre appui n’a pas manqué à l’administration de M. Thiers, et nous ne sommes nullement disposés à nous en repentir. Cette question de préférence est loin d’être la question importante, essentielle ; car il est peut-être vrai de dire que l’une et l’autre tendance, isolément prise et entièrement livrée à elle-même, a ses inconvéniens et ses dangers. Qu’on se rappelle les jours, hélas ! bien loin de nous désormais, où ces deux tendances vivaient ensemble et se tempéraient l’une l’autre ; qu’on compare cette époque que l’histoire appellera glorieuse, et que les contemporains, presque toujours ingrats et oublieux, ont trop perdue de vue, qu’on la compare, dis-je, aux temps postérieurs, et qu’on juge.

Quoi qu’il en soit, les deux nuances existent, elles existeront toujours dans le parti conservateur comme dans les deux autres partis. La question pour nous n’est pas là. La question est de savoir si la nuance qu’on appelle centre gauche marchera avec le gouvernement ou avec l’opposition. Si elle fait cause commune avec l’opposition, il n’y a ni sûreté pour l’administration ni dignité pour les partis. C’est une fausse situation que tout le monde a intérêt à faire cesser. Le parti gouvernemental ne peut se mutiler impunément. C’est là une vérité évidente pour tout homme sérieux et désintéressé. Cette mutilation serait un péril permanent pour le ministère actuel, un péril aussi pour le ministère qui lui succéderait. En vérité, nous avons assez joué avec la chose publique, assez satisfait de petites passions, de petites rancunes et de petits intérêts. Il serait temps d’en finir et de songer à la France. Nous le disons également aux hommes du centre droit et aux hommes du centre gauche, à ceux qui voudraient le monopole des principes conservateurs, comme à ceux qui, irrités, arborent un drapeau qui en réalité n’a jamais été leur drapeau et ne le sera jamais.

Les bureaux de la chambre des députés ont autorisé la lecture de deux propositions importantes faites par deux hommes des plus honorables et des plus distingués par leurs lumières et leur désintéressement politique. M. de Sade et M. Duvergier de Hauranne.

M. de Sade propose d’interdire aux députés, pendant la durée de leur mission et un an après, l’acceptation de toute nouvelle fonction publique ainsi que tout avancement ou promotion. Il en excepte seulement les avancemens dans la carrière militaire par droit d’ancienneté et certaines fonctions politiques. N’est-ce pas dire aux électeurs : vous êtes les complices de vos députés, vous secondez leur ambition ou leur cupidité dans l’espoir qu’à leur tour ils feront vos affaires aux dépens du pays, en vous sacrifiant l’intérêt général ? car aujourd’hui tout député nommé ou promu à des fonctions publiques est sujet à réélection, ou, à mieux dire, il cesse d’être député. S’il siége de nouveau dans la chambre, c’est que les électeurs l’ont voulu, qu’ils n’ont pas vu un motif d’exclusion dans la marque de distinction ou de faveur que le gouvernement lui a accordée. Il faut y réfléchir ; la proposition de M. de Sade se rattache à une théorie que le parti libéral a toujours combattue, la théorie qui exige des conditions d’éligibilité, et qui ne s’en rapporte pas pour la capacité intellectuelle et morale du candidat au libre jugement de l’électeur. Npus concevons que certains faits aient pu irriter un grand nombre d’esprits et blesser profondément tous ceux qui ont à cœur la dignité de la chambre et les intérêts moraux du pays. Loin de nous la pensée d’atténuer la gravité de ces faits. Nous concevons encore que l’éligibilité des hommes de trente ans, des hommes qui peuvent avoir leur carrière à choisir et leur fortune à faire, alarme de plus en plus ceux qui redoutent l’abus des faveurs ministérielles et des pactes politiques, bien qu’à vrai dire l’expérience n’ait point prouvé jusqu’ici que la jeunesse soit plus cupide et plus hardie que l’âge mûr. Mais après tout, la proposition de M. de Sade, convertie en loi, préviendrait-elle d’une manière efficace le mal qu’on redoute ? Il est permis d’en douter. Elle priverait de leur légitime avancement des hommes capables et consciencieux ; elle éloignerait de la chambre quelques hommes habiles ne pouvant pas faire à l’honneur de la députation le sacrifice de leur carrière, et à ce point de vue le projet n’est pas démocratique, il favorise les riches ; quant aux hommes, s’il y en a, qui seraient disposés à d’ignobles transactions, des lois de la sorte ne sont pour eux que des toiles d’araignée. Il y a des siècles qu’ils ont appris à les toutes éluder. Le génie des législateurs anciens et modernes y a échoué. C’est en ces matières surtout qu’un texte de loi n’a jamais suppléé aux mœurs. Défendez les récompenses publiques, vous aurez les récompenses secrètes ; enlevez les moyens directs, vous aurez les moyens indirects. Au lieu du député, on nommera son père, son fils, son frère, son oncle, son cousin, son ami, son protégé, que sais-je ? On aura fait la même chose, mais on croira pouvoir marcher la tête haute, et on ne sera pas soumis à la réélection ! Au nom de Dieu, si mal il y a, n’y ajoutons pas l’hypocrisie.

