Chronique de la quinzaine - 14 juin 1915

Chronique n° 1996
14 juin 1915


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Nous avons annoncé, à la fin de notre dernière chronique, le remaniement du ministère anglais. À un gouvernement de parti a succédé un gouvernement de large conciliation entre tous les partis. C’est un fait important dans l’histoire politique de nos voisins, car il est contraire à la tradition et on sait combien elle est forte chez eux. Il faut d’ailleurs reconnaître que l’essence même du parlementarisme est la constitution de partis distincts les uns des autres, qui se succèdent au pouvoir : s’ils l’exerçaient en commun, ils perdraient inévitablement quelque chose de leur personnalité. L’événement qui vient de se produire est donc nouveau, et si les vieux wighs et tories sortaient de leur tombe, ils en seraient grandement étonnés. Mais les circonstances, elles aussi, sont nouvelles et elles imposent des solutions auxquelles on n’avait pas encore songé, parce que le besoin ne s’en était pas fait impérieusement sentir. De là est venue l’idée d’un ministère de concentration où les conservateurs seraient représentés auprès des libéraux. Ni les uns, ni les autres ne font bien entendu, aucun sacrifice de programmes ; ils conservent intégralement leurs opinions différentes et, quand la crise sera passée, ils se retrouveront tels qu’ils étaient auparavant ; les réserves les plus expresses ont été faites à ce sujet ; mais, pour le moment, la préoccupation patriotique domine tout ; il n’y a plus ni libéraux, ni conservateurs, il n’y a que des Anglais.

Cette fusion provisoire ne s’est pas faite sans difficulté : on y répugnait de part et d’autre. Si les conservateurs s’étaient inspirés du seul intérêt de leur parti, peut-être auraient-ils continué de laisser aux libéraux toute la responsabilité de la guerre et de la manière dont elle est conduite. Il y a eu des déceptions sur lesquelles nous n’avons pas à insister ici. Les critiques ne manquaient pas ; elles devenaient même chaque jour plus acerbes. Un certain nombre de journaux avaient entamé une campagne ouverte contre le ministère. Les ministres de la défense nationale, c’est-à-dire de la Guerre et de la Marine étaient particulièrement visés ; quelquefois ils étaient atteints. On ne rendait pas toute la justice qu’il mérite à l’immense effort de lord Kitchener. On oubliait les services antérieurs rendus par M. Winston Churchill pour relever avec acrimonie les fautes qu’il a pu commettre plus récemment. Le ministère sentait qu’à la longue son autorité serait diminuée, et cela au moment même où on aurait le plus grand besoin qu’elle demeurât intacte et se montrât efficace. Aussi est-ce lui qui a pris l’initiative de tendre la main à ses adversaires d’hier et de demain pour en faire ses collaborateurs d’aujourd’hui. Des négociations ont eu lieu : les conservateurs ont demandé huit portefeuilles, ils leur ont été concédés. Ce chiffre ne représente d’ailleurs pas la même proportion qu’il représenterait chez nous où nous avons une douzaine de ministres, tandis que les Anglais en ont le double. La présidence du Conseil est restée, bien entendu, à M. Asquith, mais les conservateurs ont obtenu quelques ministères importans. Le chef du parti, M. Bonar Law, est devenu ministre des Colonies et M. Balfour ministre de la Marine. M. Austen Chamberlain a été nommé secrétaire pour l’Inde et sir Ed. Carson attorney général : il était hier à la tête de l’insurrection de l’Ulster, en Irlande. Lord Lansdowne est ministre sans portefeuille. On sait avec quelle autorité il a dirigé autrefois les Affaires étrangères : c’est lui qui a présidé aux négociations d’où est sortie l’entente cordiale. On ne pouvait pas le rappeler au Foreign Office, où la place est occupée par sir Edward Grey à la satisfaction générale ; mais la santé de sir Edward laisse à désirer en ce moment, sa vue est altérée, on craint qu’il n’ait besoin de repos : dans ce cas, la grande compétence de lord Lansdowne serait sans doute utilisée. Sa présence dans le Cabinet est une garantie pour la politique générale, qui sera certainement maintenue dans les mêmes voies que par le passé.

