Chronique de la quinzaine - 14 mai 1844

Chronique no 290
14 mai 1844
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 mai 1844.


La saison est peu politique, et l’exhibition du palais des Champs-Elysées attire plus de curieux que les débats du Palais-Bourbon. Paris est livré à un mouvement de curiosité presque déréglée, et de tous les points du royaume on afflue dans cette vaste capitale, qui semble étaler avec bonheur ses pompeuses magnificences. Ce spectacle ne saurait être sans effet sur l’Europe, qui y assiste avec la France elle-même ; il constate et la sécurité profonde de cette société, et sa prospérité croissante, et ces progrès de tous les arts qui sont aussi des conquêtes. Si, au centre de Regent’s-Park, l’Angleterre réunissait un jour tous les produits de sa gigantesque industrie, ce lieu renfermerait sans doute des trésors à effrayer l’imagination ; mais pourrait-on bien se flatter à Londres de rivaliser avec l’éclat et l’élégance incomparables de notre exposition ? Ce bon goût, qui, dans l’industrie, s’élève presque jusqu’à l’art et semble le fruit natif de notre sol, assure à la France, dans la grande lutte du travail matériel engagée sur tous les points du globe, le maintien de la prépondérance qu’elle a conquise et qu’elle conservera, nous l’espérons, par des œuvres plus sérieuses et des inspirations plus élevées.

Au Luxembourg, la discussion sur l’enseignement secondaire se prolonge et absorbera une semaine encore. Après un débat mémorable, la chambre des pairs est entrée dans la partie administrative et réglementaire de la question ; elle y a porté ce sens politique qui la distingue, et le projet du gouvernement a reçu de la commission et de l’assemblée de notables améliorations. La part prise à cette discussion par M. le comte de Montalivet a été fort remarquée ; il y est intervenu avec une grande entente des faits et une impartialité élevée. De nombreuses conjectures ont été faites à ce propos : sans méconnaître ce qu’elles peuvent avoir de fondé, nous croyons qu’il suffit, pour expliquer cette intervention inattendue, de l’importance même des intérêts engagés. Le triomphe du droit commun, dans le débat soulevé par l’art. 17, n’est guère douteux, et les partisans éclairés de l’enseignement ecclésiastique ne défendront pas eux-mêmes un privilége qui serait l’occasion légitime des plus amères récriminations. À la chambre des députés, le rejet de l’amendement proposé par M. Vatout a assuré l’adoption de la loi sur les prisons ; mais il est manifeste, à en juger par les sentimens de la majorité, que, si celle-ci se refuse à faire avorter au scrutin une œuvre qui l’a occupée trois semaines, c’est avec la certitude que cette loi ne sortira pas de bien long-temps du domaine de la théorie. Jamais les esprits n’ont été moins fixés sur les faits, jamais les résultats du système pensylvanien n’ont paru plus problématiques. Le débat entre M. Léon de Maleville et l’honorable rapporteur a pris un moment un caractère de vivacité qu’on a cru devoir expliquer par des préoccupations politiques. On a affecté de voir dans la spirituelle agression de M. de Maleville une attaque du 1er mars contre la fraction de la gauche qui repousse l’influence et la direction de l’illustre chef de ce cabinet. Nous croyons que c’est là prêter à l’orateur des intentions qu’il n’avait pas, et nous tenons la question de l’emprisonnement pour assez grave par elle-même pour provoquer des luttes passionnées qu’il ne convient pas de rabaisser jusqu’au niveau de manœuvres stratégiques.

Le prochain débat sur les crédits supplémentaires est le seul qui ait la puissance de préoccuper encore les esprits. On croit généralement qu’il amènera des incidens curieux et une reprise de la question de Taïti. La loi régulatrice de ces sortes de crédits tend à devenir de plus en plus le budget politique des sessions législatives. Cela résulte de la nature même des dépenses arrêtées dans le budget normal, dépenses presque toutes obligatoires par leur nature même, et de l’époque avancée où s’engage d’ordinaire la discussion du budget. Si ce mode de procéder offre des avantages réels, en ce qu’il laisse aux deux chambres une plus grande liberté dans l’appréciation des grands intérêts du pays et des incidens de la politique générale, il faut bien reconnaître aussi qu’il présente des inconvéniens financiers d’une nature fort sérieuse. La commission dont M. Félix Réal est l’organe, toute dévouée qu’elle soit au cabinet, a cru devoir appeler sur l’extension abusive des crédits supplémentaires l’attention de la chambre et du pays.