La proposition de M. Duvergier de Hauranne, dictée également par une pensée morale et politique, nous paraît à la fois plus importante et plus efficace. La question est loin d’être nouvelle. Il serait même fort difficile à un publiciste de rien dire de nouveau à ce sujet. Quant à nous, toute considération générale à part, le vote public nous paraîtrait aujourd’hui, pour nous, un remède topique. Rendre impossible un coup fourré et imposer à chacun le courage de son opinion, c’est faire beaucoup pour la moralité politique. C’est ainsi que se forment les habitudes de franchise et de dignité. C’est pitié d’entendre implorer à mains jointes le vote secret en faveur des hommes timides. C’est précisément pour ne pas avoir d’hommes timides que le vote doit être public. Le courage n’est pas le génie poétique ; il peut s’acquérir. Les militaires les plus hardis affirment qu’il n’y a pas d’homme qui ne se trouble quelque peu la première fois qu’il va au feu. Bientôt les conscrits sont aussi braves que les vétérans. En toutes choses, la nécessité est une puissante maîtresse pour nous. Que de vieux enfans dans ce monde ! Traitez-les comme des enfans proprement dits ; ne leur permettez pas de mal faire ; ne leur laissez pas le choix entre la timidité et le courage ; vous en ferez des hommes. Dans notre opinion, le mode proposé par M. Duvergier de Hauranne tournerait en définitive à l’avantage du parti gouvernemental. Malgré cela, nous espérons peu de le voir adopter d’emblée. Sachons du moins gré à la chambre d’avoir permis la lecture de la proposition à la presque unanimité.

Le ministère doit maintenant, si l’existence lui est chère, s’occuper très sérieusement des affaires du pays. Qu’il ne laisse pas dire qu’il n’est puissant qu’en paroles, et que, si M. Guizot avait une extinction de voix, on se demanderait : Où est donc le cabinet ? Soyons justes : si d’importantes discussions n’occupent pas encore la chambre, on ne peut guère l’imputer au ministère. Des projets graves et nombreux ont été présentés. Les commissions travaillent, mais sans enfanter. On dit que la commission de la loi des sucres désespère d’elle-même. L’affreuse catastrophe de la Guadeloupe est encore venue troubler profondément les esprits. Quel horrible malheur ! Et Dieu veuille que nous ayons tout appris et que de nouvelles secousses n’aient pas ajouté à d’épouvantables calamités des calamités nouvelles ! Il ne peut y avoir qu’un sentiment et qu’une pensée dans ce moment : secourir d’une manière prompte et efficace nos compatriotes des Antilles. Le ministère a fait une demande. Elle est insuffisante. C’est à la chambre de seconder la juste sollicitude du gouvernement en lui proposant à son tour d’augmenter le chiffre de la subvention.

