Chronique de la quinzaine - 14 février 1907

Chronique n° 1796
14 février 1907


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 février.


La séance du 30 janvier dernier a été certainement, au Palais-Bourbon, une des plus extraordinaires qu’on eût encore vues. Il s’agissait des lois cultuelles, cette tapisserie de Pénélope que le gouvernement et les Chambres recommencent sans cesse. La récente Déclaration des évêques avait donné un aliment nouveau à la fermentation des esprits. La forme en avait généralement déplu. Mais les hommes de sang-froid, dans le Parlement et dans le ministère, avaient négligé la forme, ou l’avaient du moins regardée comme accessoire, pour aller droit au fond des choses ; où ils n’avaient pas eu beaucoup de peine à apercevoir un premier pas dans le sens de la conciliation. Il fallait donc prendre la Déclaration très au sérieux, en examiner tous les termes, rechercher enfin dans quelle mesure et par quels moyens on pourrait la mettre en harmonie avec les prescriptions de la loi. Les évêques avaient eu soin de dire eux-mêmes que les clauses qu’ils proposaient à l’acceptation des maires étaient légales. Était-ce exact ? Et si cela ne l’était pas tout à fait, ne pouvait-on pas, grâce à quelques modifications de texte, arriver à l’accord désiré ? Telles étaient les questions qu’une première lecture du document épiscopal faisait naître dans les esprits. Comme les esprits sont différens, les réponses devaient l’être aussi. Mais qui aurait pu s’attendre à ce que, dans le gouvernement lui-même, elles seraient absolument contradictoires ? C’est pourtant ce qui est arrivé. On a vu le vieux char de l’État tiré dans un sens par M. Briand et dans l’autre par M. Clemenceau, au grand scandale de la galerie. Le ministère a été sur le point d’en être disloqué, et il faudrait avoir beaucoup d’optimisme, pour croire qu’il est sorti fortifié d’une épreuve aussi redoutable et aussi imprévue.

La veille, le 29 janvier, répondant à M. Allard, anticlérical intransigeant et farouche, qui avait dénoncé la démarche des évêques comme une provocation intolérable, M. Briand lui avait dit : « Je n’ai pas reçu la même impression que vous de cette Déclaration... Ce qui m’a frappé, ce qui devrait vous frapper aussi, ce dont vous devriez vous féliciter, c’est un fait très important malgré tout, et qui vous apparaîtra demain quand vous aurez relu le document. » Ce fait est celui que nous avons signalé nous-même : les évêques, sans retirer aucune des condamnations qu’ils avaient lancées contre la loi, essayaient cependant de vivre avec elle. « Oubliez les termes dont ils se sont servis, disait M. le ministre des Cultes ; oubliez les conditions qu’ils posent ; nous n’avons ni à les subir, ni même à les recevoir. N’envisageons que le principe. Les évêques admettent qu’en principe il est possible de s’accommoder d’une disposition de la loi de 1907. » Paroles sages, prudentes, tout à fait dignes d’approbation.

