Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1913

Chronique n° 1960
14 décembre 1913


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les événemens se sont précipités : nous avions il y a quinze jours le ministère Barthou, nous avons aujourd’hui le ministère Doumergue. Le ministère Barthou était un gouvernement de détente, de conciliation, de pacification ; le ministère Doumergue est un gouvernement tout différent, qui se rattache à celui de M. Combes et s’en fait honneur ; c’est le bloc reconstitué dans les mêmes conditions qu’autrefois, puisque le nouveau Cabinet n’a pu naître qu’avec le concours des socialistes unifiés, et qu’il ne pourra vraisemblablement pas vivre sans eux. Ainsi le travail de restauration morale qui s’était fait depuis quelque temps, et que le pays avait applaudi, est réduit à néant. Les radicaux-socialistes exultent. Pour eux, c’est la revanche, et ils triomphent sans modestie. Il a suffi que, dans une disciission d’ordre financier, une majorité de 25 voix se soit prononcée contre l’immunité d’une rente future pour déclancher toutes ces conséquences. La loi de trois ans est ébranlée ; la représentation proportionnelle est ajournée, autant dire abandonnée ; l’emprunt que la Chambre a voté est renvoyé à une date indéterminée : on gouvernera, en attendant, avec des moyens de trésorerie, c’est-à-dire avec des emprunts dissimulés et onéreux qui viendront aggraver et alourdir la situation déjà si grave et si lourde de la dette flottante. Tels sont les résultats qui ont été atteints en quelques heures, grâce à un vote sur une question d’ordre technique, émis à une faible majorité. Cela a suffi pour que tout soit changé autour de nous. On ne reconnaît ni le décor, ni les acteurs.

Quoiqu’il n’ait duré que huit mois, le ministère Barthou aura une page très honorable dans notre histoire parlementaire. M. Barthou n’avait pas pu jusqu’ici donner toute la mesure de son talent et de son caractère. On le savait doué d’une parole élégante et facile, mais on ignorait à quel degré de force et d’éclat elle pouvait s’élever. On le savait d’humeur accommodante, qui se pliait aux circonstances avec souplesse, mais on ignorait quelle rectitude dans la pensée et quel courage dans la conduite le sentiment du devoir envers le pays pouvait lui donner en face d’une grande responsabilité. M. Barthou sort grandi de l’épreuve qu’il vient de traverser, et il a des chances sérieuses de grandir encore davantage par la comparaison qui s’établira entre lui et ses successeurs. Nous allons voir ceux-ci à l’œuvre : on s’apercevra alors qu’il est plus facile d’arracher un mauvais vote à la Chambre sur une question qu’elle comprend mal, que de résoudre les difficultés du lendemain. La faiblesse de son ministère venait de ce que M. Barthou était médiocrement entouré et qu’il devait toujours être sur la brèche. Certains de ses collègues étaient notoirement insuffisans. Quand le ministère a été constitué et qu’on a vu M. Charles Dumont aux Finances, la surprise a été générale. On savait déjà que notre situation financière était des plus embarrassées. Il était facile de prévoir que M. Caillaux profiterait du double avantage que lui donneraient sa compétence spéciale en matière financière et l’incompétence relative du ministre qui lui serait opposé. M. Charles Dumont a beaucoup travaillé pour s’instruire, il a montré une grande bonne volonté, il a fait de son mieux et a présenté à la Chambre des propositions raisonnables ; mais, dans le corps à corps avec M. Caillaux, il n’était pas de force à résister.