M. le ministre de l’instruction publique n’a pas encore présenté le projet de loi sur l’instruction secondaire. Il a fait mieux ; il a présenté au roi et publié ensuite un rapport qui est un document complet, capital, où se trouvent recueillis, classés, rapidement expliqués, tous les faits, tous les renseignemens qui représentent « dans son ensemble, dans ses améliorations successives, dans son esprit et dans ses résultats, la grande institution scientifique et sociale qu’avait fondée l’empire, que la restauration a maintenue, malgré des intervalles de défaveur et de défiance, et qui, sous le régime actuel, a reçu du vote réitéré des chambres et de la confiance publique une extension et une activité nouvelle. »

Il fallait préparer les esprits à l’examen législatif que l’instruction secondaire doit encore provoquer. Et quelle préparation plus sincère et plus efficace qu’une exposition complète et détaillée de tous ces faits et de tous ces résultats dont on parle tant aujourd’hui, et qui sont encore peu connus ?

L’instruction secondaire n’attirera jamais assez l’attention du public ; elle est le fondement de la haute civilisation du pays. C’est par elle qu’on marche au premier rang parmi les nations policées. Si l’instruction élémentaire est destinée à former une nation intelligente et morale, c’est l’instruction secondaire qui forme les grandes et nobles nations, les peuples qui ne meurent jamais. Quelles que soient les vicissitudes de la politique, ils vivent dans l’histoire par l’éclat de leur nom et les créations de leur génie. C’est au sein de l’instruction secondaire que se prépare cette aristocratie mobile et toujours ouverte qui est à la fois le ciment, la force et l’ornement des pays d’égalité. Laissons parler M. Villemain :

« Presque toujours cette instruction attire à elle les enfans que distinguent d’heureuses dispositions ; elle est souvent aussi la seule fortune qu’un homme qui a servi long-temps l’état, qu’un officier parvenu lentement aux grades les plus honorables laisse aux héritiers de son nom. Elle est, dans notre société si favorable à l’égalité des droits, la base même de cette égalité, par la concurrence qu’elle prépare et renouvelle sans cesse, entre le mérite pouvant s’élever à tout, et la fortune obligée de se recommander elle-même par le travail et le savoir. Par cela même aussi, l’instruction secondaire ne peut, dans sa plus grande diffusion, recevoir jamais qu’une application limitée aux intérêts publics, au recrutement de tous les services de l’état, de tous les travaux de la science, et de tant d’entreprises importantes, où se montrent toujours avec avantage les hommes qui réunissent des connaissances spéculatives et variées à l’activité de l’esprit pratique.

« L’instruction secondaire ne sera donc jamais réalisée que dans un cercle restreint, quoique mobile et croissant ; mais ce qui importe, c’est que cette instruction se maintienne et s’étende dans une juste proportion selon les besoins du pays, c’est enfin que les moyens et les résultats en soient exactement connus et puissent être, à toutes les époques, facilement appréciés par le gouvernement et par le public. »

Qui ne croirait, à entendre certaines déclamations, que la société va périr chez nous par excès d’instruction ! que nous n’aurons bientôt plus que des docteurs, des licenciés, des bacheliers, et que nous chercherons en vain un cordonnier et un tailleur ! Lisez donc le rapport. Il y avait plus de jeunes gens voués aux études classiques avant 1789 qu’aujourd’hui. M. Villemain en déduit les raisons. « Cette différence s’explique facilement par les changemens mêmes de la société, la place moins grande faite à la vie de loisir et d’étude, la tendance beaucoup plus générale vers les professions industrielles et commerçantes.

