Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1864

Chronique n° 784
14 décembre 1864


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 décembre 1864.

Il y aura toujours des esprits qui essaieront de lire dans l’avenir, de vaillantes et béates natures qui voudront renouveler le miracle de la vision de Jacob :

Ce vieux Jacob, ô sublime mystère !
Devers l’Euphrate une nuit aperçut…


Cherchez la suite dans Voltaire. Ces enthousiastes ne sont pas toujours dignes de raillerie ; il y a du bon dans les prophètes, et l’on sait ce qu’il en a coûté aux fils d’Israël de les avoir persécutés. On trouve souvent d’utiles avertissemens dans leurs prédictions ; parfois leurs intuitions chimériques sur l’avenir font avec le présent des contrastes non moins instructifs que divertissans. Pour tout couronner, il est des choses qu’eux seuls peuvent dire. N’est-il point heureux par exemple que dans le mois où le procès des treize a été jugé en appel, et où a été prononcé le grand discours de M. Haussmann, qui retire aux Parisiens l’espoir de posséder jamais des droits municipaux, M. Charles Duveyrier, cet aimable et infatigable chercheur du meilleur des mondes possibles, ait publié en un curieux volume ses réflexions sur l’Avenir et les Bonaparte ?

M. Charles Duveyrier appartient à une école qui ne peut inspirer aucun ombrage à ces fiers et impérieux gouvernemens qui ont la prétention d’être des pouvoirs forts. Cette école s’inquiète médiocrement des formes et des garanties politiques ; elle prend volontiers son point de départ dans un fait quelconque, pourvu que ce soit un fait existant ; elle a surtout en vue les améliorations sociales, et, avec son penchant pour l’autorité, elle semble avoir toujours attendu avec plus de confiance ces améliorations de la puissante initiative d’un seul que du mouvement naturel, mais trop lent au gré de son impatience, des volontés particulières. Les membres de l’école saint-simonienne font donc volontiers la cour au pouvoir. Si d’un côté on ambitionne la liberté du commerce, c’est au gouvernement qu’on s’adresse, et on n’a point de scrupule de convertir les protectionistes par les procédés que Charlemagne employait pour baptiser les Saxons. Si de l’autre on rêve le succès de grandes combinaisons et spéculations financières, c’est le salut de l’empire, c’est la pensée du règne qu’on invoquera. Le plus désintéressé de l’école, M. Charles Duveyrier par exemple, lequel ne songe qu’au progrès, au bien-être des masses, veut aussi l’obtenir par le pouvoir et n’hésite point, si le bonheur du peuple lui semble devoir être acheté à ce prix, à révéler au pouvoir le secret de la fondation des dynasties. Voilà donc des esprits dont la sagacité sur plus d’un point est incontestable, et qui ont cet avantage, quand ils adressent la parole au gouvernement, d’être à l’abri des fins de non-recevoir dédaigneuses par lesquelles on croit devoir fermer la bouche à la catégorie déshéritée des suspects. L’incontestable candeur de l’auteur de l’Avenir et les Bonaparte est le principal agrément de ce livre. M. Duveyrier recherche les conditions auxquelles peut se fonder la dynastie des Bonaparte avec le sang-froid et la bonne foi qu’il mettrait à discuter une thèse d’histoire. Son dernier mot, au bout de mille considérations ingénieuses, c’est que la dynastie ne sera fondée que si elle sauvegarde à la fois les intérêts de la bourgeoisie et du peuple : ceux de la première en lui rendant promptement la liberté politique et parlementaire, ceux du second en organisant la démocratie.

Pour notre compte, nous n’aimons point cette distinction de classes à laquelle se complaisent les écoles socialistes. Il n’est que juste pourtant de reconnaître que cette distinction de classes, qui a été dans nos luttes politiques le prétexte et le mot d’ordre d’antagonismes si funestes, n’est point le fait des seules écoles socialistes. L’abus des routines historiques et des formules scolastiques appliquées à la politique avait égaré dans une erreur semblable une portion de l’école libérale. Ceux qui ont affecté chez nous de parler de l’avènement des classes moyennes et de revendiquer pour ces classes la prépondérance politique et le monopole du gouvernement, ont commis une irréparable faute, expiée par une révolution. Si la révolution de février a donné à la France une leçon, il nous semble que c’est celle-ci : il ne faut plus établir la politique sur des distinctions, des rivalités, des antagonismes de classes. Une politique de classes, qu’elle vînt du côté conservateur ou du côté révolutionnaire, ne serait plus aujourd’hui qu’une conception rétrograde, insensée, odieuse. Il n’y a que l’absolutisme qui ait intérêt à conserver de telles distinctions dans le grossier espoir de prolonger d’absurdes malentendus, de faire peur à la bourgeoisie des passions populaires de faire croire au peuple que les classes conservatrices sont opposées à son avancement, de gagner la clientèle de ces deux intérêts grâce à cette double méprise. La politique de classes ne saurait plus être qu’un mensonge soutenu pour ruiner la liberté et dégrader la démocratie.

Imbus de ces idées, ce n’est point sans une certaine appréhension que nous avons vu M. Charles Duveyrier revenir à de vieux erremens de langage et à des comparaisons avec le passé fondées sur de trompeuses analogies. C’est en vérité vouloir trop servilement copier le passé que de nous parler des luttes de la noblesse et du tiers-état, et de citer comme exemple de conduite applicable au présent et à l’avenir l’ancienne royauté française s’appuyant sur le tiers-état pour accroître son pouvoir aux dépens de la féodalité ; c’est être dupe d’une illusion de mots que de s’imaginer qu’entre les classes qui possèdent et celles qui ne possèdent point la position soit aujourd’hui ce qu’elle était autrefois entre la féodalité et les communes, et se prête à l’agrandissement et au patronage d’un pouvoir dynastique. La propriété moderne ne peut plus être la base d’un privilège social, puisqu’elle est ouverte à tous et essentiellement mobile ; la propriété moderne ne peut plus être la base d’un privilège politique, puisque nous vivons sous le régime du suffrage universel. La société, prise en masse ou dans une de ses parties, n’a rien à conquérir contre l’intérêt de la propriété, puisque cet intérêt peut être et est celui de tout le monde. Il n’y a plus chez nous de place pour les longs conflits auxquels donne lieu l’existence d’un droit partial et injuste. Les seuls conflits économiques et politiques qui peuvent se présenter désormais parmi nous sont ceux qui naissent de la loyale concurrence des intérêts, et des compétitions que la liberté engendre. De tels conflits n’appellent point, comme ceux d’autrefois, l’intervention longue et durable d’un pouvoir dynastique ; il suffit, pour les régler, de la médiation d’un pouvoir rationnellement organisé, c’est-à-dire d’un pouvoir qui, au lieu d’avoir la prétention de conduire la société, en soit la représentation fidèle et par conséquent souvent retrempée et renouvelée par l’élection.

