Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1911

Chronique no 1890
14 janvier 1911


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le Parlement est rentré en session le 10 janvier. À la Chambre des députés, une question se posait dès le premier jour : quel serait le président que la majorité porterait au fauteuil ? Deux candidats se présentaient à son choix, M. Henri Brisson et M. Paul Deschanel ; ils sont trop connus l’un et l’autre pour que nous ayons à parler, soit de leurs personnes, soit de la signification politique de leurs candidatures. La lutte a été chaude. Il y a eu deux tours de scrutin : au premier, le seul où on s’est vraiment compté, M. Brisson a eu 250 voix et M. Deschanel 212 ; au second la majorité de M. Brisson s’est élevée à 270 et il a été proclamé élu. Les socialistes unifiés ont voté pour M. Jules Guesde, ce qui était une manière de s’abstenir. On peut conclure de cette élection que le parti radical est le plus nombreux au Palais-Bourbon ; à vrai dire on s’en doutait, ou plutôt on le savait ; mais les radicaux auraient tort de croire, comme quelques-uns de leurs journaux le leur assurent, qu’ils se suffisent à eux-mêmes et n’ont besoin de personne, 250 voix, ni même 270 ne sont pas la majorité de la Chambre. M. Deschanel doit les nombreux suffrages qui se sont portés sur son nom à la sympathie qu’excite sa personne et à l’éclat qu’a son talent. Cet échec ne le diminue nullement. Mais s’il a pour lui l’avenir, M. Brisson avait son passé, qui est aussi une force, la possession d’état, la fidélité de ses amis. La balance a penché de son côté. Au Sénat, la réélection du bureau n’était pas contestée et ne faisait pas de doute.


Les vacances du Jour de l’an n’ont été troublées par aucun incident qui vaille la peine d’être relevé. Nous devons pourtant dire un mot de l’affaire Durand, parce qu’elle a rempli pendant quelques jours les colonnes des journaux et que, sans doute, elle le fera encore. Durand est ce meneur syndicaliste de Rouen qui, après le meurtre abominable du malheureux Dongé, coupable d’avoir travaillé lorsque ses camarades s’étaient mis en grève, a été condamné à mort par le jury de la Seine-Inférieure. Durand n’avait pas fait partie de l’escouade d’exécution qui a porté les coups mortels à Dongé, mais il a été accusé, aux assises, d’avoir été le complice et même le provocateur de l’assassinat. Dongé aurait été condamné à mort dans une réunion que Durand avait présidée et par un vote qu’il avait mis aux voix : la sentence ainsi rendue devait trouver et a trouvé des bourreaux pour l’exécuter. Le jury a été plus sévère pour l’instigateur du crime que pour ses auteurs immédiats : ces derniers ont été seulement condamnés aux travaux forcés. Mais à peine le verdict rendu, il en a été étonné et troublé, et s’est empressé de signer un recours en grâce au Président de la République. Le jury de Rouen voulait-il dire par là, comme on l’a prétendu depuis, qu’il s’était complètement trompé, que Durand n’avait eu aucune participation au crime, ni directe, ni indirecte, et qu’il devait être mis tout simplement hors de cause ? Rien n’autorise à le croire. Il arrive assez souvent qu’un jury, après avoir entendu prononcer une peine qu’il juge excessive, signe un recours en grâce : personne jusqu’ici n’en a conclu à la parfaite innocence du condamné. Le jury de la Seine-Inférieure a exprimé le désir que M. le Président de la République, usant de son droit de grâce, commuât la ; peine prononcée contre Durand en une peine moins forte : voilà tout.

