Chronique de la quinzaine - 14 mai 1917

Chronique n° 2042
14 mai 1917


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La troisième bataille d’Artois, que l’armée britannique a engagée le jeudi 3 mai au matin, a mis aux prises, de la part de nos Alliés une résolution opiniâtre, de la part de l’ennemi une fureur désespérée. D’après tous les témoignages, cette guerre, qui a vu de si terribles mêlées, n’en avait pas encore connu d’aussi ardentes que celles-ci. Nous n’aimons pas beaucoup, pour ce qu’elles ont d’inutilement injurieux, les métaphores empruntées à l’art de la vénerie ; mais on peut le dire : un tel acharnement est le signe que nous arrivons à l’entrée de la tanière et que la bête est sur ses fins. Du moins, c’est le signe qu’elle s’en rapproche. Le champ de bataille couvre, à l’Est d’Arras, du Nord-Est au Sud-Est, et, plus précisément, de la route de Vimy à Acheville au village de Bullecourt, un front d’un peu plus de vingt kilomètres. Pour la commodité du regard, divisons-le en trois secteurs ; mais indiquons d’abord ce qu’était dans cette région la ligne de Hindenburg, ou plutôt celle de ses lignes successives que l’âme poétique et wagnérienne de l’État-major impérial avait baptisée du nom de Siegfried, réservant pour la suivante, qui serait plus formidable encore, le nom redouté de Wotan, père des épouvantemens ; comme si les guerres d’aujourd’hui, sans prétendre que la force du mythe n’y joue absolument aucun rôle, se décidaient par des mythologies.

Cette ligne, la ligne Siegfried, allait, dans la direction du Nord au Sud, d’Acheville à Bullecourt, en passant approximativement par Arleux-en-Gohelle, Oppy, Gavrelle, Fampoux, Rœux, l’Est de Monchy-le-Preux et de Guémappe, Chérisy, Fontaine-les-Croisilles, coupant la route nationale et la voie ferrée d’Arras à Douai, la route nationale d’Arras à Cambrai, plusieurs rivières parmi lesquelles la Scarpe, le Cojeul, la Sensée. Dans le premier des trois secteurs, au Nord de la Scarpe, les Anglais, s’étant emparés d’Arleux-en-Gohelle, ont prononcé tout de suite une action contre Fresnoy, et là, sur une étendue de trois kilomètres environ, ils ont percé, ou enfoncé, ou fait plier (comme il plaira le mieux au quartier-maître général Ludendorff pour la rédaction de son communiqué) la branche Siegfried de la ligne Hindenburg. Fresnoy est disputé âprement, pris, repris ; et, plus bas, Oppy, protégé par son bois, tient dur ; mais « nous l’aurons, » jurent à l’envi, tommies, Canadiens et Ânzacs, c’est-à-dire, par abréviation, les Canadiens et les Néo-Zélandais. Vers Gavrelle, poussées et contre-poussées ; de l’Ouest, le maréchal Haig pèse sur la ligne que, de l’Est, étaie le Kronprinz de Bavière. A Fampoux, sur la voie ferrée, les Britanniques paraissent avoir nettement le dessus. Le deuxième secteur, passé la Scarpe, entre Scarpe et Sensée, avait été, au début de la nouvelle bataille, assez tranquille ; mais voici qu’il s’est animé, et que, des deux côtés de la route d’Arras à Douai, des attaques anglaises, des contre-attaques ennemies se disputent les approches de Chérisy, qui commencent à être les avancées de Bullecourt dans le troisième secteur ; en fait, avec Fontaine-lès-Croisilles et Croisilles même, les vis de sûreté, les écrous de la grande charnière allemande. C’est, en effet, de Quéant que partent vers les quatre points de l’horizon toutes les lignes, tous les fossés, toutes les tranchées, tous les fils de fer de Hindenburg ; c’est là que s’articule son système de défense, et qu’il enlace aux jambes du héros Siegfried les bras du dieu Wotan. Mais une charnière se rompt à coups de marteau, et puisque le Jupiter teuton prise cet instrument qu’il a adopté pour emblème, l’artillerie anglaise ne tardera sans doute pas à lui en donner. Personne, — et Ludendorff moins que personne, — n’oserait nier qu’elle soit devenue experte dans l’art de « marteler, » de « pilonner. » Ce sera ici un gros morceau, et il faudra peut-être de la patience ; seulement, quand la charnière sautera, le résultat vaudra la peine.