Mais le lendemain M. Clemenceau a pris la parole, et on a pu voir tout de suite qu’il était dans un de ses jours de bonne humeur expansive. Rien ne résiste à la bonne humeur de M. Clemenceau ! « M. Allard, s’est-il écrié, a dit hier que nous nous débattions dans l’incohérence. A mon avis, il n’y a rien de plus vrai. Nous sommes dans l’incohérence parce qu’on nous y a mis. J’y suis, j’y reste ! » La nouveauté d’un pareil langage, de la part d’un président du Conseil, a produit une vive impression : on en a ressenti comme un choc. Le « j’y suis, j’y reste » de M. Clemenceau a paru moins héroïque que celui du maréchal de Mac-Mahon à Malakoff, mais beaucoup plus original. Et qui donc a mis M. Clemenceau dans l’incohérence ? On n’a pas tardé à apprendre que c’était M. Briand. S’il ne l’a pas nommé, il l’a clairement découvert et désigné en affirmant que tout le mal venait de l’article 4 de la loi de 1905, article qu’il a, lui, attaqué au Sénat, mais que M. -Briand a fait voter à la Chambre. Parlant de la Déclaration des évêques : « Expliquons-nous, s’est écrié M. Clemenceau : qu’est-ce que ce document ? Voulez-vous que je vous dise mon opinion ? Ce n’est rien ; c’est un mauvais article de journal ; voilà tout ce que j’en peux dire. Si vous le considérez comme un document diplomatique public, je n’ai qu’à hausser les épaules : et si vous le considérez comme une manière d’entrer en conversation, je n’ai qu’un mot à dire, c’est que nous ne causerons pas. M. le ministre des Cultes a fait ressortir, comme c’était son droit, que le Pape avait fait des concessions de fait, et qu’après s’être refusé à discuter avec les autorités publiques sur les questions du culte, il avait fini par y consentir. Ceci avait un intérêt philosophique ; mais, moi, je viens ici traiter de l’intérêt politique. Je vous réponds que cet ultimatum insolent, inadmissible, qui nous a été apporté, nous le repoussons du pied. »

Quel ton et, dans ce ton, quelle légèreté et quelle inconscience ! La Chambre éprouvait, en écoutant M. le président du Conseil, un malaise qui s’est sensiblement accru lorsque M. Briand a quitté le banc ministériel et est sorti de la salle des séances. M. Clemenceau ne s’est pas aperçu tout de suite de l’incident, tant sa verve l’étourdissait lui-même ; mais lorsqu’on le lui a fait remarquer, il s’est arrêté net. Les fumées oratoires se sont dissipées dans son cerveau, et, M. Jaurès lui-même l’ayant rappelé au sentiment des réalités, il a compris qu’il avait beaucoup à réparer. Chez lui, les résolutions et l’exécution ne sont pas deux faits successifs, mais bien un seul dont la rapidité déconcerte. Du haut de la tribune, il s’est empressé de faire des excuses à M. Briand. « Si, dans la chaleur de l’improvisation, j’ai pu être amené, a-t-il déclaré, à grossir les imperfections de la loi de 1905, je tiens à en exprimer hautement mon regret, surtout si mon collègue et ami s’était laissé aller à craindre que des critiques d’idées pouvaient dégénérer dans ma pensée en critique de personnes. Il sait bien qu’il n’a pas à redouter de moi un tel accident. J’ai pour lui trop de respect et d’amitié. Si, sans le savoir, j’ai pu le blesser, j’ai hâte de lui en exprimer ici publiquement mes regrets, et de lui dire formellement que c’est contre ma volonté. » Après avoir ainsi parlé, M. Clemenceau est allé chercher M. Briand dans les couloirs de la Chambre et l’a ramené en séance, où il a été accueilli par une chaude ovation. Et tout cela, discours et mise en scène, a été également improvisé sous l’impression du moment, par le pur effet du hasard. Étrange séance ! M. Clemenceau y apparaît au naturel, avec sa sincérité dont nous ne doutons pas le moins du monde, mais aussi avec le dangereux et impétueux caprice de sa verve inconsidérée. Plus habitué à subir ses impulsions qu’à les dominer, il y a cédé une fois de plus sans songer à mal, et a paru stupéfait quand il a constaté tous les dégâts qu’il avait accumulés en quelques minutes. Chacun a sa nature : la sienne ne l’a pas destiné à faire partie d’un attelage. Qu’on le mette dans un brancard : tôt ou tard il y ruera, donnera inconsciemment des coups de pied à ses voisins, et deviendra finalement dangereux pour la solidité du véhicule. S’il se tient tranquille quelque temps, il faut toujours craindre une revanche soudaine. Quand on a un aussi merveilleux tempérament d’opposition, on est moins bien placé au gouvernement.

