Chronique de la quinzaine - 14 mai 1839

Chronique no 170
14 mai 1839
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 mai 1839.


Nous sommes loin de vouloir que l’opposition soit interdite ou trouvée coupable dans un gouvernement constitutionnel ; mais l’opposition, telle qu’elle a été faite sous le ministère du 15 avril, était bien propre, nous l’avons dit souvent, à encourager les factieux. L’émeute a pris au sérieux les récriminations de la presse, et nous voyons maintenant la presse gémir sur ces tristes résultats. Dieu nous garde d’accuser personne ; nous savons que la plupart de ceux dont les paroles et les écrits ont donné tant d’audace aux ennemis du gouvernement de juillet, et de tout gouvernement, on peut dire, eussent été les premiers à défendre les institutions et toute la société menacées. Que ce funeste évènement leur serve au moins de leçon ; ils savent maintenant quelles sanglantes passions ils excitent lorsqu’ils se livrent à leurs inimitiés et à leurs déclamations.

Dans les journées de juin et dans toutes les circonstances où ils n’ont été soutenus que par le parti des clubs et des associations républicaines, les factieux avaient appris que leurs forces étaient insuffisantes ; et le complot qui vient d’échouer par le courage et le dévouement de l’armée et de la garde nationale, n’eût certainement pas été conçu sans les tristes circonstances où nous vivons depuis un an. Depuis un an, en effet, chaque jour on a vu des opinions diverses se réunir pour tout arrêter dans le gouvernement, l’affaiblir en l’accusant de manquer de force, parler, écrire contre l’extension de la prérogative royale, et nécessiter des élections pendant lesquelles ces accusations ont retenti sur tous les points de la France. Combien de fois n’avons-nous pas combattu cette exagération du gouvernement représentatif, qui tendait à écarter entièrement la couronne des conseils où se traitent les affaires de l’état, à faire de la chambre des députés l’élément unique du gouvernement, et à mettre les deux autres pouvoirs dans un état complet d’impuissance ! Eh bien ! ces vues ont été accomplies. Depuis deux mois, la chambre a été mise en possession du gouvernement, tout s’est à peu près effacé devant elle, même la prérogative de la couronne, qui consiste à faire choix des ministres. Qu’avons-nous vu ? Les partis se sont mis en quelque sorte eux-mêmes hors de cause, et les factions, voyant cette longue crise, ont espéré que tous ces partis mécontens les laisseraient faire. Heureusement, les factieux ne calculent pas toujours bien. À Strasbourg, les bonapartistes, déguisés en républicains, avaient compté et mal compté sur quelques mauvais pamphlets répandus dans une armée loyale et fidèle. À Paris, les républicains, peut-être travestis en bonapartistes, avaient sans doute compté sur l’effet des déclamations des journaux depuis un an ; ils s’étaient dit que, puisque la monarchie de juillet était blâmée et abandonnée par un si grand nombre de ses anciens partisans, elle se trouverait livrée à ses ennemis sans défenseurs. La révolte a encore mal compté ; elle a pu se convaincre que la guerre entre les partis, sur laquelle elle basait ses espérances, n’était pas sérieuse, et que la monarchie de juillet retrouve aussitôt tous ses soutiens dès qu’elle est menacée d’un danger réel. Mais n’est-ce donc rien que d’avoir donné lieu, même involontairement, à d’affreux excès, et les partis, ainsi que leurs organes, ne seraient-ils pas bien coupables, s’ils ne changeaient la nature d’une opposition qui nous a fait passer par tant de misères depuis six mois ?

