Chronique de la quinzaine - 14 mai 1912

Chronique n° 1922
14 mai 1912


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La situation s’est fort assombrie au Maroc depuis quinze jours. Sous l’imminence du danger, le gouvernement a fait, — enfin, — ce qu’il aurait dû faire depuis plusieurs mois, il a nommé un résident général et assurément il a fait un bon choix. On aurait pu, toute question de personne mise à part, préférer une autre combinaison que nous avions nous-même indiquée. Pour l’œuvre de longue haleine qu’il s’agit d’accomplir, œuvre infiniment complexe et qui touche à beaucoup d’objets différens, un résident général civil aurait présenté des avantages ; mais les circonstances ont été les plus fortes, on s’est surtout préoccupé du péril immédiat, on a couru au plus pressé et on a préféré un soldat. Dès lors le général Lyautey s’imposait. Le rôle important qu’il a joué autrefois à Madagascar sous les ordres du général Galliéni ; celui, plus important encore, qu’il a tenu pendant plusieurs années sur la frontière algéro-marocaine, où il s’est montré à la fois homme de guerre, administrateur et pacificateur ; l’inspection dont il a été chargé dans la Chaouïa au cours des opérations militaires si bien conduites par le général d’Amade ; sa profonde connaissance des hommes et des choses d’Afrique, tout le désignait à la confiance du gouvernement comme à celle du pays. Nous ignorons les instructions qui lui ont été données ; elles sont, nous n’en doutons pas, sages et prudentes ; mais ici la sagesse et la prudence consistent surtout à laisser une grande liberté d’action et d’exécution au résident général qu’on a-choisi. La situation du Maroc est de celles qu’on ne peut bien juger que sur place, et les événemens de ces derniers jours ont montré, par la surprise même qu’ils ont provoquée, combien ou la connaissait mal à Paris. Le général Lyautey n’est pas solidifie des fautes qui ont été commises ; il arrive au Maroc sans engagemens avec le passé, sans prévention, sans parti pris ; il verra et agira vite. C’est ce que nous attendons de lui.

On ne saurait d’ailleurs trop s’étonner de l’étrange imprévoyance, ou plutôt de l’aveuglement avec lequel les affaires marocaines ont été menées. Il semblait que tout fût fini parce que nous étions allés à Fez, et on traitait d’alarmistes incorrigibles ceux qui continuaient de croire qu’on était non pas à la fin, mais au début d’une entreprise délicate, difficile, à tous égards laborieuse. Nous disions, dès ce moment, qu’aller à Fez n’était rien et que les suites de l’opération seraient autrement lourdes que l’opération elle-même. On ne l’a pas cru ; l’opinion mal éclairée s’est endormie dans une confiance exagérée) et pourtant, à défaut d’une observation plus attentive de ce qui se passait autour de Fez et à Fez même, un peu de mémoire aurait suffi pour prévoir ce qui devait arriver. L’établissement de notre protectorat en Tunisie a débuté de même ; nous avons surmonté sans peine les premières résistances que nous avons rencontrées ; nous sommes devenus les maîtres aux moindres frais. Alors nous avons cru, comme depuis au Maroc, que tout était terminé et notre confiance a été si grande que nous avons rappelé une partie de notre corps expéditionnaire. Peu de temps après, la révolte a éclaté dans le Sud : il a fallu faire revenir nos troupes et commencer une nouvelle expédition qui a été plus longue et plus pénible que la première. C’est ainsi que les choses se passent toujours. Le danger au Maroc est plus grand qu’en Tunisie, parce que nous y avons affaire à une population plus guerrière, parce que la topographie du pays est en quelque sorte plus hostile, enfin parce que les deux tiers, sinon même les trois quarts du pays n’ont jamais connu une autorité quelconque. Nous espérions trouver plus de facilités dans les régions prétendues soumises au Maghzen ; mais elles ont été sourdement travaillées et chaque jour nous apporte la nouvelle que, tantôt telle tribu, tantôt telle autre se soulève. De tous les côtés, un vent de haine souffle contre nous. Cela est grave, certes, mais la France est assez forte pour vaincre tous les obstacles et elle a engagé son honneur à le faire. Ces obstacles, le général Lyautey les reconnaîtra dès son arrivée à Fez : à lui de dire s’il a les forces nécessaires pour les briser. S’il les a, nous en serons fort aises ; dans le cas contraire, nous devrons les lui donner, quelles qu’en soient les difficultés, et elles seront grandes. Nous avons épuisé en effet, ou peu s’en faut, les ressources de l’Afrique. L’événement d’hier a montré le peu de fond que nous pouvons faire sur les troupes chérifiennes. Reste l’armée de France. Plus que jamais, étant donné l’état de l’Europe, il est imprudent d’y toucher : nous craignons cependant que, d’ici à peu, la nécessité ne s’en impose avec une force irrésistible. Que la responsabilité en retombe sur ceux qui ont engagé l’affaire du Maroc comme on sait !