Hâtons-nous de dire qu’en dépit d’un langage qui nous paraît incorrect et dangereux, parce qu’il emprunte au vocabulaire du passé des mots dont le sens est perdu, M. Ch. Duveyrier est loin de pousser à l’antagonisme des classes ; c’est au contraire leur conciliation qu’il demande au pouvoir. À ses yeux, les dynasties ne se fondent qu’à la condition de satisfaire les grands intérêts qui existent dans les pays qu’elles aspirent à gouverner. Comme M. de Persigny, mais avec plus de perspicacité, M. Duveyrier recherche à cet égard des enseignemens dans l’histoire d’Angleterre. On connaît trop le raisonnement singulier de M. de Persigny. Se fondant sur une histoire de la maison de Hanovre qu’il a arrangée à sa fantaisie et qui excite l’hilarité des Anglais, M. de Persigny nous dit : Que la dynastie soit admise et reconnue par tous, et alors, pas avant, je vous rendrai la liberté. Plus exact et plus sensé, M. Duveyrier voit l’histoire d’Angleterre telle qu’elle est. Il ne met point l’effet avant la cause. Étudiant avec sagacité l’histoire des fondateurs de la dynastie protestante en Angleterre, il voit et il montre que ces princes ont réussi dans leur œuvre parce qu’ils ont donné satisfaction aux grands intérêts qui avaient à cette époque la prépondérance dans la société anglaise. Ces intérêts étaient ceux d’une aristocratie qui voulait prendre part au gouvernement et d’une classe moyenne qui aspirait à conquérir, elle aussi, progressivement l’influence politique. S’ils n’avaient servi qu’un seul de ces intérêts, s’ils ne les avaient point satisfaits tous les deux, M. Duveyrier reconnaît et déclare que Guillaume et les George n’eussent point fondé la succession protestante. Armé de cette expérience, il se retourne vers la France présente. Là il voit, en face d’une dynastie à fonder, d’une part les élémens indépendans de la société, ceux qui existent par eux-mêmes et n’ont point besoin de la tutelle gouvernementale, — c’est ce qu’il appelle la bourgeoisie, — d’un autre côté les masses populaires, comprenant, suivant sa définition, tous ceux qui, n’ayant point l’indépendance de l’existence assurée, peuvent avoir besoin à un titre quelconque du patronage gouvernemental. Pour que la dynastie des Bonaparte réussisse à se fonder, il faut, selon M. Duveyrier, qu’elle donne à la bourgeoisie et au peuple ce qu’ils demandent, à la bourgeoisie la liberté politique, la liberté de la presse et les libertés parlementaires, au peuple le progrès et ses garanties, qui sont la gratuité de l’instruction et le crédit personnel. Il y aurait beaucoup à discuter sur le système d’organisation du progrès populaire ébauché par M. Duveyrier, de même que sur l’organisation des institutions libérales. Quelques controverses que puissent soulever les questions de détail, les conclusions générales de M. Duveyrier nous paraissent incontestables. Un pouvoir doué d’avenir ne peut point éluder ou ajourner indéfiniment les problèmes fondamentaux que la société lui présente. Sans admettre les distinctions de classes, il est hors de doute que le génie, l’honneur, la sécurité de la France. veulent que nous rentrions dans la tradition libérale, il est hors de doute qu’il faut travailler à conformer l’ensemble de nos institutions politiques et l’organisation de notre mouvement social aux principes du suffrage universel. La tâche est là devant nous ; elle nous attend, elle nous sollicite, elle nous presse. Aux temporisateurs paresseux ou aveugles qui disent : Que la dynastie soit fondée, et nous couronnerons l’édifice ! M. Duveyrier répond avec une logique qui ne manque point de hardiesse par le temps qui court : Je renverse vos termes ; commencez par couronner l’édifice, il en est temps, et à cette condition la dynastie est fondée.

Voilà, en raccourci, ce que M. Duveyrier nous apprend sur l’avenir. On remarquera, nous le répétons, que M. Duveyrier parle en ami sincère de l’établissement dynastique. Quand nous regardons ce qui se passe au moment où paraît son livre, nous avons peur que l’auteur de l’Avenir et les Bonaparte ait émis des vœux et non exprimé des prédictions certaines. Le procès des treize ne montre guère que l’on soit, prêt à écouter ses conseils d’ami. M. Ch. Duveyrier a écrit autrefois des comédies ; nous craignons fort qu’il ne soit congédié avec une réplique de comédie, avec le mot d’Isidore à don Pèdre dans le Sicilien : « Si c’est votre façon d’aimer, je vous prie de me haïr. »

Certes, s’il était une œuvre urgente et logique réclamée par l’introduction du suffrage universel dans le droit politique de la France, du suffrage universel, base de notre nouveau droit dynastique, ce serait la révision et l’abrogation de toutes nos anciennes lois qui, promulguées par des régimes antérieurs et essentiellement différens, pourraient être incompatibles avec la pratique sincère et libre de ce suffrage. Il faut de l’unité et de l’homogénéité dans la législation d’un pays. Il est évident que des lois édictées sous le premier empire et même sous le régime de 1830, procédant de principes tout opposés au suffrage universel, ne seraient point applicables aujourd’hui à l’exercice de ce mode de votation. Si de telles lois existaient, la logique prescrirait de les abolir. C’est cependant au nom d’une loi de 1810, au nom d’une loi de 1834, que l’on veut assimiler un comité électoral à une association politique prohibée. Nous ne saurions reproduire les argumens que cette grande cause a inspirés aux avocats renommés qui, l’ont plaidée avec tant de chaleur et d’autorité. Les discours de M. Berryer, de M. Dufaure, de M. Jules Favre, de M. Grévy, ont dépassé les limites d’une simple cour d’appel, et resteront dans l’histoire politique du pays. Sans rentrer dans une discussion de droit que des maîtres ont épuisée, on peut essayer encore de présenter quelques-unes des considérations politiques que ce procès suggère. On veut assimiler des comités électoraux à des associations qu’une législation ancienne a condamnées d’une façon générale, sans avoir en vue les formes accidentelles de réunion ou d’association particulière que doit produire tout mouvement électoral librement conduit. La conséquence d’un tel procédé est de laisser indécis les droits de la fonction électorale, de faire planer le doute sur ce qui est légalement permis et légalement défendu en matière de comités électoraux. Comment est-il possible, dans des élections qui mettent en mouvement des milliers de citoyens, d’organiser des comités qui ne créent point de relations suivies entre plus de vingt personnes ? Et s’il suffit que des relations pareilles aient existé entre plus de vingt personnes pour établir une association illicite, qui osera constituer des comités électoraux ou agir de concert avec ces comités en pleine sécurité de droit ? L’exercice d’un droit est paralysé et rendu impossible tant que l’incertitude est suspendue sur la limite légale de ce droit. Laisser les citoyens dans le doute sur la question de savoir si des comités électoraux pourront être confondus avec des associations défendues par la loi, c’est, par une voie à peine détournée, vouloir établir que le suffrage universel devra s’exercer en France sans le concours de comités électoraux. Une pareille prétention serait si contraire à l’esprit du droit électoral, au génie surtout du suffrage universel, que l’imagination en est confondue. Rien de semblable ne s’est jamais vu dans les pays gouvernés par le système représentatif, dans ceux surtout où ce système a le suffrage universel pour base. Ni en Belgique, ni en Italie, ni en Angleterre, on n’a jamais compris des élections sans comités et sans associations. Peu de pays possèdent comme nous le suffrage universel, mais on peut citer la Suisse et les États-Unis, En Suisse, les électeurs sont toujours conduits au scrutin par des comités. Aux États-Unis, on organise des conventions, lesquelles se ramifient partout en comités actifs ; les citoyens s’affilient, suivant leurs affinités politiques, à ces vastes associations, et chacun est lié d’honneur à voter pour le candidat de son parti. L’impulsion de diverses opinions ainsi organisées est si nécessaire à l’exercice sérieux du suffrage universel, que dans quelques rares localités des États-Unis où les exigences de la guerre ont récemment fait obstacle au libre jeu de ces combinaisons collectives, on a accusé M. Lincoln d’avoir voulu dérober aux citoyens la franchise électorale. La France d’ailleurs n’a pas besoin de chercher en pareille matière des exemples hors de son histoire et de ses traditions. Jamais jusqu’à ce jour les lois de 1810 et de 1834 n’avaient été appliquées aux comités électoraux, et certes sous tous nos gouvernemens représentatifs on a vu des comités électoraux s’organiser dans les proportions les plus vastes. Depuis cinquante ans, l’incompétence de ces lois en matière électorale avait été consacrée par une jurisprudence en quelque sorte négative. On veut aujourd’hui donner à ces lois une nouvelle portée par une jurisprudence contraire.