Nous en avons l’espoir, puisque chacun des partis qui ont donné lieu au désordre des esprits et des choses, en accusant le pouvoir d’empiétemens et d’usurpations, compte quelques-uns de ses représentans dans le nouveau ministère. Nous ne voulons pas aujourd’hui porter de jugement sur quelques-uns des membres qui le composent. Leurs actes même, s’ils en faisaient, devraient être jugés à cette heure avec indulgence. L’inquiétude est encore dans tous les esprits ; la paix publique veut une prompte et sévère répression, et ce n’est pas le moment d’affaiblir le pouvoir, qui a besoin, au contraire, que chaque bon citoyen lui prête des forces. Silence donc sur la conduite des partis et sur les hommes qu’ils ont fait surgir. Le ministère qui vient de se constituer est né de la circonstance ; des opinions opposées y figurent : c’est le résultat forcé de la coalition ; et c’est un résultat que nous avons nous-mêmes approuvé d’avance, quand nous avons vu la coalition l’emporter dans les élections. Les chefs des partis coalisés sont écartés, il est vrai, et restent en dehors des affaires. Nous aurions voulu les voir placés dans le gouvernement, pour ajouter à la sécurité du gouvernement même, et pour ne plus voir se renouveler ces déplorables luttes où toutes les passions et toutes les médiocrités politiques sont venues se grouper derrière quelques capacités. Les immenses difficultés qui se sont élevées depuis un an devant le dernier ministère, les attaques habiles et passionnées dont il avait été l’objet, et que nous avons repoussées sans relâche, justifiaient nos alarmes. Il en a été décidé autrement. Nous souhaitons qu’il ne se fasse pas de nouvelle scission dans les partis, déjà si divisés, et que l’élévation des vues, la noblesse du caractère de ceux qu’on a écartés, les empêchent de s’opposer à la formation d’une majorité si nécessaire en ce moment. Le ministère du 12 mai est présidé par le maréchal Soult, qu’on souhaitait, avec raison, voir au ministère de la guerre. Dès que l’émeute s’est montrée dans nos rues, l’incertitude qui régnait sur la présidence à venir de M. le duc de Dalmatie a dû cesser. Une feuille périodique demandait, il y a quelques jours, si l’épée seule du maréchal suffisait dans une combinaison politique, quand on était en paix avec l’Europe et les factions. Les factions se sont chargées de répondre, elles ont rendu l’épée du maréchal Soult indispensable ; et d’ailleurs, on ne peut nier que le cabinet nouveau ne renferme des hommes de talent. Mais, encore une fois, le présent exige que nous ne nous occupions pas du passé, et les hommes modérés qui ont appuyé le gouvernement dans des momens moins difficiles que celui-ci, doivent tous se faire, comme nous, un devoir d’attendre avec bienveillance les actes du nouveau cabinet.

Nous connaissons trop les partis politiques pour espérer de voir cette pensée accueillie par toute l’opposition qui a combattu le ministère du 15 avril, et surtout par la partie exagérée de cette opposition qui s’est jetée, par un reste d’habitude, sur le cabinet intérimaire qui vient de se retirer. Déjà un des organes de cette opposition s’écrie que le ministère de M. Molé lui semble préférable à celui qui vient de se former. Notre intention n’est pas de le contredire ; mais on peut trouver une telle pensée étrange de la part de ceux qui ne professaient pas la même opinion que nous sur le ministère de M. Molé. À leurs yeux, le cabinet du 15 avril était, s’il nous en souvient, corrupteur, corrompu et incapable. C’étaient les trois épithètes honorables qu’on jetait alors à un ministère qui a donné à la France deux ans de sécurité et de prospérité qu’elle serait bien heureuse de retrouver aujourd’hui ! Et voilà maintenant qu’avant toute autre manifestation qu’un simple discours de M. le maréchal Soult, le ministère actuel, composé d’hommes portés naguères avec enthousiasme par la gauche, se trouve dans l’estime des organes de ce côté de la chambre, au-dessous du ministère du 15 avril ! En vérité, la coalition justifie toutes nos prophéties beaucoup plus tôt que nous ne l’aurions voulu, et quand nous annoncions que l’époque des vérités dures ne tarderait pas à arriver pour ses différens membres, nous ne pensions pas qu’ils s’adresseraient si prochainement un langage encore plus dur que celui de la vérité.