Une des grosses difficultés actuelles vient du Sultan. Quand nous écrivions, il y a quinze jours, qu’il semblait envier la situation de tranquille rentier dont jouit son frère Abd-el-Aziz, nous ne croyions pas si bien dire. On ne savait pas encore à ce moment à quel point de neurasthénie était tombé Moulaï-Hafid. Cet homme qui s’est emparé autrefois du pouvoir par la révolte, qui a joué sa tête avec audace et s’est montré chef de parti sans scrupules, sans crainte et sans pitié, est aujourd’hui bien différent de ce qu’il nous est apparu alors : sa décomposition morale est telle qu’il est obsédé de l’idée d’abdiquer. De ce fait, le gouvernement de la République était avisé depuis plusieurs mois déjà, puisqu’on. nous révèle que, dès octobre 1911, il a connu le projet du Sultan et n’y a pas fait une opposition de principe. D’où est venu à Moulaï-Hafid tant de lassitude et de dégoût ? Après être arrivé au but de son rêve, estimerait-il philosophiquement, comme un autre Salomon, que tout est vanité ? Son désenchantement est sans doute d’un ordre moins relevé. Le motif principal de sa résolution est plutôt qu’ayant eu plusieurs fois déjà très grand’peur pour sa vie, qui lui est chère, notre protectorat ne le rassure pas suffisamment contre le retour des mêmes dangers : et si tel est, en effet, son sentiment, il est de nature à nous donner à réfléchir sur ce que ce protectorat a encore d’instable, car l’instinct de conservation est presque infaillible. Quoi qu’il en soit, le Sultan nous a fait part de sa ferme volonté de prendre une retraite anticipée, comme un fonctionnaire auquel l’exercice de ses fonctions a donné des infirmités physiques ou morales. On reproche à M. de Selves de lui avoir donné son consentement et de lui avoir seulement demandé d’ajourner l’exécution de son projet ; mais pouvions-nous obtenir de lui autre chose et ne vivons-nous pas au jour le jour au Maroc ? En octobre dernier, nous étions en pleine négociation allemande ; la convention du 11 novembre n’était pas signée ; quelle aurait été notre situation si, au moment de faire accepter notre protectorat à Berlin, le Sultan avait abdiqué à Fez ? Avouons qu’elle aurait été aussi ridicule qu’embarrassante. Le Sultan pouvait donc nous imposer les conditions qu’il aurait voulues et peut-être faut-il le remercier de n’avoir pas abusé de ses avantages. Il nous a rendu depuis un réel service en signant le traité de protectorat. Il ne pouvait pas se tromper sur l’impression que ferait ce traité : elle devait être très vive dans tout le Maroc. Aussi l’affaire a-t-elle été menée comme une conspiration. Les esprits n’y avaient pas été préparés et, au surplus, nous doutons qu’on eût pu le faire d’une manière efficace. La révolte était inévitable : on l’a si bien senti qu’on a fait effort pour tenir la nouvelle secrète pendant quelques jours ; mais il n’y a pas plus de secret à Fez aujourd’hui qu’il n’y en a à Paris ou ailleurs ; le traité été connu aussitôt que signé. On sait ce qui en est résulté : les troupes chérifiennes se sont insurgées, et plusieurs de nos compatriotes ont été massacrés. Nous avons été obligés de reconquérir Fez, d’y faire entrer des troupes par la force, de mettre la ville en état de siège, et, malgré tout cela, il s’en faut de beaucoup que la sécurité y soit rétablie : plusieurs quartiers sont encore interdits aux Européens qui ne pourraient pas y pénétrer sans danger de mort. L’ordre matériel est à la surface, le frémissement de la révolte court au-dessous. La situation n’est pas meilleure dans le reste du pays qu’on a dégarni de troupes pour en garnir la capitale : si le danger diminue sur un point, il augmente sur un autre sans disparaître sur aucun. Les choses en sont là : puissent-elles ne pas s’aggraver avant l’arrivée du général Lyautey !