Établir en politique des principes nouveaux par voie de jurisprudence, est-ce conforme, nous ne disons pas seulement à l’esprit des institutions représentatives, qui ont besoin de lois claires et certaines, mais au génie logique de notre nation ? Est-il d’ailleurs conforme à la nature des choses de faire établir par la magistrature ordinaire une jurisprudence politique ? Les vrais grands esprits ne l’ont jamais pensé, et c’est pour cela que Royer-Collard démontrait avec tant de force que, dans l’intérêt de la magistrature elle-même, le jugement des délits politiques ne devait être confié qu’au jury, image variable de la société politique, On peut croire que jamais le jury n’aurait déduit des lois de 1810 et de 1834 une jurisprudence capable d’inquiéter la liberté des comités électoraux ; mais dans les pays de droit coutumier, dans les pays habitués à tirer de la jurisprudence les définitions successives et le développement du droit, oublie-t-on à quelle cause les jugemens doivent cette autorité qui finit avec le temps par faire loi ? L’autorité des arrêts provient de l’autorité personnelle des juges ; à côté du jugement qu’on invoque, on rappelle le grand nom du magistrat qui l’a rendu. C’est ainsi que dans la jurisprudence politique d’Angleterre on entend citer à chaque instant un lord Somers, un lord Hardwicke, un lord Camden, un lord Stowell. La valeur de l’homme, sa grande situation, la responsabilité qu’il est en état de prendre vis-à-vis de ses contemporains et de l’histoire, garantissent et perpétuent le crédit de ses décisions. Nous doutons que la magistrature française, constituée comme elle l’est, éloignée de la vie politique active, n’étant pas recrutée parmi les sommités du barreau, ne mettant point en avant le nom et la responsabilité morale de ses membres, représentée par la collectivité et non par l’individualité des juges, soit réellement en mesure de nous faire un droit coutumier politique. Elle n’a certes point cette ambition, et nous ne voyons pas qu’il soit utile de lui imposer cette tâche. Que gagne-t-on à mettre en présence et en balance vis-à-vis de l’opinion en matière politique l’arrêt d’une cour, qui n’est guère pour le public qu’une chose abstraite, et les opinions concordantes éloquemment motivées, prononcées avec éclat, d’une réunion d’avocats tels que MM. Berryer, Dufaure, Jules Favre, qui ont grandi sous les yeux de tous non-seulement dans l’interprétation et la défense du droit, mais au milieu des épreuves de la vie politique que la France contemporaine a traversées avec eux et souvent sous leur conduite ?

Si donc il était vrai que la législation positive, le droit coutumier au sujet du droit d’association ne coïncidassent point avec la nature et les exigences du suffrage universel, c’est la législation antérieure qui devrait céder le pas à la souveraineté du droit électoral ; ce serait un contre-sens que de subordonner à des lois secondaires, émanées de systèmes de gouvernement abolis, le principe supérieur de la constitution présente. On peut juger d’un mot la tendance qu’indique le procès des treize. Il est évident que, si l’on voulait aujourd’hui régler par une loi particulière et précise le droit d’association dans ses rapports avec le droit électoral, il serait impossible d’insérer dans une telle loi rédigée en présence et sous l’empire du suffrage universel les restrictions et les interdictions que l’on prétend tirer des lois de 1810 et de 1834. Le dessein seul d’une pareille tentative serait confondu d’avance par cette logique du langage qui est l’expression invincible de la droiture des idées, par ce simple bon sens qui portait déjà les auteurs de la loi de 1834 à excepter dans leurs déclarations les comités électoraux des interdictions qui frappaient les associations de plus de vingt membres. Pourquoi donc essaie-t-on de faire indirectement ce qu’on n’aurait seulement pas l’idée d’entreprendre directement par la présentation d’un projet de loi explicite ? Pourquoi introduit-on une contradiction et un contre-sens entre les attributs nécessaires du suffrage universel et une jurisprudence dérivée pour la première fois d’une législation vieillie ? Il n’est point surprenant que nous ayons des lois incompatibles avec le suffrage universel, car la plupart de nos lois sont anciennes, et le suffrage universel est récent ; mais ce qui serait prodigieux, ce qui mettrait dans les idées une confusion intolérable pour le bon sens et la conscience d’un peuple, c’est que dans ce conflit, ce fût le suffrage universel, la liberté électorale qui en découle, qui eussent le dessous.