M. Clemenceau avait eu beau faire, après coup, on ne pouvait plus conserver la moindre illusion sur ce qu’il y avait de contradictoire entre sa politique religieuse et celle de M. Briand : il ne restait plus qu’à savoir laquelle des deux l’emporterait. Heureusement M. Clemenceau n’attache pas une extrême importance à ses paroles : il les prononce comme elles lui viennent, plutôt pour se soulager lui-même que pour imposer aux autres les volontés qu’elles ont l’air d’exprimer. Satisfait d’avoir parlé à sa manière, il a laissé M. Briand agir à la sienne, et celui-ci s’est empressé d’écrire une circulaire dont le ton conciliant et modéré a produit une impression généralement bonne. Nous ne répondrons pas aux évêques, avait dit M. Clemenceau. Qu’est-ce donc que la circulaire de M. Briand ? Sans doute, elle ne fait aucune allusion directe à la Déclaration épiscopale, mais elle la suit pas à pas et y répond du commencement à la fin. En quoi consiste cette Déclaration ? Nous l’avons déjà dit, il y a quinze jours. Les curés y sont invités à se mettre directement en rapport avec les maires pour conclure en commun, suivant une formule uniforme, des contrats qui leur assureront pour un temps déterminé la jouissance gratuite des églises. Ce n’est là qu’une question dans l’ensemble de celles qui se rattachent à l’exercice du culte, mais c’est en ce moment la plus importante de toutes : si elle est résolue dans le sens des évêques, la publicité du culte sera assurée, et ils y voient avec raison un immense intérêt.

Ils ont posé leurs conditions. On les a accusés d’avoir voulu les imposer ne varietur, sans le moindre changement, comme une de ces formules sacro-saintes qui ont en elles-mêmes une force mystique et auxquelles il est interdit de toucher. Si telle a été leur prétention, ce que nous ne croyons nullement, ils n’y ont pas persisté. Ils n’ont pas persisté non plus dans la condition irréalisable que tous les maires, sans une seule exception, devraient accepter et signer le même modèle de contrat. Nos maires sont au nombre de 36 000 : le bon sens permettrait-il d’admettre que l’opposition d’un seul, ou d’une infime minorité, frappât de nullité l’adhésion de tous les autres ? Sur tous ces points, les évêques n’ont montré aucune intransigeance. Ils n’en ont même pas montré sur un autre, qui leur tient pourtant fort à cœur, à savoir l’obligation, pour la validité du contrat de jouissance, que la signature du curé et du maire fût ratifiée par celle de l’évêque. Il s’agissait là de la sauvegarde de la hiérarchie qui est pour eux, et très légitimement, un intérêt primordial. Sur le principe, aucune transaction n’est possible ; mais il y a plus d’un moyen d’en garantir le respect, et M. Briand en a indiqué d’autres qui ne sont pas moins efficaces. Non seulement il accepte que le curé, dans le texte du contrat, déclare agir en vertu des pouvoirs que l’évêque lui a conférés, mais encore qu’après être convenu de tout avec le maire, il suspende son adhésion définitive pour en déférer à son supérieur hiérarchique. Le curé n’est là qu’ad referendum. Il est difficile de pousser plus loin le respect de la hiérarchie, et il semble bien que, dans ce système, l’épiscopat trouve une suffisante satisfaction. Quand nous disons qu’il l’a reconnu, et aussi qu’il a accepté que l’unanimité morale remplaçât l’unanimité matérielle dans la signature des contrats par les, maires, l’expression est exagérée. Cette acceptation ne résulte, en effet, jusqu’ici d’aucun acte formel ; mais, qu’on nous passe le mot, elle est dans l’air. L’impression générale est qu’on peut la considérer comme acquise, si l’accord s’établit sur un dernier point, — qui n’est pas le plus grave, car il n’y en a pas qui le soit plus que le respect de la hiérarchie, mais qui, dans l’ordre d’idées où on s’est placé, est le plus difficile à régler, — à savoir la transmission automatique des églises d’un curé à un autre dans l’intervalle de dix-huit ans. C’est la pierre d’achoppement : nous espérons bien qu’elle sera brisée, ou tournée.

