Chronique de la quinzaine - 14 mai 1835

Chronique no 74
14 mai 1835


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 mai 1835.


Toutes les prévisions des véritables partisans de l’ordre et du calme ne se sont réalisées que trop promptement. Le ministère, et les pairs qui se dévouent avec tant de zèle à l’accomplissement de ses projets, savent enfin quels embarras les attendaient dans le procès qui vient de commencer d’une manière si défavorable. Ces embarras, tout le monde les avait annoncés, le ministère seul était aveugle. Aujourd’hui, il faut les surmonter, marcher en avant, et se jeter dans une voie dont l’issue est bien douteuse. Les ministres actuels viennent quelquefois parler, à la tribune, de la sagesse du pays. Sa sagesse est vraiment grande et digne d’admiration, en ce moment surtout. Il reste calme et impassible en face d’un ministère qui se plaît à soulever toutes les passions. Aujourd’hui, c’est le pouvoir qui est en émeute, qui tracasse, qui tourmente toutes les classes, tous les corps de l’état ; et c’est la nation qui joue le rôle modérateur du pouvoir, et qui le regarde se démener sans partager les violences auxquelles il se livre. En voyant tout ceci, on se demande où sont les révolutionnaires les plus turbulens, sur le banc des accusés ou sur le banc des ministres ? Assurément, si la paix publique se trouvait troublée, par suite du procès, ce dont nous doutons fort, ce ne serait pas de la prison du Luxembourg, mais bien de la salle et des siéges dorés de la pairie que seraient partis les premiers brandons.

Un homme d’esprit et haut placé disait tout récemment qu’il voyait bien, dans un avenir plus ou moins éloigné, la possibilité de la chûte du gouvernement, mais qu’il ne comprenait pas qu’on pût admettre la pensée de la chûte du ministère. Aujourd’hui, disait-il, au point où en sont les choses, on ne pourrait créer un nouveau cabinet sans faire une fournée de pairs, et sans dissoudre la chambre des députés, ainsi que la garde nationale, ou du moins, tout son état-major, tant ces différens pouvoirs ont été compromis par le ministère. Aussi le ministère est maître des choses, et il restera.

Dans la chambre des députés, le ministère avait posé la question de son existence sur le traité des vingt-cinq millions. Ce pas a été victorieusement franchi. La chambre des députés s’est généreusement dévouée à toutes les flétrissures qui devaient résulter d’un tel vote. Dès ce jour, elle a appartenu corps et ame au ministère. Le règlement des comptes de 1834, et toutes les discussions qui ont lieu depuis quinze jours, l’ont bien fait voir ; c’est un marché si bien conclu, que les ministres se donnent tout au plus la peine de se montrer au palais Bourbon ; leur partie se joue maintenant au Luxembourg.

Cette partie était difficile à engager. La chambre des pairs renferme un grand nombre d’hommes tranquilles, qui ne demandent que la sécurité et le repos qu’ils croient avoir bien gagné par tant d’années consacrées à la guerre ou aux travaux de la science et de l’administration. Elle se compose, en partie, d’ambitions satisfaites, qu’on ne saurait plus stimuler. La crainte et la peur ne pouvaient y servir de levier, comme dans le cercle rétréci des idées mercantiles et bourgeoises qui règnent dans l’autre chambre. Les pairs les plus influens étaient, en outre, opposés au procès. M. Decazes, établi paisiblement dans les grands appartemens du Luxembourg, se souciait peu de se voir troublé dans son nouvel établissement. Sa conduite à l’égard des accusés qu’il avait interrogés, prouvait suffisamment qu’il blâmait toutes les rigueurs de cette procédure. M. Pasquier, il faut bien le croire, avait présenté au roi plusieurs mémoires en faveur de l’amnistie. M. de Talleyrand haussait les épaules de pitié, quand on lui parlait du procès-monstre. Tout semblait s’opposer à ce procès ; mais il était nécessaire à l’existence du ministère, et il devait se faire en dépit de ceux qui le repoussaient ; il devait même se faire par eux, et aujourd’hui nous les voyons entraînés à le soutenir. Ils vont plus loin encore que ne voulaient les ministres, et demain peut-être, ceux-ci seront forcés de les calmer. On dirait que le feu a pris tout à coup à la pairie. Qui sait jusqu’où la passion va maintenant l’entraîner ?