Nous voudrions ne voir dans ce fâcheux incident du procès des treize qu’une incohérence résultant des tendances diverses auxquelles tout gouvernement est soumis, et non l’effort d’une politique systématique. Que tout ne concorde point dans les tendances du gouvernement, cela frappe les yeux. La pensée qui ajourne l’émancipation de la presse et celle qui, par les actes de M. Duruy, ramène l’instruction publique vers ses traditions libérales ne semblent point homogènes. On en peut dire autant de la politique qui recommande les grands travaux publics et de celle qui ne veut point rouvrir le grand-livre. Si l’on avait eu besoin d’un avertissement nouveau pour prendre garde à l’imprudence de cette grande campagne de travaux publics où l’on veut pousser l’état, on le trouverait dans la lecture de l’exposé du dernier budget de la ville de Paris, que M. Haussmann vient de soumettre au conseil municipal. Assurément le préfet de la Seine est un des serviteurs les plus capables du gouvernement. Il déploie dans son œuvre un esprit de ressources, une puissance de combinaisons, une énergie, qui le mettent bien au-dessus des administrateurs ordinaires. Il est le Louvois de la guerre aux maisons et aux rues, et nous admirons autant que personne les résultats auxquels il est vigoureusement parvenu ; mais M. Haussmann ne veut point s’arrêter. Il prévoit d’ici à dix ans une augmentation annuelle de plus de 50 millions pour les recettes de la ville ; il compte ainsi réunir en dix années une ressource de plus de 500 millions, et ce demi-milliard, il compte l’employer intégralement à poursuivre la transformation de Paris. M. le préfet ne veut rien distraire de cette somme pour diminuer les taxes d’octroi, fût-ce même pour réduire de quelques centimes la bouteille de vin que boit l’ouvrier. Il n’a aucun goût pour ces expériences, si intéressantes pourtant, que l’on peut faire sur les taxes de consommation. Il est de cette école qui croit que l’argent qu’on laisse dans la poche du contribuable à la suite d’une remise d’impôt est inutilement perdu pour l’administration. Si M. Haussmann pensait que les contribuables de Paris ont quelque titre à s’occuper de l’emploi des taxes qu’ils paient, s’il recherchait auprès de son conseil municipal le contrôle autant que le concours, peut-être, en fin de compte, pourrait-on lui démontrer qu’il y aurait quelque sagesse à ne pas consacrer tout entiers les excédans de nos budgets au percement de nouvelles rues. Cette application de capitaux si considérables à la destruction des maisons et à la mise en état des terrains imprime à une seule nature de spéculations et d’industrie une activité exagérée, et qui, au premier moment, peut amener de redoutables crises. Ce ne sont pas seulement les 500 millions avec lesquels M. Haussmann va agir qu’il faut considérer : ces 500 millions sont une puissante amorce qui doit attirer des capitaux plus importans encore dans l’œuvre de la transformation parisienne. Des entraînemens de ce genre, qui poussent vers une application unique le capital et le travail, tendent à rompre le véritable équilibre industriel, renchérissent artificiellement le loyer de l’argent et le prix de la main-d’œuvre, et, à la première chance contraire, aboutissent à de grands désordres économiques. Nous souhaitons que M. Haussmann, emporté par l’ivresse de l’action, ne regrette point un jour de n’avoir pas été arrêté à temps par un conseil municipal sorti de l’élection populaire.

Les pays étrangers offrent cette fois peu d’aliment à notre curiosité. En Italie, l’affaire de la translation de la capitale est enfin terminée. Le sénat a voté la loi, et le roi l’a promulguée. La discussion du sénat a été remarquable : d’excellens discours y ont été prononcés par M. Manno, par M. Matteucci, etc. À nos yeux, l’intérêt du débat s’est concentré sur les discours de M. d’Azeglio et du général Cialdini. Il y a quelque chose de touchant et de dramatique dans la résignation élevée et patriotique avec laquelle l’illustre et généreux d’Azeglio s’est rallié à une combinaison qu’il ne pouvait entièrement approuver ; mais il y a aussi dans les paroles du général Cialdini une virilité martiale, un accent de raison robuste, une énergie confiante qui sont d’un bon augure pour les destinées de l’Italie. Nous conseillons aux personnes que certains souvenirs ont rendues hostiles au général Cialdini de lire dans l’original la reproduction complète du discours de ce général : on dirait une harangue détachée d’un livre de Guicciardini. Les amis et les ennemis de l’Italie reconnaîtront vite à cette lecture que l’on a affaire, en Cialdini, à un homme d’une trempe peu commune.

Les républiques de La Plata, qui avaient fait moins parler d’elles depuis quelque temps, sont peut-être menacées de nouvelles perturbations, qui ont leur point de départ dans l’expédition entreprise, il y a déjà près de douze ans, par le général Florès pour renverser le gouvernement de la Bande-Orientale. La guerre civile, rallumée depuis cette époque, se traînait languissamment, et la faveur publique dont Florès était l’objet à Buenos-Ayres, fatiguée par l’impuissance de ses efforts, l’abandonnait sensiblement et avait fait place à la plus grande indifférence, quand l’intervention inattendue du Brésil a donné à la situation un caractère tout nouveau, a ranimé les espérances du parti dont Florès s’est déclaré le chef, et par contre-coup a inquiété assez vivement le Paraguay pour que le général Lopez ait protesté contre la politique du cabinet de Rio-Janeiro et laissé pressentir qu’il mettrait son armée en mouvement, si les troupes brésiliennes envahissaient le territoire de l’Uruguay. La gravité de cette crise, qui s’était obscurément préparée à travers des essais inutiles de régénération et de médiation étrangère dont les péripéties n’avaient pas assez attiré l’attention publique, vient de se révéler par l’attitude qu’a prise et le langage qu’a tenu le corps diplomatique européen à Montevideo en réponse à une communication du commandant des forces navales brésiliennes, et on a surtout remarqué la note du chargé d’affaires de France, M. Maillefer, qui est aussi ferme que raisonnable et correcte. L’amiral brésilien prétendait que les agens étrangers à Montevideo s’associassent pour ainsi dire aux mesures hostiles de son gouvernement contre le gouvernement légal de la Bande-Orientale en interdisant à leurs nationaux tout transport crames et de munitions de guerre dans les ports de l’Uruguay par les forces de l’autorité légitime en possession de la plus grande partie du territoire, et cela sans déclaration de guerre, sans notification de blocus ; mais les agens étrangers se sont refusés à favoriser, par leur adhésion à la demande de l’amiral brésilien, une politique toujours injuste de la part du Brésil quand il s’agit de la Bande-Orientale, objet séculaire de ses ambitieuses convoitises, et, sans se permettre de juger l’étrange alliance du cabinet de Rio avec le général Florès, ils ont cependant laissé suffisamment voir qu’ils regrettaient la querelle si intempestivement faite au gouvernement de Montevideo et une intervention qui a ravivé une guerre intestine près d’expirer sans ce secours inattendu.