La question est difficile, aux yeux de la loi française, parce que les évêques voudraient donner à un contrat individuel le caractère et les conséquences d’un contrat collectif. Le maire traite avec un individu, le seul qu’il connaisse au moment où il signe le contrat, M. X., curé de la paroisse, nominalement désigné à lui par la déclaration de deux citoyens. Mais si M. X. vient à mourir, ou à être déplacé, ou à perdre son caractère ecclésiastique, qu’arrivera-t-il ? L’évêque nommera un autre curé, avec lequel, d’après la circulaire de M. Briand, tout sera à recommencer. C’est contre quoi l’épiscopat proteste. Il entend qu’un seul contrat serve pour tous les curés qui se succéderont dans l’intervalle de dix-huit ans. Et pourquoi, demande-t-il, ou demande-t-on pour lui, n’en serait-il pas ainsi ? Est-ce qu’un locataire ne peut pas sous-louer à un tiers jusqu’à l’expiration de son bail ? Est-ce que, si on trouve quelque chose d’un peu nouveau dans la prétention émise, elle est contraire aux principes généraux du droit ? C’est un point contestable : mais il faut reconnaître, et cela très franchement et très hautement, qu’en dehors des contestations juridiques qui peuvent s’élever sur la matière, l’épiscopat a les raisons les plus sérieuses de ne pas admettre que, pendant dix-huit ans, dans 36 000 communes, le choix d’un curé soit en quelque sorte proposé à l’adhésion du maire en vue d’obtenir la jouissance de l’église. On pourrait lui répondre qu’il l’admet au moins deux fois, au commencement et à la fin de la période de dix-huit ans ; mais il répliquerait que, s’il fait une concession pour obtenir la stabilité pendant dix-huit ans, ce qui n’est pas une durée exagérée, on n’a pas le droit de la tourner contre lui pour le priver précisément de la stabilité qui en est l’objet. Tout en reconnaissant la difficulté, nous ne la croyons pas insurmontable, et, certes ! on en a surmonté de plus graves. On peut trouver la solution dans deux voies différentes, soit qu’on étende les effets du contrat primitif à tous les curés pendant dix-huit ans, soit qu’on précise et qu’on limite le droit de contrôle du maire, en décidant qu’il portera sur un certain nombre de points de fait étroitement déterminés. Ce qui est inadmissible, c’est que les maires, qui se succèdent eux aussi, et quelquefois plus rapidement que les curés, les soumettent à leur agrément personnel, le lendemain du jour où le gouvernement renonce à les soumettre au sien. Eh quoi ! on a prononcé la séparation de l’Église et de l’État, et, comme conséquence, celui-ci a renoncé à tout contrôle et à tout veto sur le recrutement de celle-là. Hier il nommait les évêques, et la nomination des curés dépendait indirectement de lui. Il déclare aujourd’hui que, n’ayant aucune compétence, il abdique toute autorité dans des choix qui sont de l’ordre spirituel. Et cette compétence, et cette autorité, seraient reconnues à 36 000 maires ! Une telle contradiction touche à l’absurdité, ou plutôt elle y tombe. Si la loi a effectivement une pareille conséquence, il faut la changer ; mais il est plus que douteux pour nous que la conséquence découle nécessairement de la loi, et qu’on ne puisse pas tout arranger par une interprétation libérale.

Il n’en est pas moins vrai que cette stabilité si désirable, et que l’Église avait paru désirer pour une durée illimitée, ne lui sera garantie que pour dix-huit ans. C’est peu : toutefois, puisqu’elle s’en contente, ce n’est pas à nous à nous montrer plus exigeans. Tout ce que font nos évêques, ils le font avec l’assentiment du Saint-Père. On a appris avec satisfaction que Pie X avait confirmé leur initiative et qu’il avait consenti à ce que la question des édifices du culte fût réglée au moyen de déclarations suivies de contrats. On a appris sans surprise qu’il maintenait son opposition sur un point, celui que nous venons de dire, et qu’après l’effort de conciliation qu’il venait de faire, ou d’approuver, il avait demandé qu’un contrat de dix-huit ans fût effectivement un contrat de dix-huit ans. Jamais exigence ne fut plus légitime. Si elle est admise, si on trouve une formule transactionnelle sur laquelle on se mette d’accord, si pour la première fois une entente se produit, un pas considérable aura été fait vers l’apaisement. En sera-t-il ainsi ? Nous n’en savons rien encore ; mais il y a de part et d’autre une bonne volonté évidente, et, dès lors, il est permis d’espérer. À chaque jour suffit sa peine : puissent, pour le moment, tant d’efforts n’avoir pas été dépensés en pure perte !