« Ajoutons à ces causes diverses tous les moyens de gratuité qui existaient avant 1789 pour l’instruction classique, de telle sorte que cette instruction, alors plus recherchée par le goût et l’habitude des classes riches, était en même temps plus accessible aux classes moyennes ou pauvres. Alors on s’étonnera que la différence entre les résultats des deux époques ne soit pas plus considérable au préjudice de la nôtre, et, en reconnaissant que l’instruction secondaire est bien loin de former trop d’élèves aujourd’hui, qu’elle ne fait que suffire aux besoins d’une société régulière et forte, on avouera que, pour atteindre ce but dans des conditions moins favorables qu’autrefois, il a fallu l’action salutaire de l’Université.

« En effet, autrefois, tout dans les traditions et les mœurs secondait l’instruction classique ; tout était préparé pour elle et la favorisait, le nombre des bourses et des secours de toute nature, la fréquentation gratuite d’une foule d’établissemens, l’extrême modicité des frais dans tous les autres. Ainsi, dans les 562 colléges qui existaient vers le milieu du dernier siècle, il y avait 525 bourses affectées aux jeunes aspirans à l’état ecclésiastique, 2,724 bourses sans destination spéciale, et un grand nombre de fondations particulières qui procuraient, par voie de remises ou même de récompenses pécuniaires accordées en prix, le bienfait de l’éducation en tout ou en partie gratuite à 7,199 enfans. L’enseignement était en outre donné sans rétribution aucune dans beaucoup de colléges, et spécialement dans tous les colléges de Paris depuis 1719. Le nombre des élèves externes qui fréquentaient, à ce titre, les anciens colléges, à Paris et dans diverses provinces, est évalué à 30,000. En résumé, le nombre total des élèves qui recevaient l’éducation ou l’instruction, soit entièrement, soit partiellement gratuite, excédait 40,000. Cet état de choses n’était pas un don du gouvernement, mais l’ouvrage des libéralités de plusieurs siècles, et pour ainsi dire l’expression même des progrès de cette civilisation qui, depuis le moyen-âge, avait porté si loin la gloire de la France dans les lettres et dans les sciences. C’était grace à de telles fondations que l’instruction s’était répandue, s’était sécularisée.

« Les mêmes facilités, moins nécessaires aujourd’hui, n’existent plus. L’effort de la générosité publique et privée s’est tourné vers un autre objet. C’est l’instruction élémentaire qu’on a suscitée, encouragée, dotée, dans des proportions qui honorent votre règne. Que cette noble tâche soit incessamment poursuivie ! Qu’elle avance chaque année vers un terme qu’on entrevoit dès aujourd’hui ! Qu’elle prépare et qu’elle assure, par l’amélioration morale, un accroissement de bien-être et d’utile activité ! Mais la France, en voulant procurer à tous les connaissances élémentaires, ne peut oublier que les arts de l’esprit dans leur complet développement sont le premier titre de sa gloire, que la puissance, sous toutes les formes, est aujourd’hui liée à la pratique de ces arts, et que, dans l’état actuel du monde, une grande nation a besoin d’être une nation savante. »

À ces considérations on pourrait peut-être ajouter que sous l’ancien régime la carrière militaire pour le grade d’officier était fermée à la roture, à la grande majorité des Français. L’église, le barreau, les lettres, étaient les seules voies dans lesquelles on pouvait espérer d’atteindre cette classe intermédiaire, qui, sans être la noblesse, avait, elle aussi, ses priviléges de droit et de fait. Aujourd’hui, non-seulement les professions industrielles et commerçantes, mais l’armée, ouvrent de larges et nobles carrières même aux hommes qui sont restés étrangers à l’instruction classique. Un simple soldat enlevé à la charrue, s’il est intelligent, peut arriver aux grades militaires.

Quoi qu’il en soit, on peut juger par ces courts extraits combien sont graves, importantes et curieuses, les questions que soulève le rapport de M. Villemain. C’est un travail consciencieux, lumineux, qui mérite d’être étudié et connu dans toutes ses parties. Le temps nous manque pour y insister aujourd’hui. Nous y reviendrons ; nous pourrons alors, sur un ou deux points, indiquer quelles sont les améliorations qui nous paraissent nécessaires au beau système d’enseignement que M. Villemain dirige avec un zèle égal à ses vastes lumières.

