Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1920

Chronique n° 2128
14 décembre 1920


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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La Chambre des députés s’est prononcée sur le projet de loi qui avait été déposé le 10 mars dernier et qui porte rétablissement de l’ambassade de la République française près le Saint-Siège. Par 387 voix contre 195, elle a repoussé une motion préjudicielle d’ajournement. Par 407 voix contre 176, elle a passé à la discussion de l’article unique. Par 391 voix contre 179, elle a voté le texte qui lui était soumis. Majorité et minorité, qu’il était facile de dénombrer par avance, se sont donc maintenues à peu près stationnaires au cours de ces scrutins successifs et, une fois de plus, les débats, pour longs qu’ils eussent été, n’ont influencé ni les consciences ni les suffrages. Ce n’est pas cependant qu’il n’y ait été dépensé beaucoup de talent. Rarement, au contraire, deux thèses opposées ont été soutenues, dans une assemblée politique, avec plus d’éloquence, de force et d’élévation.

Le projet a été principalement combattu par MM. Herriot, Paul Boncour, Varenne, Gheusi et Ferdinand Buisson, qui ont développé, dans des discours remarquables, toute l’argumentation des adversaires de l’ambassade. Ce sont surtout les deux premiers de ces orateurs qui ont dirigé l’attaque, l’un et l’autre avec les ressources d’une riche culture intellectuelle, l’un et l’autre avec une parfaite courtoisie et un respect attentif des convictions d’autrui. Les défenseurs de la loi se sont levés en beaucoup plus grand nombre ; venus des travées de la droite, de celles du centre ou de celles de gauche, ils ont parfois différé dans leurs motifs, avant de se rencontrer dans leurs conclusions. MM. Puech, Chassaigne-Goyon, de Magallon, Méritan, Guibal, Mandel, l’abbé Lemire, MM. Oberkirch, de Cassagnac, Aristide Briand, Marc Sangnier, de Baudry d’Asson, et j’ai peur de laisser la liste incomplète, ont dit toutes les raisons qui justifient à leurs yeux la reprise de nos relations diplomatiques avec le Vatican. MM. Noblemaire et Colrat, rapporteurs de la Commission des finances et de la Commission des affaires extérieures, sont intervenus dans le même sens avec un éclatant succès. Enfin, M. Georges Leygues, revenu de Londres entre deux paquebots, a excellemment résumé la pensée qui avait inspiré le projet, et le débat, depuis longtemps épuisé, s’est terminé dans une séance de nuit.

Parmi les talents si variés qu’a révélés ou consacrés cette discussion, il me sera permis de saluer, avec une joie particulière, n’allais-je pas dire paternelle ? celui de M. Maurice Colrat. Comme MM. Léon Bérard, André Paisant et Reibel, M. Colrat a été jadis un de mes meilleurs collaborateurs du Palais et je ne me rappelle pas sans émotion, et sans un peu de mélancolie, le temps où tous quatre venaient dans mon cabinet se délasser de la préparation des dossiers dans quelques conversations d’ordre général. Je les voyais déjà tentés par la politique et je faisais alors, je l’avoue, tout ce qui dépendait de moi pour les en éloigner et pour les retenir, au moins quelque temps, au barreau. Mais le démon qui les possédait a été plus fort que moi et comment ne pas me réjouir maintenant de ma défaite ? Les voici tous quatre devenus des maîtres de la tribune. Léon Bérard, ministre d’hier et de demain, est vice-président de la Chambre. Reibel est sous-secrétaire d’État. Dans un débat où la moindre maladresse eût déchaîné des orages, Maurice Colrat vient de faire preuve d’un tact, d’une mesure, d’une délicatesse de touche, auxquels son principal contradicteur, M. Herriot, a tenu à rendre publiquement hommage. Quelle satisfaction et quelle fierté pour le vieux « patron, » aujourd’hui blanchi sous le harnais, d’assister, même d’un peu loin, aux triomphes de ses jeunes amis !