Cela fait, ces secousses données, c’est le tour de l’armée britannique de se reposer, en en préparant d’autres, et c’est le nôtre, c’est le tour de l’armée française de reprendre une offensive que certains s’étaient trop hâtés de croire arrêtée, mais qui n’était, qui ne pouvait être qu’interrompue, pour l’accomplissement de ses desseins et par les nécessités mêmes de son développement. S’il était permis d’employer une pareille comparaison, nous dirions volontiers que cette offensive, cette double offensive est réglée sur une sorte de rythme alterné. Nous avons, dès le 1er mai, dénoncé l’excès de notre impatience, laissant entendre que nous avions sans doute conçu de trop vastes espoirs et que nos désirs nous avaient emportés trop loin, trop vite. Les batailles, il est superflu de le dire, ne se livrent pas sur le papier. Sur le terrain, celle-ci, une bataille de l’Aisne, sera, en toute circonstance, rude et difficile. Si l’on tient à s’en assurer, qu’on relise le récit de ce qui se passa, il y a cent trois ans, vers Craonne, le moulin de Vauclerc, la ferme Heurtebise et la Vallée Foulon, alors que le général en chef s’appelait Napoléon, et que les agens d’exécution étaient les maréchaux Ney et Victor, sans que d’ailleurs ils eussent devant eux ni fortifications de campagne hérissées et creusées à loisir, réseaux de vingt mètres d’épaisseur ou abris de douze mètres de profondeur, ni artillerie lourde à grande portée et à grande puissance. La méditation de leurs travaux, le souvenir de leurs fatigues et de leurs pertes sont bien faits pour nous rendre non pas modestes, — il ne faut pas être trop modeste quand on entreprend, et si on l’était trop, on ne risquerait plus rien, — mais constans et persévérans. Faute de mesurer les réalités, et de mesurer sur elles nos forces pour mesurer les possibilités, nous nous ménageons à nous-mêmes des déceptions, que la propagande ennemie, toujours aux aguets, ne manquera pas d’exploiter chez elle, chez les neutres, et, à l’occasion, chez nous. Tâchons d’être à la fois sincères et exacts.

Notre offensive du 16 avril ne nous a pas, il est vrai, donné d’abord tout ce que nous nous en étions promis, mais nous avions eu le premier tort d’en attendre plus qu’elle ne pouvait donner. Ensuite, nous avons eu le deuxième tort, qui aggravait le premier, de ne pas voir tout ce qu’elle avait déjà rendu et ce qu’elle était capable de rendre encore. Nous n’en avons retenu que le bénéfice positif ; il nous a paru mince, car nous l’avons borné aux limites, relativement étroites, du terrain gagné ; les prisonniers capturés par milliers, les canons enlevés par centaines ont peu compté pour nous, qui ne voulions compter que les lieues et les heures. A plus forte raison avons-nous dédaigné le bénéfice négatif, énorme pourtant, d’avoir prévenu, empêché, dispersé une attaque de Hindenburg, lequel n’avait vraisemblablement pas rassemblé en ce point plus de quarante divisions dans la seule pensée de nous barrer la route. Nous la fermer ne lui suffisait pas, il songeait à s’en ouvrir une, et si nous ne nous étions pas jetés sur lui, c’est lui qui se serait rué sur nous. Mais, quand nous avons fait le total, parce qu’il y avait des quantités d’ordre différent qui ne s’additionnaient pas, nous ne nous y sommes point retrouvés. Nous n’avons plus parlé que de fautes et de sacrifices. Nous avons pris des airs irrités ou désolés ou résignés, selon les tempéramens. D’un succès inachevé, nous avons fait un insuccès. Et il était temps que l’offensive recommençât, et que nous conquérions Craonne, avec les crêtes escarpées qui dominent la rive Sud de l’Ailette ; qu’en Champagne aussi, au Nord-Ouest de Reims, nous marquions un progrès important, augmentant de plus de six mille encore le nombre des prisonniers de l’autre quinzaine. Nous étions en train de créer contre nous, de nos propres mains, de notre propre langue, l’absurde et fausse légende d’un échec ; pure légende, l’heureuse reprise à laquelle nous assistons, et qui n’est qu’un second pas du mouvement initial, en est la démonstration éclatante. Cette fois, c’est le succès absolu, et un admirable succès.