L’attitude de Buenos-Ayres au milieu de ce conflit n’est pas bien décidée. Le général Florès, qui avait rendu quelques services au général Mitre et au parti dominant aujourd’hui dans la république argentine, en avait été récompensé par de grandes complaisances lors de son départ pour la Bande-Orientale ; mais plus tard on avait désiré la fin d’une tentative de révolution qui avait créé plus d’un embarras, et on avait conseillé au général Florès de mettre bas les armes moyennant une transaction. Malheureusement celui-ci, comptant déjà probablement sur le Brésil, avait exigé des conditions qui équivalaient à l’abdication du gouvernement légal de Montevideo, et la guerre a recommencé. Maintenant, si Buenos-Ayres et le parti qui a le pouvoir en main ont conservé leurs anciennes traditions, ils ne doivent pas voir sans quelque inquiétude le Brésil s’apprêter à envahir de nouveau la Bande-Orientale, et c’est peut-être le secret de l’inaction dans laquelle se renferme le gouvernement du général Mitre. Le Brésil lui-même semble hésiter à se lancer à fond dans une question qui peut faire naître pour lui plus d’un danger, et on annonçait récemment l’envoi dans la Plata d’un diplomate brésilien de grande réputation, M. Paranhos, dont la mission permet de penser que le rétablissement de la paix n’est pas impossible.

Quant à l’Europe, il est évident qu’elle ne peut que désirer la fin la plus prompte d’une guerre civile qui est venue arrêter la prospérité dont jouissait la Bande-Orientale sous un gouvernement raisonnable. C’est pourquoi, dès le commencement de ces troubles, la diplomatie étrangère dans la Plata, justement préoccupée des intérêts commerciaux, qui souffrent toujours de pareils désastres, avait unanimement repoussé l’expédition du général Florès, en regrettant que le général Mitre, qui comprenait bien le fâcheux effet que devait produire cette nouvelle conflagration, n’eût pas résolument découragé une entreprise coupable qui a inutilement désolé le pays, jusqu’à ce que l’intervention brésilienne lui eût rendu quelques chances de succès

E. FORCADE.

ESSAIS ET NOTICES

LA PSYCHOLOGIE DEPUIS JOUFFROY. — M. A. GARNIER


Lorsque M. Jouffroy, en 1826, esquissait avec tant de précision et de vigueur l’idée, la méthode, le critérium, l’importance de la science psychologique, il semblait qu’une nouvelle école allait naître, qui continuerait en l’agrandissant l’œuvre de l’école écossaise, et poursuivrait dans toutes les directions la philosophie de l’esprit humain. Il n’en a pas été tout à fait ainsi, et l’on peut dire aujourd’hui que dans cette école longtemps appelée l’école psychologique, c’est précisément la psychologie qui a été le moins cultivée. Sans doute on a enseigné et on n’a jamais cessé de penser que tous les principes de la métaphysique et des autres sciences philosophiques doivent être cherchés dans la science de l’esprit humain : on a insisté avec beaucoup de force et de solidité sur quelques grandes idées psychologiques ; mais quant à cette science expérimentale, analytique, plus ou moins semblable aux sciences physiques et naturelles, dont les Écossais, après Locke, avaient donné le modèle, dont M. Jouffroy avait exposé la théorie, elle fut à peu près abandonnée. L’impatience de l’esprit français était rebelle à une tâche qui demandait une application lente, laborieuse, un peu aride, et dont les résultats étaient très incertains. On se remit à la métaphysique, que M. Jouffroy voulait ajourner ; on cultiva la morale, surtout la morale pratique dans ses rapports avec le droit social ; enfin on se consacra presque exclusivement à l’histoire de la philosophie.

Parmi les disciples de M. Jouffroy, un cependant, un seul embrassa et poursuivit l’œuvre commencée par le maître avec une fermeté, une ténacité, un sang-froid et une honnêteté scientifiques dignes d’inspirer de l’émulation à tous ceux qui aiment la vérité pour elle-même : c’était M. Adolphe Garnier, qui, après avoir été élève de Jouffroy au collège Bourbon, devint plus tard son successeur dans la chaire de la faculté des lettres de Paris. M. Garnier n’a jamais perdu de vue un seul instant l’objet, auquel il s’est consacré, et nulle tentation ne l’a pu détourner de ce travail bien déterminé. Tandis que nos plus grands maîtres en philosophie se sont laissé plus ou moins entraîner hors de leur voie par la littérature, les beaux-arts, l’histoire, la politique, M. Garnier a pensé qu’un seul but suffit à une seule vie, et par la patience, par une attention continue, par le sentiment du devoir, il a fait une œuvre, ce que de bien plus éclatans génies ne laisseront peut-être pas après eux : le Traité des Facultés de l’âme est le meilleur monument de la science psychologique de notre temps[1]. C’est l’étude la plus complète qu’on puisse présenter à ceux qui veulent se rendre compte des opérations de l’âme ; c’est celle que recommandent par-dessus tout la sûreté de la méthode, la clarté de l’exposition et la sévérité du langage. Dans la science des faits de l’âme, nul n’a surpassé ni même égalé M. Garnier pour l’étendue, la finesse, la sagacité des observations et des analyses. Sans doute il faut rapporter à Jouffroy l’honneur d’avoir indiqué à son disciple la voie et la direction : mais Jouffroy, comme tous les esprits créateurs éteints prématurément, s’était contenté de tracer les grandes lignes et de donner sur quelques points d’admirables modèles : M. Garnier a eu le mérite et l’art d’embrasser la science tout entière.

On n’a pas assez vu que M. Garnier, dans les limites où il se renferme, est un penseur indépendant et original. Son indépendance à l’endroit de toute idée convenue se montre par exemple dans la polémique si pleine de courtoisie et d’estime qu’il engagea contre l’école phrénologique dans son livre De la Phrénologie et de la Psychologie comparées, livre d’une discussion très fine et d’une remarquable sagacité. Cette école, si dédaignée dans le monde savant, et qui a été compromise par le mélange du charlatanisme, lui paraissait avoir des qualités psychologiques distinguées. Il y louait beaucoup cette tendance à ne pas se contenter de cadres trop généraux et à se défier d’une unité artificielle et systématique. Pour lui, il ne craignait pas, à l’exemple des phrénologues, de reconnaître autant de pouvoirs élémentaires dans l’âme humaine que l’analyse y découvrait de faits irréductibles et indépendans, et lorsqu’on lui reprochait de multiplier à l’infini les facultés de l’âme, il était peu sensible à ce reproche : il ne s’arrêtait guère au nombre des facultés nominales, et il pensait avec raison que ce sont les faits eux-mêmes qu’il faut comparer et démêler. Il importe assez peu par exemple de rapporter à une seule et même faculté deux faits aussi différens que l’instinct de la pudeur ou l’amour de la vie. L’unité verbale par laquelle on les aura réunis n’empêchera pas ces deux faits d’être non-seulement différens, mais indépendans, séparables l’un de l’autre et quelquefois opposés.