M. Colrat a, dès les premiers mots, très loyalement posé la question qui divisait la gauche de la Chambre. Nous n’entendons pas, a-t-il déclaré, toucher aux principes essentiels de notre droit, ni renoncer aux lois organiques de la laïcité. Il répondait ainsi, tout de suite, par une assurance précise, aux inquiétudes qu’avaient exprimées MM. Herriot, Paul Boncour, Varenne et Ferdinand Buisson.

Sans doute, avait dit notamment M. Herriot, nous sommes prêts à faire des concessions et des sacrifices pour maintenir, au-dessus de tous les partis, l’union nécessaire des Français. Mais nous entendons que, du point de vue religieux, notre pays reste dans l’état où il était avant la guerre, c’est-à-dire sous le régime de la séparation. Qu’on le veuille ou non, la reprise de relations diplomatiques avec le Saint-Siège est une atteinte directe à la laïcité de l’État. Nous demandons que la France soit neutre en matière religieuse, non seulement à l’intérieur, mais à l’extérieur.

M. Paul Boncour, allant plus loin, avait revêtu de toute la somptuosité de son art oratoire cette idée maîtresse, que le rétablissement de l’ambassade de France au Vatican faisait partie d’un vaste programme de réaction politique.

C’est à ces deux ordres d’objections que le Président du Conseil et les deux rapporteurs ont tenu à répondre avec le plus d’abondance et de précision. Aucun de nous, ont-ils répété, ne veut revenir au Concordat ; aucun ne songe à répudier notre législation. Nous pensons simplement qu’il existe au Vatican une grande puissance spirituelle et qu’il y a péril à l’ignorer. Auprès de cette grande puissance spirituelle, s’est créé, d’ailleurs, un immense foyer d’informations et d’action universelle, ou, pour emprunter un mot à M. Ernest Lavisse, un véritable poste d’écoute, où se rencontrent les représentants de presque toutes les nations civilisées, des anciennes comme des nouvelles, de la Tchéco-Slovaquie, de la Yougo-Slavie, de la Pologne comme de l’Empire britannique, de la Finlande ou de l’Ukraine comme de l’Empire allemand. Nous estimons que la France doit être présente là où se trouvent réunis tant de peuples. Rien de plus. Rien de moins.

M. Colrat, qui n’a rien voulu laisser dans l’ombre, a expliqué, il est vrai, que le gouvernement précédent, d’accord avec la Commission des affaires extérieures et celle des finances, avait jugé bon, avant de faire venir le projet en discussion, de prendre contact avec la curie romaine. Un diplomate distingué, M. Doulcet, a été envoyé à Rome ; il est entré en rapports avec la secrétairerie d’État ; il a reçu un accueil encourageant. Le Vatican ne s’est pas plaint que la séparation eût été votée en France sans une dénonciation préalable du Concordat ; il n’a fait aucune difficulté pour régler, d’une manière satisfaisante, les conditions d’une visite éventuelle du Président de la République à Rome ; il a même examiné dans un esprit libéral la question des cultuelles et la Congrégation des affaires extraordinaires a décidé que devant la jurisprudence du Conseil d’État qu’on lui montrait, il n’y avait pas lieu de maintenir l’interdit contre la loi votée en France il y a quinze ans. Les lecteurs de la Revue ont connu, par un article retentissant, les diverses phases de cette négociation et l’incident qui y a mis fin. M. Briand aurait voulu qu’on la reprît et qu’on la fît aboutir. Le Président du Conseil, longuement interrompu par son éminent collègue, a répondu qu’à son avis, les cultuelles, pas plus qu’aucune de nos lois intérieures, n’avaient rien à faire dans le débat, — ce qui était, à vrai dire, un désaveu implicite de la négociation commencée, — et il s’est attaché à justifier seulement par des considérations de politique étrangère et d’intérêt national permanent le rétablissement de l’ambassade. Les lois et les institutions de la République, a-t-il proclamé, doivent, aussi bien que la constitution et la tradition de l’Église, rester en dehors de toute négociation. L’Église est une force morale organisée, encadrée, hiérarchisée, qui agit sur la conscience et sur l’esprit de trois cents millions d’hommes, dont les deux tiers habitent l’Europe. Voulons-nous fermer les yeux à cette réalité ? M. Georges Leygues a ensuite insisté sur le protectorat français en Orient. Sans doute, a-t-il dit, M. Herriot avait raison, lorsqu’il démontrait que le fondement historique et juridique de ce protectorat n’est point une concession du Saint-Siège et que nous tenons nos droits de Capitulations consenties par les Sultans. Rien de plus exact. Le Saint-Siège lui-même a reconnu cette vérité, en 1888, dans les instructions qu’il a fait donner aux missionnaires par la Congrégation de la Propagande. Mais l’origine du protectorat est une chose, l’exercice du protectorat en est une autre. Pour avoir toute liberté d’action, nos missions doivent obtenir l’appui du Saint-Siège et, lorsque nous ne sommes pas là pour les défendre auprès de lui, des pays rivaux savent profiter de l’occasion.