En cela, le jury était d’accord avec le sentiment général. L’assassinat de Dongé a été un acte effroyable ; il devait provoquer et a effectivement fait naître une très vive indignation. Néanmoins, personne n’a désiré que la sentence prononcée contre Durand fût exécutée, et personne n’a cru qu’elle le serait. Mais le parti syndicaliste révolutionnaire ne pouvait pas laisser échapper une aussi bonne occasion de manifester ; et comme il était sûr d’obtenir la grâce du condamné, il a voulu se donner l’apparence de l’exiger et de l’arracher de haute lutte aux pouvoirs publics intimidés. Une campagne a été commencée en vue de prouver l’innocence de Durand : une enquête officieuse a été faite par des juges destruction improvisés. À peine était-elle terminée, avant même qu’elle le fût, les meneurs annonçaient le projet d’organiser une manifestation populaire qui se porterait sur l’Elysée le 1er janvier, et ferait entendre à M. le Président de la République autre chose que des discours du corps diplomatique et des grandes administrations de l’État, autre chose que des complimens de bonne année, si, avant cette date, il n’avait pas raccordé la grâce de Durand… Il l’a accordée… La peine de mort prononcée contre Durand a été commuée en quelques années de réclusion. Jamais grâce n’avait encore fait descendre une condamnation d’un aussi grand nombre de degrés dans l’échelle des peines. Fiers de ce premier avantage, les meneurs syndicalistes ont déclaré aussitôt que le gouvernement ne croyait évidemment pas à la culpabilité de Durand, qu’il se ralliait à leur sentiment, qu’il adoptait les conclusions de leur enquête ; mais alors, ont-ils dit, il ne faut pas s’arrêter à moitié chemin, il faut mettre Durand en liberté. Est-ce assez ? Non ; après avoir rendu la liberté à Durand, il faut lui rendre l’honneur et réviser son procès. Si les pouvoirs publics hésitent, on leur forcera la main en proclamant la grève générale. Rien que cela : nous en sortons, nous y retournerions. Le bluff a trop souvent réussi aux révolutionnaires, mais il a des limites et, cette fois, elles nous paraissent avoir été considérablement dépassées. Il faudrait une étrange crédulité pour s’effrayer d’une aussi vaine menace. Nous n’entendons pas dire par là qu’il faille s’opposer de parti pris à la révision du procès de Durand : il faut seulement ne pas la regarder a priori comme inévitable parce que les meneurs syndicalistes la demandent, et sur quel ton ! Des erreurs judiciaires sont toujours possibles ; aussi sont-elles prévues par nos codes qui ont énuméré les cas où une révision devrait intervenir et la procédure à suivre en pareil cas. Qui ne sait aujourd’hui que la première condition pour qu’il y ait lieu à révision est la découverte d’un fait nouveau de nature à jeter des doutes sur le bien fondé du premier jugement ? Y a-t-il un fait nouveau de ce genre dans l’affaire Durand ? Rien de tel ne nous est apparu jusqu’ici, mais il faudrait, pour se prononcer, avoir tout le dossier sous les yeux.

Attendons que la lumière soit faite. Nous ne nous opposons pas plus à la révision que nous ne nous sommes opposés à la grâce : notre seul désir est que la révision se produise, s’il y a lieu, dans d’autres conditions que la grâce, c’est-à-dire autrement que par la capitulation et l’humiliation des pouvoirs publics. L’énergie du gouvernement se serait-elle épuisée pendant la grève des cheminots ? Dans ce cas, nous ne serions pas sans inquiétude pour l’avenir. Les grands moyens peuvent servir à traverser une épreuve exceptionnelle ; mais c’est par la suite dans les idées et dans la conduite, par la vigilance quotidienne, par l’art de gouverner appliqué avec méthode et fermeté qu’on évite le renouvellement de ces épreuves toujours redoutables, auxquelles on finit par succomber lorsqu’on s’y expose trop souvent