Mais quelle rage avons-nous de nous exalter tour à tour et de nous ravaler sans raison, de ne voir qu’en rose et en noir ? La guerre ne se fait pas seulement sur le champ de bataille ; elle se fait en » même temps à l’arrière ; et, par suite, il y a, il doit y avoir pour toute la nation une tenue, une attitude, un langage, en un mot une politique de guerre. Or, il nous faut connaître notre faiblesse pour nous en guérir : sur le champ de bataille, nous ne sommes inférieurs à personne ; en politique, nous ne sommes pas égaux à nous-mêmes. C’est à peu près ce que Machiavel dit au cardinal d’Amboise, dans cet échange de mots vifs qu’ils eurent à Nantes. Le sens politique est en France le moins bien partagé, même entre ceux dont ce serait la fonction et presque le métier d’en avoir. Si le peuple ou le public en avait, il ne prêterait pas une oreille complaisante et des lèvres bavardes à des contes dont quelques-uns coulent peut-être d’une source suspecte. Si le Parlement en avait, il ne discuterait pas tant d’interpellations dangereuses et maintenant inutiles sur la conduite des opérations et les responsabilités encourues par tel ou tel général ; surtout il ne les discuterait pas en un Comité secret qui, au dedans, laissera licence de tout dire, et, au dehors, donnera prétexte à tout supposer. Enfin, si le gouvernement, si tous ses membres en avaient davantage, ils discerneraient plus sûrement que, comme il est des temps de parler et des temps de se taire, il est aussi des temps d’agir et des temps de s’abstenir ou de différer, mais que, lors même que c’est le temps d’agir, il y a encore la manière. Il est évident qu’une guerre qui a déjà duré trois ans ne peut pas ne pas se faire sentir, dans la vie quotidienne, par une gêne de plus en plus grande. Les deux premières années, à ce point de vue, nous ont été légères, à l’excès peut-être, et c’est cet excès que nous payons : nous ne nous sommes privés, nous n’avons été privés de rien. Peu à peu se sont déclarées, accusées, la crise des prix et la crise des quantités, l’une n’allant pas, ou du moins n’atteignant pas un certain degré, sans l’autre. Des restrictions s’imposaient, du fait même qu’on ne s’était pas imposé de précautions. Mais on pouvait nous restreindre plus discrètement : il n’y avait pas lieu de s’en faire tant de gloire. Même si la rareté de quelques denrées, si la pénurie fût devenue extrême, — et chacun sait que nous en sommes loin, — il eût fallu le dissimuler, l’atténuer, ne pas fournir à l’ennemi cette raison de rapprocher artificieusement notre situation de la sienne, d’enfler à ses propres yeux les effets de sa guerre sous-marine, de ne point désespérer, de se roidir et de tenir encore. Au contraire, nous exagérons notre mal, nous l’étalons. Nos communiqués sont très bons : ne les défaisons pas par nos circulaires. Soutenons la puissance de nos armes par la prudence de nos actes.