Il y a eu deux batailles successives, l’une contre l’emprunt, l’autre contre l’immunité de la nouvelle rente. Dans la première, le gouvernement a commis une faute de tactique, qui indiquait de sa part une volonté un peu hésitante. Il avait demandé l’autorisation de faire un emprunt de 1 300 millions : des amis bien intentionnés lui ont dit que ce n’était pas assez et que l’emprunt devait s’élever au moins à 1 500. Peut-être avaient-ils raison, mais en le reconnaissant, le gouvernement se donnait à lui-même le tort d’avoir mal calculé. Il a accepté les 200 millions de surcroît qu’on lui offrait, et M. Dumont les a défendus à la tribune ; puis, au moment du vote, sentant la majorité branlante, M. Barthou a lâché les 1 500 millions pour revenir aux 1 300, en disant qu’il posait la question de confiance seulement sur le second chiffre, et non pas sur le premier. Une Chambre qui ne se sent pas conduite plus fermement est bien près de se débander. Les 1 500 millions ont été repoussés à une majorité très forte et les 1 300 votés à une très faible. À partir de ce moment, il a été visible que la situation du gouvernement était compromise, et M. Caillaux, encouragé par ce vote insuffisant, très sûr de lui comme toujours, soutenu par un parti qui sentait l’occasion favorable, a préparé le combat du lendemain. Ce combat, nous l’avons dit, a été livré autour de l’immunité de la rente, vieille question que tant de discussions parlementaires ont peu à peu usée, et sur laquelle les esprits étaient devenus incertains. Le moment était bien mal choisi pour l’agiter à nouveau ! Discuter la question de savoir si la rente sera, ou non, soumise à l’impôt au moment même où on s’apprête à en émettre pour 1 300 millions, est la plus sûre manière de faire échouer l’emprunt, ou du moins d’en rendre le succès plus difficile et plus coûteux. Mais l’emprunt et l’immunité de la rente n’étaient ici qu’un prétexte, l’essentiel était de renverser le gouvernement ; on verrait après. Tout entier au moment présent, M. Caillaux a donc prononcé un discours habile, certes, mais superficiel, juste au niveau de l’intelligence de la Chambre à laquelle il s’adressait, et fait pour flatter une de ses lubies jacobines, à savoir que l’État est toujours le maître, qu’il n’a pas le droit d’enchaîner l’avenir, que, s’il a l’imprudence de le faire, l’engagement reste toujours révocable, attendu qu’il est souverain et qu’il ne peut pas lui-même porter atteinte à sa souveraineté. Ce sont là des mots qui résonnent toujours agréablement à l’oreille d’une Chambre. Lui dire qu’elle peut tout, sauf s’imposer des limites et en imposer à celles qui lui succéderont, est la suprême flatterie. La Chambre a donc admis qu’elle n’avait pas le droit de décréter l’immunité de la rente pour l’avenir, se réservant celui de déclarer, quand cela lui conviendrait, qu’on n’a pas eu celui de le faire dans le passé. La souveraineté de l’État, l’arche sainte à laquelle nul n’a le droit de toucher, l’interdit. M. Caillaux ne s’en est pas tenu à cet argument ; il a affirmé, ce qui ne nous paraît d’ailleurs nullement démontré, qu’on ne peut pas faire l’impôt général sur le revenu sans frapper la rente au même titre que les autres valeurs mobilières : or l’impôt sur le revenu est une autre arche sainte, qui est devenue d’autant plus sacrée que nous sommes à la veille des élections. Le pays y tient, ne sachant d’ailleurs pas ce que c’est : quand l’expérience le lui aura appris, la déception sera grande, et la République traversera la crise la plus périlleuse qu’elle ait encore connue. Mais, en attendant, l’impôt sur le revenu parle à l’imagination électorale et l’a déjà plusieurs fois dévoyée. On sent donc le parti qu’il y a à tirer de cette affirmation de M. Caillaux que les partisans de l’immunité de la rente sont les adversaires inavoués, perfides, mais certains de l’impôt sur le revenu. Enfin, M. Caillaux n’a pas hésité à faire appel aux instincts de jalousie qui sont toujours très vivans dans une démocratie. Il a évoqué devant la Chambre un village de sa façon où tous les autres citoyens, laborieux et pauvres, paieraient l’impôt, à côté et, naturellement, à la place d’un rentier oisif et riche qui n’aurait rien à payer. M. Caillaux sait pourtant fort bien que nos titres de rente sont dans toutes les mains et que le scandale causé par son rentier de fantaisie est, lui aussi, tout entier fantaisiste. S’il en était autrement, il ne faudrait pas le mettre dans l’avenir, mais dans le présent, puisque la rente ne paie pas aujourd’hui l’impôt qui est payé par toutes les autres valeurs mobilières : cependant le scandale que redoute M. Caillaux n’a encore offusqué personne.