Il s’en faut de beaucoup que ce que nous avons écrit il y a quinze jours sur l’entrevue de Potsdam et sur ses suites ait épuisé la question ; jamais on n’en a autant parlé que depuis ce moment ; jamais la presse internationale n’a été plus active, et il faut avouer que jamais non plus la confusion des idées n’a été aussi grande. Heureusement, est survenue la publication d’un projet de convention entre la Russie et l’Allemagne, relatif aux chemins de fer d’Asie. Alors on a commencé à y voir un peu plus clair, la lecture du projet ayant donné une direction aux esprits qui menaçaient de se perdre dans le dédale de polémiques sans précision et sans fin. D’où venait cette confusion ? Elle venait, beaucoup moins du discours prononcé au Reichstag par le chancelier impérial, que des commentaires dont la presse allemande l’a aussitôt enrichi. Il n’y avait certainement dans ce discours rien qui ne fût vrai au pied de la lettre ; mais l’orateur avait tourné les choses de manière à laisser croire que les entretiens de Potsdam avaient eu encore plus d’importance qu’ils n’en ont eu en réalité. Si telle a été son intention, elle a été pleinement réalisée, au moins en Allemagne. Dieu nous garde de rendre le chancelier responsable des exagérations de certains journaux germaniques ; ce serait certainement une injustice ; mais, à lire ces journaux, il ne restait plus-rien de l’alliance franco-russe ; nos alliés nous avaient abandonnés, sans même nous en prévenir, et étaient passés dans le camp opposé. Les journaux allemands ignorent volontiers les nuances et les demi-teintes ; ils vont tout de suite aux expressions les plus fortes et quelquefois les plus violentes de leur opinion ; nous y sommes habitués. Aussi les avons-nous lus avec quelque scepticisme et avons-nous attendu les événemens avec patience : en quoi nous avons eu raison, car, au bout de quelques jours, ces mêmes journaux se détournaient de nous et s’en prenaient à la presse russe avec laquelle ils n’étaient pas d’accord sur l’entrevue de Potsdam. Nous n’avions plus rien à faire qu’à écouter et à regarder, et nous n’avons pas tardé à apprendre des choses qui n’étaient pas sans intérêt pour nous.

Le passage du discours de M. de Bethmann-Hollweg qui a donné lieu à l’équivoque paraît être surtout le suivant : « Il a été de nouveau établi qu’aucun des deux gouvernemens ne participe à aucune espèce de combinaison qui pourrait avoir une pointe agressive contre l’autre. En ce sens, nous avons eu particulièrement l’occasion de constater que l’Allemagne et la Russie ont un intérêt égal au maintien du statu quo dans les Balkans et en général en Orient, et par suite n’appuieront aucune politique, de quelque côté qu’elle vienne, qui viserait à détruire ce statu quo. » Ces mots ont sans doute une valeur sérieuse, mais il ne faut pas en exagérer la portée. La première partie de notre citation énonce un fait qui a été affirmé en maintes circonstances par le gouvernement français et par le gouvernement russe : ils ont répété l’un et l’autre, toutes les fois que l’occasion s’en est offerte à eux, que leur alliance était purement défensive et n’avait d’autre but que de maintenir la paix. Le gouvernement allemand a affirmé de son côté, avec non moins de force, qu’il en était de même de son alliance avec l’Autriche et l’Italie. Cela étant, on n’a pas fait une grande découverte à Potsdam lorsqu’on y a constaté que les deux gouvernemens n’étaient entrés dans aucune combinaison qui pourrait avoir une pointe agressive : il n’y a en effet dans ces combinaisons qu’un bouclier défensif. Il faut croire qu’en dépit de toutes les explications, on s’était obstiné à penser en Allemagne qu’il y avait dans l’alliance franco-russe une