À son tour, après les rapporteurs, le Président du Conseil a cherché à rassurer ceux des républicains qui croyaient découvrir dans le projet des arrière-pensées de réaction cléricale. M. Colrat avait lu les paroles testamentaires d’un instituteur syndicaliste et socialiste qui, avant d’aller mourir bravement au champ d’honneur, avait tenu à exprimer publiquement le vœu que la France reprit des relations diplomatiques avec le Saint-Siège. M. Georges Leygues a, de même, rappelé qu’en janvier 1793, les membres du Conseil exécutif de la République avaient désigné le citoyen Cacault pour les représenter auprès du Pape et il a ajouté que, si les rapports avec le Vatican étaient de nature à mettre en péril la République, on ne s’expliquerait pas comment Jules Favre, Gambetta, Goblet, Ferry, Waldeck-Rousseau les avaient jalousement maintenus.

Après les explications du Président du Conseil, la cause était entendue ; la clôture a été rapidement prononcée. Le gouvernement a deux fois posé la question de confiance, contre la motion d’ajournement et contre un amendement qui substituait à un ambassadeur un envoyé extraordinaire ; il l’a emporté sans effort ; le projet a été adopté, et M. Leygues, libéré, a pu repartir pour Londres, où la baguette magique de M. Lloyd George avait fait sortir du sol une nouvelle incarnation du Conseil suprême.