Mais l’innovation la plus importante est la création d’un ministère des Munitions, qui a été attribué à M. Lloyd George. Les temps sont changés. M. Lloyd George n’est plus chancelier de l’Échiquier et ceux mêmes qui, il n’y a que quelques mois, combattaient ses projets financiers avec le plus de vigueur, l’ont vu partir avec regret. Les banquiers de la Cité ont fait une démarche auprès de M. Asquith, pour qu’il leur laissât M. Lloyd George. Ce paradoxe s’explique d’ailleurs aisément ; ce n’est pas l’heure des réformes fiscales, et M. Lloyd George ne songe pas à en faire ; quant à la Trésorerie proprement dite, il la gérait supérieurement. Elle a été attribuée à M. Mackenna, qui était ministre de l’Intérieur et M. Lloyd George a été, comme nous l’avons dit, chargé des munitions de guerre. Ce n’est nullement une diminution morale de lord Kitchener ; on lui rend justice ; on ne comprendrait pas que la Guerre fût en ce moment entre d’autres mains que les siennes ; il a improvisé des armées, autant du moins que des armées peuvent être improvisées. Mais les munitions ont pris une telle importance depuis dix mois qu’il a paru nécessaire de leur consacrer un ministère spécial et de mettre à sa tête l’homme le plus actif de l’Angleterre : ajoutons l’homme le plus heureux, car jusqu’à ce jour tout lui a réussi. Avec l’Allemagne la guerre s’est transformée. Autrefois on faisait la guerre de manœuvres, qui exigeait du génie : l’Allemagne fait aujourd’hui la guerre de masses qui n’en exige pas et qui, dès lors, lui convient mieux. Ce ne sont pas seulement les hommes qu’elle meut en masses profondes ; elle jette aussi les obus avec une prodigalité sans exemple dans le passé. Dès lors, les Alliés ne peuvent pas rester inférieurs à leurs ennemis : ils doivent faire autant d’obus qu’eux et les dépenser sans compter davantage. Il faut pour cela mobiliser toute l’industrie d’un pays et l’affecter provisoirement aux besoins de la guerre. Nous l’avons fait en partie chez nous ; les Anglais se préparent à le faire chez eux. Nous avons sur un point, qu’il nous soit permis de le dire, une supériorité sur eux : l’esprit de notre personnel ouvrier est excellent ; celui-ci du personnel ouvrier anglais l’est moins. Croirait-on qu’à un moment comme celui-ci, des menaces de grèves se sont produites en Angleterre ? Le danger en est sans doute écarté, mais le ministre des Munitions devra user de tout son ascendant sur les ouvriers pour l’empêcher de renaître. Par bonheur cet ascendant est grand. M. Lloyd George a toujours été dévoué à la classe ouvrière, et nul n’est mieux à même que lui de se faire entendre d’elle. À peine nommé, il s’est rendu à la réunion des représentans des syndicats ouvriers et du personnel des usines métallurgiques de Manchester, et le langage qu’il y a tenu est trop caractéristique pour que nous n’en citions pas le passage principal.

« Nos alliés Russes, a dit sans périphrases inutiles le ministre des Munitions, viennent d’éprouver un échec. Pourquoi ? Parce que l’Allemagne avait une artillerie plus forte et une supériorité écrasante en ce qui concerne les obus. Cette supériorité est due à une meilleure organisation des usines allemandes. Deux cent mille obus ont été jetés sur les Russes en l’espace de deux heures. Si nous avions pu employer le même procédé, nous aurions déjà chassé les Allemands de France, nous aurions pénétré en Allemagne, et la fin de la guerre serait proche… Je ne suis pas venu brandir comme une menace les grands pouvoirs que nous confère la loi de défense du royaume ; mais ces pouvoirs seront des plus utiles pour permettre l’organisation rapide du travail et la suppression de difficultés superflues. Il est impossible en temps de guerre d’attendre que les gens déraisonnables soient revenus à la raison. On ne discute pas sous le canon, on agit. »