Nous n’avons pas besoin de rapporter les détails de ce procès, ils se trouvent partout ; nous ferons donc seulement remarquer par quelle gradation rapide, la procédure est arrivée au désordre et à l’état de violence où elle se trouve. La pairie était traînée malgré elle à ce procès ; M. Pasquier, cédant à une nécessité politique qui le dominait, se voyait forcé de présider les étranges débats qui se préparaient ; les nobles magistrats voulurent au moins juger à leur aise, et s’arrangèrent pour ne pas renoncer trop complètement à leur vie douce et molle. Les accusés avaient choisi pour leurs conseils et leurs avocats, des hommes énergiques comme eux, peu accoutumés aux ménagemens du barreau, disposés à faire entendre de rudes vérités aux juges. M. Pasquier commença par se débarrasser des défenseurs, au moyen d’un bon arrêt discrétionnaire, rendu uniquement par sollicitude pour cette bonne chambre qu’il affectionne et qu’il mène presque à son gré. Le motif du premier arrêt de M. Pasquier n’est pas plus large et plus élevé que nous le disons ; entre lui et M. Decazes, c’est à qui rembourrera le plus doucement le siège de la pairie, et le rendra plus commode. Malheureusement, les touchantes précautions de M. Pasquier ont déjà produit des effets bien amers.

On a vu avec quelle âcreté s’est poursuivi ce premier débat, et quelles coërcitions successives il a fallu exercer contre les avocats, les conseils de discipline, les accusés rebelles, les défenseurs qui les ont appuyés par une protestation, contre la presse qui défend leurs droits, contre la garde nationale qui demande qu’on ne viole pas les siens ; peu s’en est fallu que les pairs absens n’eussent leur part de ces rigueurs, et ne fussent sommés de se rendre sur leurs siéges sous peine de déchéance. La vieille pairie a eu peine à se mettre en campagne ; mais maintenant elle a l’épée au poing, et elle paraît décidée à exterminer tout ce qui ne voudra pas se soumettre.

Explique qui pourra le rôle de M. Pasquier dans toute cette affaire. Les journaux lui font dire aux ministres qu’en poussant ce procès comme ils le font, ils creusent sa tombe et préparent son cercueil. Nous pouvons affirmer à ceux qui font tenir ce langage à M. le président de la chambre des pairs, que M. Pasquier est l’homme de France qui songe le moins à sa tombe et à son cercueil, et qui a le moins envie d’y entrer. M. le baron Pasquier est un jeune barbon plein de vigueur, qui serait parfaitement en état de lutter avec le ministère, s’il en avait la moindre envie, et dont l’esprit, sain et ferme, trouverait autant d’expédiens contre le procès qu’il en trouve contre les accusés, si cela lui semblait convenable. Nul doute que M. Pasquier n’ait dit quelques bonnes paroles dans la salle des délibérations ; mais nous l’avons vu à l’œuvre dans la salle d’audience, et on nous permettra de le juger par ses actions. Nous n’avons pas lu ses mémoires en faveur de l’amnistie, mais nous savons que, de son chef, il a privé de défenseurs ces accusés qu’il eût voulu voir amnistiés, dit-on. On ajoute qu’il ne s’est pas montré l’un des moins ardens à soutenir la proposition du duc de Montebello, à créer par conséquent un second procès-monstre, lui que le premier effrayait tant ! Tout ceci s’accorde bien peu avec l’esprit des quatre mystérieux mémoires de M. Pasquier en faveur de l’amnistie.