Selon l’observation judicieuse du rapporteur, le budget doit être, autant que possible, l’expression vraie des besoins des services, de telle sorte qu’une fois ce budget voté, tous les soins de l’administration tendent à maintenir les dépenses dans la limite des crédits accordés. Hors de ce principe, la comptabilité financière est bouleversée, et le droit principal de la législature, celui par lequel elle est plus étroitement associée à l’action du gouvernement, le droit souverain de consentir l’impôt, est illusoire dans son exercice. Quelle est en effet sa valeur, lorsqu’il s’exerce sur des faits consommés, et qu’il ne reste plus d’autre alternative qu’une aveugle approbation des dépenses ou la mise en accusation du cabinet qui les a ordonnancées ? D’ailleurs, pour couvrir ces excédans de dépenses non comprises dans les prévisions budgétaires, il faut user d’expédiens toujours dangereux, et qui, à un jour donné, pourraient devenir déplorables ; il faut grandir démesurément la dette flottante, élargir les découverts du trésor, au risque d’atteindre ainsi le crédit à ses sources même.

Il résulte des calculs de la commission qu’au moment du vote du budget de 1843, un excédant de dépenses de 37 millions avait été prévu. Les modifications que ce budget a subies dans ses divers chapitres ont porté sur une somme de plus de 50 millions, et ces mouvemens se résument, compensation faite des annulations et des augmentations, en un accroissement de charges d’environ 33 millions. Tous les départemens ministériels se sont trouvés dans le cas de recourir à la voie des crédits supplémentaires ou extraordinaires. La plupart de ces allocations, justifiées par des nécessités de service, seront d’une régularisation facile : des difficultés sérieuses ne paraissent devoir s’élever que sur les dépenses ordonnancées par les ministères de la marine et des affaires étrangères.

Le budget de la marine pour 1843 avait été voté sur la base de 164 bâtimens, dont 140 armés ; mais les besoins du service ont constamment contraint le ministère de la marine à dépasser ce nombre, que la chambre n’avait consenti à réduire à ces étroites limites que sur l’insistance du cabinet, ainsi qu’on doit se le rappeler. En entrant au département de la marine, M. le baron de Mackau estima qu’une telle situation n’était pas acceptable, et il évalua à 5,600,000 francs l’excédant de dépenses qui devait résulter, pour l’exercice 1844, d’un surcroît d’armement particulièrement applicable à la station des mers de Chine ; mais, sur cette somme, le ministre n’a porté que celle de 1,792,100 francs aux crédits extraordinaires de 1843, en annonçant, dans un rapport au roi du mois de septembre dernier, l’intention d’en attribuer le surplus à l’exercice courant.

La commission n’a pas contesté la nécessité politique de cet excédant de dépenses ; quelque considérable qu’il soit, on peut affirmer que la chambre ne la contestera pas davantage. Sa sollicitude pour les développemens de notre marine en est une sûre garantie ; seulement l’on s’est étonné, et la chambre s’associera à cet étonnement, de la marche suivie pour la fixation de ces crédits. La commission ne s’est pas expliquée pourquoi le département de la marine n’est pas venu, sitôt après l’ouverture de la session, exposer aux chambres l’ensemble de la situation, et réclamer la régularisation immédiate des dépenses déjà faites sous la responsabilité ministérielle. Cette appréciation ne saurait désormais qu’être fort incomplète, puisqu’on a cru devoir procéder par morcellement à des justifications de crédits disséminés dans des lois présentées à des époques diverses, quoique appartenant en fait au même exercice.

Les objections que paraissent devoir rencontrer les demandes de M. le ministre des affaires étrangères sont d’une tout autre nature. On sait qu’elles portent sur les supplémens de crédits ouverts par ordonnance royale pour frais de courrier et pour missions extraordinaires. Le premier de ces chapitres a été porté de 600,000 à 750,000 fr., le second s’est élevé de la somme de 100,000 fr., écrite au budget, à celle de 800,000. C’est une augmentation de près d’un million sur deux chapitres d’une importance secondaire.