pointe dirigée contre quelqu’un, puisque, lorsqu’on a appris que cette pointe n’existait pas, on s’est écrié que l’alliance elle-même n’existait donc plus, ou, pour mieux dire, qu’elle était rompue. Certes, ce n’est pas la faute de M. de Bethmann-Hollweg ; il avait pris soin de déclarer que des entretiens comme ceux de Potsdam « n’amenaient de renversemens de nature à ébranler le monde que dans la presse, mais non pas dans le domaine réel ; » et revenant un peu plus loin sur la même idée, il avait ajouté que l’entente en voie de se faire n’amènerait pour les deux gouvernemens « aucun changement dans l’orientation actuelle de leur politique. » Malgré toutes ces réserves, si nettement exprimées, les esprits sont aussitôt partis en campagne. Les choses prennent un aspect très différent suivant qu’on les regarde à travers les préjugés et les préventions populaires, dont les journaux sont trop souvent les organes, ou qu’on les porte à cette hauteur que M. Guizot appelait « la région des gouvernemens. »

On a beaucoup exagéré en Europe les préoccupations de la France au sujet de l’entrevue de Potsdam. Nous n’avons jamais douté de notre allié, nous n’avions aucune raison de le faire ; mais enfin certains entraînemens de parole peuvent se produire, quelques malentendus peuvent naître dans des entretiens avec des partenaires habiles et prompts à tirer parti de tout. Il était en tout cas très loin de notre pensée de prendre en mauvaise part la détente qui paraissait avoir eu lieu entre la Russie et l’Allemagne ; cette détente était désirable ; personne n’avait intérêt au maintien de la tension provoquée par l’attitude de l’Allemagne après l’annexion par l’Autriche de l’Herzégovine et de la Bosnie ; c’était là un passé qu’il fallait s’efforcer de liquider. Ces événemens sont trop récens pour qu’on en ait perdu le souvenir. L’émotion avait été très vive à Saint-Pétersbourg lorsque l’ambassadeur d’Allemagne avait mis l’épée de Brennus, l’épée de son pays, dans le plateau autrichien de la balance. Devant cette menace on s’était incliné à Saint-Pétersbourg, mais on avait protesté qu’on ne l’oublierait pas de longtemps. L’histoire montre, au contraire, que ces coups de force réussissent doublement, dans le présent et dans l’avenir prochain. Il est presque toujours utile de faire preuve de puissance ; les choses s’arrangent ensuite plus facilement ; les rancunes se calment, et la froide raison reprend ses droits. Quoi qu’il en soit de ces considérations, sur lesquelles il est inutile d’insister, la Russie a cru le moment venu, et elle ne s’est pas trompée, de reprendre avec l’Allemagne une conversation interrompue et de chercher à concilier, sur certains points, les intérêts des deux pays. Ce n’est pas nous qui lui en ferons un grief. L’alliance qui nous unit, quelque intime qu’elle soit, n’exclut nullement les arrangemens particuliers avec d’autres puissances, lorsque l’occasion de les faire se présente ; s’il en était autrement, l’alliance serait un principe de paralysie qui empêcherait les alliés de se développer chacun dans son sens naturel ; sous prétexte de garantir leur sécurité, elle les frapperait d’immobilité. Cet état contre nature ne serait pas supporté longtemps. Toutes les grandes puissances sont engagées aujourd’hui dans des systèmes politiques qui se font équilibre, et toutes ont contracté, en dehors de leurs alliances, des arrangemens spéciaux qui n’y portaient aucune atteinte. La Russie était libre de s’entendre avec l’Allemagne sur les points où leurs intérêts pouvaient s’accorder, et si elle y a réussi, ce n’est pas nous qui nous en inquiéterons. Nous nous en féliciterons au contraire, pourvu, bien entendu, que nos propres intérêts aient été respectés et que nos engagemens communs l’aient été aussi.