M. Garnier avait en outre à un haut degré l’une des premières facultés philosophiques : il pensait par lui-même. Jamais il n’a admis une seule idée qui ne lui fût devenue propre, et qu’il n’eût en quelque sorte, comme le disait Jouffroy, repensée de nouveau. Aussi tenait-il à toutes ses idées, comme il arrive quand on les a conquises par son propre effort, au lieu de les recevoir toutes faites par la complaisance facile, d’un esprit sans résistance et sans ressort. Nul n’a moins cédé que lui à ce scepticisme flottant, si fréquent de nos jours, qui se plaît à donner successivement raison à tout le monde, parce qu’il n’a pas assez de force pour choisir, ni assez de science pour se décider ; mais, si ferme qu’il fût dans ses conclusions, M. Garnier n’était pas de ces esprits tranchans et décisifs qui substituent l’autorité à l’examen. Il acceptait volontiers la discussion, il trouvait bon qu’on lui donnât des raisons ; il les écoutait, il y répondait, et son esprit éclairé ne permettait ni à la passion ni à l’imagination de lui dicter ses opinions. Il aimait par-dessus tout la raison, et la sagesse de sa vie, comme l’ordre, la raison, l’honnêteté de ses ouvrages, en réfléchissaient l’éternelle clarté. Dans l’enseignement comme dans la science, M. Garnier était lui-même. Il n’y portait pas cette éloquence passionnée et brûlante qui a illustré le plus grand maître de la philosophie contemporaine, et dont quelques rayons ont passé dans l’âme de ses disciples. M. Garnier n’a jamais aspiré à de tels éclats ; en revanche, il montrait dans la chaire une qualité souveraine et exquise, la simplicité, une simplicité nue, mais pleine de grâce et de distinction, qui attirait, retenait, rappelait ceux qui venaient l’écouter. Cette parole, toujours pure et précise, semblait craindre de vous surprendre en touchant l’imagination ; elle se dissimulait en quelque sorte et laissait parler les choses elles-mêmes. Dans la langue philosophique, la simplicité et la clarté paraissaient à M. Garnier une sorte de sincérité.

On n’attend pas que nous donnions ici une analyse du Traité des Facultés de l’âme, ouvrage trop complexe et trop varié dans ses différentes parties pour se prêter à un tel mode d’exposition. Nous aimons mieux y choisir quelques-uns des points essentiels, où il nous semble que M. Garnier a le mieux marqué sa trace et où il a fait faire quelques progrès à la science, ne fût-ce qu’en mettant en question des théories trop facilement accréditées. J’indiquerai, par exemple, la théorie de la perception extérieure, comme une de celles que M. Garnier a le mieux étudiées, et, sans entrer dans le détail de ses observations et de ses analyses, qui ont singulièrement enrichi ce sujet mille fois traité, j’irai au point capital de la théorie.

Il est une théorie qui date de l’école cartésienne, qui s’est transmise à l’école de Locke, puis aux Écossais, et qui, reprise et perfectionnée par M. Royer-Collard, est encore aujourd’hui régnante : c’est la distinction entre les qualités premières et les qualités secondes de la matière. Voici en quoi consiste cette théorie. Il y aurait dans les corps deux sortes de qualités : les unes, que l’on appelle premières, nous sont connues directement et comme distinctes de nous-mêmes ; ce sont l’étendue, la forme, le mouvement, le nombre, la divisibilité, la solidité. Les autres, appelées qualités secondes, telles que le chaud et le froid, la résistance, la couleur, le son, l’odeur et la saveur, ne sont que des modifications de notre âme, qui par elles-mêmes ne nous donneraient pas l’idée d’un monde extérieur. Voici les principales raisons sur lesquelles on s’appuie pour justifier ces distinctions. On dit des qualités premières qu’elles sont essentielles à la matière, car on ne peut concevoir un corps sans étendue et sans solidité, tandis qu’on peut le concevoir sans odeur, sans chaleur et même sans couleur. En outre les qualités premières ne supposent pas les secondes, tandis que celles-ci supposent les premières. Il peut y avoir étendue sans couleur, mais non couleur sans étendue, solidité sans résistance, mais non résistance sans solidité. Enfin les premières sont absolues, elles existeraient encore quand même nous ne serions pas ; les secondes sont relatives, elles supposent l’existence de l’âme qui les perçoit.

Telle est cette théorie, classique depuis Descartes, et qui s’enseigne encore aujourd’hui dans nos écoles. M. Garnier a combattu cette doctrine avec une extrême sagacité, et lorsque M. Vacherot, dans un livre récent et remarquable[2], fait honneur à M. Cournot d’avoir détruit le préjugé des deux classes de qualités dans la matière, nous regrettons qu’il ait oublié que M. Cournot avait été précédé dans cette voie par M. Adolphe Garnier, ou que du moins celui-ci, sans juger la question de priorité, était arrivé de son côté aux mêmes résultats que M. Cournot. Les qualités premières sont, dit-on, essentielles à la matière ; mais qu’entend-on par essentielles ? Que je ne puis en concevoir la non-existence ? À ce titre, les premières n’ont rien de plus essentiel que les secondes, car je puis concevoir une matière immobile sans qu’elle cesse d’être matérielle ; je puis la concevoir infinie, et dès lors sans figure, sans division. Dira-t-on que je ne puis la concevoir sans étendue et sans solidité ? Mais cela même n’est pas absolu, car si l’on se borne à la conception, on peut arriver à réduire la matière par l’analyse à n’être qu’une force ou un ensemble de forces dont les actions plus ou moins intenses se manifestent dans l’espace. Si au contraire, on se borne à la simple perception, tout ce qu’on peut dire, c’est que nous percevons quelque chose de tangible, de visible, d’étendu, de mobile, de figuré, de chaud, de froid, de sonore, de rapide et d’odorant ; si nous voulons aller au-delà, nous nous entourons de chimères qui sont de notre invention. Dire que les qualités premières supposent les secondes, et non celles-ci les premières, est vrai au point de vue de l’expérience ; mais il n’y a pas là de relation nécessaire. Enfin, que les unes soient absolues et les autres relatives, c’est encore là une distinction arbitraire, car si l’on admet que dans la matière il y ait quelque chose qui, même en l’absence de l’homme, soit prêt à lui donner la perception du tangible et de la résistance, rien n’empêche de concevoir qu’en son absence il y ait aussi quelque chose qui soit prêt à lui donner, quand il se présentera, la perception de l’odeur, du son, de la saveur ou de la couleur. Vouloir que ce quelque chose se ramène nécessairement à l’étendue, à la figure, aux propriétés géométriques, est l’illusion de Descartes et de, son école. Ce qui est certain au point de vue de l’expérience, c’est que toutes les qualités des corps nous apparaissent avec Le caractère de l’extériorité.