Nous qui n’avons jamais reproché aux membres actuels de l’administration que d’avoir donné, par leur adhésion, des forces à une coalition que nous avons toujours regardée comme funeste au pays d’abord, puis à ceux-là même qui en faisaient partie, notre impartialité nous permettra des jugemens plus justes. Nous avons défendu les ministres du 15 avril contre les attaques de ceux qui les accusaient de n’être que des instrumens serviles dans les mains du roi. C’est par de pareilles accusations, c’est en soutenant que le ministère du 15 avril ne couvrait pas assez la couronne de sa responsabilité, c’est en se plaçant entre le roi et les conseillers de sa couronne, qu’on a faussé l’opinion publique et renversé ce ministère. Il n’y a que vingt-quatre heures que le nouveau ministère existe, et déjà on déclare qu’il n’est qu’un vain simulacre placé en face de l’opinion pour cacher un gouvernement qui est ailleurs. Nous n’avons pas attendu long-temps, on le voit, pour retomber dans les accusations portées contre le cabinet du 15 avril ; mais on nous croira quand nous dirons que nous en éprouvons plus d’affliction que de contentement, et les bons esprits qui nous ont appuyés de leur approbation dans notre longue lutte contre la coalition, nous comprendront sans peine. À nos yeux comme aux leurs, sans doute, le salut du gouvernement de juillet, en butte à tant d’ennemis, dépend d’une administration qui ait tous les moyens de se défendre et d’imposer à ses adversaires par son expérience, par l’influence que peut donner sur l’armée une grande réputation militaire, par l’éloquence à la tribune, enfin par tout ce qui fait la force dans une organisation telle que la nôtre. Mais, dès sa naissance, voilà le ministère en butte aux attaques qui ont paralysé le cabinet de M. Molé. Or, il se trouvait aussi des hommes de talent et des hommes d’affaires dans le ministère du 15 avril, et parmi eux, il n’en était pas qui eussent accusé leurs prédécesseurs de n’être que des simulacres de gouvernement ! Cependant le ministère de l’amnistie a succombé sous ces attaques !

Au temps du ministère du 15 avril, nous avons toujours traité ces accusations de calomnies d’abord, car nous étions sûrs de la vérité de nos paroles ; nous ajoutions ce qu’il nous est permis d’ajouter aujourd’hui : c’est que les doctrines professées dans les partis coalisés sur la responsabilité des ministres et l’influence de la couronne sont une exagération du gouvernement représentatif. On conviendra que ce n’est pas le moment de discuter bien au long cette éternelle thèse ; mais ce n’est pas non plus le moment de l’abandonner et de céder sur ce point à nos anciens adversaires, qu’ils soient restés dans l’opposition, ou qu’ils aient passé dans d’autres rangs. C’est sur ce terrain que se sont réunis tous les partis qui ont combattu le gouvernement depuis un an, et l’émeute est venue les y rejoindre. Assurément ils ne lui avaient pas donné ce rendez-vous ; mais quelle thèse était plus favorable que celle-là à ceux qui veulent changer la forme même du gouvernement. Les uns veulent, il est vrai, contenir la couronne en lui donnant des ministres de leur choix ; mais les autres croient aller plus droit au remède du prétendu mal en supprimant la couronne. Tandis que les partis parlementaires persuadaient à la chambre qu’il fallait changer de ministres, les factieux tâchaient de persuader plus bas que le changement devait être plus complet. C’est ainsi que se traduisaient en passions violentes les opinions que nous avons vu s’élever si subitement sur le ministère du 15 avril ; et après ce qui s’est passé depuis trois jours, il ne peut rester de doute aux esprits modérés sur les dangers de cette polémique.