D’autant plus que ce n’est que la stricte vérité. Il n’y a, en ce qui concerne les approvisionnemens, entre notre situation, quelque attention qu’elle commande, et celle des Empires du Centre, aucun rapprochement fondé et légitime. Nous voyons bien où nous en sommes et nous ne savons qu’imparfaitement où ils en sont ; néanmoins, nous ne l’ignorons pas tout à fait, et nous pouvons le deviner ou le conjecturer à de nombreux indices qui se multiplient, se confirment et se corroborent. L’acharnement lui-même des dernières batailles est un signe que l’Allemagne sent venir l’épuisement de ses moyens ; mais nous avons des aveux explicites : les lettres et discours à la nation allemande, les appels de Hindenburg, les ordres du jour de Grœner, l’étrange communiqué de Ludendorff, où il déclare, — comme Hamlet au cimetière, — qu’il s’agit « d’être ou de ne pas être, » toute cette littérature par laquelle il essaie de masquer la retraite, de replâtrer la fissure et de redresser le fléchissement ; dans un autre genre, les grèves, chaque semaine plus fréquentes, plus étendues, et les troubles chaque fois plus aigus, dont elles sont mêlées. De cette insurmontable lassitude qui présage et précède de plus ou moins près la défaillance, nous avons même une preuve décisive : la manœuvre allemande pour la paix. Le besoin de la paix à tout prix, la nécessité en quelque sorte physiologique de la paix, s’échappe de toutes les bouches, jaillit de toutes les veines, suinte par tous les pores de l’Allemagne. Il n’y a de dissentiment ou de divergence de vues que sur l’espèce de paix qu’on doit rechercher pour avoir le plus de chance de l’obtenir au plus tôt : paix séparée avec l’un des adversaires que l’on détacherait du bloc, ou paix générale avec tous ? Disons mieux : il y avait naguère dissentiment là-dessus ; à présent on s’est mis d’accord. « Paix générale, » proclament à l’unisson les organes les plus bourdonnans de la social-démocratie, et ces paroles correspondent aux affirmations des « extrémistes » russes.

C’est, en effet, la révolution russe qui a amené ce changement de position de la diplomatie allemande, officieuse sinon officielle, et de ses missionnaires de toute robe. Du temps du Tsar, avec le gouvernement impérial, on ne pouvait poursuivre qu’une paix séparée, en nouant de savantes, peu ragoûtantes, et parfois dégoûtantes intrigues, par le jeu des influences, des trahisons, des séductions et des corruptions germaniques. Depuis les ides de mars, aux yeux des révolutionnaires internationalistes, dont les plus jeunes ont quand même de vieilles barbes, on fait luire, par le jeu des déclamations démagogiques et des rêveries humanitaires, le mirage de la paix générale. Mais, paix générale ou paix séparée, l’une serait pour le monde aussi dangereuse et pour nous aussi détestable que l’autre, si elle était prématurée, car alors elle ne pourrait être que favorable à l’Allemagne. Elle serait favorable à l’Allemagne, même si, comme les extrémistes russes se la représentent, et comme, à de certains symptômes, il semble qu’on incline en Allemagne à y acquiescer, c’était une paix « sans annexions et sans indemnités, » car l’Allemagne sait que c’est désormais le plus qu’elle puisse prétendre ; et finalement, après une fausse défense, de fausses révoltes, des mines, simulacres ou simagrées, elle l’accepterait avec joie dans la crainte du pire. La social-démocratie est donc à l’œuvre, elle a mis au feu tous ses fers et au vent toutes ses enseignes. La conférence de Stockholm s’organise tout ensemble et se désorganise, avec le socialiste belge Camille Huysmans comme régisseur parlant au public, le Hollandais Troelstra comme metteur en scène ; le fameux Scheidemann comme chef d’orchestre, et, comme forts ténors, le leader viennois Victor Adler, le ministre danois Stauning ; comme chœur sur la scène, les délégations de l’Europe centrale, et le Suédois Branting comme gardien de la salle, qui ne sera pas toute garnie, malheureusement, de neutres et d’ennemis, et où certains socialistes d’un ou deux pays de l’Entente, moins clairvoyans que la majorité, n’ont pas été, par un sursaut de conscience, avertis qu’ils n’avaient point de place.