Nous n’avions pas compris, il y a quinze jours, comment le projet de faire venir le Sultan à Rabat et de là à Paris avait pu se présenter à un esprit raisonnable. Eh quoi ! on avait conduit Abd-el-Aziz à Rabat et cette démonstration absurde avait précipité sa chute : allait-on recommencer avec Moulaï-Hafid ? Les autorités françaises à Fez n’étaient pourtant pas aussi oublieuses, ni aussi gratuitement imprudentes qu’il le semblait : mais pourquoi n’a-t-on pas dit tout de suite que ce n’était pas M. Regnault qui voulait promener le Sultan à Rabat et à Paris, mais le Sultan qui voulait y aller à tout prix ? On l’a su depuis et on s’est demandé quelle fringale de mouvement s’était emparée de lui. Pourquoi éprouvait-il cette impatience fébrile de changer de place ? Sans doute il étouffait à Fez, et, après y avoir vu plusieurs fois la mort de près, sentait-il le besoin d’aller respirer ailleurs, et sans doute aussi ce besoin s’est-il manifesté chez lui d’une manière encore plus pressante lorsqu’on lui a mis la plume dans la main pour qu’il signât le traité. Il a consenti à signer, mais à la condition de s’en aller tout de suite après et vraisemblablement de ne plus revenir : le gouvernement de la République ne l’avait-U pas autorisé d’avance à abdiquer ? Quand on a connu ces détails, la question du) voyage à Rabat et à Paris a commencé à s’éclaircir. Il est probable que, pour obtenir sa signature, de |nouvelles promesses ont été faites au Sultan et qu’on lui a fait entrevoir de loin les boulevards de Paris comme un refuge assuré : El Mokri a pu lui dire les plaisirs qui y abondaient. Moulaï-Hafid s’est donc attaché, acharné à l’idée de son voyage et on a commencé d’y préparer l’opinion française. On l’a fait plus habilement qu’on n’avait préparé l’opinion marocaine au traité de protectorat : le voyage du Sultan a été présenté comme une reconnaissance définitive, une consécration éclatante de notre protectorat. Ce point de vue pouvait séduire ; cependant les objections et les critiques n’ont pas tardé à se produire et on a fini par avouer la vérité. Moulaï-Hafid s’entêtait dans son projet avec la violence d’un homme qui veut fuir le danger sans regarder derrière soi, et l’exigence d’un enfant gâté qui a l’habitude de voir tous ses désirs réalisés.