Nous avons dit où en était l’opinion allemande après l’entrevue de Potsdam et surtout après le discours du chancelier. Tout d’un coup, une note a paru dans le grand journal russe, le Novoïé Vremia ; l’effet en a été immense ; la fermentation de la presse allemande n’en a pas été calmée, mais elle a pris un autre cours. La note, qui avait des allures officieuses, disait simplement que les entretiens et les arrangemens de Potsdam n’avaient eu pour objet que les affaires asiatiques. S’il en était ainsi, que devenaient les longs espoirs et les vastes pensées de la presse allemande ? Tout l’échafaudage que son imagination avait construit s’effondrait d’un seul coup. Mais était-ce croyable ? Était-il admissible qu’elle eût été ou qu’elle se fût trompée à ce point ? Au premier étonnement a succédé chez elle un accès d’indignation et de colère auquel nous avons assisté sans mélancolie. Nous pourrions ici faire beaucoup de citations : contentons-nous d’un extrait de la Gazette de Cologne, qui a dit en termes amers, mais relativement modérés, ce que beaucoup d’autres journaux ont répété en termes courroucés et presque injurieux : « On commente très vivement l’information du Novoïé Vremia dans les cercles diplomatiques de Saint-Pétersbourg. On croit voir dans la répétition presque littérale de la déclaration du chancelier au Reichstag, augmentée d’une restriction qui limiterait à l’Asie la portée de cette déclaration, le désir de corriger et d’atténuer celle-ci. Un tel désir a évidemment pour origine les susceptibilités de tiers. On s’en étonne beaucoup, car, ainsi qu’on le sait, les paroles prononcées par le chancelier ont été, au préalable, soumises au gouvernement russe qui les a approuvées. On a d’autant plus le droit de s’étonner de cette crainte de mécontenter un tiers que les paroles du chancelier ont été, dans le monde entier, et avant tout en Russie, bien accueillies par tous les amis de la paix. Elles n’ont pu décevoir que ceux qui avaient gardé jusqu’à présent l’espoir que la politique anti-allemande de certains tiers serait appuyée par la Russie. » Le tiers désigné est la France sans nul doute. Si la note du Novoïé Vremia a produit une telle déception en Allemagne, c’est parce qu’on y avait voulu voir, dans le discours du chancelier, la notification d’un état de choses nouveau déterminé par le déclin de L’alliance franco-russe : or il n’y avait eu rien de pareil, ni dans le discours de M. de Bethmann-Hollweg, ni dans les déclarations de M. Sasonoff. Ce dernier cependant était pris brutalement à partie. On allait voir, ont dit à qui mieux mieux les journaux allemands, s’il était un homme de parole, un homme d’honneur, un homme politique, ou un homme faible et mobile qui subissait successivement toutes les influences sans s’arrêter à aucune. Il recevait de partout des mises en demeure et des sommations. Les choses en étaient là lorsqu’un journal anglais a publié le projet d’arrangement qu’il a soumis au gouvernement de Berlin. La presse allemande, toujours acerbe, a commencé par nier l’authenticité du document ; mais elle a été attestée de tant (de côtés différens. qu’il a bien fallu se rendre à l’évidence. Comme pour donner raison au Novaïé Vremia, le projet ne parle que des chemins de fer d’Asie. Nous voulons néanmoins donner quelques satisfactions à la presse allemande. Nous sommes de son avis : le discours du chancelier, lorsqu’il rend compte des entretiens de Potsdam, parle d’autre chose encore que des questions asiatiques ; il parle des Balkans et de l’intérêt que la Russie et l’Allemagne y ont également au maintien du statu quo ; il affirme que les deux puissances se sont engagées à ne se prêter, d’où qu’elle vienne, à aucune entreprise qui le troublerait. C’est quelque chose que cela ; mais la Russie ne semble pas, pour le moment y attacher une importance particulière, peut-être parce qu’elle estime qu’après l’ébranlement causé par l’annexion de l’Herzégovine et de la Bosnie à l’Autriche, tout le monde a besoin de se remettre d’une alarme si chaude, et que personne ne menacera plus de quelque temps le statu quo balkanique. Quoi qu’il en soit, les chemins de fer d’Asie occupent seuls sa diplomatie.