La situation devant laquelle s’est trouvé en Angleterre le Président du Conseil français était, il en faut convenir, hérissée de difficultés. Avant son premier départ, M. Leygues s’était présenté devant la Commission des affaires extérieures de la Chambre, et il y avait recueilli deux indications précises : hostilité générale contre le retour de Constantin, opposition non moins générale au traité de Sèvres. À ce moment, M. Leygues n’avait pu se rendre encore à l’appel de la Commission des affaires extérieures du Sénat, mais il avait été averti que les mêmes sentiments y avaient prévalu. Cette opinion parlementaire concordait, du reste, avec celle du gouvernement français, dont la thèse avait été longuement exposée dans la plupart des journaux, avant la réunion du Conseil suprême. Vous savez, en effet, qu’on a tordu le cou à la diplomatie secrète, bouc émissaire de tous les péchés de l’humanité. Chaque gouvernement se croit donc aujourd’hui dans la nécessité d’annoncer urbi et orbi ses intentions. Mais comme par une contradiction singulière, les conversations des premiers ministres demeurent toujours beaucoup plus mystérieuses que les négociations poursuivies dans les formes d’autrefois, on est amené à tromper l’appétit de l’opinion publique, en assaisonnant la sécheresse des protocoles de commentaires succulents ; et c’est ainsi qu’à chaque rencontre du Conseil suprême, la presse anglaise annonce une victoire anglaise, la presse italienne une victoire italienne, la presse française une victoire française, et peut-être bien la presse japonaise une victoire japonaise. Seuls, les États-Unis se passent désormais de ces sortes de victoires, et ils ne s’en portent pas plus mal. Donc, lorsque M. Leygues est arrivé à Londres, il a trouvé une Angleterre qui n’était pas encore tout à fait revenue de la désagréable surprise dans laquelle l’avaient plongée les élections grecques. Sous l’influence prépondérante de Lord Curzon, le gouvernement britannique s’était fait des choses d’Orient une conception précise et systématique. La conséquence logique de la guerre était, à ses yeux, non seulement l’expulsion des Turcs de l’Europe, mais l’anéantissement presque total de leur Empire et leur cantonnement obligatoire en Anatolie. Sous le nom de Mésopotamie, la plus grande partie des territoires sur lesquels s’était étendue leur souveraineté, reviendrait naturellement à la Grande-Bretagne ; on y ajouterait la Palestine et le meilleur port de la Syrie, qu’on rattacherait artificiellement à la Mésopotamie ; et, enfin, deux peuples alliés achèveraient d’assurer à l’Angleterre la domination morale de l’Asie Mineure, les Arabes du Hedjaz et les Grecs. Les grandes ambitions que M. Venizélos nourrissait pour sa patrie vinrent favoriser la réalisation de ce vaste programme oriental. Que pouvait-on refuser à l’illustre homme d’État hellénique ? Il avait entraîné son pays dans la guerre, il avait formé des divisions pour renforcer l’armée de Salonique, il nous offrait l’éternelle amitié d’une nation jeune, mais héritière d’un glorieux passé, et, pour combattre la barbarie touranienne, pour sauver la civilisation dont la Grèce avait été le berceau, il était prêt à nous donner une active coopération. Il proposa de débarquer à Smyrne et d’aider les Anglais à se débarrasser du nationalisme turc. M. Lloyd George, séduit par cette idée, détermina le gouvernement français à s’y rallier et, en acceptant ainsi ce qu’ils considéraient comme un service, les Alliés s’engagèrent, du même coup à gratifier la Grèce de compensations qui pèsent aujourd’hui lourdement sur le traité de Sèvres. Les intrigues du pangermanisme ont, réveillé l’Angleterre de son beau rêve oriental. Cette famille des Hohenzollern dont le chef devait être, d’après les déclarations solennelles du premier ministre anglais, poursuivi et condamné, sortait brusquement de son caveau provisoire. Le Reich versait ouvertement à l’ancien Empereur des millions qui appartenaient, en vertu du traité de Versailles, aux États créanciers et la sœur de Guillaume II poussait son royal époux à détruire dans le Levant l’œuvre combinée de M. Venizélos et de la Grande-Bretagne. Si pénible que fût cette déception pour Lord Curzon et pour ses collaborateurs, ils n’en réalisèrent pas immédiatement toutes les suites. Orientés dans un sens, ils eurent quelque peine à rectifier, sous la pression d’événements imprévus, la position qu’ils avaient prise. Alors que M. Georges Leygues essayait d’adapter la politique des Alliés aux exigences du nouvel état de choses, l’Angleterre, un peu effrayée de notre impétuosité, opposait à notre hâte la lenteur de la patience et de la réflexion. Elle se raccrochait aux débris de son programme, et, par peur des résolutions inconsidérées, elle risquait de laisser passer les jours sans en prendre aucune. C’est dans ces dispositions d’esprit assez différentes que s’est poursuivie la conversation et, bien qu’elle fût, cette fois, facilitée par un vif désir d’entente dont il faut nous féliciter, il n’était guère possible d’espérer qu’elle aboutît à un règlement immédiat des questions orientales. To wait and see, telle est décidément la devise de la diplomatie alliée.