Que faire ? Le gouvernement sentait bien qu’on l’acculait à une nouvelle faute : d’autre part, nos représentans à Fez avaient promis et devenaient pressans. Grande perplexité ! Cependant les circonstances marocaines sont devenues telles qu’on a dû renoncer, au moins provisoirement, au voyage du Sultan et qu’on a réussi, parait-il, à le convaincre lui-même de cette nécessité. De Fez à Rabat, le chemin n’est pas sûr ; les tribus qu’on y rencontre semblent à la veille d’une révolte avouée. Le Sultan devait être accompagné de M. Regnault : d’aussi importans personnages ne voyagent pas comme des particuliers, il faut les entourer de forces respectables pour les préserver de tout danger. Qu’arriverait-il, en effet, si ces précautions se trouvant insuffisantes, ils étaient enlevés en cours de route ? Il est triste de penser qu’un an après notre marche sur Fez, de pareils dangers ne sont pas chimériques. Peu à peu des renseignemens plus complets, plus précis, nous sont donnés sur la conspiration tramée contre nous. Comme il arrive souvent, elle a éclaté avant l’heure ; les troupes chérifiennes se sont révoltées trop tôt et le mouvement d’ensemble qui avait été préparé est devenu partiel et successif. On nous raconte aujourd’hui qu’il avait précisément pour objet d’enlever le Sultan entre Fez et Rabat et de l’arracher aux Français qui le retenaient prisonnier. Il y a. en effet, au Maroc deux versions à son sujet : d’après l’une, il a vendu traîtreusement son pays à la France et il est digne de mépris ; d’après l’autre, il subit avec douleur un joug auquel il est temps de le soustraire. Entre ces deux versions, chacun fait son choix. Quant au Sultan lui-même, il parle comme notre ami. mais il gémit comme notre prisonnier, n’étant pas fâché qu’on croie qu’il l’est : dans l’incertitude de l’avenir, c’est le seul moyen pour lui de trouver un regain de popularité. Sans que nous puissions l’accuser de rien formellement, il est permis de penser qu’il ménage tous les côtés d’une situation complexe et qui reste obscure à ses yeux. Nous n’avons aucune raison de croire à sa déloyauté, mais nous n’en avons non plus aucune de compter sur sa parfaite franchise et encore moins sur son sérieux attachement.

Dans une conversation très intéressante, très significative, qu’il a eue avec un rédacteur du Matin, il apparaît intelligent, adroit, circonspect et cependant explicite, dévoué sans doute à la nation protectrice, mais soucieux de s’adresser par la presse à l’opinion pour lui faire part de ses peines. Donc, après avoir exprimé son indignation contre les derniers événemens de Fez, il a déclaré qu’il n’avait pu rien faire pour les conjurer, car on le tenait en dehors de tout. « Vous n’ignorez point, dit-il, que les troupes chérifiennes échappent complètement à mon autorité. Depuis que les instructeurs français en ont pris la direction, je n’ai plus aucune relation avec elles ; je ne connais même pas mes caïds reka et mes mokkadems… Ne voyez dans mes paroles aucune récrimination, aucune critique, mais une simple constatation, montrant que l’état d’esprit des troupes chérifiennes m’échappait entièrement et que je ne pouvais ni prévoir, ni réprimer la sédition qui a éclaté. » Et sur une nouvelle question relative au caractère de l’insurrection qui n’a pas été seulement militaire et semble bien être provenue d’un mécontentement plus général : « Je vous ferai encore, dit-il, la même réponse : les autorités françaises ont pris entre leurs mains l’administration de la ville et celle des tribus, de même que celle de mes troupes. Les caïds des tribus ont été destitués et remplacés sans que j’en aie seulement été prévenu. Je n’avais plus aucun contact avec les populations rurales et j’ignore ce qu’elles pouvaient penser… Les documens, les ordres n’étaient plus revêtus du sceau chérifien, mais d’un cachet français ! N’était-il donc pas visible pour tous que je n’étais plus rien ?… On m’a dépouillé de toute autorité ; je ne suis même pas un conseiller du gouvernement. On agit sans me consulter en quoi que ce soit… On m’a lié les mains et jeté à l’eau, et l’on voudrait me reprocher maintenant d’être mouillé. Pourquoi aussi voudrait-on m’empêcher d’aller à Rabat ? Serait-ce… (et Moulaï-Hafid paraît ici chercher le mot), serait- ce juste ? Dites-le-moi vous-même. » « J’évite la réponse, » dit le rédacteur du Matin et il lui parle d’autre chose. Mais nous retenons, nous, les plaintes de Moulaï-Hafid, car elles sont légitimes, si les faits qui les provoquent sont exacts. C’est fausser le protectorat que de tenir le Sultan en dehors de tout et de le traiter comme non existant. Le protectorat doit respecter sa souveraineté. Il ne peut rien faire que par notre intermédiaire, nous sommes ses ministres obligés, mais de là à ne le consulter jamais, à le tenir dans l’ignorance de tout ce qui se prépare, à remplacer son sceau par un cachet français, la distance est grande, et il est en droit de se plaindre de la situation qui lui est faite. Après avoir lu ses plaintes, on comprend qu’il veuille nous fausser compagnie en abdiquant un pouvoir qui n’existe plus. Ses projets de retraite s’expliquent : on ne l’y fera renoncer qu’en changeant de manière à son égard. Pour cela encore, nous comptons sur le général Lyautey, qui est un militaire, mais aussi un négociateur, un diplomate, c’est-à-dire un homme d’action dans toute l’étendue du mot, non pas seulement un chef d’armée, mais un chef de gouvernement : à ce titre, il aura beaucoup de choses à remettre à leur place et d’omissions à réparer.