La question est d’ailleurs très importante, et non seulement pour la Russie et pour l’Allemagne, mais encore pour l’Angleterre et pour nous ; elle mérite qu’on s’y arrête. Ce qui s’est passé à Potsdam est de nature à surprendre comme la manifestation d’un changement rapide, profond, inattendu, dans la politique de la Russie, qui s’était montrée jusqu’à ce jour très préoccupée de ne pas favoriser, par la création de chemins de fer nouveaux, la pénétration du commerce allemand dans les contrées de l’Asie qu’elle réserve à son influence. Cette préoccupation avait même été poussée très loin par le gouvernement russe : il paraît s’en être aujourd’hui affranchi, et cela pour des motifs qu’il nous est assez difficile de pénétrer. On dit beaucoup, depuis quelques jours, que le projet d’arrangement soumis par la Russie à l’Allemagne n’a pas été le produit d’une génération spontanée. Une conversation avait été entamée en 1907 entre Berlin et Saint-Pétersbourg, et seuls les événemens provoqués par l’entreprise autrichienne dans les Balkans en avaient suspendu, plutôt même que troublé le cours. En 1907 s’était produit un arrangement entre la Russie et l’Angleterre au sujet de la Perse : on en connaît les dispositions générales qui abandonnaient, au nord de la Perse, une zone à l’influence russe, et, au sud, une zone à l’influence britannique. Chacune des deux puissances avait reconnu et circonscrit ses intérêts dans des limites qu’elles avaient exactement précisées : c’était là un gage qu’elles s’étaient mutuellement donné pour sceller le rapprochement qui avait eu lieu entre elles. Le gouvernement allemand aurait, paraît-il, demandé à la Russie des explications à ce sujet ; il l’aurait même fait par une note, et c’est à cette note que le gouvernement russe répondrait aujourd’hui. Tout cela est possible, ou plutôt tout cela est vrai, puisqu’on le dit expressément, mais ne suffit pas à expliquer l’espèce de volte-face qui s’est faite à Potsdam. Si elle s’était faite, ce que nous ignorons, à l’insu de la France et de l’Angleterre, c’est-à-dire sans qu’elles eussent été préalablement informées des vues toutes nouvelles de la Russie, les deux puissances auraient évidemment le droit de demander à leur tour quelques explications. Nos journaux disent peu de chose à ce sujet. Les journaux anglais parlent davantage et manifestent un mécontentement assez vif. Ils rappellent, et certainement en connaissance de cause, qu’une des bases de la triple entente avait été la solidarité qui s’était établie entre les trois puissances au sujet des chemins de fer d’Asie : pour tout dire en un mot, il avait été convenu qu’on ne ferait rien les uns sans les autres. L’Angleterre, depuis son rapprochement avec la Russie, et la France, depuis plus longtemps encore, avaient accepté cette conception de leur devoir commun et y avaient fait des sacrifices appréciables. Tout le monde connaît la grande entreprise à laquelle l’Allemagne s’est attachée en Asie-Mineure ; le chemin de fer de Bagdad, lorsqu’il sera terminé, sera son œuvre, non pas qu’elle y ait travaillé seule, mais parce que, à tous les points de vue, elle y a apporté le principal effort. Cet effort, qui a vaincu déjà beaucoup d’obstacles, vaincra peu à peu les autres et aboutira un jour, lentement, mais sûrement. La France aurait pu s’y associer beaucoup plus largement et beaucoup plus utilement pour elle qu’elle ne l’a fait. Son abstention relative s’explique par le fait que, la politique russe, avec laquelle elle a toujours voulu rester d’accord, n’a été, pendant longtemps, rien moins que favorable au chemin de fer allemand. Nous avons perdu là, en vue d’un intérêt d’ordre supérieur, des