Mais à quoi bon analyser ce discours, où les argumens de l’ordre financier sont si faibles et où les argumens de l’ordre poUtique se sont trouvés si forts ? Le ministère Barthou n’y a pas survécu. Il avait traversé victorieusement des défilés plus menaçans, plus difficiles en apparence ; il est venu butter contre la question de l’immunité de la rente, et il a été renversé. L’histoire dira de lui qu’il a assuré la défense nationale et qu’il est mort à son poste en défendant le crédit de l’État. Quant aux vainqueurs, on aurait tort de croire que l’immunité ou la non-immunité de la rente leur importe en quoi que ce soit : si on veut savoir le cas qu’ils en font, il suffit de remarquer que des partisans de l’immunité font partie de leur ministère et qu’ils ont offert avec insistance des portefeuilles à MM. Ribot et Dupuy qui, sur ce point, ne transigent pas. D’autres questions excitent davantage les passions des radicaux, ou celles de leurs amis. Après la proclamation du scrutin, un cri s’est élevé sur les bancs de l’extrême gauche : « À bas le service de trois ans ! » C’est M. Vaillant qui l’a poussé. « Vive la France ! » a répliqué M. Barthou, et il est sorti de la salle des séances, accompagné de ses collègues du ministère, pour aller remettre sa démission et les leurs entre les mains de M. le Président de la République. Mais comment les remplacer ? Tout en tenant compte du vote final, M. Poincaré ne pouvait pas oublier tous ceux qui l’ont précédé et ont montré la majorité de la Chambre fidèle à la politique de réorganisation et d’apaisement qu’a représentée le ministère Barthou. Il n’y avait aucune raison de changer cette politique. La loi de trois ans devait être maintenue. Il fallait voter l’emprunt qui permettait de la réaliser, ou plutôt, puisque l’emprunt était déjà voté, il fallait le faire tout de suite. Enfin la Chambre avait manifesté à maintes reprises et avec une énergie croissante son ferme attachement à la réforme électorale ; il fallait s’inspirer de sa volonté et faire aboutir la réforme. M. le Président de la République a pense que l’homme le mieux à même de réussir dans cette tâche était M. Ribot et il l’a chargé de former le Cabinet. Sa santé, qui a besoin de ménagemens, aurait permis à M. Ribot de se récuser, s’il n’avait écouté que ses convenances personnelles ; mais on faisait appel à son dévouement ; c’est un genre d’appel qu’il a toujours entendu. Bien qu’il ne se dissimulât pas les difficultés qu’il devait rencontrer, il n’en connaissait pas encore toute l’étendue : pour se renseigner à ce sujet à la meilleure source, il s’est adressé à M. Caillaux, que le Congrès de Pau a sacré le chef du parti radical-socialiste unifié. C’est un parti exigeant entre tous que celui-là : il a l’habitude d’avoir des chefs qui le suivent et son effort principal dans ces derniers temps a eu pour but de se donner une discipline sévère que doivent suivre également le général et le dernier soldat. Dès que la crise a été ouverte, le parti s’est réuni. Le siège de ses réunions est rue de Valois : de là l’appellation de parti de la rue de Valois ou de parti valoisien qui lui a été donné. Les clubs de la Révolution tiraient eux aussi leur nom du local où ils se réunissaient ; on avait alors le club des Jacobins, ou des Cordeliers, ou des Feuillans, et ce n’est pas la seule analogie entre la réunion de la rue de Valois et les clubs révolutionnaires d’autrefois. Là tous les membres du parti doivent venir prendre le mot d’ordre, là ils doivent rendre compte de tous leurs actes, là ils sont approuvés ou condamnés, là enfin s’élaborent les résolutions destinées à devenir la loi de tous. C’est une nouvelle, ou, si l’on veut, une ancienne manière, à laquelle on retourne, de comprendre le gouvernement parlementaire. La Chambre des députés est une assemblée où l’on parle, le club de la rue de Valois en est une où on agit. Ce qui s’y est passé était facile à prévoir. Le parti radical-socialiste a été, on peut le croire, enivré du succès inespéré qu’il venait d’obtenir : aussi la rue de Valois a-t-elle décidé qu’il devait être le pivot de la combinaison nouvelle et qu’il ne prêterait son concours qu’à un ministère présidé par un de ses membres. M. Ribot avait quelque raison de s’en douter, mais il a voulu, comme on dit, en avoir le cœur net : c’est pourquoi il a prié M. Caillaux de venir causer avec lui. On ne saurait trop apprécier la loyauté de M. Caillaux : il a déclaré sans ambages à M. Ribot que le parti radical-socialiste ne lui donnerait pas son concours, qu’aucun de ses membres n’entrerait dans un ministère présidé par lui, et que, dès le lendemain de sa constitution, il serait interpellé sur sa politique générale, notamment sur sa manière de concevoir l’impôt sur le revenu : cette manière, comme tout le monde le sait, est celle du Sénat ; elle a peu de points communs avec celle de la Chambre, qui est celle de la rue de Valois. M. Caillaux était aussi désigné pour faire cette politique que M. Ribot l’était peu. Celui-ci aurait consenti à faire un ministère de conciliation et, dans une certaine mesure, de transaction. Devant l’attitude du parti radical-socialiste, un pareil ministère était impossible. M. Ribot n’avait donc plus qu’à faire part à M. le Président de la République de l’insuccès de sa tentative.