C’est aussi le souhait qu’exprimait en termes plus généraux M. le comte d’Haussonville, en recevant, le 7 février, M. le cardinal Mathieu à l’Académie française. Il était difficile de ne pas parler de la situation religieuse dans cette solennité, puisque le cardinal Mathieu n’est pas seulement un membre du Sacré-Collège, mais qu’il a publié un livre important sur le Concordat. Le très beau discours du récipiendaire a été à peu près uniquement consacré à son prédécesseur, Mgr Perraud, dont il a fait revivre l’image en traits saisissans. Quant à M. d’Haussonville, parlant du Concordat, sinon en lui-même, au moins dans la manière dont il a été souvent appliqué au cours de ces dernières années, il a déclaré qu’il ne saurait « regretter un pacte qui était devenu une chaîne. » « Laissez-moi, a-t-il dit, caresser le rêve d’une Église de France qui ne demanderait rien à l’État et tirerait ses ressources de la générosité des seuls catholiques, où les pasteurs vivraient en communion intime avec les fidèles et n’apparaîtraient point à leurs yeux comme de lointains fonctionnaires au sort desquels on aurait le droit de ne point s’intéresser, où les fidèles eux-mêmes ne seraient point considérés comme un troupeau muet de contribuables, mais se verraient au contraire associés, dans la mesure où le respect de la hiérarchie le permettrait, à l’administration des biens temporels, où la maison de Dieu bâtie, entretenue, ornée aux frais de tous, demeurerait la maison de tous. » Est-ce un rêve ? En tout cas, il doit devenir celui, non seulement de tous les catholiques, mais de tous ceux qui s’intéressent à la liberté des consciences. Il a été plus facile, en effet, de détruire le Concordat qu’il ne le serait désormais d’en refaire un nouveau. En parlant de la paix qu’il désire, M. d’Haussonville a dit : « Est-il indispensable que cette paix soit un jour ratifiée par un nouvel instrument diplomatique ? Est-il trop hardi de souhaiter que, pour la rendre définitive, l’Église ne tende point ses mains à de nouvelles chaînes, fussent-elles dorées, et ne sacrifie point les droits qu’elle a reconquis à des subsides qu’elle paierait trop cher ? » Nous serions bien surpris si M. d’Haussonville n’avait pas satisfaction sur ce point. L’Église ne doit plus compter que sur elle-même. C’est pour cela que nous voudrions la voir prendre les mœurs et user des instrumens de la liberté. Elle y viendra sans doute. Elle est entrée dans des voies nouvelles ; il l’a bien fallu ; et s’n est vrai qu’il n’y a que le premier pas qui coûte, elle en fera d’autres. A une condition toutefois : c’est que le gouvernement ne l’obligera pas à se repentir d’avoir fait le premier.


Le second tour de scrutin des élections allemandes a confirmé les résultats du premier. L’échec des socialistes a été plus complet encore qu’on ne l’avait cru. On était si habitué à voir leur contingent grossir à chaque épreuve électorale nouvelle, qu’on était en quelque sorte préparé à assister une fois de plus à un phénomène qui semblait fatal. Mais toutes les prévisions ont été trompées. Aux dernières élections, les socialistes avaient eu 81 mandats, ils n’en ont plus que 43. Ils en ont donc perdu 38, qui ont été généralement gagnés par les libéraux de toutes nuances. Cela a suffi, et même assez largement, pour déplacer la majorité. Mais celle de demain sera-t-elle solide ? Serait-elle encore celle d’après-demain ? C’est une autre question : il serait impossible d’y faire dès maintenant une réponse.