La théorie des sens extérieurs et la théorie des inclinations paraissent généralement acceptées comme ce qu’il y a. de plus remarquable dans le livre de M. Garnier. Pour moi, la partie qui me semble la plus solide et la plus neuve, c’est la théorie de la raison. On sait que l’une des conquêtes de la philosophie contemporaine a été d’établir contre les sensualistes, à l’aide de Kant et de Descartes, l’existence de principes à priori antérieurs et supérieurs à l’expérience, et dont on rapporte l’origine à une faculté appelée entendement pur, raison pure ou simplement raison. Cette théorie est sans nul doute vraie dans son ensemble ; mais il faut avouer qu’elle est encore assez confuse et qu’elle a grand besoin d’être éclaircie. Cette faculté supérieure est en effet chargée d’expliquer tout ce que l’expérience interne ou externe n’explique pas ; à elle se rattachent par conséquent des objets bien hétérogènes, et qu’il est difficile de ramener à une mesure commune. M. Garnier, dans son Traité des facultés de l’âme, a essayé de démêler ces différens objets et d’assigner à chacun son vrai caractère, et c’est cette entreprise, accomplie avec une simplicité qui en dissimule l’intérêt et l’importance, que nous trouvons très digne d’attention.

Il commence par faire remarquer que parmi les objets que l’on attribue en général à la raison comme à une source commune, il y en a qui sont considérés par l’âme comme existant nécessairement et réellement en dehors de nous, d’autres au contraire qui n’existent que dans notre esprit. Par exemple, l’espace et le temps sont des objets que nous nous représentons comme objectifs, c’est-à-dire comme réels en dehors de nous. Il en est de même d’un être éternel et nécessaire, car, quelque parti qu’on prenne sur la nature de cet être, on ne peut nier ce postulatum de Clarke : quelque chose a existé de toute éternité. Il en est tout autrement des objets de la géométrie. Nulle part, hors de nous, n’existent de surfaces sans profondeur, de lignes sans largeur, de points sans aucune dimension ; nulle part n’existent le cercle parfait, le carré parfait, en un mot les figures géométriques. Ce ne sont pas cependant de pures abstractions de l’expérience, car on ne peut abstraire d’un objet que les qualités qu’il contient : or le cercle parfait n’est pas contenu dans l’objet réel ; c’est nous qui l’y supposons. Au reste, deux philosophes dont on ne contestera pas l’esprit critique, Bayle et Kant, ont reconnu le caractère idéal des objets de la géométrie. Ce n’est pas seulement des objets de la géométrie que M. Garnier niait la réalité objective, tout en leur reconnaissant le caractère de conceptions idéales et a priori ; il en disait autant de ces types si souvent rappelés, depuis qu’un illustre philosophe en a fait le titre d’un de ses plus beaux ouvrages : le Vrai, le Beau et le Bien. Il ne voyait encore là que des conceptions idéales dont l’objet n’existe pas en dehors de nous. Aussi était-il très opposé à la théorie platonicienne et malebranchiste des idées considérées comme l’essence divine. Il lui paraissait contraire au bon sens et à la raison que les figures géométriques fissent partie de l’essence divine, fussent Dieu lui-même. Il ne l’admettait pas davantage pour le beau, le vrai et le bien. Dire que Dieu est beau lui paraissait un non-sens ; l’identifier avec la vérité, c’était confondre l’objet et le sujet. Quant au bien, c’était pour lui comme pour les stoïciens le type de l’homme sage et vertueux, mais non pas Dieu lui-même, dont on ne peut faire l’objet et le type de la vertu sans la rendre impossible et impraticable.

En un mot, de même que dans l’ordre de l’expérience on peut distinguer la perception qui s’adresse aux objets réels et la conception qui n’a pas d’objet en dehors de la pensée, de même, dans l’ordre de la raison pure, il y a aussi, suivant M. Garnier, perception et conception. La première, s’appliquant à des objets réels et vraiment objectifs, l’espace, le temps, la substance nécessaire, et la seconde à des objets non réels sans être abstraits, et qui sont a priori créés en quelque sorte par l’esprit lui-même.

Une autre distinction importante est celle qu’il établit entre deux sortes de propositions rationnelles : les unes qui formulent des existences réelles, les autres qui sont ce qu’on appelle en logique des propositions identiques, où l’attribut ne fait que répéter le sujet sous une autre forme, en un mot de pures tautologies., De ce genre sont précisément les axiomes de la géométrie et de l’arithmétique, lesquels reviennent tous à cet axiome fondamental A = A, ce qui signifie qu’une chose est elle-même et n’est pas son contraire, axiome qui ne nous, apprend rien de nouveau, et qui, suivant M. Garnier, ne se distingue pas de ceux que nous fournit l’expérience.

Une des plus intéressantes analyses de M. Ad. Garnier est celle qu’il a donnée de l’idée de Dieu, l’une des plus complexes que possède l’esprit humain, et qui est trop souvent présentée comme un produit immédiat de la raison pure. Dans cette idée, telle qu’elle existe aujourd’hui chez les nations les plus civilisées, où le christianisme et la philosophie sont en honneur, on peut distinguer plusieurs élémens distincts : 1° un élément métaphysique ; c’est une essence éternelle, infinie, nécessaire, substance et cause, d’où le monde tire son origine et ses lois ; 2° un élément moral : Dieu n’est pas seulement une substance nue et morte, c’est un esprit, mais un esprit qui possède dans leur perfection et dans toute leur plénitude les attributs de la pensée et de la volonté ; 3° un élément idéal : Dieu contient en soi le modèle de toute beauté, de tout ordre, de toute régularité ; il est le principe de tous les types de la géométrie et de l’art, il est le lien des idées, des formes pures. De ces trois élémens, on peut dire que le premier caractérise surtout le Dieu panthéiste, le second le Dieu chrétien, le troisième le Dieu platonicien. M. Garnier, qui se plaçait seulement au point de vue de la pure psychologie, considérait comme une perception nécessaire de la raison l’affirmation d’une substance et d’une cause première nécessaires et infinies. Il n’attribuait pas davantage à l’intuition directe et immédiate de l’esprit ce qu’il appelait la perception de l’absolu ; néanmoins il était loin de sacrifier à la doctrine panthéiste la notion d’un Dieu parfait : seulement il ne voyait là qu’un acte de croyance et de foi, — foi naturelle bien entendu, et non positive, — différente de la perception, mêlée nécessairement d’obscurité et de trouble, et qu’il exprimait avec une sorte d’éloquence austère et touchante : « la véritable piété est de croire à Dieu et de l’ignorer ; croyons à l’existence et à la perfection de Dieu, et interdisons-nous sur tout le reste une indiscrète curiosité… Si le chrétien s’incline devant les obscurités de sa foi, tenons aussi pour vraiment religieux celui qui accepte sans révolte les mystères de sa raison… Job, après quelques murmures échappés à la faiblesse humaine, finit par rendre gloire à Dieu malgré le mystère des souffrances qui lui sont infligées, et Dieu déclare que Job est celui de tous qui a le mieux parlé de Dieu… Résignons-nous à la pieuse ignorance de Job, et que l’apôtre nous pardonne de garder parmi nos autels un autel au Dieu inconnu. » Ainsi la perfection divine est un objet de foi, non de perception directe. Quant à l’idéal, que les platoniciens confondent avec Dieu lui-même, M. Garnier, je le répète, n’y voyait qu’une conception de l’esprit, une catégorie de la pensée, et la théorie des idées de Platon n’était pour lui comme pour Aristote que des métaphores réalisées.