occasions fructueuses qui ne se retrouveront plus, et c’est pourquoi il y a eu dans l’opinion une véritable surprise, qui n’en était peut-être pas une pour notre gouvernement, lorsque le projet d’arrangement russo-allemand a été connu. Ce projet contient deux clauses auxquelles rien ne nous avait préparés : la première porte que la Russie ne fera plus aucun obstacle, ni politiquement, ni matériellement, ni financièrement, à l’achèvement du chemin de fer de Bagdad ; la seconde, plus imprévue encore, que ce chemin de fer sera rattaché ultérieurement, par une voie de raccordement à établir entre Bagdad et Kanikine, aux chemins de toutes sortes que la Russie pourra faire dans la Perse septentrionale. Encore une fois, c’est là toute une révolution dans la politique russe. La Russie accorde à l’Allemagne de grands avantages : que reçoit-elle en échange ? Ce qu’elle reçoit est loin d’être négligeable : toutefois, l’avenir seul montrera si la compensation a une valeur égale au bénéfice allemand. L’Allemagne reconnaît, en somme, la zone d’influence russe au nord de la Perse, à peu près dans les mêmes limites que l’avait déjà fait l’Angleterre ; de plus, elle s’engage à ne procéder à aucune construction de routes au nord de Kanikine, dans la région voisine soit de la frontière russe, soit de la frontière persane. On comprend sans peine que l’Allemagne, à qui on assure une voie de pénétration, renonce à en chercher d’autres, mais on comprend aussi que cette solution inspire une médiocre confiance aux Chambres de commerce russes qui espéraient se réserver le marché de la Perse et qui craignent de le voir envahi. Tel est, dans ses lignes générales, ce projet d’arrangement. Livré tout d’un coup à la publicité, il a jeté quelque désarroi dans les esprits. On a vu ce qu’en pensaient les journaux anglais. Avec leur esprit réaliste et pratique, ils se demandent, en présence du fait qui se révèle subitement à eux, quelles compensations leur pays doit demander ou s’assurer. Puisque la politique d’action solidaire entre les trois puissances a été abandonnée par l’une d’elles et, par conséquent, n’existe plus, que faut-il mettre à la place ? La réponse, en ce qui concerne l’Angleterre, n’est pas difficile à faire et, en effet, les journaux anglais parlent déjà des mesures à prendre pour assurer à l’influence britannique la prolongation du chemin de fer de Bagdad à partir de ce point jusqu’au golfe Persique. Là sont les intérêts anglais ; il n’y a pas à les chercher ailleurs. Mais nous aussi avons droit à des compensations et elles sont peut-être plus difficiles à déterminer. On reproche à notre gouvernement de n’avoir rien fait, de s’être endormi pendant que la Russie veillait, préparait, agissait, enfin courait au but qu’elle vient d’atteindre. Si elle l’a effectivement atteint après une marche de plusieurs années et si notre gouvernement en a connu les étapes, on ne saurait nier sa négligence ; mais il est plus probable qu’il a été paralysé par la politique que la Russie a suivie pendant une assez longue période et à laquelle elle a brusquement renoncé.

Alors la réserve de notre gouvernement s’explique, mais le résultat en reste regrettable : ce n’est que par des conceptions rapides et par une action immédiate qu’il peut être réparé. A prendre les choses dans leur ensemble, le Novoïé Vremia a raison : il n’y a rien de changé en Europe, ou du moins rien d’important, mais il n’en est pas de même en Asie. Nous y avons, sinon une revanche à prendre, au moins un équilibre à rétablir, et nous comptons pour cela sur le concours de l’Angleterre et de la Russie, comme la Russie a toujours eu le nôtre, et comme l’Angleterre l’aura toujours.