Si notre diplomatie n’est pas la mieux renseignée de l’Europe, ce n’est pas à coup sûr faute de courriers. Il y aurait quelque intérêt à savoir si tous ces porteurs de dépêches, dont les pérégrinations postales coûtent à l’état la somme énorme de 750,000 fr., portent la plaque des affaires étrangères, ou l’uniforme d’attaché à ce département. Des personnes ordinairement bien informées assurent le contraire, et promettent des anecdotes piquantes sur certaines promenades de l’autre côté des Pyrénées et des Alpes, voyages dont le public partage avec M. le ministre des affaires étrangères le bénéfice intellectuel et politique, pour peu qu’il veuille bien lire les feuilletons de quelques journaux.

Cependant ce sont surtout les missions extraordinaires qui se développent depuis trois ans sur des proportions gigantesques. Le traité de Campo-Formio et la paix de Lunéville, l’entrevue de Tilsitt et celle d’Erfurth ont coûté beaucoup moins cher à la France que l’abandon de son protectorat en Orient et l’évacuation de Taïti. Les documens fournis à la commission pour justifier les 800,000 fr. réclamés ne portent pas seulement sur des dépenses patentes dont chacun reconnaît la nécessité, telles que la continuation de la délimitation du Rhin, l’établissement de missions pour la régularisation du service des postes et pour notre service de paquebots transatlantiques. Ce sont, sans doute, des intérêts beaucoup plus élevés et d’une appréciation moins facile qui ont déterminé ces innombrables missions à Bombay, à Rostock, à Janina, à Patras, à Galatz, à Téhéran, à Panama, sur les bords de l’Amazone et jusqu’au sommet des Cordilières. À juger de la diplomatie française par le tableau fourni à la commission, elle se présente sous un aspect d’ubiquité tout-à-fait grandiose. Jamais gouvernement n’a porté son activité sur plus de points à la fois, jamais aussi cette action n’a été plus prudente et plus secrète, car les deux mondes explorés par nos agens extraordinaires n’ont pas même paru se douter des nombreuses investigations auxquelles ils étaient soumis.

Mais ce n’est pas seulement sur place que nos agens diplomatiques et consulaires se sont livrés à ces travaux herculéens, c’est encore, et surtout à Paris, où ils ont été rappelés et payés pour pouvoir travailler sans distraction et d’une manière plus impartiale que sur les lieux mêmes. À côté du corps diplomatique en activité, il s’élève un corps diplomatique en demi-solde, des ministres in partibus, dont la situation a besoin d’être éclaircie. M. Pontois, ambassadeur à Constantinople, a dû passer deux ans à Paris, fort embarrassé de son rôle et de sa personne, et quelque peu étonné qu’on persistât à faire coucher M. de Bourqueney dans son lit à Térapia, sans lui en demander la permission. Mille bruits en ont couru, et le nom de sir Strafford Canning a été plus d’une fois prononcé. L’incident de M. de Salvandy et la vacance de Turin ont mis seuls fin à une position des plus originales. Mais quel incident viendra régulariser enfin la position de M. de Bacourt, supplanté à Washington, et celle de M. le baron Deffaudis, qui dut un beau matin céder la place à M. le marquis de Chasseloup-Laubat, devenu tout à coup une nécessité parlementaire ? Les notes remises à la commission apprennent, dit-on, que notre ancien ministre à Francfort aurait été rappelé pour se livrer, dans la rue des Capucines, à des travaux spéciaux sur les traités de commerce, et qu’une somme de trente mille francs est affectée, depuis deux ans, à ces études fort intéressantes assurément, et qu’au train dont vont les choses, M. Deffaudis aura tout le loisir de compléter. La malveillance va jusqu’à supposer qu’un motif analogue à celui qui a conduit cet ancien ministre à Paris pourrait avoir poussé M. de Lagrenée en Chine : on insinue que le besoin de donner une compensation à un ami politique malheureux n’aurait pas été étrangère au départ de cette gigantesque ambassade, dont il faut espérer que nous apprendrons un jour l’entrée à Pékin. Jusqu’aujourd’hui, la seule chose certaine est une demande de crédit supplémentaire de 438,000 fr. pour les deux exercices.