Il sera soutenu dans sa tâche par une opinion aujourd’hui mieux informée, qui commence à en comprendre la complexité. Toutefois, après avoir été optimiste par ignorance, gardons-nous d’être aujourd’hui trop pessimiste par une connaissance incomplète de nos moyens et de nos ressources. Il est d’ailleurs trop tard pour nous reprendre. Nos lecteurs savent combien, et dès la première heure, nous avons déploré la manière dont la question marocaine a été engagée. On en a imprudemment soulevé plusieurs autres qui la compliquent et l’aggravent, et qui, soit du côté de l’Espagne, soit du côté de l’Italie, pourraient faire naître, dans certaines éventualités, de véritables dangers. Il en résulte pour nous des obligations qui se rattachent à toute notre politique internationale. Mais, sans négliger d’autres intérêts qui peuvent avoir pour nous une importance encore plus grande, consacrons-nous à l’œuvre que nous avons entreprise, conformément au vieil axiome latin : Age quod agis. L’heure est d’ailleurs décisive : suivant la direction que nous donnerons à l’affaire, nous en atténuerons ou nous en augmenterons sensiblement les difficultés. Avec la nomination du général Lyautey commence une phase nouvelle : espérons qu’elle le sera vraiment dans tout le sens du mot.


La guerre italo-turque vient d’entrer elle aussi dans une autre phase, dont nous avons annoncé les premiers incidens, il y a quinze jours. Les Italiens semblent avoir renoncé pour le moment à faire un pas de plus sur la terre d’Afrique ; ils se contentent d’être maîtres du rivage de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque et, n’ayant pas réussi à vaincre la résistance que leur opposent les Arabes, soutenus par les troupes turques, ils tournent leur effort d’un autre côté, dans l’espoir, soit de faire capituler directement la Porte, soit d’amener les puissances à intervenir entre elle et eux et à imposer la paix.

Il est douteux que les moyens employés pour faire capituler la Porte soient efficaces, car ils ne l’attaquent pas dans ses œuvres vives et n’augmentent pas sensiblement pour elle le poids de la guerre. Un fort a été bombardé à l’entrée du Bosphore, mais le détroit n’a pas été forcé et les Italiens ne semblent pas devoir en tenter l’aventure : ils se sont contentés d’occuper deux îles dans la mer Egée. Sans doute en occuperont-ils encore quelques autres par la suite, sans que la Porte s’en émeuve beaucoup. Il en serait autrement si les Italiens devaient garder les îles dont ils s’emparent, mais ils annoncent eux-mêmes que cette prise de possession est temporaire : non pas qu’ils ne soient désireux de passer du provisoire au définitif, s’ils le peuvent, mais parce qu’ils savent bien qu’ils rencontreraient des objections et probablement des résistances de la part de l’Europe le jour où, la guerre étant finie, ils voudraient conserver leurs faciles conquêtes. L’équilibre de la Méditerranée en serait effectivement changé, perspective que plusieurs puissances ne considéreraient pas comme indifférente. Quel que doive être l’avenir, l’Italie commence par prendre : on verra ensuite. Le droit de la guerre l’y autorise sans conteste : mais la Porte reste immobile et attend les événemens.