M. Poincaré a fait alors appeler M. Jean Dupuy et lui a confié le mandat auquel M. Ribot venait de renoncer ; mais où M. Ribot avait échoué, comment M. Jean Dupuy aurait-il réussi ? Sa conception politique était la même et, tout comme M. Ribot, il avait, aux yeux de la rue de Valois, le vice rédhibitoire de ne pas lui appartenir. Sa tentative était condamnée d’avance : elle a échoué. Arrêtons-nous ici un moment pour admirer, chez ces radicaux-socialistes, partisans ardens du régime majoritaire, l’habileté avec laquelle ils escamotent à leur profit la loi du nombre. Combien sont-ils ? 150. Combien y a-t-il de députés en dehors d’eux ? Environ 450. Les 150 n’en font pas moins la loi aux 450 ; ils imposent leur veto à la formation d’un ministère ; ils veulent être les maîtres, et ils le sont. Pourquoi, sinon parce que leur audace, qui est grande, tire un surcroit de force de la timidité de leurs adversaires. On se demande ce qui serait arrivé si, passant outre au veto de M. Caillaux, M. Ribot ou M. Dupuy avait fait un ministère et interrogé de nouveau la Chambre pour savoir où était décidément sa majorité… Mais n’insistons pas.

Après le double renoncement de M. Ribot et de M. Jean Dupuy, M. le Président de la République a confié le soin de former le ministère à M. Doumergue, qui jouit, comme on dit, de la sympathie de ses collègues et sans doute la mérite, et enfin qui est un des représentans attitrés de la rue de Valois : c’est à cette dernière qualité qu’il a dû sa bonne fortune. Dès lors, les difficultés qu’avaient rencontrées MM. Ribot et Dupuy devaient s’aplanir devant lui, mais il en a rencontré d’autres. Le croirait-on ? M. Doumergue avait rêvé d’attacher à son char de triomphe M. Ribot et M. Dupuy : il leur a demandé, avec une insistance à quelques égards flatteuse, de faire partie de sa combinaison, l’un comme ministre des Affaires étrangères, l’autre, comme ministre de l’Intérieur. C’était, en vérité, une prétention hardie de la part des radicaux, de vouloir faire entrer M. Ribot et M. Dupuy dans leur ministère, après avoir refusé d’entrer dans celui qu’ils avaient essayé de former eux-mêmes. La réponse de MM. Ribot et Dupuy était trop facile : c’est qu’ils tenaient à leurs principes tout autant que les radicaux aux leurs et qu’ils ne pouvaient pas s’associer à une politique qui y était contraire. En sortant de l’Elysée, M. Doumergue était allé prendre les conseils de M. Combes et de M. Clemenceau : singuliers patrons pour un ministère dont auraient fait partie M. Ribot et M. Dupuy ! Ceux-ci d’ailleurs ne pouvaient se méprendre sur la signification qu’aurait un ministère dans lequel M. Caillaux entrait. Sous le couvert du nom de M. Doumergue, ce ministère sera en réalité le ministère Caillaux et la présence de celui-ci aux Finances en faitle ministère de l’impôt sur le revenu, avec la déclaration obligatoire, contrôlée Dieu sait comment ! C’est une habitude prise entre collègues, dans les relations