Ce langage énergique et simple aura sans doute produit son effet. L’imagination n’est-elle pas épouvantée à la pensée de ces deux cent mille obus qui ont plu sur les Russes en si peu de temps ? Et ce n’est pas là un fait isolé. Une dépêche officielle de Pétrograd parle de sept cent mille obus qui ont été tirés en quatre heures ! Comment résister à cette avalanche de fer ? Le seul moyen est d’y répondre par une avalanche égale ; dans l’impossibilité de faire mieux, il faut en faire autant. Si nous avions eu le même nombre de munitions que les Allemands, M. Lloyd George affirme que notre territoire serait évacué par l’ennemi et que nous serions sur le sien. Cette parole mérite d’être recueillie et méditée, non seulement en Angleterre, mais en France où nous avons sans doute déjà fait beaucoup, mais où il reste encore beaucoup à faire. Et nous le ferons, si M. Dalbiez nous le permet. M. Dalbiez est un brave député, qui s’est donné la tâche de pourchasser ce qu’on appelle les « embusqués, » c’est-à-dire les hommes qui, par leur âge et leur santé, devraient être au front, mais qui, par leur savoir-faire et leurs protections, ont trouvé, dans les services de l’arrière, des emplois sans fatigue et sans danger. C’est un bon sentiment que celui de M. Dalbiez ; il ne faut pourtant pas le pousser jusqu’à la manie. Quelques-uns le font et voient des embusqués partout, dans les compagnies de chemins de fer où on a besoin, pour assurer les transports, d’hommes exercés et robustes, et dans les usines où on a besoin d’ouvriers spéciaux dont beaucoup ne peuvent pas être remplacés. On l’a dit à M. Dalbiez, et bien qu’il ait fait ou qu’on ait fait pour lui quelques concessions, sa proposition reste inquiétante. La discussion en est commencée à la Chambre, et le projet a rencontré aussitôt des objections et des critiques que M. Joseph Thierry a condensées dans un discours éloquent et précis qui a fait une grande impression. Puis sont venus M. Léon Bérard et enfin M. le ministre de la Guerre qui en ont montré le danger. Le succès de M. Millerand a été complet. Mais rien n’est fini, la discussion continue ; nous exprimons le souhait que, sous l’empire d’une préoccupation exclusive, on ne désarme pas la défense nationale. Nous ne sommes heureusement pas les seuls à le demander. La lumière qui a frappé M. Lloyd George en Angleterre en frappe aujourd’hui beaucoup d’autres en France. On demande à grands cris des canons et des munitions, — et les moyens de les faire.

M. Lloyd George a parlé d’autres questions dans son discours de Manchester, notamment de celle du service obligatoire. C’est encore là une grande nouveauté, car jusqu’à ce jour le principe du volontariat était regardé en Angleterre comme un dogme intangible. Il ne l’est plus aujourd’hui. Les engagemens volontaires ont été nombreux, mais la conscription aurait produit davantage et, là aussi, nous sommes dans un domaine où la qualité ne suffit pas, il faut la quantité. M. Lloyd George, qui ne l’ignore pas, présente toutefois une observation dont on ne saurait contester la justesse, c’est qu’il est inutile d’avoir plus d’hommes qu’on ne peut en armer ; or l’Angleterre ne peut pas, en ce moment, en armer plus qu’elle ne le fait. Et nous voilà revenus à la question des munitions : c’est par elle qu’il faut commencer. S’il suffisait d’avoir des hommes, la Russie aurait des armées innombrables et invincibles ; mais il faut des armes, des canons, des fusils, des obus et, dans un autre ordre d’idées, des cadres, c’est-à-dire des officiers et des sous-officiers. C’est là ; que l’improvisation cesse et que la préparation devient indispensable. Il faut longtemps pour qu’elle soit parfaite : les Allemands ont mis quarante-quatre ans à perfectionner la leur.