Où s’arrêteront toutes ces violences ? Après avoir cité à la barre les accusés et les défenseurs des accusés, il faudra bien en venir à la garde nationale, qui prétend, dans ses protestations, que tout le procès n’est qu’une illégalité, aux pairs qui tiennent le même langage dans leurs lettres à la chambre, sans compter les journalistes, qui s’expriment assez net et assez haut. Ne craint-on pas que le procès-monstre ne finisse par produire une protestation-monstre des pairs, des avocats, des gardes-nationaux et de tous les partisans de l’amnistie ? Déjà le maréchal Gérard, aidé de M. Étienne, prépare une brochure où il prouve, pièces en main, que les ministres lui ont proposé l’amnistie au moment où ils espéraient le raccoler pour la présidence, dévolue depuis au maréchal Mortier. Voilà déjà le procès qui va passer dans la chambre des députés par la demande de mise en accusation de MM. Cormenin et Audry de Puyraveau. La minorité de la chambre des députés n’aura-t-elle pas sa protestation aussi ? Et alors ne faudra-t-il pas à son tour la mander à la barre de la chambre des pairs ? Cur non ? comme dit M. Dumas, pourquoi pas ? La déraison, l’ivresse et la violence ont-elles des limites ? En présence de tels faits, il ne reste plus aux soutiens du pouvoir qu’à déchirer le droit et à monter à cheval, et c’est ce qu’on veut peut-être. L’empire fait déjà seller ses vieux chevaux de bataille ; et dans sa circulaire aux officiers de l’armée, le maréchal Maison recommandait un dévouement absolu et une obéissance sans bornes. Tout ceci sent fort l’état de siége, qu’on regrette chaque jour, en disant qu’il eût été facile d’employer ces journées d’exception à se débarrasser de beaucoup de gens qui incommodent fort le pouvoir aujourd’hui. Il n’y a pas deux jours qu’on a trouvé sur la table de M. Thiers sa propre histoire de la révolution, ouverte à la page qui contient le récit du coup-d’état du 18 fructidor.

Le ministère a trouvé, dans la chambre des pairs, des élémens très favorables aux combinaisons qui s’exécutent à cette heure, et qu’il a seulement fallu exciter un peu pour les mettre en action. Deux classes de généraux ; d’abord les officiers de l’empire, employés par la restauration, irrités à double titre contre la révolution de juillet, par les traditions du gouvernement impérial, et par les ressentimens que leur a laissés la chute du trône des Bourbons ; puis, ceux que la restauration avait exilés ou laissés dans l’oubli, et qui n’ont jamais admis le gouvernement constitutionnel. Ceux-là proposent un moyen bien simple de sortir d’embarras, et de terminer le procès. La chambre des pairs nommerait une commission composée de maréchaux de France et d’officiers-généraux, laquelle se forcerait en conseil de guerre ; en deux jours les accusés seraient jugés, et le jugement exécuté à deux pas, dans la grande allée de l’Observatoire où la chambre a déjà fait fusiller le maréchal Ney. Les jeunes fils de pairs qui se forment aux grandes affaires dans la tribune qui leur est réservée, sont grands partisans de ce projet, et on peut les entendre dans les corridors de la nouvelle salle, où ils vantent hautement ce mode de procéder. Le général Lascours, qui semble destiné à remplir à la chambre des pairs le rôle de M. Bugeaud dans l’autre chambre, le général Guilleminot, MM. de Sparre, Ségur, Pajol, Athalin, Gazan, Rumigny, Baudrand, Lallemand, occupent les premières places dans ces deux catégories.

Ce n’est ni chez M. Decazes, dans un grand dîner, ni dans le salon de M. le duc de Broglie, que la proposition Montebello a été conçue et élaborée, comme l’ont annoncé quelques feuilles. Ce jour-là M. Decazes et M. de Broglie étaient presque seuls, et leurs salons à peu près abandonnés. C’était dans un lieu plus central que le Luxembourg, et plus fréquenté que l’hôtel des affaires étrangères, que les meneurs de cette affaire étaient assemblés. Tous les généraux de la chambre haute s’y trouvaient ; M. de Montalivet, M. Barthe, M. d’Argout et les ministres, assistaient à la séance. Ce fut M. Cousin qui en fit l’ouverture. À lui appartient l’honneur de l’initiative de ce second procès. Rien n’est plus curieux que M. Cousin depuis l’ouverture des débats du Luxembourg. À son langage, on le prendrait pour un de ces vieux et coriaces généraux de l’empire, dont je viens de parler, pour une de ces culottes de peau, passez-moi le terme, dont tout le parfum aristocratique de la chambre des pairs n’a pu adoucir la rudesse. À le voir arriver à son banc, les yeux baissés, à pas de loup, n’osant regarder ni les accusés, ni le public, ni ses collègues, on dirait, au contraire, un saint qui va s’agenouiller devant l’autel. M. Cousin a certainement oublié le temps où il recrutait activement pour le carbonarisme parmi ses jeunes adeptes, et il serait sans doute fort étonné si quelques-uns des accusés de Paris lui rappelaient que c’est à lui qu’ils ont dû autrefois leur initiation dans les ventes. M. Cousin compte aussi quelques amis, qu’il se plaît encore à nommer tels, parmi les signataires de la protestation des défenseurs ; mais, se fondant sur un classique exemple, il s’est dit sans doute : Amicus Plato, sed magis amica veritas. En conséquence, il a eu l’honneur de proposer la mise en accusation des défenseurs et des gérans de journaux qui ont inséré la protestation du 11. Dans l’assemblée dont nous parlons, on se prononça tout d’une voix pour la proposition de M. Cousin.