La chambre est trop préoccupée des affaires de l’Océanie, et les dernières interpellations ont trop vivement agité les esprits pour que la discussion des crédits supplémentaires n’amène pas la suite naturelle et nécessaire des explications commencées. La législature, d’ailleurs, est officiellement saisie de la question, et ne peut reculer devant elle. Un projet de loi, présenté le 24 mars dernier et renvoyé à la commission des crédits, l’oblige à se prononcer sur la dépense des établissemens français dans l’Océanie. Le débat est donc inévitable, et nul ne saurait songer à le décliner.

Le ministère va être mis en demeure de déclarer s’il persiste à refuser communication des deux rapports du nouveau gouverneur envoyé par lui-même dans nos possessions, et le pays tirera de ce refus les conséquences naturelles. Si M. Bruat, dont la prudence inspirait l’année dernière au cabinet une confiance illimitée, a été l’auteur principal de l’acte auquel l’amiral Dupetit-Thouars a attaché son nom, si le premier de ces officiers supérieurs a péremptoirement démontré que la situation définie par le protectorat est devenue impossible en présence de faits nouveaux, il faudra bien que la chambre tire de tout cela cette induction : ou que le désaveu a été une faute immense, ou que l’occupation des Marquises et de Taïti a été un acte d’une légèreté incomparable. C’est l’avenir de ces établissemens qui va désormais faire le sujet des débats. Il faut que la France sache bien ce qu’elle va faire en Océanie, et elle ne votera pas assurément le crédit de 1,225,000 francs réclamé pour l’acquisition de deux bateaux à vapeur affectés au service particulier de nos établissemens, avant d’être fixée sur le caractère de ces établissemens eux-mêmes et sur les profits qu’on en peut attendre. L’année dernière, Taïti avait protégé les Marquises ; cette année, ces tristes possessions fourniront seules matière au débat, et la chambre s’y engagera sous l’impression de l’évènement qui a laissé dans le pays une impression si profonde. Ainsi on aura vu, en moins de deux années, acculée dans une impasse la grande politique qui prétendait aspirer à couvrir le monde de points maritimes fortifiés, et qui opposait en espérance le Gibraltar de l’Océanie à celui de la Méditerranée, inoffensive parodie du système britannique, qui avait reçu de l’Angleterre elle-même des encouragemens et un appui intéressés.

Si le ministère est animé d’intentions vraiment élevées au point de vue maritime et colonial, s’il a une ambition plus sérieuse que celle de coloniser la Guyanne d’après les plans de M. Jules Lechevalier, et de fonder un empire au fond de l’Océanie, une occasion décisive se présente de le constater. Les évènemens de Haïti ont saisi l’attention publique : la reine des Antilles a vu commencer le cours de ces calamités que nous indiquions naguère comme inévitables et prochaines. La plus inexorable des guerres, une guerre de race et de sang, décime cette population infortunée. Dans leur détresse, les mulâtres ont prononcé le nom de la France ; ils se sont rappelé ces jours d’une prospérité passée auxquels ont succédé tant de misères. Ce n’est pas sérieusement que les journaux anglais ont pu accuser notre gouvernement d’avoir provoqué le mouvement des Cayes et organisé une ténébreuse conspiration contre le général Hérard. Le seul intérêt qu’ait aujourd’hui la France dans ce pays, c’est d’assurer aux anciens colons de Saint-Domingue le paiement de la misérable indemnité qui leur est attribuée par le traité passé avec le président Boyer. Tel fut le but unique de la mission de M. Adolphe Barrot, et ceux qui accusent la France ne l’ignorent pas. Mais si des éventualités nouvelles se présentaient, ses devoirs changeraient sans doute avec les évènemens. Or, ce sont ces éventualités qu’on redoute et qu’on s’efforce de prévenir par d’injurieuses imputations. On ne veut pas qu’en aucune circonstance le concours de la France et l’appui de notre pavillon puissent être invoqués spontanément par les populations aux conditions qu’elles jugeraient elles-mêmes convenable de proposer.