Cette image de théâtre convient seule à ce qui n’est qu’une comédie, comme n’est qu’une comédie le zèle du Reichstag lui-même pour les réformes, l’extension des droits populaires et des prérogatives parlementaires, l’introduction dans le royaume de Prusse d’une dose de démocratie qui le transformerait en monarchie constitutionnelle, dans laquelle les pouvoirs s’équilibreraient, et dont le suprême « Seigneur de guerre » ne serait plus que le premier magistrat. Déjà le Reichstag impérial, selon son président, M. Kaempf, qui l’a fait sonner très haut dans sa harangue de rentrée, « est élu par le suffrage le plus libéral du monde ; » et voilà bien la manie allemande de toujours estimer ce qui est allemand au-dessus de tout, le Reichstag étant élu au suffrage universel pur et simple, ni plus ni moins que beaucoup d’autres assemblées dans le monde, dont on ne peut pas dire pour cela qu’elles en soient les plus libérales. Donner au Landtag prussien ce même suffrage universel, direct, égal, secret (et non « public, » ainsi qu’il nous est échappé de l’écrire, par un lapsus que le lecteur aura de lui-même corrigé), mettre la Prusse au pas de l’Allemagne, et promettre de mettre l’Allemagne au pas des démocraties représentatives, telle est la partie qu’exécutent, à l’intérieur, les diverses fractions bourgeoises de ce qui, chez nous, se qualifierait « la gauche ; » nationaux-libéraux et progressistes, qui sont les radicaux de là-bas, tandis qu’à l’extérieur les socialistes exécutent des morceaux plus colorés d’une musique plus retentissante. Les dissonances ne manquent pas : le comte Reventlow, le comte Westarp, les pangermanistes, les agrariens, et les admirateurs de Tirpitz, et les adorateurs de Hindenburg, s’en chargent ; mais tout est dans la partition, jusqu’au silence de M. de Bethmann-Hollweg, qui ne cache peut-être pas uniquement son embarras. Ce silence du Chancelier a, du reste, pour correctif l’éloquence ou la loquacité du vice-chancelier, M. Helfferich. « Des réformes, » disent ceux-ci ; « la paix, » disent ceux-là ; et lui, il continue de dire ; « Dieu punisse l’Angleterre ! » Il fait plus, et se pique de montrer que Dieu la punit, par le moyen des sous-marins allemands. Il dresse, avec une férocité froide de statisticien et de financier, le bilan de leurs sinistres exploits. Mais ce bilan, comme il arrive, est « arrangé, » et il fallait s’en méfier : M. Helfferich l’a présenté juste au moment où allait se clore le sixième emprunt de guerre allemand. Le gérant grossit les dividendes, pour engager les actionnaires à un nouvel apport de fonds.

Nous sommes ici dans une matière délicate où il importe de se garder autant de la béatitude, ou de la passivité, que du pessimisme et du découragement. M. Lloyd George, droit et robuste, ne s’abandonne à aucune de ces inclinations. Vers le même temps où M. Helfferich faisait à ses auditeurs de Berlin un exposé, monté de ton, des résultats de la piraterie allemande, le Premier anglais entretenait de ce sujet, qui est un sujet de tous les jours, les corporations du Guildhall, où il venait de recevoir le titre de citoyen de Londres. La force de sa manière est faite de bien des vertus, mais premièrement de sa sincérité. M. Helfferich n’avait montré que les profits, M. Lloyd George a signalé les pertes. Oui, l’Allemagne a coulé un certain nombre, un trop grand nombre de navires marchands britanniques, mais il lui en a coûté un certain nombre, un nombre encore trop petit, de sous-marins. Oui, l’Angleterre, pour combler le vide et réparer le dommage, a bâti un certain nombre, un nombre encore trop petit de navires neufs, mais elle en bâtira, en achètera, en lancera un plus grand nombre. Le tonnage envoyé par le fond s’élève à un chiffre considérable, et M. Lloyd George n’en ôte ni n’en efface rien. L’abstention partielle des neutres terrorisés ajoute, par surcroît, au péril. Les navires qui ne naviguent pas sont momentanément perdus, comme les navires coulés. Le remède, dans ces conditions, consiste à mieux garantir ce qu’on a, et à produire ou trouver ce qu’on n’a pas. Des bateaux, des bateaux, et toujours des bateaux ! La question est de savoir si l’Angleterre construira plus et plus vite que l’Allemagne ne détruira, ou si l’Allemagne pourra détruire plus que l’Angleterre ne pourra construire. C’est un combat et c’est une course. L’Angleterre peut souffrir dans ce combat, mais elle doit gagner la course. Le sous-marin qui l’affaniera n’est pas encore immergé. Et les victoires peu glorieuses que M. Helfferich énumère ne nourrissent que l’orgueil allemand. Elles excitent l’Allemagne à ne pas mourir, mais ne lui rapportent pas de quoi vivre.