Le Centre comptait 104 membres dans la dernière Chambre : il en aura 105 dans la nouvelle, différence insignifiante sans doute, mais qui n’en est pas moins une différence à son avantage. En somme, le Centre n’a pas été entamé. La situation toutefois n’est plus la même pour lui, parce qu’avec ses alliés socialistes, avec les Alsaciens-Lorrains, les Polonais, les Danois, Guelfes, etc., il avait hier la majorité dans le dernier Reichstag, et qu’il ne l’a plus maintenant. Sa majorité était à peu près égale à celle qui s’est formée dans le camp adverse. Elle était de 215 voix environ ; celle des conservateurs, des agrariens, des nationaux libéraux et des radicaux est aujourd’hui de 210, sur 397 membres dont le Reichstag se compose. Qu’on s’arrête un moment aux qualifications des partis que nous venons d’énumérer et dont le total forme la majorité nouvelle : on verra tout de suite combien elle est hétérogène, et par conséquent instable. Sera-t-il possible de faire marcher longtemps ensemble les conservateurs et les libéraux, les agrariens et les radicaux ? Ils représentent non seulement des principes politiques, mais des intérêts matériels absolument différens, ou même opposés. Une semblable coalition peut bien se former pour un jour de bataille ; mais peut-elle se maintenir le lendemain du succès, et se transporter, sans se briser, du terrain électoral sur celui du gouvernement ? Il faut plus d’unité pour gouverner. On dira sans doute que la coalition du Centre et des socialistes n’était pas moins paradoxale et contre nature. Rien n’est plus vrai ; mais le Centre catholique et les socialistes s’étaient unis dans l’opposition. S’ils avaient remporté la victoire électorale, ils auraient été bien embarrassés, eux aussi, pour en tirer parti. La coalition victorieuse n’éprouvera pas un moindre embarras, parce que ses divisions ne sont pas moindres, et qu’il y a, en somme, plus de distance entre un agrarien et un radical, qu’entre un radical et un socialiste ; de même qu’il y en a moins entre un catholique du Centre et un conservateur, qu’entre ce conservateur et un libéral. Rien de plus artificiel que la classification des partis tels que les élections l’ont faite ! On ne peut se l’expliquer que par la manière dont la lutte a été engagée. Étaient-ce deux programmes, deux conceptions politiques et gouvernementales qui avaient été en présence, au Reichstag, et qui y étaient entrées en conflit ? Non. Le chancelier avait eu l’habileté, — et il est possible que ce n’ait été que l’habileté d’un jour, de poser une question qui supprime provisoirement toutes les autres, parce qu’elle les domine et les absorbe, la question de patriotisme. De quoi avait-il accusé les catholiques et les socialistes ? D’être les ennemis de l’Empire. Nous avons dit combien cette accusation était invraisemblable contre le Centre catholique. Mais contre les socialistes, elle avait plus de prise. S’ils ne sont pas les ennemis de l’Empire, les socialistes allemands sont opposés à toute aggravation des charges militaires, et ils ne manquent jamais de voter contre les crédits que le gouvernement demande à tout propos pour l’armée ou pour la marine. Cela rendait relativement facile de provoquer une confusion dans les esprits entre leurs sentimens et leurs votes, et le gouvernement n’a pas manqué de le faire. Telle a été sans doute la cause principale de l’écrasement des socialistes ; mais ce n’a pas été la seule. Le socialisme a été victime en Allemagne, comme il le sera un jour partout ailleurs, de l’énorme disproportion qu’il y a entre ses promesses et leur réalisation. Quand on a cessé de croire au paradis dans l’autre monde, on se lasse de l’attendre dans celui-ci, et on finit par se dégoûter de ceux qui le promettent toujours sans le donner jamais.