Les bruits les plus étranges, et nous aimons à le dire, les bruits les moins fondés, circulent sur des projets de protectorat exercé en commun avec l’Angleterre. Il est évident que, si le cours imprévu des évènemens amenait les malheureux habitans de Saint-Domingue à implorer le secours et l’intervention de ceux qui possédèrent cette île magnifique, l’Espagne retrouverait ses droits au même titre que la France ; il est manifeste de plus que le voisinage de notre alliée naturelle serait le seul qui pût être acceptable pour nous, et qu’un protectorat partagé avec l’Angleterre, déjà maîtresse des plus fortes positions des Antilles, et qui n’a jamais rien possédé en Haïti, serait à la fois une humiliation et un péril. L’acte du 17 avril 1825, confirmé par la convention du 12 février 1838, a consacré d’ailleurs pour la France une position tout exceptionnelle, car sa renonciation à la souveraineté de ce pays a été implicitement mise au prix du paiement d’une indemnité de 60 millions, dont la plus faible partie a été soldée jusqu’à ce jour. Ce qui se passe à Haïti est encore trop mal connu pour qu’il soit possible de présenter dès aujourd’hui des idées nettes et précises sur la situation qui conviendrait à la France ; mais c’est une question sur laquelle il importe d’appeler souvent l’attention de la chambre et du pays. Un seul point est dès ce moment hors de doute, c’est que la France ne saurait, sans se déshonorer, permettre à une autre puissance ce qu’elle s’interdirait à elle-même sur une terre si long-temps française, et qui serait peut-être heureuse de le redevenir encore.

La France n’est intervenue à Haïti, dans la personne de son consul, que pour accomplir de grands devoirs d’humanité. M. Juchereau de Saint-Denis a fait là ce que M. de Lesseps a fait à Barcelone, et la reconnaissance publique lui en tiendra compte. Le bruit se répand cependant que le contre-amiral de Moges, commandant la station des Antilles, supplié par la population de donner à ce pays le signe d’une protection plus efficace et visible, aurait été amené à couvrir du drapeau français cette ancienne possession de la France. Ce bruit a besoin de confirmation ; mais on juge de l’inquiétude du ministère, contraint d’avoir peut-être à recommencer aux Antilles la crise encore ouverte en Océanie. Cet incident peut fournir un épisode inattendu au prochain débat politique.

Si la mésaventure de l’Océanie a sevré d’ambition conquérante le cabinet français, le ministère de sir Robert Peel a lui-même trop d’embarras pour être tenté de se jeter en ce moment dans les aventures, et de se faire une querelle avec nous et avec les États-Unis à propos de Saint-Domingue. La discussion du bill des manufactures est reprise aux communes, et s’il n’est pas douteux que le chiffre de douze heures fixé par le projet ministériel comme la mesure légale de la journée de travail ne soit adopté, le cabinet anglais sait quels efforts lui aura coûtés cette victoire, et au prix de quelles perplexités il l’aura achetée. Si la majorité fait violence sur ce point à ses propres sentimens, si elle recule devant la question de cabinet nettement et hardiment posée dans le cours de ce débat, c’est qu’il n’y a pas, dans le parti conservateur, d’élémens possibles pour une autre administration. Relever le ministère composé de lord John Russell et de lord Palmerston est une extrémité à laquelle ne sont pas encore arrivés les tories philanthropes qui suivent la bannière de lord Ashley et les amis de la haute église qui marchent sous celle du dévot représentant de l’université d’Oxford.