Il s’agissait de la faire agréer à la chambre des pairs. M. Cousin, ne se souciant pas d’attacher le grelot, avisa son ancien élève, M. le duc de Montebello, qu’il faut se garder de confondre avec son frère, M. Alfred de Montebello, jeune homme spirituel, qui a figuré pendant une année dans l’opposition modérée de la chambre des députés. M. de Montebello, qui arrive de Stockholm, où son ton tranchant lui a fait peu d’amis, ne pouvait que gagner une plus importante ambassade en prenant sur lui la responsabilité des idées politiques de son ancien pédagogue. On convint qu’il serait soutenu par tous les hommes de l’empire, et que le général Lallemand, l’un des grand’croix de la Légion-d’honneur nommés le 1er mai, ferait auprès de lui les fonctions de chef d’état-major. On a vu les résultats de cette proposition. Comme tout se prépare de longue main à la chambre des pairs, il a été question, dès le premier jour, de la pénalité qu’on infligerait aux nouveaux accusés. On a parlé de 10,000 francs d’amende, sans compter l’emprisonnement. Quatre-vingt-onze signataires sont cités, plus dix gérans de journaux environ ; ce qui procurerait au fisc un bénéfice d’un million. Ce serait autant de trouvé sur la grosse amende de vingt-cinq millions que nous a infligée l’Amérique.

Nous voyons avec douleur la pairie se jeter si aveuglément dans cette voie, et se laisser entraîner par ses membres les plus violens et les moins indépendans, à de telles mesures. Il semble que cette assemblée, dont la majorité se compose de vieillards, et où devraient dominer la modération et la prudence, soit livrée à une fougue de jeunesse. On en est à se demander ce qu’elle a fait de ses lumières et de son expérience. Que voulait-elle en privant si induement les accusés de leurs défenseurs ? Se dispenser d’entendre les discours un peu vifs et hardis qu’elle attendait de M. Carrel, de l’abbé de La Mennais, de M. de Cormenin et de quelques autres ? Et voilà qu’elle les amène par la main à sa barre dans l’intérêt de leur propre défense, avec de nouveaux griefs et de nouveaux motifs d’irritation. Nous savons que la cour des pairs est de force à tout entendre, et que son existence ne dépend pas de l’effet de ces plaidoiries ; mais il faut être logique : si elle voulait repousser ce calice, nous ne voyons pas pourquoi elle se décide tout à coup à le boire. Elle craignait le scandale, et elle le fait naître maintenant. Or donc, puisqu’elle le veut, elle entendra de nouveau M. Carrel, elle écoutera M. de La Mennais, qui lui fera voir ce que c’est qu’un prêtre, et M. de Cormenin avec sa parole mordante, si la chambre des députés consent toutefois à livrer humblement un de ses membres à la chambre haute. Bien loin est le temps où M. de Cormenin rayait, en sa qualité de député, de la liste de la pairie, les membres nommés par Charles x.

Voyez de quelle haute considération vont jouir les pairs de France qui retourneront à leurs ambassades, en commençant par M. de Montebello. Cette campagne judiciaire, si bien menée, donnera un grand lustre à notre diplomatie en Europe ! Les dépêches des ambassadeurs étrangers auront précédé nos plénipotentiaires ; si ces dépêches répondent au ton de dédain des envoyés qui les expédient chaque jour, on peut en deviner d’avance le contenu.