Quoi qu’il en soit, la bataille électorale ayant été livrée sur le terrain nationaliste, la victoire a été aussi, dans une large mesure, une victoire nationaliste. Bon gré, mal gré, les ardeurs nationalistes ont été excitées violemment. Elles seules ont pu fondre, comme dans un creuset à très haute température, les élémens disparates de la coalition gouvernementale, et en former un bloc de quelque consistance : et alors on se demande si la coalition électorale, appelée à devenir la majorité parlementaire, pourra être maintenue par d’autres moyens que ceux qui l’ont formée. Nous n’avons pas besoin d’insister sur l’intérêt que cette question présente, même en dehors de l’Allemagne.

C’est à cet intérêt qu’il faut rattacher l’impression assez vive qu’on a éprouvée dans plus d’un pays en lisant le discours éloquent, impétueux, glorieux, que l’empereur Guillaume a prononcé du haut d’un balcon pour tirer du scrutin qui venait d’avoir lieu toute la leçon qu’il contenait. Quinze jours auparavant, après le premier tour, le chancelier de Bülow avait paru éprouver déjà quelque ivresse oratoire, lorsque, rappelant un mot célèbre de Bismarck, il avait dit qu’il suffisait de mettre l’Allemagne en selle et qu’elle chevauchait ensuite toute seule. L’image, réduite à ces proportions, était saisissante ; elle avait cessé d’être menaçante depuis le temps lointain où Bismarck l’avait employée. Mais l’Empereur ne s’en est pas contenté : il l’a singulièrement amplifiée. « Je suis fermement convaincu, a-t-il dit, que si toutes les classes sociales, toutes les confessions continuent de rester étroitement unies, nous ne nous contenterons pas de monter à cheval, mais que nous foulerons aux pieds de notre monture tous les obstacles qui se dresseraient devant nous. Je terminerai par une citation de notre grand poète Kleist, qui dans son Prinz von Hombourg fait dire au Grand Électeur : « Que nous importe la règle qui nous sert à battre l’ennemi ! l’essentiel est qu’il succombe devant nous avec tous ses drapeaux. La règle avec laquelle on l’a vaincu est la meilleure, nous apprenons maintenant à le vaincre et nous sommes pleins d’entrain pour continuer. » C’est pourquoi il ne faut pas que notre élan patriotique soit un feu de paille, mais une résolution ferme comme le roc de persévérer dans ce que nous avons commencé. » Ce discours respire une joie débordante, et au surplus très naturelle. Les souverains n’ont pas l’habitude de s’exprimer en images aussi flamboyantes ; mais, à ce point de vue, Guillaume II n’est pas un souverain comme les autres. N’importe : son discours a ressemblé à un coup de clairon retentissant. Les journaux allemands ont cru devoir expliquer qu’il ne s’agissait là que des affaires intérieures du pays, et que le cheval de l’empereur Guillaume n’avait piétiné que les socialistes allemands : encore ne l’avait-il fait que par métaphore. Au surplus, l’Empereur a parlé trop souvent de sa poudre sèche et de son épée bien affilée pour que les sabots de son cheval fassent beaucoup plus d’effet. Mais la nature même de la campagne électorale et de la victoire qui en a été le couronnement, campagne et victoire toutes nationalistes, a grossi l’effet du discours impérial : et cela aussi était naturel.