M. Lloyd George a dit sans ambages que les Russes avaient éprouvé un échec : en effet, après s’être, il y a un mois, emparés de Przemysl, ils ont laissé la place retomber entre les mains de l’ennemi. Au moment de la première chute de Przemysl, les Autrichiens et les Allemands affectaient de dire que le fait n’avait pas grande importance : aujourd’hui, les Russes et leurs alliés, dont nous sommes, atténuent à leur tour la gravité du second événement. C’est le jeu des choses humaines. À parler franchement, la perte de Przemysl par les Russes est très regrettable ; mais elle l’est encore plus moralement que matériellement. Après un premier siège d’où elle était sortie démantelée, la place n’était pas défendable et ne pouvait pas non plus servir de point d’appui à une armée. On ne saurait dès lors établir aucune comparaison entre la première chute de Przemysl, obligée de capituler avec une armée de 130 000 hommes et un nombreux matériel de guerre, et le fait que les Russes ont abandonné la ville dans une suite de manœuvres sur le San. Il n’en est pas moins vrai, comme l’a dit M. Lloyd George, que la Russie qui a une armée nombreuse, des officiers très distingués et des soldats héroïques, a vu un jour ses efforts paralysés par le manque de munitions : grande leçon, non seulement pour elle, mais pour nous tous. Quoi qu’il en soit, la bataille de Galicie se poursuit, et nul ne peut dire encore comment elle finira. Que sur l’immense ligne ait eu lieu un fléchissement local et provisoire, nous le voulons bien : partout ailleurs le front se maintient inébranlable. Il en est ainsi particulièrement chez nous. En dépit des attaques et des contre-attaques de plus en plus furieuses que les Allemands multiplient, nous avançons toujours, et certains symptômes donnent à penser que l’ennemi se fatigue. On a trouvé sur le cadavre d’un officier allemand et les journaux ont publié un carnet qui est un cri de douleur et de désespoir. L’infortuné se plaint matin et soir des ordres inexécutables qu’on lui donne ; il demande du secours, il gémit de ne pas même recevoir de réponse ; il constate presque heure par heure la décroissance d’une résistance qu’il ne peut plus soutenir ; il annonce un dénouement fatal. Et le dénouement s’est produit en effet : c’est la mort qui s’en est chargée.

M. de Bethmann-Hollweg, dans son dernier discours au Reichstag, a parlé, avec une ironie dont tout le monde connaît aujourd’hui le poids, de l’ignorance où nous autres, Français, sommes tenus des opérations militaires. Nous ne publions pas, dit-il, les communiqués allemands, de sorte que l’opinion, mal éclairée, ne sait rien de ce qui se passe sur les champs de bataille. On croirait, d’après M. de Bethmann-Hollweg, que les communiqués allemands sont une source à laquelle on peut puiser en toute confiance, et on croirait aussi, puisqu’il nous reproche de ne pas les publier, que les journaux allemands ne manquent pas de publier les nôtres. En réalité, ils n’en font rien, et s’il faut vraiment entendre les deux cloches pour savoir la vérité, les Allemands ne la savent pas du tout. Ils en sont même infiniment éloignés et c’est une surprise pour nos officiers et nos soldats, lorsqu’ils interrogent leurs prisonniers, de sonder la profondeur des illusions dans lesquelles on les a entretenus. Nous savons bien que la vérité officielle ne peut presque jamais être absolument crue sur parole, mais c’est surtout en Allemagne qu’il faut s’en défier : on nous assure d’ailleurs qu’après tant de déceptions, on commence enfin à le faire.