Ce qu’elles lui ont pour l’instant rapporté de plus clair, c’est le mépris universel, la haine, déclarée ou contenue, de tous les faibles opprimés, des ruptures diplomatiques et des déclarations de guerre. L’exemple des États-Unis a fructifié. Pendant que Washington fête la mission anglaise en la personne de M. A. J. Balfour, et la mission française, dans les personnes du maréchal Joffre, de M. Viviani, de l’amiral Chocheprat et se plaît à reconnaître en M. le marquis de Chambrun l’ombre vivante de La Fayette, en attendant que débarque la mission italienne conduite par le duc d’Udine et qu’arrive le général russe envoyé par le gouvernement provisoire, le président Wilson et ses secrétaires d’État dessinent et précisent les formes multiples de leur coopération. Les États-Unis assurent tout de suite à l’Entente leur concours pécuniaire, prévu, dans l’emprunt de trente-cinq milliards récemment ordonné, pour une somme de plusieurs milliards : la Grande-Bretagne, l’Italie ont leur part, la France va avoir la sienne, et, à en juger par l’effusion des sentimens, ce sera la part de prédilection : prêter avec cet élan, c’est donner. Les ressources ainsi fournies serviront à payer, aux États-Unis mêmes, les expéditions de vivres et de matériel faites à chacun des pays de l’Entente ; le capital produira un faible intérêt, sera remboursé à long terme, mais de la sorte le problème du change, qui a si souvent fait l’angoisse de nos ministres des Finances, est résolu. Tout de suite aussi les États-Unis vont apporter à leurs alliés européens leur concours maritime, et, dans le sens le plus concret de l’expression, leur concours alimentaire. Leur flotte marchande, fiévreusement augmentée, va allonger, à travers l’Océan, ses convois qu’escortera la flotte de guerre, et si l’Allemagne exerce contre le pavillon étoilé la fureur de ses torpillages, elle torpillera les plus beaux de ses propres transatlantiques. Mais les États Unis entendent, en outre, que leur contribution à la guerre soit vraiment une contribution de guerre ; ils ne veulent pas se contenter de la faire avec leur argent, ils veulent y participer de leur sang. Ils ont décidé de lever, par tranches successives, afin de pouvoir l’instruire et l’expédier plus rapidement, une armée de deux millions d’hommes, renouvelant le prodige britannique d’un pays qui n’a pas d’épée, et qui, en pleine bataille, s’en forge une, égale aux meilleures. A cet effet, ils ont décidé le service obligatoire, que l’abondance de leur population leur permet d’adoucir ou d’assouplir par de larges exemptions. Au cri enthousiaste de M. Roosevelt, 200 000 volontaires se sont empressés de faire écho, et l’on propose de constituer un corps expéditionnaire de six brigades qui, sans tarder, viendrait dans nos tranchées incarner, à la face des Allemands, la résolution de l’âme américaine. Ce n’est pas tout. La Russie, qui a besoin, comme nous, d’or et de nourriture, n’a pas besoin d’hommes, mais d’ordre, d’impulsion et de direction. Des forces gigantesques, colossales, y dorment : il suffit de les éveiller. Ici le secours américain se fait particulièrement ingénieux ; les chemins de fer russes se traînent, et ne donnent que peu du rendement dont ils seraient capables. L’ « américanisation » du Transsibérien jettera sur les champs de bataille de l’Europe l’appoint de toute l’Asie orientale, et ouvrira à l’Amérique même une route de plus. Pour ces besognes de vitesse, où il convient de faire rapide plutôt que solide, les procédés américains se recommandent. Ils peuvent décupler le pouvoir de guerre de l’Entente, en fouettant et surexcitant toutes les énergies qui sommeillent.