parlementaires, de donner à celui qui vous offre un portefeuille, quand on le refuse, non pas les raisons déterminantes de ce refus, mais les moins désobligeantes qu’on peut imaginer. MM. Ribot et Dupuy n’ont pas manqué à cette règle protocolaire. Ils auraient pu dire plus simplement aux radicaux : — Vous avez refusé de collaborer avec nous, pourquoi voulez-vous que nous collaborions avec vous ? C’est vous qui avez mis la France, par des fautes accumulées, dans la situation lamentable où elle est aujourd’hui ; nous étions prêts à essayer de l’en tirer, vous voulez l’y enfoncer encore davantage par de prétendus remèdes qui sont pires que le mal : comment avez-vous pu compter sur nous pour prendre, dans cette œuvre néfaste, une responsabilité qui ne doit appartenir qu’à vous ? — Ce langage aurait été sincère, mais M. Ribot et M. Dupuy ont beaucoup trop la politesse parlementaire pour l’avoir tenu : ils n’avaient d’ailleurs pas besoin de le faire pour être entendus.

On comprend que les radicaux auraient été heureux de pouvoir se couvrir du côté de l’Europe par la haute personnalité de M. Ribot. Ils ont beau passer leurs troupes en revue, ils n’y trouvent pas un ministre des Affaires étrangères. En désespoir de cause, M. Doumergue s’est dévoué à en jouer le rôle. Nous le plaignons, car il ne se doute pas de ce qui l’attend. La situation de l’Europe aujourd’hui exige la présence au quai d’Orsay d’un ministre qui la connaisse à fond, qui n’ait pas tout un apprentissage à faire, qui soit doué de l’esprit diplomatique et versé dans la pratique des affaires. M. Doumergue est un novice. Les journées seront courtes pour lui s’il veut se mettre au fait de tout ce qu’il doit savoir. Et il est en outre président du Conseil, cela fait frémir ! Où trouvera-t-il le temps de suffire à sa double tâche ? Quand le ministère Barthou s’est constitué, il fallait un financier aux Finances, on y a mis M. Dumont ; quand le ministère Doumergue se constitue, il fallait aux Affaires étrangères un homme rompu à ces affaires, M. Doumergue s’y met lui-même. On a vu le résultat dans le premier cas : que faut-il attendre du second ? M. Pichon était au quai d’Orsay, il y était à sa place : pourquoi ne l’y a-t-on pas laissé ? Est-ce parce qu’il avait cessé de plaire à M. Clemenceau et qu’on voulait plaire à M. Clemenceau ? Est-ce pour tout autre motif ? Quelle que soit la cause réelle de la disgrâce de M. Pichon, elle n’a rien à voir avec les intérêts du pays. Après M. Doumergue, après M. Caillaux, parlerons-nous des autres ministres ? Les uns sont trop connus, les autres ne le sont pas encore assez. Les uns sont des revenans, les autres des nouveaux venus. Dans l’ensemble, on ne peut pas dire qu’ils étonnent, car quel autre ministère les radicaux unifiés auraient-ils pu faire ? Mais ils inquiètent. Ils sont une réaction audacieuse contre la politique que la Chambre avait à maintes reprises approuvée, et que le pays avait applaudie.