Il est un fait toutefois qu’il n’a pas été possible de dissimuler, à savoir l’intervention de l’Italie, et c’est précisément à ce sujet que M. de Bethmann-Hollweg a prononcé le discours auquel nous faisons allusion. Le passage consacré à la France et à tout ce qu’on lui cache n’est qu’un détail dans cette harangue : en réalité, elle est consacré à l’Italie et n’est qu’un cri de colère et de rage poussé contre un allié félon et ingrat. M. de Bethmann-Hollweg avait déjà montré qu’il ne se contient pas dans les circonstances tragiques et que les paroles qui sortent alors de ses lèvres n’ont plus aucun rapport avec la langue politique : il l’a montré une fois de plus et plus complètement même que par le passé. « Ce n’est pas la haine qui m’anime, s’est-il écrié, c’est l’indignation, la sainte indignation ! » La sainte indignation l’inspire mal. Il a déversé un tombereau d’injures sur l’Italie et sur les hommes qui la dirigent : il a accusé ces derniers d’avoir été corrompus par l’or dont la Triple-Entente les avait gorgés. L’accusation est si monstrueuse que, quand il s’est relu, M. de Bethmann-Hollweg lui-même en a été embarrassé et qu’il l’a fait retirer par ses journaux : ou plutôt, au lieu de l’adresser personnellement aux ministres italiens, il l’a appliquée au peuple lui-même, à la rue, à la populace qui, paraît-il, animés d’une vraie « frénésie de guerre, » se sont rendus, par leurs excès, maîtres de la situation et ont forcé la main au gouvernement. M. de Bethmann-Hollweg aura beaucoup de peine à établir cette légende après les explications qui ont été fournies par le Gouvernement italien lui-même. M. Salandra en a fait justice. Il a eu à répondre à beaucoup d’adversaires à la fois. Le vieil empereur François-Joseph, s’adressant à ses peuples, a vociféré des imprécations qui se ressentent de son âge. Il s’est quelque peu perdu dans ses souvenirs, invoquant Novare, Mortara, Custozza, Lissa et faisant appel aux ombres de Radetzki, de l’archiduc Albrecht et de Tegethof ; mais il a oublié de dire comment tout cela avait fini : ce dénouement d’autrefois aurait cependant pu l’aider à prévoir celui de demain. Il a eu tort de rappeler les événemens de sa jeunesse, dont il dit être fier : ceux de sa vieillesse menacent de leur trop ressembler ! Il y a toutefois plus de modération dans le langage de l’empereur François-Joseph et de M. de Bethmann-Hollweg que dans celui de l’archiduc Frédéric qui, adressant un ordre du jour à l’armée, a traité tout crûment l’altitude de l’Italie d’ « ignominieuse canaillerie. » Il faut avouer que l’archiduc Albrecht s’exprimait mieux.