Au surplus, l’Empire allemand qui a bravé et comme provoqué à plaisir l’inimitié des États-Unis aurait tort de se rire du défi que lui portent ou s’apprêtent à lui porter des États que, dans sa superbe, il peut juger minuscules comme Cuba, Haïti, le Guatemala, la Bolivie, ou exorbitans comme le Brésil et la Chine. Quand une puissance s’est révélée aussi monstrueuse que s’est découverte l’Allemagne, il s’agit non seulement de la battre dans le temps le plus court, mais de l’abattre pour le plus longtemps ; non seulement de la briser dans la guerre, mais de la brider après la guerre. A cet égard, l’adhésion des Antilles, de l’Amérique centrale, de l’Amérique méridionale, de l’Extrême-Orient, est inappréciable. C’est plus de la moitié du globe qui se retire et qui se refuse. Et nous ne sommes pas au bout. Le Brésil, qui avait rompu ses relations avec l’Allemagne, paraît être décidé à ne pas s’en tenir là : telle est du moins la signification qui semble s’attacher à la retraite du chancelier, M. Lauro Muller, que remplace M. Nilo Peçanha. Rendons cette justice à M. Muller qu’il se montra toujours correct, et qu’il y eut quelquefois du mérite, étant donné ses origines et son nom même qui ne permettait à personne, pas même à lui, de les oublier. Mais saluons M. Peçanha, dont le cœur et le verbe latin sont plus chauds. D’autres républiques du Centre et du Sud hésitent, soupèsent et oscillent encore. La République Argentine s’estime provisoirement satisfaite. Mais, chose curieuse et qui demanderait vérification, on annonce que le général Carranza amènerait le Mexique à résipiscence. Ainsi, de proche en proche, l’attraction des États-Unis emporterait tout le continent.

Seule, drapée dans ce qui lui reste de la cape de Charles-Quint, l’Espagne, trop faible, dit-elle, pour se porter au premier plan, trop fière pour se ranger au second, demeure assise au rivage de l’ancien monde. Ce n’est pas nous qui nous permettrions de parler d’elle en ces termes, c’est un de ses hommes politiques, un de ses chefs de parti, et le plus illustre peut-être de ceux d’à présent, M. Maura. Nous lui en avons connu d’autres. Homme politique, chef de parti, il serait plus juste de dire : orateur. Encore, de l’aveu unanime, le discours que M. Maura a prononcé l’autre dimanche, à la Plaza de Toros, devant 20 000 personnes dont beaucoup étaient venues par curiosité, n’a-t-il pas été de ses bons. Tous les journaux de Madrid ont passé la semaine à en chercher le sens et le lien. Le moindre de ses défauts est d’être obscur ; mais il est, de plus, tout rempli d’incohérences et de contradictions. « M. Maura, imprime en manchettes le Libéral, défend les germanophiles, les amis de l’Entente, les neutralistes, les interventionnistes, ceux qui veulent Gibraltar, ceux qui ne le veulent pas, ceux qui luttent et ceux qui ont peur de lutter. » C’est fort bien jugé, mais c’est incomplet, car, tout cela, en même temps que M. Maura le défend, il le critique ou l’attaque, et nous voudrions qu’il n’y eût pas d’irrévérence à dire d’un mot à la française que ce serait le discours de M. Joseph Prudhomme, s’il y avait le sabre. Cependant on a tort d’opposer ces paroles d’hier à celles d’avant-hier, et ce discours des Arènes au discours de Beranga. Nous avons tenu à lire et à relire dans leur texte les deux morceaux. M. Maura est resté fidèle à lui-même ; et, s’il se contredit, s’il ne se ressaisit et ne se rassemble pas, ce n’est pas de l’un à l’autre ni entre les deux, c’est en chacun d’eux. A l’appui de la neutralité, il évoque les antiques griefs, qu’il émousse pourtant de sympathies conditionnelles, si bien qu’on pourrait croire, d’une part, que ce discours a été composé au lendemain de la bataille de Rocroy, et, d’autre part, qu’il a été fait tout spécialement en vue de Gibraltar et de Tanger. Mais pourquoi tant d’affaires et de commentaires ? Les acclamations échauffées de la « jeunesse mauriste » — y eut-il jamais une « jeunesse canoviste ? » — nous dévoilent que ce ne fut, au fond, qu’un geste de politique intérieure.