Tout ce qui précède repose sur des données assez précises. L’entrevue et les entretiens de Potsdam sont des faits concrets ; nous n’en connaissons pas tous les détails, mais le discours du chancelier allemand nous en a révélé quelques-uns et le projet d’arrangement de la Russie et de l’Allemagne quelques autres. Nous négligeons davantage les renseignemens plus confus et parfois trompeurs des journaux. Quelques-uns cependant méritent un peu plus d’attention : s’ils n’atteignent pas la vérité, ils passent tout à côté, ce qui est déjà quelque chose, et ils peuvent donner sur l’état des esprits des indications utiles. Après le discours de M. de Bethmann-Hollweg et avant la note du Novoïé Vremia, un rapprochement de la Russie et de l’Autriche a paru devoir être la conséquence naturelle de celui de la Russie et de l’Allemagne. Il a même été question de lui donner un singulier caractère d’intimité : pendant quelques jours, les journaux étaient pleins de projets de chasses qui devaient réunir à Skierniewice, dans la Pologne russe, les principaux représentans de la cour de Russie et de la cour d’Autriche, des grands-ducs et des archiducs, y compris l’archiduc héritier François-Ferdinand. On aurait tué beaucoup de gros gibier ensemble, et rien, comme on sait, ne rapproche davantage les nations et leurs gouvernemens. Mais il fallait un premier holocauste, celui du comte d’Æhrenthal, du ministre hardi qui, par l’annexion des deux provinces turques, a troublé toute l’Europe et provoqué le vif mécontentement de la Russie. On demandait à l’Autriche le sacrifice de l’homme qui l’avait agrandie. On affirmait d’ailleurs que son départ serait vu d’un bon œil à Berlin, non pas seulement parce qu’on y désirait beaucoup la complète réconciliation de la Russie et de l’Autriche, mais encore parce que les allures indépendantes du comte d’Æhrenthal y déplaisaient. Cela est vrai au moins d’une partie de l’opinion allemande, si on en juge par un article des Hamburger Nachrichten, écrit avec la franchise d’un enfant terrible. « Jusqu’à présent, y lisons-nous, c’est nous qui avons fait les frais de la politique du comte d’Æhrenthal sans en tirer aucun profit. Nous sommes sans doute des partisans sincères de l’alliance avec l’Autriche ; mais nous sommes d’abord Allemands, et c’est pourquoi nous ne pouvons pas désirer que l’Autriche entreprenne une politique étrangère plus active et augmente son prestige international, ce qui ne peut s’effectuer qu’aux dépens de la situation de l’Allemagne comme puissance directrice de la Triplice. Nos intérêts seraient mieux servis, si l’Autriche gardait son rôle de brillant second et si elle ne se croyait pas plus avisée et plus puissante que l’Allemagne. » Voilà le mot juste : M. d’Æhrenthal s’est lassé du rôle de brillant second, ou plutôt il n’a jamais voulu s’en contenter. On l’accuse même, lorsqu’il a rendu compte aux Délégations des événemens politiques de l’année précédente, de n’avoir pas été assez pénétré de la reconnaissance que l’Autriche devait à l’Allemagne. Il est possible, au total, que la situation du comte d’Æhrouthal soit un peu ébranlée. Quoi qu’il en soit, rien de ce qu’on avait annoncé ne s’est réalisé. La situation ne s’est pas sensiblement modifiée entre la Russie et l’Autriche. On a dû avouer un jour que l’archiduc héritier d’Autriche-Hongrie n’irait pas aux chasses de Skierniewice, ni même aucun autre archiduc, et, à partir de ce moment, ces chasses n’ont plus présenté aucun intérêt, Enfin M. le comte d’Æhrenthal est toujours à son poste et nous n’en sommes pas surpris, nous qui savons combien le sacrifice de son ministre des Affaires étrangères au ressentiment d’une autre nation est pénible à la dignité d’un grand pays. De tous les bruits qui avaient couru autour de l’entrevue de Potsdam, que reste-t-il aujourd’hui ?

L’entrevue n’aura donc pas les conséquences dans lesquelles s’était complu l’imagination allemande, et M. de Bethmann-Hollweg a dit la vérité quand il a annoncé qu’il n’en résulterait aucun renversement de nature à ébranler le monde. Chaque fois que l’empereur de Russie et l’empereur d’Autriche se sont rencontrés, on a prédit des changemens dont aucun ne s’est jamais produit. Il n’était même pas nécessaire alors d’opérer un rapprochement entre les deux gouvernemens, rien encore ne les ayant éloignés l’un de l’autre. Aujourd’hui, il y avait lieu à rapprochement ; le rapprochement a eu lieu, et les choses ont été remises dans l’état où elles étaient avant la brouille. Qu’y a-t-il eu de plus ? Le projet relatif aux chemins de fer d’Asie : nous avons dit ce qu’il fallait en penser. On annonce que, dès les premiers jours de la reprise des travaux, la Chambre entendra une interpellation sur la politique étrangère : nous attendons avec confiance le discours de M. Pichon.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, FRANCIS CHARMES.

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