Les jeunes princes sont restés parfaitement étrangers au procès ; ils évitent même d’en parler. Le duc d’Orléans, retiré à Saint-Cloud, où il habite un pavillon, ne reçoit pas de visites ; il ne voit que quelques intimes, lit, se promène, tire le pistolet, et ne vient à Paris que pour rendre ses devoirs au roi, et faire exécuter des manœuvres au Champ-de-Mars. Ses serviteurs ont ordre de dire que le prince est fatigué des plaisirs de cet hiver, et qu’il a besoin de repos ; mais le fait est qu’il s’isole. Les généraux de l’empire et les partisans du conseil de guerre disaient cependant bien haut qu’on pouvait compter sur lui.

On a parlé d’une scène qui a eu lieu entre la femme de l’accusé Beaune et M. le grand-référendaire. M. Decazes lui aurait conseillé de s’habiller en homme pour assister aux séances de la cour, où la présence des femmes est interdite ; il aurait ajouté, dit-on, quelques complimens de mauvais goût en cette occasion, et que certainement M. Decazes ne s’est pas permis. Quoi qu’il en soit, Mme Beaune aurait interpellé le grand-référendaire avec beaucoup de dignité, et lui aurait demandé si les pairs de France n’avaient ni mères ni femmes, eux qui traitent ainsi les infortunées qui sollicitent de leur pitié un coin près du tribunal où l’on traîne leurs maris. Cette allocution fort touchante, avait, dit-on, ému vivement le grand-référendaire, et s’il eût dépendu de lui, sans doute la demande de Mme Beaune n’eût pas été refusée aussi durement.

On a aussi beaucoup parlé d’une loge voilée où l’on suppose que se cachaient de grands personnages intéressés au procès, du moins on le présume par l’action de l’un d’eux, qui a vivement porté la main à l’un des rideaux de cette tribune, au moment de la tumultueuse protestation des accusés. Nous croyons savoir que cette loge était occupée par des dames. Qui sait ? nous avons assez bonne opinion de M. le grand-référendaire pour supposer que peut-être Mme Beaune se trouvait parmi les spectateurs inconnus.

Il faut renoncer pour aujourd’hui à toucher une autre question que le procès. Le procès renferme tout l’avenir ; il absorbe tous les autres événemens.


Un fait grave s’est produit le mois dernier à Bougie ; la dignité nationale vient d’y être abaissée vis-à-vis des Arabes et des Cabaïles à la hauteur de la paix à tout prix. Le gouvernement d’Alger vient de donner, sans doute pour l’édification et la conversion de l’orgueil musulman, un grand exemple d’humilité chrétienne.

Peu de personnes en France savent ce que c’est que Bougie, ce coin de rochers nus et brûlans, où, pour l’élévation de quelques-uns et la perte du plus grand nombre, l’aveuglement de l’intérêt personnel et la précipitation ignorante ont jeté quelques milliers de Français entre les griffes de la maladie et sous le feu presque incessant des Cabaïles.

Heureusement que le choix d’un chef distingué vint mêler aux embarras presque inextricables de l’occupation quelques chances de succès. Le colonel Duvivier, nommé par le maréchal Soult commandant supérieur à Bougie, est un homme de haute probité, d’un caractère fier, d’un esprit élevé, d’une intelligence prête à tout ; connaissant mieux qu’aucun Français, peut-être, les hommes et les choses de l’Afrique ; sachant négocier avec les Arabes ; sachant les battre ; capable enfin de sauver Bougie, si l’on eût permis que Bougie fût sauvée.

Dès l’origine, de graves difficultés s’élevèrent. On désirait la pacification du pays, mais à des conditions qui la rendaient presque impossible. Des ordres arrivés de Paris interdisaient formellement les moyens de rigueur. Beaucoup de philantropes quand même veulent qu’aux incendies, aux pillages et aux massacres des Barbares, la civilisation n’oppose que ses protocoles, ses écoles d’enseignement mutuel et quelque peu de régime représentatif. Ces gens-là, une fois qu’ils tiennent une déclamation, ne consentent pour rien au monde à lâcher prise. Quelle que soit la réalité, il faut à toute force qu’ils achèvent, même en Afrique, la phrase qu’ils ont commencée en Europe. Cet amour pour les moissons, les vignes et les maisons des Cabaïles, fut la première cause de la prolongation de toutes nos misères.