Dans l’ensemble, nous sommes autorisés à maintenir que la cause est entendue, et que l’opinion du monde, chaque jour plus unanime et plus hardie dans son expression, est pour nous la certitude morale de notre victoire. Nos fidèles amis nous le prouvent de la façon la plus agréable, mais ceux mêmes qui ne sont pas nos amis très passionnés nous le prouvent aussi à leur façon. Il n’est pas jusqu’au roi Constantin qui ne comprenne l’opportunité de nous marquer des dispositions moins hostiles, et qui ne nous fasse cette avance, qu’il voudrait nous faire prendre pour une satisfaction, de congédier M. Lambros et de rappeler M. Zaïmis, dont nous n’eûmes pas trop à nous plaindre, et que nous n’avons pas d’objections à voir revenir, sans toutefois trop en espérer. Nous ne douterions pas de ce qu’il voudrait, qu’il nous faudrait encore douter de ce qu’il pourra. Les destins sont en marche : ils ont trouvé leur voie. La dernière leçon du président du Conseil qui s’en va à son royal élève a dû être que les Cieux et les Enfers étaient pleins de divinités lentes et boiteuses, qu’on n’arrête plus lorsqu’on les a forcées à se lever.

Mais nous voici, avant de finir, ramenés par les dernières nouvelles à tourner encore nos regards vers Pétrograd. Cette semaine a vu apparaître au jour le conflit latent du Gouvernement provisoire et du Comité mixte d’ouvriers et de soldats ; conflit fatal, et qui ne pouvait point tarder. L’occasion en a été la note de M. Milioukoff aux Alliés sur « les buts de guerre » de la Russie. Il avait écrit les deux mots de « garanties » et de « sanctions. » Les internationalistes qui ne craignent rien tant que de blesser l’intéressante Allemagne ont exigé d’abord qu’il les expliquât, puis qu’il expliquât son explication. Sur ce point, dans la forme, le Gouvernement provisoire a cédé. Mais, encore qu’avec une prudence à laquelle l’obligeaient l’état des esprits et la balance des forces, il a commencé à examiner les titres du Comité à dicter ses volontés au nom du peuple russe ; et commencer à les examiner, c’est s’acheminer à les réviser. Le prince Lvoff et ses collègues se sont souvenus qu’il y avait tout de même en Russie une assemblée légalement élue, la Douma ; que, dissoute par l’Empereur, elle avait refusé de se séparer ; et que, la révolution s’étant faite autour d’elle et à propos d’elle, il serait paradoxal que le bouleversement des institutions eût abouti, en ce qui la touche, à la dissolution que le mouvement d’où il est sorti aurait eu pour objet d’empêcher. En la Douma, la Russie continue donc d’avoir une représentation imparfaite peut-être, mais légale, et qui reste la seule légale, sa seule représentation, tant que la Constituante n’a pas été nommée. Pour nous, nous ne nous lasserons pas de le redire : il faut que la Russie ait un gouvernement et qu’elle n’en ait qu’un. Il le faut d’autant plus impérieusement, et d’autant plus tôt, que les généraux Alexeïeff, Roussky, Korniloff signalent une concentration de vaisseaux et de transports allemands vers Liban. Peut-être n’est-ce qu’un épouvantait ; mais peut-être sont-ce des préparatifs. Militaire et diplomatique, l’une couvrant et appuyant l’autre, les deux manœuvres allemandes se font de toutes mains et à toutes fins. Derrière la machination de paix, il y a l’opération de guerre, et derrière la machination de guerre, il y a l’opération de paix. Réglons-nous sur ce que l’Allemagne ne peut plus longtemps attendre la paix, et que, militairement ou diplomatiquement, par la ruse ou par l’audace, elle doit ou la surprendre ou l’arracher.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant,

RENÉ DOUMIC