Il est sûr que le nouveau Reichstag votera plus facilement, plus largement, plus libéralement encore que ses devanciers, tous les crédits militaires qui lui seront demandés. On serait surpris, malgré la nouvelle conférence de La Haye qu’on prépare, que les armemens de l’Allemagne fussent à la veille d’entrer dans une période décroissante, et, comme il suffit qu’une puissance augmente ses armemens pour que les autres soient obligées de l’imiter, on voit où cela peut nous conduire. Quant à la majorité parlementaire, il n’est pas impossible, après tout, que M. le prince de Bülow qui l’a faite en prenne à son aise avec elle. Elle sera fragile, et nous avons dit pourquoi ; mais elle ne sera ni intangible, ni immuable. A défaut de celle d’aujourd’hui, le chancelier pourra, s’il le désire, en trouver une autre, et rien ne prouve qu’il ne cédera pas un jour ou l’autre à la tentation de la chercher. Bismarck lui a légué toute une tradition à ce sujet. L’Allemagne n’est pas un pays purement parlementaire, où le gouvernement est l’organe de la majorité : le gouvernement, à Berlin, est l’organe de l’Empereur, et la majorité est pour lui un instrument qu’il aime à échanger de temps en temps contre un autre, pour mieux conserver sa liberté. Cette liberté n’est jamais plus grande que lorsqu’il a le choix entre plusieurs majorités, et qu’il est maître de passer de l’une à l’autre. Le besoin de « changer son fusil d’épaule, » qui a quelque peu scandalisé chez un ministre français, paraîtrait tout à fait convenable et correct chez un ministre allemand. Nous continuons de croire, comme nous le disions déjà il y a quinze jours, que le gouvernement et le Centre ne resteront pas indéfiniment ennemis l’un de l’autre. Le Centre est un trop gros morceau pour qu’on puisse le négliger : c’est toujours le plus gros du Reichstag avec ses 105 voix. Les conservateurs qui viennent après lui n’en ont que 86, et les nationaux libéraux que 56. Ces derniers, avec les radicaux, qui en ont 46, forment un total de 101 voix. Le chancelier essaiera-t-il de former avec eux ce parti libéral bourgeois dont il caressait complaisamment le rêve avant les élections ? S’il le fait, qu’en penseront les conservateurs et les agrariens ? Pour ce motif, ou pour un autre, il est presque inévitable que la majorité se divise, et alors le Centre sera là. On se boude pour le moment ; on conserve même des attitudes et on se lance des regards irrités ; mais on prend soin, et aussi bien d’un côté que de l’autre, de ne pas se brouiller irrémédiablement. Qui sait si, au bout de dix-huit mois ou de deux ans, la journée des élections ne sera pas devenue pour plusieurs la journée des dupes ? Le temps fera son œuvre, si on le laisse faire, et il ramènera peu à peu les partis à des groupemens plus normaux.

En attendant, on ne saurait nier qu’un grand souffle d’impérialisme, de nationalisme, de patriotisme si on veut, soit passé sur l’Allemagne ; et, quand on pense qu’il est venu d’un incident aussi peu grave en lui-même que le rejet de quelques crédits africains, il semble bien que l’effet produit ait été plus grand que sa cause apparente. Il y a eu pour le gouvernement une grande satisfaction immédiate ; il pourrait y avoir pour la suite un certain embarras, si on ne laissait pas l’agitation des esprits s’apaiser. Le gouvernement a retiré des élections deux avantages dont l’un est très considérable : c’est l’échec des socialistes ; et dont l’autre est très appréciable : c’est plus de liberté pour lui dans ses mouvemens parlementaires. Il n’a plus à subir les conditions d’un parti quelconque. S’il s’en tient à ces résultats, tout sera pour le mieux.


Nous avons le vif regret d’annoncer la mort de Mme Blanc, qui, sous le pseudonyme de Th. Bentzon, a été depuis plus de trente ans un des collaborateurs les plus actifs et les plus distingués de la Revue. Elle connaissait à merveille les littératures étrangères ; elle en parlait avec une documentation très précise et une intelligence souple et déliée dans un style simple et aimable, où on retrouvait les qualités non seulement de son esprit, mais de toute sa personne. De l’étude des littératures étrangères, elle était passée à celle des idées et des mœurs : on n’a pas oublié ses travaux si intéressans et si vivans sur l’Amérique, où elle aimait à étudier particulièrement les œuvres féministes, et sur la Russie. Comme écrivain d’imagination, elle a publié un grand nombre de romans d’une inspiration toujours élevée, d’un sentiment délicat et d’une forme charmante. Sa vie a été très laborieuse, et toujours digne d’une sympathie que conserveront à sa mémoire tous ceux qui l’ont connue.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.