L’Italie réussira-t-elle mieux dans son désir d’amener les neutres à proposer ou à imposer leur médiation, pour faire cesser une guerre qui porte atteinte à leurs intérêts ? Il est plus difficile de le dire avec certitude pour l’avenir : tout ce qu’on peut constater, c’est qu’elle n’y a pas réussi encore. Le bombardement d’un fort sur le Bosphore a amené la Porte à fermer les Dardanelles ; elle a notifié cette fermeture aux Puissances et l’a rendue effective au moyen de mines qui empêchaient sans doute la flotte italienne d’entrer, mais aussi les navires de commerce des autres nations de sortir. Ils se sont accumulés en nombre considérable dans la mer de Marmara. Si les Italiens se sont proposé de mettre en cause les intérêts des neutres, ils ont cette fois atteint leur but. Les neutres ont souffert et ils ont fait entendre des observations à la Porte, sur des modes à la vérité différens. La Russie a été particulièrement énergique, ce qui était tout naturel, son commerce étant celui qui avait le plus à souffrir de la clôture du détroit : elle a toujours employé le ton amical, mais ce ton a été de plus en plus ferme et il le serait sans doute devenu encore davantage si la situation s’était prolongée. La Russie a même été jusqu’à contester à la Porte le droit de fermer les Dardanelles, invoquant pour cela des textes diplomatiques qu’elle a, croyons-nous, interprétés d’une façon arbitraire. Le droit de la Porte ne nous paraît pas niable et personne autre ne l’a nié. Mais le droit et l’usage qu’on en fait sont choses différentes, et on a pu se demander si le danger était tel que la Porte dût recourir, pour le conjurer, au moyen extrême de la clôture du détroit. Nous disons qu’elle dût et non pas qu’elle pût. Sans doute un pays est seul juge, en temps de guerre, de ce qu’il lui convient de faire pour assurer sa sécurité ; mais les neutres peuvent attirer son attention sur les inconvéniens qui en résultent pour eux, afin que les mesures prises et les interdictions qui en résultent ne se prolongent pas au delà de ce qui est strictement indispensable. Enfin, dans les affaires humaines, il n’y a rien d’absolu et, dans le domaine public comme dans le domaine privé, le monde vit des ménagemens que les uns ont pour les autres. Si la Porte avait maintenu la clôture du détroit sans une nécessité évidente, les mécontentemens contre elle auraient été en s’aggravant et l’Italie en aurait tiré avantage : elle a eu plus d’esprit politique et elle a détendu la situation à son profit en prenant la résolution de le rouvrir, sauf à le refermer si le même danger se reproduisait. Après avoir affirmé son droit, elle en a suspendu l’usage pour un temps qui peut être indéfini et qui durera ce que l’Italie voudra. C’était rejeter sur celle-ci la responsabilité éventuelle d’une nouvelle clôture. Quant à la Porte, elle avait fait preuve de bonne volonté, elle avait montré la plus grande considération pour les intérêts des neutres, elle était allée peut-être jusqu’à s’exposer par là à un danger : s’il éclate, qui pourrait lui reprocher les mesures qu’elle ne manquerait pas de prendre pour s’en garantir une fois de plus ? L’attitude des deux belligérans dans cette circonstance a été ce qu’elle devait être, légitime et correcte. Le coup a été porté habilement et paré de même.

Par malheur, ce n’est pas une solution : la guerre continue, sans qu’on aperçoive encore le moyen d’y mettre un terme. Il faudrait pour cela que l’Italie trouvât le défaut de la cuirasse ottomane et y poussât vigoureusement sa pointe : jusqu’à présent, elle ne l’a pas trouvé. Que faire ? Tout le monde aurait intérêt à la fin de la guerre, mais aucune puissance ne veut sacrifier à cet intérêt le maintien du principe de neutralité, moins encore par respect pour lui que par crainte des conséquences qu’entraînerait sa violation.