M. Salandra a relevé le gant qu’on lui jetait et, parlant au Capitole, dans la salle des Horaces et des Curiaces, il a prononcé un discours qui a eu dans le monde entier, sauf bien entendu en Allemagne et en Autriche, un retentissement profond. On aura beau dire à Berlin, ces noms de Capitole, d’Horaces, de Curiaces, sonnent autrement et plus puissamment aux oreilles que tous ceux de l’histoire d’Allemagne. L’histoire latine reste incomparable, et c’est toujours là que l’humanité civilisée va chercher ses titres d’honneur. M. Salandra a usé des avantages que lui donne le glorieux passé de son pays. « Je parlerai, a-t-il dit, en gardant le respect dû à mon rang et au lieu où je suis. Je pourrai négliger les injures inscrites dans les proclamations impériales, royales ou archiducales. Puisque je parle du Capitole et représente en cette heure solennelle le peuple et le Gouvernement de l’Italie, moi, modeste citoyen, j’ai le sentiment d’être beaucoup plus noble que le chef de la maison de Habsbourg. » Si la vraie noblesse est en effet dans l’antiquité des origines, le grand peuple qui a hérité de Rome peut défier tout parallèle. Après avoir réglé son compte avec ces têtes couronnées, M. Salandra est passé à leurs ministres. « Les hommes d’État médiocres, a-t-il dit, qui avec une légèreté téméraire se sont trompés dans toutes leurs prévisions et ont mis, en juillet dernier, le feu à toute l’Europe et même à leurs propres foyers, s’apercevant aujourd’hui d’une nouvelle faute commise, se sont exprimés dans leurs parlemens de Budapest et de Berlin en paroles brutales contre l’Italie et contre son gouvernement, dans l’intention évidente de se faire pardonner par leurs concitoyens en les enivrant de visions cruelles de haine et de sang… Je ne pourrais pas, même si je le voulais, imiter leur langage, qui est un retour atavique à la barbarie primitive : ce retour est plus difficile pour nous qui en sommes plus éloignés de vingt siècles. » Il est difficile de porter plus haut le dédain. Nous avions oublié M. Tisza, M. Salandra s’en est souvenu. M. Tisza est peut-être, de tous les hommes d’État qui ont poussé à la guerre, celui qui est le plus directement responsable de tout le sang versé. Or, dans son discours au Parlement hongrois, il a traité d’ « infâme mensonge » l’assertion du ministre italien que l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie avait bouleversé l’équilibre des Balkans. — Comment aurait-il pu en être ainsi, s’est-il écrié, puisque nous avons déclaré à nos Alliés et aux autres Grandes Puissances que la monarchie dualiste ne poursuivait aucune modification territoriale. — Telle est l’assertion de M. Tisza ; elle est formelle, mais est-elle vraie ?

La réponse de M. Salandra est la partie la plus intéressante pour nous de son discours. On avait dit que l’Italie aurait dû aviser dès le premier moment l’Autriche et l’Allemagne de ses intentions et qu’elle ne l’avait pas fait. Il résulte au contraire, non seulement d’une affirmation de M. Salandra, mais d’une pièce officielle dont il a donné lecture, que, dès le 25 juillet, dans une conversation avec l’ambassadeur allemand, M. de Flotow, le marquis de San Giuliano et lui-même avaient dénoncé l’incorrection de l’Autriche, qui avait adressé son ultimatum à la Serbie sans entente préalable avec son alliée ; et aussitôt après, dès les 27 et 28 juillet, l’Italie a posé le principe des compensations qui lui étaient dues et dont elle indiquait déjà le caractère. — Mais, dit-on à Vienne et à Berlin, des compensations ne pouvaient être réclamées par l’Italie que si l’équilibre balkanique était ou devrait être rompu au profit de l’Autriche : il ne devait pas l’être, des assurances positives avaient été données à ce sujet. — Il n’est pas vrai, comme l’a affirmé le comte Tisza, dit à son tour M. Salandra que l’Autriche se soit engagée à ne pas réaliser d’acquisitions territoriales au détriment de la Serbie. M. de Mérey, ambassadeur d’Autriche à Rome, déclarait le 30 juillet au marquis de San Giuliano que « l’Autriche ne pourrait pas faire de déclaration l’engageant sur ce point, parce qu’elle ne pouvait pas prévoir si, pendant la guerre, elle ne serait pas obligée, contre sa volonté, de conserver des territoires serbes. » — Contre sa volonté, est admirable et se passe de commentaires. Combien faible était cette volonté de ne pas conserver de territoire, puisqu’on ne pouvait pas promettre qu’elle prévaudrait sur la tentation contraire ! Et ce n’était pas seulement M. de Mérey qui tenait ce langage évasif : presque en même temps, le comte Berchtold déclarait à Vienne au duc d’Averna, ambassadeur d’Italie, « qu’il n’était disposé à prendre aucun engagement relativement à la conduite éventuelle de l’Autriche en cas de conflit avec la Serbie. » Que devient après cela l’ « infâme mensonge » que M. Tisza attribue à M. Salandra ? En vérité celui-ci a le droit de demander, comme il le fait d’ailleurs : « Où est donc la trahison, où est l’iniquité, où est la surprise si, après neuf mois de vains efforts pour parvenir à une entente honorable, nous avons repris notre liberté d’action ? » L’Italie pouvait d’autant plus légitimement la reprendre, que, dans « ne autre circonstance, — au cours de la guerre italo-turque à laquelle l’Autriche ne cessait pas d’apporter des obstacles, — le comte Berchtold avait menacé de reprendre la sienne. Au surplus, nous ne nous proposons nullement ici de défendre l’Italie, qui n’a pas besoin d’être défendue, mais de montrer encore une fois la duplicité de la diplomatie austro-allemande, et assurément la preuve en est faite.