On connaît trop les circonstances qui ont amené le vote des fonds secrets pour qu’il y ait utilité de les exposer encore. Il est cependant un point qu’il importe d’établir, moins dans un intérêt de parti que dans celui de la vérité historique. C’est que si l’opposition a été vaincue, elle avait dans les mains les moyens de s’assurer la victoire. Il est nécessaire que ceci soit hors de doute pour que le cabinet lui-même comprenne sa position véritable, et apprécie le caractère d’une majorité toute négative, qu’une autre direction donnée à ce débat aurait réduite à une minorité évidente.

La chambre a peu de sympathie pour le ministère : le plus grand nombre de ses membres avait contracté au sein des colléges électoraux des engagemens qui pèsent encore sur eux, même depuis le vote auquel ils ont concouru. Une majorité de 280 voix au moins aurait soutenu et soutiendrait encore tout cabinet qui, assis sur les deux centres, prendrait pour tâche de reconstituer un grand parti du gouvernement dans les conditions où ce parti existait avant la scission qui a séparé le centre gauche de la majorité actuelle. Personne n’a oublié comment cette scission s’est produite en 1836, et, en dehors des questions diplomatiques, l’on serait fort en peine d’assigner à ces deux fractions de la chambre un symbole politique différent, pour signaler entre elles une dissidence de quelque portée. À la chute du ministère du 22 février, le centre gauche, rejeté dans l’opposition, et fidèle à la fortune politique de son illustre chef, a sans doute contracté avec la gauche certaines affinités qui lui imposent aujourd’hui une grande réserve et quelques engagemens sur des questions secondaires. On ne parcourt pas impunément en commun une carrière de six années, traversée par un grand nombre de vicissitudes, et durant laquelle la gauche a donné à ses alliés accidentels d’honorables et fréquens témoignages de désintéressement et de déférence. Il serait d’un détestable exemple de voir des hommes politiques oublier tout à coup, sous l’empire de nouvelles circonstances, des relations dont le souvenir doit rester d’autant plus précieux à leurs amitiés personnelles qu’il engage moins leurs convictions intimes. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’aucune question touchant à l’ordre constitutionnel et à la politique intérieure du pays ne sépare le centre gauche du centre droit, bien qu’ils aient long-temps voté l’un contre l’autre : une concession prudente et utile peut-être à la dignité de la chambre comme aux services publics, une mesure relative aux fonctionnaires revêtus du mandat législatif, est à peu près le seul point sur lequel le centre gauche ne puisse pas transiger dans une alliance avec la majorité.

La chambre a la conscience de cette situation ; elle comprend à merveille qu’il n’y a de gouvernement fort et stable qu’au prix de cette alliance-là, et que l’œuvre de tous les hommes honnêtes et désintéressés doit consister à ménager le rapprochement de deux fractions qui se complètent l’une par l’autre, et dont les tendances diverses, sans être opposées, sont nécessaires pour attirer autour du pouvoir toutes les sympathies du pays.

S’il est une pensée qui puisse conquérir la majorité dans la chambre, c’est assurément celle-là ; s’il est une tentative dont on puisse garantir à l’avance le succès, c’est celle qui sera faite pour la réaliser. Jusqu’à ce que les circonstances aient mis le parlement en mesure de l’accomplir, on peut prédire, sans crainte d’être démenti par les évènemens, que le gouvernement restera impuissant et tiraillé, plus dominé par les exigences de ses amis que par celles de ses adversaires eux-mêmes, et que la majorité, sans foi dans l’avenir autant qu’incapable de s’assimiler des élémens nouveaux, s’affaiblira chaque jour dans la chambre et dans l’opinion. Réunir les deux centres dans un symbole commun par un ministère de transaction, telle est donc la question capitale, et elle restera posée pendant tout le cours de la législature actuelle.