On a été surpris que, dans un moment où les affaires d’Orient traversent une crise si grave, l’ambassadeur d’Allemagne à Constantinople ait été appelé à Berlin : on l’a été d’autant plus que le bruit a couru aussitôt que le baron Marschall de Bieberstein ne reviendrait pas à son poste et serait envoyé à Londres pour y remplacer le comte Wolff-Metternich. Nous ne saurions dire si ce bruit est fondé : peut-être est-il prématuré de parler d’un mouvement diplomatique aussi important alors qu’il n’est pas encore accompli, mais les journaux le font dans le monde entier, et il y aurait quelque affectation à paraître l’ignorer. Si le baron Marschall quitte Constantinople, son départ n’y sera pas un incident négligeable, car il y occupait une place prépondérante et on s’accordait à dire qu’il ne la devait pas seulement à la grandeur du pays qu’il y représentait, mais encore à son mérite personnel. Il avait réussi à Constantinople comme aucun autre ambassadeur ne l’avait fait depuis longtemps, et son influence était restée la même à travers les crises politiques que le pays a traversées. S’il est donc vrai qu’il aille à Londres, comme son déplacement n’indique certainement pas une orientation nouvelle de la politique allemande en Orient, il faut y chercher une autre cause : on ne peut la trouver que dans les préoccupations toujours très vives que cause à l’Allemagne la poursuite obstinée de son projet de rapprochement avec l’Angleterre. En d’autres termes, si la cause du déplacement du baron Marschall n’est pas à Constantinople, et elle ne peut pas y être, elle est à Londres. Ce n’est un secret pour personne que le gouvernement allemand est pris, depuis quelques mois surtout, du désir ardent de conclure avec l’Angleterre un arrangement qui amène entre les deux pays non seulement une détente, mais une entente.

De là le récent voyage de lord Haldane à Berlin, où la présence d’un ministre anglais avait été l’objet d’un souhait officiel ou officieux : c’est la dernière manifestation apparente de ce désir de rapprochement, qui avait déjà donné lieu à plusieurs négociations avant ce voyage et qui en a provoqué d’autres depuis. On est convaincu à Berlin que la situation est opportune et que, si on n’en profite pas, on ne la retrouvera peut-être plus dans des conditions aussi avantageuses. Malgré ses succès, le ministère radical anglais commence à s’user, comme tous les ministères qui ont duré longtemps et. quel que soit son successeur, on n’est pas sûr de rencontrer auprès de lui des dispositions aussi favorables. Tous les partis en Angleterre désirent sans doute un rapprochement avec l’Allemagne, mais on estime à Berlin que les conditions qu’on entend y mettre seraient plus facilement acceptées par un gouvernement radical que par un gouvernement conservateur, et on s’applique à brusquer le dénouement. Cependant, nous nous hâtons de le dire, les résultats n’ont pas répondu jusqu’ici aux espérances qu’on avait conçues. Le voyage de lord Haldane à Berlin n’en a pas produit de très appréciables, et les tentatives qu’on a renouvelées depuis n’ont pas été plus heureuses : nous n’en voulons pour preuve que le projet de loi militaire dont la discussion s’achève en ce moment au Reichstag. Le prix, en quelque sorte, d’un arrangement entre Londres et Berlin devait être, sinon une diminution sans doute impossible des projets de constructions navales, au moins le maintien du statu quo en Allemagne : or, si le nouveau projet comporte une augmentation considérable de l’armée de terre, ce qui est fait pour nous toucher, il comporte aussi une augmentation notable de l’armée de mer, ce qui est fait pour toucher l’Angleterre. Il y a là un symptôme certain que les négociations n’ont pas abouti. Est-ce la faute du comte Wolff-Metternich ? Ce diplomate, sous des dehors froids et des formes un peu rudes, ne manque ni de finesse ni d’habileté ; il a généralement bien servi les intérêts de son pays ; mais on attendait, on exigeait sans doute de lui plus qu’il ne pouvait faire. On lui tient rigueur de n’y avoir pas réussi.