Dans ces entretiens qui reprendront bientôt, M. Georges Leygues a cependant déjà produit et il peut produire à nouveau un argument très fort. Les divers traités signés à Sèvres le 10 août dernier ne sont pas encore ratifiés par les Chambres françaises. Les États-Unis, pays libre, ont refusé de ratifier le traité de Versailles, bien qu’il eût été négocié par leur Président lui-même. Personne ne saurait contraindre le Parlement français à voter un traité qui paraîtrait en opposition avec nos intérêts. L’Angleterre, pays libre elle aussi, ne pourrait pas s’étonner de voir notre représentation nationale user de ses prérogatives élémentaires. Le traité de Versailles, comme tous les actes diplomatiques, n’est entré en vigueur qu’après ratification. Il a été sanctionné par les Chambres françaises, par les Communes, par les Chambres italiennes, par le Reichstag ; il est, dès lors, devenu intangible, — du moins, théoriquement, — car, en fait, il n’a jamais été si violemment battu en brèche, chez nos Alliés comme chez nos anciens ennemis, que depuis qu’il est définitif. Si les critiques qui s’élèvent aujourd’hui, dans des sens si divers, contre le traité de Versailles, avaient été formulées avant la ratification, ou, plutôt, si les quelques députés qui les ont exprimées, en France ou à l’étranger, avaient été suivis par une majorité, aucun des pays signataires n’aurait eu le droit de voir là une inconvenance ou un abus de pouvoir. Tant qu’un traité n’est pas régulièrement consacré par la nation qu’il va obliger, il n’est et ne peut être qu’un projet. L’article 8 de notre loi constitutionnelle des 16-18 juillet 1875 est formel à cet endroit.

Or, voici que les deux Chambres se trouvent, à Sèvres, en face d’un service de porcelaine, composé de six traités, tous datés du 10 août 1920, et tous d’une désolante fragilité. Ces jours-ci, au banquet que lui offrait le barreau de Paris, M. Millerand disait : « La paix est revenue, si faible encore et si délicate… » Oui, faible et délicate sur le Rhin ; faible et délicate, plus sûrement encore, dans cet Orient, par où l’Allemagne, fidèle à ses vieux desseins, essaie de prendre l’Europe à revers. Cette paix souffreteuse et maladive, sont-ce donc les traités de Sèvres qui la vont fortifier ? Parcourons les fascicules où les conventions nouvelles sont consignées en trois langues : anglais, italien et français ; nous n’éprouverons pas seulement le regret d’y voir la primauté diplomatique de notre idiome sacrifiée une fois de plus aux instances de nos alliés ; nous y trouverons malheureusement justifiée une appréciation de M. Jacques Bainville : « Au cas d’un nouvel accident européen, dit-il dans sa très intéressante étude sur les Conséquences politiques de la paix, il y a, en Asie Mineure, la matière d’un immense incendie :


Hinc movet Euphrates, illinc Germania bellum. »


Dans ce foyer d’incendie, les traités de Sèvres jettent eux-mêmes un supplément de combustibles. Certes, M. Auguste Gauvain a raison de nous mettre en garde contre la perfidie des Jeunes Turcs et contre le péril du pantouranisme, complice déclaré du bolchévisme et du pangermanisme, et peut-être y a-t-il une part d’illusion poétique et de nostalgie littéraire dans la tendresse touchante que mon illustre ami Pierre Loti a conservée, aux heures les plus sombres, pour ses vieux amis de Turquie. Mais, tout de même, ce que le général Gouraud a dit, l’autre jour, à la Commission de la Chambre, du caractère turc et des méthodes suivies dans la guerre par les Ottomans, il n’aurait pas pu le dire des armées allemandes, et il est incontestable que, dans son ensemble, le peuple turc mérite de n’être pas confondu avec quelques meneurs. Il s’est laissé entraîner contre nous par l’Allemagne ; il est vaincu ; qu’il paie sa défaite, rien de plus juste ; que nous prenions des précautions sévères pour nous garantir contre tout retour offensif ; que nous ne tolérions plus de troupes turques en Europe ; que nous neutralisions la partie de Thrace laissée à l’Empire ottoman ; que l’Angleterre, l’Italie et nous, nous nous établissions fortement sur les Détroits pour en assurer la liberté, rien de plus légitime. Mais encore faut-il qu’un traité, qui nous fait, pour l’avenir, les voisins des Turcs, ne les exaspère pas, en même temps, contre nous et ne nous empêche pas d’avoir avec eux des relations de bon voisinage.