La guerre a été déclarée par l’Italie à l’Autriche, elle a commencé, elle se poursuit. Mais, par une singularité que nous ne nous chargeons pas d’expliquer, elle n’a été déclarée par l’Italie qu’à l’Autriche et nullement à l’Allemagne. Et la réciproque n’est pas moins vraie : l’Autriche a déclaré la guerre à l’Italie, l’Allemagne s’est abstenue de le faire. On pourrait même trouver dans son discours que M. Salandra use de ménagemens un peu imprévus à l’égard du prince de Bülow. « Je crois, dit-il, qu’il a eu de la sympathie pour l’Italie et qu’il a fait tout ce qu’il pouvait pour aboutir à une entente ; mais, etc. » Ces atténuations de responsabilité appartiennent à une diplomatie trop raffinée pour nous, bien que nous soyons aussi convaincu que M. Salandra du désir qu’avait M. de Bülow d’aboutir à une entente, que ce fût par « sympathie pour l’Italie » ou pour tout autre motif. Qu’on le veuille d’ailleurs ou non, la guerre existe en fait de la part de l’Italie avec l’Allemagne aussi bien qu’avec l’Autriche, et on le verra bientôt. L’Allemagne, en effet, n’abandonnera pas plus l’Autriche dans l’Istrie que dans les Carpathes et l’Italie aura bientôt affaire aux deux alliés. En attendant, la guerre a commencé pour elle d’une manière rapide et brillante. Elle a envahi le Trentin, occupé des cols à travers les montagnes, pris possession de points stratégiques importans et, quoi qu’il arrive par la suite, on aura de la peine à l’en déloger, ou plutôt on n’en viendra pas à bout, et ces premiers succès de l’Italie seront bientôt suivis d’autres encore plus décisifs. Mais, jusqu’ici, la résistance autrichienne a été faible et cela a donné à croire qu’on ne s’attendait pas à Vienne, non plus d’ailleurs qu’à Berlin, à voir l’Italie intervenir les armes à la main. On n’y était pas préparé. S’il en est ainsi, nous relèverons une fois de plus, à la charge de l’Allemagne et de l’Autriche, ce même défaut de psychologie dont elles ont déjà donné tant de preuves. Elles ne savent jamais ce qui se passe dans l’âme des autres. Malgré l’intérêt évident qu’avait l’Italie à intervenir comme elle l’a fait, on croyait obstinément à Berlin et à Vienne que l’immense prestige de l’Allemagne paralyserait toujours ses velléités et que, finalement, elle ne bougerait pas. Les négociations dans lesquelles elle était entrée n’étaient qu’un marchandage ; elle le pousserait le plus loin possible, mais non pas jusqu’au bout ; elle tendrait la corde presque au point de la rompre, mais elle ne la romprait pas. L’Allemagne et l’Autriche étaient d’ailleurs sûres d’avoir fait des concessions suffisantes pour donner satisfaction à l’Italie, et M. de Bethmann-Hollweg n’est pas encore revenu de sa stupéfaction qu’il en ait été autrement. — Mais, a demandé un jour l’Italie, qui me répond de la bonne foi de l’Autriche ? — Moi, a déclaré fièrement l’Allemagne ; vous avez ma parole. — Mais si vous ne pouvez pas la tenir ? si vous êtes battue ? — L’Allemagne ne s’attendait probablement pas à cette réplique, à laquelle on ne voit pas trop ce qu’elle aurait pu répondre : elle n’a trouvé que « la sainte indignation. »