À l’ouverture de la session, cette question était admirablement comprise. Il n’était pas une conversation de couloir entre les membres intelligens de la majorité qui n’attestât de leur part une disposition très vive à entrer dans cette voie de conciliation et de prudence. Un esprit moins exclusif au dedans, une politique plus nationale et plus ferme au dehors, c’était là, si l’on peut le dire, le lieu-commun de toutes les conversations. Vingt-huit ou trente membres de la majorité s’étaient formellement engagés à se détacher du cabinet dans le vote des fonds secrets, et à frayer ainsi la route à une combinaison nouvelle. La force des choses plaçait nécessairement celle-ci sous le patronage de l’homme d’état éminent dont le premier acte politique au dedans avait été l’amnistie, et qui, en 1830, avait notifié à l’Europe à quelles conditions la France entendait accepter la paix. La position prise par M. de Salvandy vis-à-vis du cabinet, dès la session dernière, dans la discussion du droit de visite, position que des circonstances nouvelles avaient dessinée d’une manière plus nette encore, autorisait pleinement à croire que son concours ne manquerait point au chef du cabinet du 15 avril ; sur le banc ministériel même, il était tel membre, parmi les plus estimables et les plus considérés, que sa conviction sur l’une des principales questions du moment rattachait pour ainsi dire d’avance à la combinaison nouvelle, et qui n’acceptait que par point d’honneur une solidarité à laquelle il avait été très récemment associé. Comment ne pas espérer également que l’honorable et éloquent rapporteur de l’adresse voudrait substituer une politique plus française à celle qu’il venait de flétrir par des paroles si dures et si amères ? Comment croire que des épigrammes suffiraient à tant de patriotisme et à une si chaleureuse indignation ? Ce n’étaient pas MM. de Carné, de Chasseloup et de Lagrange, les seuls qui aient donné publiquement à leur parti l’exemple d’une trop rare persévérance, qui appuyaient seuls dans les centres le projet d’un cabinet de transaction sous la présidence de M. le comte Molé, et dans lequel le principe conservateur aurait été représenté par MM. Dupin et de Salvandy. Si ces honorables membres étaient les plus fermes dans leurs convictions, ils n’étaient certes ni les plus chaleureux dans leurs paroles, ni les plus actifs dans leurs démarches, ni les plus passionnés dans leurs agressions. L’édifice de la majorité, atteint dans ses fondemens, tombait pour ainsi dire pierre par pierre ; la défection, pour employer un mot qui cessait alors et qui bientôt encore cessera d’être une injure, la défection avait envahi les rangs des fonctionnaires de l’ordre judiciaire et administratif, et jusqu’à la rédaction du Journal des Débats. Ceux-là même qui hésitaient à s’engager faisaient agréer leurs refus dans des termes si peu flatteurs pour le cabinet, et laissaient planer un vague si bien calculé sur leur résolution intime et définitive, que toutes les suppositions étaient permises, et que l’opposition avait pleinement le droit, quelques jours avant le combat, de s’étonner de la confiance qu’affectait le cabinet.

Cependant ces dispositions du parti conservateur étaient, il est juste de le reconnaître, subordonnées à un fait capital : la possibilité d’une transaction avec le centre gauche et la certitude d’une prompte solution de la crise ministérielle. Or, cette crise ne pouvait finir que de deux manières, ou par l’accession de MM. Passy et Dufaure au nouveau cabinet, ou par celle des amis de M. Thiers. Si la première combinaison n’était pas la plus forte, c’était celle qu’il était le plus facile de faire agréer à la majorité. Mais on sait avec quelle probité puritaine M. Passy s’est déclaré impossible, et avec quel abandon M. Dufaure est venu compromettre le fruit de trois années d’attente. En donnant pour programme au futur cabinet la réforme électorale, c’est-à-dire la pensée la plus stérile dans ses résultats pratiques, la plus dangereuse dans les vagues espérances qu’elle soulève, cet honorable membre ne pouvait manquer de déterminer dans les centres une réaction vive et instantanée. C’est lui qui a sauvé le cabinet d’une défaite à peu près inévitable, et lui seul, comment le méconnaître ? était en mesure de lui rendre un tel service. M. Dufaure, dont les convictions sincères sont respectées de toute la chambre, a repris désormais sa place derrière M. Barrot ; il s’est volontairement désintéressé dans toutes les combinaisons prochaines. Le mouvement électoral pourra l’appeler un jour aux affaires, mais la chambre actuelle ne paraît pas, dans les éventualités qui signaleront sa durée, devoir lui en ouvrir l’accès. Ce noviciat contribuera à développer l’esprit politique de M. Dufaure.