Les sommités du parti whig, telles que lord Russell, lord Howick, sir G. Grey et M. Charles Buller, ont profité avec une grande habileté de la question qui venait rompre le faisceau des forces conservatrices. En votant avec lord Ashley pour la clause de dix heures, ils croient rendre inévitable une modification profonde dans les lois céréales. Le bon sens indique, en effet, que, si les ressources et les profits du travail sont diminués pour les classes ouvrières, il faudra nécessairement abaisser dans la même proportion le prix des denrées de première nécessité. Les tories exaltés, qui ont été contre les douze heures, moins peut-être par humanité que pour se venger du parti industriel et des soucis que leur cause la ligue des céréales, ont donc, sous ce rapport, méconnu l’intérêt principal qu’ils ont mission de représenter. Toutes ces difficultés ont constitué au sein du parlement une situation de plus en plus incertaine. Le ministère est affaibli, et ne se maintient plus que par l’appréhension que cause le nom de ses successeurs inévitables. De là l’obligation de transiger, de pactiser soit avec les coteries au sein du parlement, soit avec les corporations puissantes au dehors. Le rappel de lord Ellenborough et son remplacement par sir H. Hardinge sont les résultats de ces nécessités, qui pèsent d’un poids chaque jour plus lourd sur le ministère de sir Robert Peel. Les motifs de cette résolution n’ont pas été rendus publics, mais ils n’ont pas échappé à la sagacité des hommes qui connaissent les affaires.

La prise de possession du Scinde a été considérée en Angleterre comme une iniquité au point de vue de la morale, et comme un acte des plus dangereux au point de vue des intérêts politiques. L’opinion de la cour des directeurs était que, si l’on eût perdu la bataille si disputée de Miané, les conséquences de cet échec auraient été terribles. Les résultats matériels de cette conquête n’ont abouti jusqu’à ce jour qu’à surcharger le budget de l’Inde d’une dépense d’un million de livres sterling. Il a fallu augmenter l’armée de douze mille hommes. C’est un renfort de plus à ces cent quatre-vingt mille cipayes qui tiennent dans leur main le sort de l’empire britannique ; c’est de plus une épreuve dangereuse pour leur douteuse fidélité, car une effroyable épidémie décime l’armée du Scinde, et l’on sait que la religion des Indiens leur interdit de passer l’Indus. À l’époque de cette expédition aventureuse, la cour des directeurs réclama vivement la destitution de lord Ellenborough, qui ne dut son maintien qu’à l’autorité du duc de Wellington, son ami politique et personnel. Depuis, les directeurs ont profité de l’expédition fort inutile sur Gwalior pour exécuter une résolution que divers symptômes menaçans leur ont fait considérer comme urgente. Cet acte d’un corps puissant et éclairé, profondément dévoué au parti conservateur, a été considéré par les feuilles de toutes les opinions comme un affront sanglant fait au cabinet. L’irritation de lord Wellington a été extrême, et il a vivement attaqué la cour des directeurs devant la chambre des pairs. On a même menacé assez publiquement de modifier la charte de la compagnie ; mais la réflexion est venue, et l’on a fini par comprendre que les embarras du gouvernement étaient trop grands pour qu’il fût possible de les aggraver encore par une lutte avec une corporation puissante. Les directeurs, pendant ces débats intérieurs du cabinet, se tenaient parfaitement tranquilles, et déclaraient hautement que leur conduite serait réglée sur celle du ministère. Le pouvoir a dû capituler avec eux, et l’impassibilité de sir Robert Peel a triomphé sans éclat et sans scission de la violence de son noble collègue. Du reste, on comprend que la cour des directeurs ne soit pas plus jalouse que le gouvernement lui-même d’expliquer les véritables motifs de cette querelle, et de déclarer à la face du monde qu’on a eu des craintes sérieuses sur le maintien du formidable empire britannique dans l’Inde. Ce sont là de ces secrets que les Anglais sont fort habiles à cacher, mais qui ne sauraient échapper à la sagacité de l’Europe. Combien de temps deux cent mille indigènes armés et disciplinés subiront-ils la domination de douze mille étrangers ? C’est là une question à laquelle il est difficile de répondre dès à présent, quoique la solution en soit assurément alarmante.