Quant à nous, c’est avec plaisir que nous relevons le mot dans le discours de M. Salandra. Il prouve, en effet, que l’Italie n’est pas de ces Puissances qui croient habile d’intervenir au dernier moment pour achever un blessé tombé sous les coups d’un autre et lui enlever ses dernières dépouilles. L’Italie estime que ces dépouilles n’appartiennent moralement et durablement qu’à celui qui a affronté le péril et les a arrachées les armes à la main dans un combat loyal. La noblesse de sentimens qui respire dans le discours de M. Salandra montre qu’elle ne se serait pas regardée comme vraiment et définitivement maîtresse de territoires qu’elle n’aurait pas gagnés.


Nous ne pouvons pas parler encore des notes échangées entre l’Allemagne et les États-Unis. Au moment où nous écrivons, celle qu’on attend de M. Wilson et dont la rédaction est, dit-on, arrêtée ne varietur depuis plusieurs jours, n’a pas été publiée ; mais il est à croire qu’elle a le même caractère que la dernière, à laquelle l’Allemagne a cherché à échapper par une réponse équivoque : nous n’en voulons pour preuve que la démission de M. Bryan. M. Bryan était secrétaire au département d’État, c’est-à-dire ministre des Affaires étrangères. Peut-être n’était-il pas spécialement préparé à remplir ces fonctions, mais il avait rendu de grands services électoraux à M. Wilson, qui lui avait payé sa dette de reconnaissance en le chargeant de diriger la politique extérieure des États-Unis.

M. Bryan, qui a été lui-même autrefois candidat à la Présidence, est un orateur, un entraîneur de foules, non pas un diplomate : pardessus tout, il est un pacifiste convaincu et intransigeant. Dans la lettre qu’il a adressât à M. Wilson pour lui donner sa démission, il se déclare d’accord avec lui sur les principes à suivre, mais tout à fait en désaccord sur les moyens à employer. Les deux hommes, après s’être rendu justice, se séparent, ce qu’ils déclarent faire à contre-cœur. « La solution de la question qui est en jeu est si importante, écrit M. Bryan, que rester membre du Cabinet serait aussi injuste à votre égard qu’à l’égard de la cause qui me tient à cœur, à savoir, empêcher la guerre. » M. Wilson tient certainement lui aussi à éviter la guerre, si cela est possible ; s’il la déclare, ce sera parce qu’il ne l’aura plus été de faire autrement ; mais, homme de devoir avant tout, il a déjà signé une note où il ne laissait aucun doute sur son intention de le remplir jusqu’au bout. « Le gouvernement impérial allemand, y disait-il, ne doit pas attendre des États-Unis l’omission d’un seul mot, d’un seul acte qui serait nécessaire à l’accomplissement de son devoir sacré. » M. Bryan, lui aussi, avait signé cette note ; mais d’accord, sur les mots, ils ne l’était pas avec M. Wilson sur les choses ; l’un et l’autre comprenaient le devoir de manières différentes. M. Bryan aperçoit la guerre au bout de la note de M. Wilson. A-t-il tort ? A-t-il raison ? Cette conséquence est-elle inévitable ? Nous ne le saurons qu’après avoir lu le document. M. Bryan annonce qu’après cette publication, il fera lui-même une déclaration plus complète : nous saurons alors où est le dissentiment. M. Bryan se préoccupe de maintenir la paix : c’est une bonne intention, mais la guerre existe, elle ensanglante les mers comme la terre, et M. Wilson, au nom des principes du droit des gens, se préoccupe de garantir la vie des non-belligérans. L’objet qu’il se propose est le plus urgent et la thèse qu’il défend est à coup sûr la plus conforme au bien permanent de l’humanité.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.

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