Cependant le colonel Duvivier, quoique traînant au pied le boulet de quasi-impossibilité qu’y avait attaché le pouvoir, n’en marchait pas moins vers son but. Par ses négociations, il divisait l’ennemi. Par ses heureux et brillans combats, il les dégoûtait de la guerre, et en même temps, par la fermeté de sa contenance et de sa volonté, il soutenait nos troupes au milieu des privations, des épidémies et des rudes labeurs qui les minaient de toutes parts. Toujours travaillant, veillant ou combattant, à travers les périls, les souffrances physiques et d’indicibles ennuis moraux, avec une surabondance merveilleuse de courage et d’efforts, il mûrissait, par les sueurs et le sang, ce résultat si difficile de la paix, mais d’une paix fière et durable.

Il ne devait pas cueillir ce fruit. Le comte d’Erlon, gouverneur-général de nos possessions, avait donné des missions secrètes, qu’il avait niées officiellement, à un intrigant arabe et à un jeune homme de vingt-cinq ans, commissaire du roi à Bougie ; ceux-ci s’apprêtaient dans l’ombre à s’emparer frauduleusement de l’œuvre si péniblement et si habilement élaborée par le colonel Duvivier. Ils étaient entrés en relation avec un scheïk du pays, nommé Ouled-Reïba, et avaient obtenu de lui cette déclaration : qu’il ne voulait pas traiter avec le commandant supérieur de Bougie. Un jour les deux ambassadeurs improvisés montèrent dans une chaloupe, sur laquelle ils déployèrent fièrement le drapeau tricolore, et allèrent de l’autre côté de la rade s’aboucher avec le scheik. Pour cette infraction aux lois militaires, qui dans une place en état de siége défendent, sous peine de mort, toute communication avec l’ennemi, le commissaire du roi fut arrêté ; mais il fut relâché après quelques heures de captivité. Deux ou trois jours après, il partit pour Alger et il en revint bientôt, rapportant cette fois des lettres officielles. Le gouverneur avouait enfin les pouvoirs qu’il avait antérieurement donnés en cachette au commissaire du roi et à l’entremetteur arabe. En même temps il envoyait, pour renouer les négociations entamées avec Ouled-Reïba, M. le colonel du génie Lemercier, afin de satisfaire le caprice de l’Arabe, et de ne pas contrarier l’antipathie qu’il manifestait contre le colonel Duvivier. Voyant la complaisance des Français, le scheïk en profita pour exiger que leurs plénipotentiaires vinssent seuls et sans troupes le trouver sur son terrain, où il les attendait à la tête de ses cavaliers. Il fut fait selon son désir. Alors sûr de la soumission aveugle des Français à ses ordres, il annonça que non-seulement il ne voulait pas traiter directement avec le colonel Duvivier, mais que même il ne traiterait jamais avec les Français, tant que le colonel Duvivier serait commandant supérieur à Bougie. En vain le colonel Lemercier hasarda quelques timides controverses en faveur du condamné ; en vain il pria que la sentence fût révoquée, si c’était possible ; en vain il demanda grace pour le colonel Duvivier ; le scheik fut inexorable. Après avoir fièrement enfermé le représentant du gouvernement français dans le cercle de sa condition immuable, il rompit la conférence. Il avait raison en effet de chercher à éloigner à tout prix un homme, qui, au lieu de consentir à ramasser la paix sous les pieds de l’ennemi, la lui aurait tendue au bout de son épée victorieuse.

Il n’y avait, ce semble, qu’une seule réponse à une si insolente proposition : marcher sur la tribu et camper sur son village, au milieu de ses figuiers et de ses moissons, jusqu’à ce qu’elle vint à composition. Mais que la philantropie se rassure ; nous serons clémens. Un bâtiment à vapeur a été expédié sur-le-champ à Alger pour annoncer la bonne nouvelle : Ouled-Reïba consentait à accorder la paix à la France, pourvu qu’on lui sacrifiât tout d’abord le commandant supérieur de Bougie. Sans doute, le même navire emportait une lettre du colonel Duvivier, demandant à être rappelé plutôt que d’être un obstacle à cette pacification si ardemment désirée et implorée à deux genoux. Sans doute le gouverneur, loin de sentir dans cette simple requête une ironie amère, n’y aura vu qu’un motif de joie et une facilité de plus pour arriver à l’accomplissement de ses honorables vœux. En effet, le bateau à vapeur est revenu d’Alger à Bougie avec une étonnante célérité ; le colonel Duvivier est révoqué de ses fonctions, et le colonel Lemercier est nommé commandant supérieur à sa place.