Résumons-nous. Un vote unique, sur une question unique, qui n’avait pas un caractère nettement politique, a permis au parti radical de s’emparer d’un seul coup de tout le terrain qu’il avait perdu et de s’y vautrer. Mais a-t-il une vraie majorité et le ministère durera-t-il ? Il s’appliquera sans doute à se faire petit, modeste, inoffensif, pour qu’on le laisse vivre jusqu’aux élections prochaines ; on s’y attend et peut-être est-ce en partie par là que s’explique la hausse de la Bourse qui l’a accueilli ; le ministère promettra l’impôt sur le revenu, mais il n’aura pas le temps de le faire ; on compte sur son impuissance ; ce sera le ministère des ajournemens ; cela permet de respirer. Pour vivre, il est condamné à ne rien faire, ce qui n’empêche pas que sa présence seule ne soit un grand mal. Mais enfin, puisque tout le monde invoque la majorité de la Chambre, nous l’invoquons aussi ; il dépend d’elle de se ressaisir. Le groupe de la rue de Valois se compose de 150 membres et la Chambre en a 600.


Nous ne raconterons pas dans tous leurs détails les graves événemens qui viennent de se passer en Allemagne : ces détails sont connus ; depuis quinze jours, la presse du monde entier les a relatés avec abondance et non sans étonnement. Dans un des discours qu’il a prononcés devant le Reichstag, le chancelier de l’Empire a dit avec grande raison que l’incident de Saverne avait eu un retentissement hors de proportion avec son importance véritable : ce qui est important, en effet, ce n’est pas l’incident, mais la tournure qu’on lui a donnée.

L’opinion française a bien fait de ne pas prendre au tragique, ni même très au sérieux les propos inconsidérés du lieutenant de Forstner : que lui importait l’incartade d’un jeune imbécile ? Mais en Allemagne, l’impression n’a pas été aussi calme et les représentans attitrés du gouvernement, le chancelier impérial et le ministère de la Guerre, en ont perdu leur sang-froid. Le ministre de la Guerre, général de Falkenhayn, a parlé au Reichstag avec l’arrogance d’un soldat qui ne saurait admettre qu’un officier ait pu avoir tort. Quant au chancelier, M. de Bethmann-Hollweg, il a obéi certainement à des préoccupations d’un autre ordre, mais par malheur contradictoires ; il ne s’est décidé à donner tort ni à l’autorité militaire, ni à l’autorité civile ; il s’est déclaré d’accord avec son collègue de la Guerre, tout en reconnaissant que la loi avait été violée ; il a fait des promesses vagues pour l’avenir ; il a parlé plus vaguement encore de sanctions qui avaient été ou qui seraient données à l’incident et l’extrême embarras de son langage a fini par soulever dans l’assemblée des protestations à peu près unanimes. M. de Behtmann-Hollweg a donné trop souvent des preuves de modération et de bon sens, pour qu’on ne lui tienne pas compte de ce que sa situation avait de difficile ; il ne voulait pas désavouer son collègue de la Guerre ; il ne connaissait peut-être pas très bien la pensée de l’Empereur ; il était hésitant et perplexe et c’est ainsi qu’un incident, qui en lui-même était si peu de chose, a pris en quelques jours, presque en quelques heures, des développemens imprévus et a déchaîné le plus violent orage qui ait ébranlé jusqu’ici les murs du Reichstag. Pour la première fois dans l’histoire d’Allemagne, une discussion parlementaire s’est terminée par un vote de blâme, émis à l’énorme majorité de 293 voix contre 54.

Le ministre de la Guerre a fait de l’armée allemande un éloge assurément mérité, mais qui aurait gagné à être exprimé en termes plus mesurés. À l’entendre, c’est l’armée, et l’armée seule, qui a fait l’Allemagne et qui la maintient. Il n’est pas douteux que, sans elle, l’Allemagne ne serait pas devenue ce qu’elle est aujourd’hui, mais l’œuvre de sa grandeur a eu encore d’autres ouvriers qui, tous utiles, tous indispensables, ont travaillé à en faire le colosse dont les Allemands sont justement fiers. La civilisation d’un grand peuple ne s’exprime pas seulement par sa force matérielle : l’Allemagne le sait et elle éprouve quelque impatience, quelque confusion même, lorsque l’armée tend à s’ériger en une caste spéciale dont les droits priment tous les autres et les suppriment au besoin. L’élément civil revendique alors les siens. On a dit autrefois de la Prusse que ce n’était pas un pays qui avait une armée, mais une armée qui avait un pays. Cet idéal, si c’en est un, est maintenant périmé. Il pouvait suffire à la Prusse, mais l’Allemagne ne saurait s’y confiner. Elle est prête, et elle l’a montré hier encore, à faire pour son armée les plus grands sacrifices ; elle sait qu’elle en a besoin ; elle l’aime et la respecte ; mais le pur militarisme, lorsqu’il s’affiche outrageusement comme il vient de le faire, provoque en elle un mouvement réflexe irrésistible qui rétablit l’équilibre entre les vertus militaires et les vertus civiles, sans sacrifier les unes aux autres.