La manière dont l’ancien tiers-parti avait traité la question intérieure rendait la tribune presque inabordable pour les amis de M. Thiers. La démoralisation d’ailleurs avait envahi les rangs de la majorité, et ils n’éprouvaient pas un bien vif désir de prendre leur part dans une défaite en dehors de laquelle il ne leur était pas interdit de rester placés. De plus, la situation personnelle de M. Thiers était bien connue. Ne voulant pas, ne pouvant pas accepter en ce moment le pouvoir pour lui-même, il se trouvait dans l’obligation, en prenant la parole, d’ajouter une démission à celle qu’avaient déjà donnée MM. Passy et Dufaure ; enfin il aurait rompu, pour une cause qui ne lui était pas personnelle, un silence que M. de Salvandy s’obstinait à garder sous le coup des provocations les plus directes et devant les agressions de M. Mauguin attaquant corps à corps le ministère du 15 avril. C’eût été de la générosité ; M. Thiers s’est borné à être habile, et son silence a réussi autant qu’un bon discours.

Au sein d’une pareille déroute, la fraction dissidente du parti conservateur a pu à bon droit se considérer comme dégagée, et il y a certainement dans ce fait une victoire accidentelle pour le cabinet plutôt qu’une conquête véritable de la majorité. Les paroles de M. de Carné n’en conservent pas moins toute leur vérité : « il faut que le gouvernement élargisse sa base, et qu’il surgisse un pouvoir en mesure de substituer un principe d’expansion au principe de concentration sur lequel s’asseoit de plus en plus le cabinet du 29 octobre. »

Si celui-ci a joui pendant quelques jours de l’enivrement de son triomphe, s’il a savouré l’innocente satisfaction d’enrôler dans les rangs de la phalange ministérielle tous les hommes qui ont mis des boules noires à l’amendement de M. Lacrosse par crainte des complications du lendemain, nous croyons que ces illusions commencent fort à se dissiper, et qu’on ne se voit pas sans inquiétude en présence de la prise en considération, déjà certaine, de la proposition de M. de Sade. L’attitude et la physionomie des bureaux dans leur séance d’hier ne permettent pas de douter qu’il ne sorte quelque chose de la proposition soumise à la chambre. C’est une revanche que la majorité entend prendre du vote des fonds secrets : puisse-t-elle ne pas le faire aux dépens de la dignité de l’administration et de nos institutions elles-mêmes !

Que sera-ce lorsque, avec cette majorité accidentelle et despotique qui s’impose au cabinet avec toute la tyrannie de ses exigences individuelles ou locales, il faudra aborder la loi des sucres, et défendre le budget, sur lequel l’opposition se propose, dit-on, d’organiser une campagne complète, en s’appuyant sur l’argument péremptoire d’un déficit en pleine paix pour rejeter toutes les augmentations réclamées ? Viennent des révélations de Londres sur le traité de commerce dont les bases paraissent convenues, des complications en Espagne sur l’affaire de M. de Lesseps, des interpellations sur les négociations politiques et commerciales, et l’on verra si la majorité relative de vingt-deux voix, que MM. Passy et Dufaure ont donnée au cabinet le jour même où ils s’en sont séparés, suffira pour lui permettre de vivre et de gouverner. Nous désirons nous tromper, mais l’avenir nous apparaît plein de contradictions, d’incertitudes et de faiblesses.