Le baron Marschall de Bieberstein sera-t-il plus heureux ? Nous ne le saurons que plus tard. Les principes directeurs de la politique extérieure anglaise ont une grande fixité : ils ne changent ni avec les gouvernemens qui se succèdent, ni sans doute avec les ambassadeurs qu’on accrédite auprès d’eux. L’entente cordiale de la France et de l’Angleterre, aussi bien que le rapprochement amical de l’Angleterre et de la Russie ont fait leurs preuves de solidité. L’équilibre de l’Europe, qui est la meilleure garantie de la paix, repose aujourd’hui sur un système d’alliances et d’ententes dont le maintien est soumis à certaines exigences. Nous ne sommes pas de ceux qui le condamnent à une raideur exagérée : un peu de souplesse est nécessaire, et les Puissances qui forment l’un des deux groupemens en présence peuvent sans inconvénient, ou plutôt avec avantage, entretenir de bonnes relations avec celles qui forment l’autre, pour la conciliation de leurs intérêts communs ; mais il y a des limites qu’il serait dangereux de dépasser. Les Puissances qui forment la Triplice le sentent si bien que tout récemment le comte Berchtold, le nouveau ministre austro-hongrois successeur du comte d’Æhrenthal, parlant devant la Délégation hongroise, le constatait publiquement. Après avoir fait allusion au « réseau à mailles étroites d’accords et d’ententes entre les puissances appartenant aux mêmes groupemens ou à des groupemens différens, et qui. disait-il, compliquent forcément la situation internationale, » il ajoutait qu’ « il ne fallait pas méconnaître que ces combinaisons nouvelles peuvent contribuer à adoucir les contrastes et à servir la cause de la paix, mais que, d’autre part, il ne fallait pas non plus oublier que les sphères d’intérêts récemment créées à l’abri des accords spéciaux ont amené d’autres points de contact et établi d’autres surfaces de friction qui introduisent dans la politique étrangère un élément de trouble, dont il paraît prudent de prendre note à temps. » Sage avertissement exprimé en termes discrets, et qui, venu d’un membre de la Triplice, mérite d’être entendu par tout le monde. Partisans résolus de l’entente cordiale, nous tenons à ce que le caractère n’en soit pas altéré. Le moment actuel n’est pas favorable à ce qu’on a appelé la pénétration des alliances, ce qui ne rendra peut-être pas plus facile la mission du baron Marschall à Londres, si elle doit avoir le caractère qu’on lui attribue. Sa nomination montrera seulement, par le choix de son diplomate le plus réputé, l’importance extrême que l’Allemagne attache à ses rapports avec l’Angleterre. Nous serions surpris qu’on attendît du baron Marschall à Berlin le simple règlement de quelques questions coloniales ou économiques : il ne serait pas besoin pour cela d’un homme de son envergure. Son envoi à Londres a un autre objet.

La situation générale de l’Europe n’est pas de nature à inspirer des inquiétudes immédiates : toutes les Puissances qui sont en paix désirent y rester. Mais certains entraînemens qui résultent des choses sont quelquefois plus forts que la volonté des hommes. La prolongation de la guerre dans la Méditerranée et l’extension du champ où elle se déroule ne sont pas sans provoquer des préoccupations. Si le gouvernement est sage en Allemagne, l’état de l’opinion n’y est pas fait pour rassurer, d’autant plus que le gouvernement cherche à apaiser les partis ardens par des concessions et que ce n’est peut-être pas le meilleur moyen d’y réussir. Voilà pourquoi tous les incidens ou changemens qui se produisent en Europe mettent les imaginations en éveil et imposent aux esprits prudens une surveillance de tous les instans. Et voilà aussi pourquoi les intentions que décèle la nomination du baron Marshall à Londres ne sauraient nous laisser inattentifs.


FRANCIS CHARMES.


Le directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.