Les meilleurs esprits semblent avoir oublié que nous avons adopté une forme de gouvernement qui fut donnée, il y a quelques siècles, à l’Angleterre, par la plus puissante des aristocraties, laquelle, s’appuyant sur le peuple, dont elle disposait, entoura la couronne de liens, et lui laissa à peine la simple connaissance des affaires de l’état. Et c’est dans un pays où la classe moyenne est récemment en possession du pouvoir, dans une organisation chancelante, nouvelle, où cette classe dominante a contre elle l’aristocratie, écartée des affaires, privée de son influence, et les classes inférieures, qu’on excite chaque jour à la désobéissance et à la destruction ; c’est dans un tel état de choses qu’on veut réduire à rien l’influence de la couronne, et faire une fiction de celui qui la porte ! La classe moyenne ne se trouve-t-elle pas déjà assez isolée ? veut-elle vivre seule dans l’état et détruire toutes les autres forces ? La situation du pouvoir est telle, en France, qu’il est besoin qu’on ne le prive des lumières de personne, pas même de celles du roi, surtout quand ce roi est plein d’expérience et d’habileté. Nous croyons qu’il faut un ministère responsable, un cabinet parlementaire, c’est-à-dire répondant aux vues de la majorité ; mais nous croyons que toutes ces choses existent dès que le roi choisit ses ministres dans les chambres, et dès que les chambres les ont acceptés en votant pour eux. Ce que nous espérons, c’est que désormais, quand des ministres rempliront ces deux conditions, on les regardera comme des ministres sérieux, et qu’on discutera leurs actes sous leur responsabilité, et non en la cherchant ou en la demandant ailleurs. Nous avons vu quels sont les fruits de semblables discussions : l’impossibilité de trouver des ministres d’abord, et de là des crises sans fin, d’où résultent les affreux désordres dont nos rues portent encore les sanglans vestiges. Il est bien convenu que nous n’entendons pas blâmer les discussions et l’examen de la capacité des ministres. À nos yeux, les ministres qui n’offriraient pas une responsabilité suffisante seraient ceux qui seraient étrangers par leur vie et leurs travaux aux départemens qu’ils dirigeraient ; mais l’opinion publique fait toujours justice de tels ministres, et il n’est pas nécessaire de porter les yeux au-dessus d’eux pour les remettre dans leur véritable situation. Nous nous arrêtons sur les inconvéniens de cette polémique, parce que c’est en l’employant qu’on a faussé toutes les idées, et qu’on a produit cet étrange pêle-mêle d’opinions du milieu duquel, après une crise longue et désastreuse, on a eu tant de peine à faire sortir un ministère. Nous en déplorons les résultats, parce qu’elle a semé l’irritation dans les partis au point d’amener des exclusions bien regrettables à nos yeux, parce qu’elle a séparé M. Thiers des hommes qui partageaient ses opinions, et auxquels il eût apporté une force qui pourra quelque jour leur manquer. La séance de la chambre d’aujourd’hui ajoute à nos regrets. En écartant M. Thiers de la présidence de la chambre, la majorité nous semble avoir cédé à une fâcheuse influence, et avoir oublié à la fois la haute réputation, les talens de M. Thiers, comme les services qu’il a rendus en d’autres temps au pays. Dans la situation nouvelle que lui ont faite les évènemens, et, disons-le, la mémoire oublieuse des partis, M. Thiers aura besoin de la modération dont il a souvent fait preuve, et qui, nous l’espérons, ne l’abandonnera pas. Les hommes tels que M. Thiers ont toujours leur place marquée dans les affaires, et leur éloignement ne saurait être de longue durée, quelles que soient les apparences. Mais, nous ne craignons pas de le dire, ce n’est pas dans les rangs de ceux qui semblent aujourd’hui séparés de M. Thiers que sont ses véritables ennemis, et ceux qui travaillent chaque jour à l’éloigner du gouvernement. Il doit les chercher plutôt parmi certains organes de la presse qui se sont mis en tête de lui vouer leurs fâcheux services, et de le défendre en attaquant toutes les opinions modérées qui ont sympathisé en tout temps avec celles de M. Thiers.