Nous exposions récemment la situation d’esprit de la reine Marie-Christine au moment où elle franchissait les Pyrénées, nous rappelions ses incertitudes, ses perplexités et ses répugnances personnelles contre M. Gonzalez Bravo et quelques-uns de ses collègues. Des incidens sur lesquels il est difficile d’avoir une opinion bien arrêtée ont déterminé un changement de cabinet qui aurait eu lieu plus tôt, si les évènemens de Carthagène et d’Alicante n’avaient absorbé toutes les pensées des deux reines. Peut-être n’a-t-on pas été fâché de faire porter à des hommes de peu de consistance, et dont le principal mérite était l’ardeur d’un dévouement nouveau, le poids des dernières rigueurs rendues nécessaires par l’insurrection, et toute la responsabilité de mesures exceptionnelles et transitoires. On assure que le grand cordon de la Légion-d’Honneur, envoyé au chef du ministère espagnol en échange de la toison qu’il a cru devoir suspendre au cou de notre ministre des affaires étrangères, a été pour quelque chose dans sa chute, sinon inattendue, du moins précipitée. Affublé de ces insignes, le journaliste du second ordre a paru à tous les yeux un personnage démesurément grandi par les évènemens et par la fortune. La reine-mère commençait d’ailleurs à s’alarmer de l’éclat d’une politique qui, sans être au fond réactionnaire, en affectait trop souvent les allures, et étalait la dictature alors qu’il aurait fallu la dissimuler. A-t-elle compris qu’il était nécessaire de rappeler à l’Espagne qu’elle vit sous l’empire de la constitution de 1837 et sous celui de trois pouvoirs indissolublement unis ? Quoi qu’il en soit, la convocation des nouvelles cortès est devenue forcément le programme du nouveau cabinet. Toutefois, cette convocation ne sera pas immédiate, on ne croit pas que le décret de dissolution soit publié avant deux mois. On sait de plus que les opérations électorales sont fort longues et fort compliquées dans la Péninsule : il en résulte que les chambres espagnoles ne seront pas réunies avant la fin d’octobre. Ce délai permettra au gouvernement de prendre toutes les mesures que les circonstances rendent encore nécessaires. Néanmoins, la levée de l’état de siége est venue rouvrir pour l’Espagne les voies de la légalité constitutionnelle, d’où elle paraissait sortie pour long-temps. MM. Mon et Pidal n’ont pas au fond des intentions fort différentes de celles de leurs prédécesseurs, mais ils pratiquent la même politique avec plus de prudence et de mesure : ils ont sur eux l’avantage, bien grand dans la vie politique, de n’avoir pas à se faire pardonner un passé en complet désaccord avec le présent ; ils ne seront donc pas obligés de faire du zèle, car, quoique la carrière de la plupart des nouveaux ministres n’ait pas été éminente, elle se rattache à toutes les phases de l’histoire du parti modéré. Étroitement liés par la parenté ou par la sympathie avec feu le comte de Toreno et avec M. Martinez de la Rosa, les principaux agens du nouveau cabinet ont suivi la fortune de ce grand parti, qui est devenu plus que jamais le parti véritablement national. La monarchie d’Isabelle II et la liberté constitutionnelle, l’application des maximes françaises et l’alliance avec la France, tel est le point fixe vers lequel a constamment gravité l’Espagne pendant cette crise de douze années. Toutes les fois que ce pays a pu révéler sa volonté véritable et qu’il a été laissé à lui-même, il a remis le pouvoir aux mains des hommes dont les croyances politiques se résument dans cette double formule, il a appuyé MM. de Toreno, Martinez de la Rosa, d’Ofalia, Isturitz, etc. Des évènemens funestes et des intrigues étrangères ont pu seuls arracher la Péninsule à ces influences, auxquelles adhère la grande majorité de la nation. Il a fallu la surprise de la Granja et le mouvement de Barcelone, la trahison d’un sergent ivre et celle d’un général ingrat, pour donner au parti exalté une position bien supérieure à son importance réelle dans le pays. Que les nouveaux ministres investis de la confiance des deux reines se pénètrent des besoins de l’Espagne, qui aspire à l’ordre autant qu’à la liberté, qu’ils usent de leur force sans en abuser, et ils auront l’honneur de calmer au moins pour quelque temps l’effervescence des partis. L’état régulier une fois rétabli, une grande question restera à résoudre, question d’avenir pour la Péninsule et de sécurité pour la France, celle du mariage d’Isabelle II. Le moment est venu de la trancher, et ce n’est pas sans étonnement qu’on voit M. l’ambassadeur de France, à peine installé à Madrid, prendre un congé pour revenir à Paris. Les amis de M. Bresson ne s’expliquent pas un retour aussi brusque.