On a vu, à Saverne et dans les environs, des scènes qui appartiennent à un autre âge, et qu’on aurait crues impossibles aujourd’hui. Dans la colère que suscitaient en elles les premières résistances, les autorités militaires ont littéralement perdu la tête. Au mépris de la loi, elles ont procédé comme si l’état de siège avait été régulièrement proclamé et ont opéré dans les rues de Saverne des arrestations faites au hasard, aveuglément et sans choix : hommes, femmes, enfans en ont été victimes. Même des magistrats ont été arrêtés. Un d’eux, ayant dit ce qu’il était, a été relâché. Un officier lui a reproché amèrement de ne s’être pas nommé plus tôt, à quoi le magistrat a judicieusement répondu : « Alors, on est arrêté ici, non pas d’après ce qu’on fait, mais d’après ce qu’on est ? » Il y a eu des incidens comiques, d’autres douloureux. Ce lieutenant de Forstner qu’on aurait dû faire disparaître tout de suite, soit en l’envoyant ailleurs, soit en le mettant aux arrêts, ne pouvant plus sans inconvénient pour lui se promener seul dans les rues de Saverne, n’est sorti de chez lui qu’entouré de quatre soldats, la baïonnette au canon. Où allait-il ? Acheter un cigare ou du chocolat ! Il faut croire que les autorités militaires de Saverne n’ont pas le sens du ridicule. Une autre fois, le même lieutenant de Forstner a participé à une promenade militaire hors de la ville. Comme il traversait un village, il a été reconnu et quelques lazzis l’ont accueilli ; aussitôt ce vaillant jeune homme a tiré son grand sabre et s’est précipité sur des enfans qui ont pris la fuite ; un d’eux, qui est estropié et ne pouvait, pas courir, a eu le front fendu. Ce sont de pareils faits que le ministre de la Guerre a couverts de son autorité et que le chancelier a eu la mauvaise fortune d’avoir à excuser, parce que, a-t-il dit, il faut que l’uniforme du Roi soit respecté. Sans doute, mais il y a plusieurs manières de le faire respecter et le promener comme une provocation sur les épaules du lieutenant de Forstner n’est certainement pas la meilleure. Le gouvernement impérial a mis longtemps à le comprendre ; le Reichstag l’a senti tout de suite. Pendant que le colonel de Reutter couvrait le lieutenant de Forstner, que le général de Deimling, commandant le corps d’armée de Strasbourg, couvrait le colonel de Reutter, que le ministre de la Guerre couvrait le général de Deimling, le Reichstag, qui représente l’opinion du pays, éprouvait un sentiment voisin de l’humiliation et l’exprimait avec force. Il se demandait ce que deviendrait, le lendemain d’un incident comme celui de Saverne, l’œuvre de pacification entreprise en Alsace-Lorraine et qui y fait d’ailleurs si peu de progrès. Un membre du Reichstag, qui a été quinze ans professeur à Strasbourg, a touché vivement l’assemblée en disant que, pendant tout le temps de son professorat, il s’était appliqué, par son enseignement, à calmer les esprits et à apaiser les cœurs. Tout cet effort, s’est-il écrié, est désormais en pure perte ! On a bien voulu reconnaître que la presse française, quels que fussent les sentimens intimes qu’elle éprouvât, en avait contenu l’expression avec beaucoup de dignité ; mais il faut convenir que cela lui était facile et qu’elle n’aurait pu faire ni mieux, ni plus que les autorités militaires allemandes, si elle s’était expressément proposé d’entretenir au cœur de nos provinces perdues des protestations indignées.