Or, notre mandat syrien place, sinon sous notre autorité directe, du moins sous notre contrôle, des territoires qui vont être, sur une très vaste étendue, limitrophes de la Turquie d’Asie. L’article 27 trace cette frontière de l’Ouest de Karatash, sur le golfe d’Alexandrette, jusqu’au Sud de Rubahi Kala sur le Tigre, et il suffit de jeter les yeux sur cette ligne immense pour comprendre que nous serions en posture très désagréable, si les populations qui habitent au Nord vivaient en mésintelligence avec nous.

Remarquons, en outre, que par un autre des traités du 10 août, celui qui est intitulé Accord tripartite entre l’Empire britannique, la France et l’Italie, relatif à l’Anatolie, les trois Puissances contractantes s’engagent à se prêter mutuellement leur appui diplomatique pour maintenir leur situation respective dans trois zones distinctes, où sont reconnus leurs intérêts particuliers, et la zone d’influence qui est ainsi réservée à la France s’étend fort loin au Nord de la Syrie, englobant Adana, Marash, Sivas, Kharpout et Diarbékir. Dans toute cette région, la Turquie reste souveraine, mais nous pouvons être appelés à réorganiser l’administration et la police locale, et nous n’avons aucun moyen de rien faire, aucun espoir de rien obtenir, que par une collaboration confiante avec le Gouvernement ottoman. Aujourd’hui, l’hostilité des Khemalistes rend impossible toute exécution pacifique du traité ; et, pour qu’il ne devienne pas lettre morte, nous concentrons à grands frais des troupes importantes en Cilicie. Pourrons-nous longtemps persister dans ce paradoxe, une paix écrite qui empêche la paix réelle ?

Pourquoi donc y a-t-il aujourd’hui deux Gouvernements en Turquie, un Gouvernement docile aux Alliés, mais impuissant, un Gouvernement hostile et surexcité par nos prétentions ? Est-ce par la faute de la France ? Non certes. Longtemps avant la guerre, l’Empire ottoman avait reconnu la situation privilégiée de la France en Syrie, et il n’en prenait pas ombrage. Il s’accommodait fort bien également de la constitution des zones d’influence et savait même en tirer des avantages variés. Il ferait même aujourd’hui son deuil de la Mésopotamie et du Hedjaz et, d’une manière générale, partout où il serait directement en contact avec l’Angleterre, l’Italie et la France, il trouverait sans peine avec nos Alliés et nous des arrangements amiables. Il n’y a point à nous dissimuler que ce qui a le plus vivement excité le nationalisme turc, c’est la large part faite à la Grèce, soit en Thrace, soit en Asie Mineure.

Je ne sais s’il est quelqu’un qui soit à même de dire comment cette part a si étrangement grandi entre le point de départ des négociations et le 10 août 1920. Au lendemain de l’armistice, M. Venizélos, très sagement inspiré, n’avait émis que des vœux beaucoup plus modestes ; il ajournait à des temps lointains des annexions que son pays ne lui semblait pas en état de supporter ; ce n’est qu’après de longs séjours en Angleterre qu’il a peu à peu conçu de si grandes ambitions. Nous ne pouvions cependant ignorer qu’en augmentant la part faite à la Grèce, nous augmentions nos risques et nos responsabilités. La Grèce est, en effet, membre originaire de la Société des nations et le pacte de la Société des nations figure au frontispice du principal traité de Sèvres comme à celui du traité de Versailles. Or, vous vous rappelez l’article 10 qui vient de déterminer l’Argentine à se retirer de la Société des nations et qui n’est pas abrogé : « Les membres de la Société s’engagent à respecter et à maintenir contre toute agression extérieure l’intégrité territoriale et l’indépendance politique présente de tous les membres de la Société. En cas d’agression, de menace ou de danger d’agression, le Conseil avise aux moyens d’assurer l’exécution de cette obligation. » Si, dans ses frontières élargies, la Grèce était attaquée par la Turquie, la Grèce pourrait donc s’adresser à la Société des nations et particulièrement aux Alliés qui l’ont fondée. Je sais bien que nous aurions la ressource de répondre : « Le Conseil va aviser aux moyens d’assurer l’exécution de ses obligations. » Mais cette réponse, sans doute, ne serait pas du goût de la Grèce. Nous nous serions donc mis nous-mêmes, à tout le moins, dans une position délicate.