Mais on ne recueillera pas le fruit de lèse-dignité nationale, dont on a déjà en plein assumé la honte. Ceux qui ont agi ainsi ont trahi leur inexpérience du pays et de ses habitans. Ils ignorent la valeur d’un traité conclu avec un scheik et la nature de cette autorité versatile non organisée, basée sur le simple caprice d’une population avide de nouveautés. Un scheik n’a nullement mission pour faire la paix, et sa signature n’a tout au plus qu’un sens individuel, comme indice de son désir particulier, en supposant encore qu’il arrive quelquefois à un Arabe de faire concorder ses actes extérieurs avec sa disposition intime. D’ailleurs, une tribu n’est pas le pays ; en sorte qu’en admettant qu’un traité ait quelque importance, il en faudrait non pas un, mais cinquante. Or, l’accession d’une tribu à un parti, loin d’être pour les autres une raison d’attraction vers le même centre, n’est le plus souvent qu’une cause de répulsion plus vive.

Voici les probabilités de l’avenir : Ouled-Reïba exploitera la passion du gouvernement français pour la paix ; il allongera sans fin, au fur et à mesure de ses besoins, la série de ses prétentions. Les belliqueuses tribus de M’zaïa, en haine de notre nouvel allié Ouled-Reïba, rompront la neutralité dans laquelle elles se renfermaient depuis huit ou dix mois, et nous aurons la guerre. Ouled-Reïba exigera que nous l’aidions à soumettre ses ennemis, et par là nous aurons encore la guerre. Nous nous battrons, seulement ce ne sera pas pour notre compte, ce ne sera pas pour notre gloire, ce sera pour consolider le principe de notre humiliation. Puis, quand nous aurons vaillamment guerroyé pour la plus grande puissance du scheik, l’allié s’évanouira ; l’Arabe, le musulman, l’ennemi des chrétiens restera, mais plus redoutable, plus hostile qu’auparavant, et fort de toute la force que nous lui aurons communiquée à nos dépens.


Frithiof’s saga, or the legend of Frithiof[1]. — Parmi les monumens de l’ancienne littérature du Nord, connus sous le nom de Saga, celui peut-être qui offre le plus d’intérêt romanesque et dramatique, tout en conservant un caractère d’héroïsme primitif, c’est la Saga de Frithiof. Frithiof est bien un personnage de ces temps presque fabuleux de la Scandinavie, où elle avait ses Thésée et ses Jason. Fils d’un paysan norwégien, mais ne craignant ni les hommes ni les dieux même, il fend de son glaive le bouclier du roi son rival, brûle le temple de Balder, lutte en chantant avec les vagues et contre les puissances magiques qui l’attaquent du sein de la tempête. Le vaisseau Ellida, nef animée et intelligente comme la nef Argo, s’élance et combat sous lui, comme un coursier de guerre foule à ses pieds les ennemis de celui qu’il porte à travers la mêlée. Au milieu de ces scènes où éclatent une vaillance et une force plus qu’humaines, s’allume au cœur du farouche roi de la mer un amour dont la constance et même la délicatesse ne laissent rien à désirer. Ce récit rude et touchant des aventures de Frithiof a fourni, il y a quelques années, à M. Tegnér, le premier poète de la Suède, le sujet d’un poème où il a reproduit heureusement le caractère de l’antique original, en l’adoucissant. Ce poème a eu un succès d’enthousiasme en Suède. En peu de temps, on en a fait en Allemagne trois traductions. Aujourd’hui, une traduction élégante et fidèle vient de mettre ce produit de deux âges de la littérature scandinave à la portée de tous ceux qui connaissent la langue anglaise. Cette traduction servira à faire apprécier à la fois le caractère des anciennes traditions héroïques du Nord, et celui de la poésie suédoise moderne, presque entièrement ignorée sur le continent, où les noms de Staguelius, de Kellgren, de Lidner, d’Atterbœm, de Tegnér, mériteraient d’être plus connus.


Richelieu et Mazarin, par M. Capefigue, paraîtra lundi prochain.


  1. London, A.-H. Bayly, and co. Cornhill.