L’empereur Guillaume ne s’est pas mépris sur ce que cette situation aurait d’inquiétant si elle se prolongeait. L’Allemagne n’est pas un pays parlementaire et il s’en faut de beaucoup que le Reichstag y ait la même importance qu’a chez nous la Chambre des députés ou en Angleterre la Chambre des Communes : cependant une manifestation comme celle qu’il vient de faire, qui était impossible autrefois, ne saurait aujourd’hui y être considérée comme négligeable. Dans une séance ultérieure, le chancelier a eu l’occasion de reprendre la parole et, répondant aux socialistes qui voulaient établir sa responsabilité vis-à-vis du Reichstag, il a revendiqué les droits intangibles de l’Empereur et affirmé qu’il n’y laisserait pas porter atteinte. C’est un air connu, une fanfare obligatoire. L’Empereur est tout et le Reichstag peu de chose, soit, il n’y a aucun inconvénient à ce qu’on le répète une fois de plus, à la condition cependant que l’Empereur tienne compte du sentiment du Reichstag. Or, qu’est-il arrivé ? La garnison de Saverne a quitté la ville et a été envoyée dans un camp d’instruction. Et comment cela est-il arrivé ? L’Empereur était absent de Berlin ; il était à la chasse à Donaueschingen, où il a appelé à la fois le chancelier, le statthalter d’Alsace-Lorraine et le général commandant le corps d’armée de Strasbourg. Un désaccord entre eux avait, semble-t-il, rendu difficiles les rapports des deux derniers. On assure que des démissions ont été données à l’Empereur dans les conversations de Donaueschingen, mais il ne les a pas acceptées et le statthalter est revenu avec le général à Strasbourg, en apparence réconciliés. Quant au chancelier, bien que le discours qu’il vient de prononcer sur la politique extérieure montre que, dans des questions qu’il connaît bien et où il est à son aise, il n’a rien perdu de la fermeté de sa pensée, sa situation sera peut-être, pendant quelque temps, rendue plus difficile au Reichstag. Les conservateurs ne lui pardonnent pas d’avoir donné une constitution à l’Alsace-Lorraine, ce qui est pourtant une de ses œuvres les plus méritoires, quelque insuffisante qu’elle soit. Il a affirmé qu’il restait fidèle à sa politique. On relève dans ses discours des phrases qui lui font honneur, celle-ci par exemple : « Je suis convaincu que l’Alsace-Lorraine ne pourra progresser que si on renonce à transformer des Allemands du Sud en Allemands du Nord et en Prussiens. » Ses intentions ont toujours été bonnes : pourquoi faut-il qu’elles soient déjouées par des incidens qu’on laisse avec une si lourde maladresse tourner en tempêtes ?

Celui de Saverne ne sera pas oublié de sitôt en Alsace-Lorraine, bien que l’Empereur se soit efforcé de le clore par la mesure dont nous venons de parler. Le lieutenant de Forstner est parti avec ceux qui ont cru devoir le défendre. Le bruit court qu’à peine commencée, sa carrière serait fortement compromise, peut-être brisée. On n’en demandait pas tant à Saverne, mais à mesure que le cas s’est aggravé, il a fallu y apporter des sanctions plus rigoureuses. Si on avait fait dès la première heure une partie seulement de ce qu’on fait à la dernière, l’incident serait passé presque inaperçu, comme tant d’autres. On n’aurait pas eu la séance du Reichstag, ni le précédent politique qu’elle a créé. On n’aurait pas agité, inquiété, énervé l’Allemagne, ni donné au reste du monde un spectacle déconcertant. Le gouvernement impérial a sans doute de grandes qualités politiques : il lui en manque une toutefois, et non la moins précieuse, celle qui consiste à fake les choses au moment opportun. On s’en aperçoit, maintenant que les fumées de l’orgueil militaire sont tombées, mais n est un peu tard : l’incident de Saverne a pris place dans l’histoire et le vote du Reichstag y restera attaché.

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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