Nous avons cependant poussé la Grèce en Europe jusqu’aux portes de Constantinople, ingénieuse combinaison pour mécontenter à la fois les Bulgares, les Grecs et les Turcs ; car les premiers sont, non seulement coupés de la mer Égée, sauf la liberté de transit qui leur est reconnue par l’article 4 d’un traité spécial, mais voient, les Grecs pénétrer jusqu’à la Mer Noire et à la mer de Marmara ; les seconds sont conduits à deux pas de la ville dont la conquête avait pour eux une valeur symbolique et ils sont, en même temps, empêchés d’y entrer ; les troisièmes ne conservent en Europe que quelques malheureux kilomètres carrés, grevés, d’ailleurs, de servitudes telles qu’ils ne peuvent même plus s’en considérer comme les véritables propriétaires.

D’autre part, l’article 69 du traité principal nous dit, avec une délicieuse ironie, que la ville de Smyrne et les territoires adjacents restent sous la souveraineté ottomane ; et il en donne, tout de suite, une preuve éclatante, c’est que le pavillon ottoman sera hissé, d’une manière permanente, sur un fort extérieur de la ville. Mais la Turquie n’aura même pas le droit de choisir ce fort ; il sera désigné par les Puissances que le traité appelle, suivant l’impertinente formule que nous ne connaissons que trop, les Principales Puissances alliées ; et, du reste, cette pauvre souveraineté, dont ce drapeau sera l’emblème, que devient-elle dans le reste de l’article 69 ? La Turquie en transfère immédiatement l’exercice à la Grèce. Il est prévu un Parlement local, un régime douanier spécial, une occupation militaire grecque, et, cinq ans après la mise en vigueur du traité, le Parlement local pourra, par un simple vote émis à la majorité, demander au Conseil de la Société des nations l’incorporation dans le royaume de Grèce de la ville de Smyrne et du territoire voisin. Territoire fort étendu qui, sur la mer Égée, va des environs de Skalanova, en face de Samos, au Sud, jusque près du cap Dahlila, en face de Mytilène, au Nord, et qui, à l’intérieur, pénètre jusque dans le voisinage de Bos Dagh, de Kirkagach et de Soma. Ajoutez que la Turquie renonce, en outre, en faveur de la Grèce, à tous ses droits et titres sur les îles d’Imbros et de Tenedos. De son côté, et par autre traité du 10 août, l’Italie abandonne à la Grèce les îles du Dodécanèse, qu’elle occupe dans la mer Égée, c’est-à-dire Stampalia, Chalki et Alimnia, Scarpanto, Cassos, Episcopi, Nisyros, Calymnos, Léros, Patmos, Lipsos, Symi et Cos ; et elle accepte de laisser la population de Rhodes se prononcer librement sur le sort de l’île, le jour où l’Angleterre prendrait la décision de donner l’île de Chypre à la Grèce : tout cela comme contre-partie de la zone d’influence que l’Italie obtient en Asie Mineure au Sud et à l’Est du territoire de Smyrne, depuis Adalia au Sud jusqu’à proximité de Brousse dans le Nord.