— La librairie, comme toutes les choses de ce monde, a d’inexplicables mystères ; il en est des livres comme des hommes, et les plus heureux ne sont pas toujours les plus méritans. La preuve en est qu’on réimprime M. Capefigue. L’Histoire de la Réforme et de la Ligue vient de paraître, et c’est la troisième édition, dans un format nouveau, qui la met à la portée des plus humbles fortunes. Nous signalons cette réimpression parce qu’elle révèle un mode inconnu de perfectionnement inventé par l’auteur pour les éditions nouvelles des livres d’érudition. On avait reproché à M. Capefigue d’avoir souvent, dans ses notes, cité avec inexactitude ; au lieu de répondre à ce reproche par une correction sévère, M. Capefigue a trouvé plus simple de faire disparaître les notes. Il avait procédé jusqu’ici comme les bénédictins ; il prend aujourd’hui des allures plus dégagées ; il imite Voltaire et Montesquieu, et ne laisse à ses récits que l’autorité de sa parole. Le lecteur y perdra peu de chose, et M. Capefigue y gagnera beaucoup, car la critique, qui l’a si vivement harcelé à l’occasion des nombreux manuscrits qu’il a découverts, des nombreux titres qu’il a refaits en les citant, n’aura maintenant pour toute pâture que les pompes de son style et sa chronologie, qui ne concorde pas toujours avec l’Art de vérifier les dates. Soyons juste cependant ; M. Capefigue a profité ; il a retouché le pittoresque, estompé l’enluminure, et s’il a eu le tort d’enlever les notes au lieu de les vérifier, c’est que probablement, tout imbu qu’il était de l’étude de la Saint-Barthélemy, il aura cru devoir appliquer à son livre la théorie des rigueurs salutaires.


— Un roman de Mme Charles Reybaud, l’Oblat, déjà publié dans cette Revue, vient d’être réuni en volumes sous le titre du Moine de Châalis[1]. Il est superflu de rappeler à nos lecteurs les qualités qui distinguent une œuvre qu’à coup sûr ils n’ont pas oubliée. Ce sont celles qu’on a plus d’une fois pu reconnaître et applaudir dans les romans de l’aimable écrivain, le vif instinct du drame et du récit uni à une sensibilité délicate et à une observation de la vie réelle que l’attention la plus sévère ne trouve jamais en défaut. Le Moine de Châalis prendra rang parmi les plus heureuses productions de cette plume élégante et facile à laquelle on doit déjà tant de charmans récits.


M. Théophile Gantier vient de publier, sous le titre de Tra los Montes[2], l’œuvre où il a recueilli les souvenirs de son voyage en Espagne. Les pages consacrées dans cette Revue même à Grenade, à Cordoue, à Séville, par l’auteur de Tra los Montes, nous dispensent de nous étendre sur ce livre, où l’on retrouve la verve et l’originalité du spirituel écrivain. C’est en artiste et en poète que M. Gautier a vu l’Espagne ; la description des lieux tient une grande place dans Tra los Montes, mais qui voudrait s’en plaindre après avoir lu les peintures à la fois exactes et brillantes que trace le voyageur des splendides paysages et des monumens si magnifiques et si variés de la Péninsule ? La physionomie et le caractère des habitans n’ont pas trouvé en M. Gautier un observateur moins fidèle. Il a su faire revivre dans toute leur vérité les figures étranges, les types rudes et fiers qui ont inspiré Velasquez et Ribera. Une place est acquise désormais au nouvel ouvrage de M. Gautier parmi les plus piquans et les plus fidèles tableaux de l’Espagne moderne.


V. de Mars.

  1. Chez Dumont, Palais-Royal.
  2. vol. in-8o, chez Magen, quai des Augustins.