Voilà le magnifique Empire dont héritent aujourd’hui, grâce au talent de M. Venizélos et à la bienveillance des Alliés, MM. Rhallys et Gounaris ; et, quelles que soient les assurances qu’ils affectent de nous donner, nous devons craindre qu’ils ne soient en mesure ni de le défendre, ni de l’administrer. Je laisse de côté, pour le moment, les autres problèmes que pose le traité, notamment celui des frontières arméniennes. Mais je ne puis m’empêcher de relever encore une étrange anomalie, contenue dans la dixième section. Il est stipulé aux articles 118 et 120 que la Turquie reconnaît le protectorat de la France en Tunisie et au Maroc et en accepte toutes les conséquences. La première reconnaissance prendra date du 12 mai 1881 et la seconde du 30 mars 1912. Qu’est-ce à dire, sinon que, maîtres de la Tunisie depuis près de quarante ans et du Maroc depuis plus de huit ans, nous ne sommes pas sans nous préoccuper, aujourd’hui encore, des liens politiques et religieux qui ont rattaché à l’Empire ottoman nos deux protectorats de l’Afrique du Nord ? Comment les hommes qui, le 10 août 1920, n’ont pas jugé superflue la précaution prise dans ces deux articles, ne se sont-ils pas dit que, pour que cette reconnaissance demandée à la Turquie fût effective et efficace, il fallait, tout au moins, qu’elle fût sincère et que, pour qu’elle fût sincère, il fallait que la Turquie ne se sentît pas étranglée, en Asie, par les possesseurs du Maroc et de la Tunisie ?

Telles sont, entre mille, quelques-unes des objections que rencontreront les traités de Sèvres si, un jour, ils viennent à être examinés par les Chambres. Sans doute, avant le revirement de la Grèce, les plus graves de ces objections auraient pu tomber devant cette simple réponse : « Il est vrai qu’après avoir poussé aussi loin le démembrement de la Turquie, nous allons avoir quelque mal à calmer l’irritation du nationalisme ottoman. Mais Angleterre, Italie et France, nous avons là-bas, à nos côtés, un jeune et vigoureux allié, qui a fait ses preuves de courage et de fidélité, et tant à Smyrne qu’en Thrace, nous pouvons compter sur la vigilance et sur la loyauté des Grecs. » Cette confiante réplique, qui oserait maintenant la faire ? J’entends bien qu’à Londres, les Alliés ont décidé, d’un commun accord, de couper les crédits à la Grèce et de la mettre à la diète, si elle rappelait Constantin. Mais cette menace, — d’ailleurs, tardivement formulée, — est restée vaine. MM. Gounaris et Rhallys ont bruyamment déclaré qu’ils continueraient la politique étrangère de M, Venizélos, mais ils se sont gardés d’ajourner le plébiscite, et les événements ont suivi leur marche fatale. Minerve elle-même n’a-t-elle pas donné à Ulysse, pour lui permettre de mieux tromper son monde, des déguisements divers et des ressources infinies ? De son côté, le roi Constantin a fait savoir à l’univers, par des interviews sensationnelles, qu’il était un prince incompris, qu’il avait toujours été favorable aux Alliés et que c’étaient eux qui avaient eu l’aveuglement de dédaigner ses offres spontanées ; et il a entrepris sa justification en écrivant l’histoire un peu à la manière de son impérial beau-frère. À quoi bon ces apologies rétrospectives ? Constantin sur le trône, Constantin s’effaçant lui-même, par abnégation patriotique, pour faire place au diadoque, scènes interchangeables d’une même comédie. Le Roi est quelque chose, mais il n’est pas tout. Que sera demain la politique extérieure de la Grèce ? Là est toute la question. Ce n’est pas contre un homme, fût-ce contre une tête couronnée, que nous avons à nous tenir en garde, c’est contre le virus germanique qui s’est, de nouveau, insinué en Grèce et qui menace de contaminer l’Orient.

Raymond Poincaré.


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