On voit quelle fermeté, quelle netteté, quelle décision d’esprit M. Garnier a portée dans cette science délicate où il était maître. Nous avons essayé de donner quelque idée de son esprit d’analyse ; on nous permettra, en terminant, de signaler chez lui un dernier trait. On a souvent reproché aux psychologues de se renfermer dans « leur moi abstrait et solitaire, » selon l’expression de Lamennais. On a dit que chacun d’eux étudiait l’homme en lui-même et construisait ainsi une humanité idéale qui ne ressemblait que très imparfaitement à l’humanité réelle. Les philosophes, a-t-on dit, n’ont décrit qu’un homme philosophique ; mais le genre humain n’est pas un philosophe, il n’est même pas exclusivement un homme civilisé. Toutes les discussions philosophiques sur le libre arbitre, les idées pures de la raison, la loi du devoir, n’ont guère de sens, appliquées aux peuples enfans de l’Afrique, de l’Australie ou de l’Amérique. On propose donc de substituer à la psychologie subjective, comme on l’appelle, une psychologie historique et géographique fondée sur l’observation des races, des peuples, des diverses classes de la société. Sans vouloir ici discuter cette idée et sans en nier l’importance et la fécondité, je me bornerai à faire remarquer que cette seconde espèce de psychologie ne pourra jamais dispenser de la première, et que les mœurs des peuples et leurs actions extérieures seraient pour nous incompréhensibles, si nous n’avions préalablement analysé par notre propre conscience les principaux faits qui, à différens degrés ou sous des formes plus ou moins changeantes, se retrouvent dans l’espèce humaine tout entière. Quoi qu’il en soit, ce que je tenais surtout à faire remarquer, c’est que la psychologie de M. Garnier n’est nullement cette psychologie abstraite que l’on critique. Sans doute, dans les analyses déliées qu’il a faites de l’esprit humain, c’est surtout à l’observation de conscience qu’il en appelle ; mais il ne néglige jamais de confirmer les analyses de la conscience par les témoignages des observateurs qui ont vu l’homme du dehors. Les moralistes, les historiens et les voyageurs, sont les trois classes d’observateurs de ce genre que les psychologues doivent consulter. Sous ce rapport, le Traité des Facultés de l’âme est riche et varié : on y trouve beaucoup de citations intéressantes qui ôtent à ce livre l’aridité d’un traité didactique et abstrait. En cela, du reste, l’auteur suivait l’exemple et la tradition des philosophes écossais, qui n’ont jamais séparé dans leurs livres l’homme des hommes, et ont mêlé aux expériences internes un grand nombre d’observations empruntées, à l’étude du monde et des sociétés. C’est dans cette voie que la psychologie est appelée de nos jours à faire des progrès ; c’est en mariant sans cesse l’étude du dehors et l’étude du dedans qu’elle s’animera et s’enrichira. Déjà on entend parler de psychologie comparée ; la psychologie des animaux est encore à faire, ou du moins elle est à recueillir, car il y en a déjà d’admirables parties dans les livres des naturalistes. La psychologie est donc, quoi qu’on en dise, une science pleine d’avenir ; mais dans ses progrès en tous sens il ne faut pas qu’elle oublie ceux qui ont contribué à lui assurer la place éminente qu’elle occupe dans les études philosophiques, et à ce titre nul n’a plus de droits à sa reconnaissance et à son fidèle souvenir que M. Adolphe Garnier.


PAUL JANET, de l’Institut.



NOUVEAU RÉGIME DES PLACES FORTES


Tout récemment, il a suffi d’un petit écrit[3] pour mener à bonne fin une rude campagne contre les villes fortifiées de la France. Il y a peu de mois encore, on comptait dans notre pays quarante-quatre, villes, dont les portes se fermaient plus ou moins hermétiquement pendant la nuit. Ainsi le voulait l’antique usage féodal, conservé et rajeuni par une ordonnance de 1768. Que d’embarras, que d’ennuis pour les populations soumises à ce régime, c’est ce qu’il est inutile de rappeler, et aujourd’hui que, par une décision toute récente, la pleine et entière liberté de circulation nocturne est rendue aux habitans des villes fortes, on a vraiment peine à comprendre comment l’usage de la fermeture a pu subsister si longtemps. La science s’ingéniait à percer les montagnes et les isthmes ; les gouvernemens s’appliquaient à supprimer ou à abaisser les barrières qui entravaient les communications internationales ; on avait même presque aboli les passeports. et pendant que s’accomplissaient toutes ces réformes, pendant que tout s’ouvrait, les places fortes s’obstinaient à rester closes. Il y avait là tout à la fois une anomalie et un anachronisme. On a donc sagement fait de réviser ces vieux règlemens, et il faut remercier l’auteur de l’écrit dont nous parlons, M. de Labry, de la polémique persévérante qu’il a engagée contre la fermeture des places fortes, et qui a provoqué une solution définitive.

Les études auxquelles s’est livré M. de Labry n’auraient plus aujourd’hui qu’un intérêt rétrospectif, si en même temps elles ne mettaient en lumière quelques traits assez curieux de notre administration municipale. Le ministère de la guerre, qui est évidemment le plus intéressé dans la question, n’hésitait pas à déclarer qu’en temps de paix il ne tenait pas le moins du monde à la fermeture des villes fortes. Les ministères de l’intérieur, des travaux publics et du commerce étaient également d’avis d’accorder la plus grande liberté de circulation. D’où pouvait donc venir l’opinion contraire ? C’étaient, il faut bien le dire, les municipalités qui opposaient une vive résistance à un changement de régime, et qui voulaient absolument que les portes demeurassent fermées.

L’autorité communale ne voyait là qu’une question de budget ; elle estimait que la clôture des villes facilitait la surveillance de l’octroi et la rendait moins coûteuse en économisant des frais de personnel, d’éclairage et de chauffage. Voilà les graves raisons pour lesquelles, même dans de grandes villes, la circulation était naguère encore arrêtée ou entravée pendant la nuit au détriment des intérêts les plus considérables. Comment blâmer des administrateurs qui se préoccupaient de l’équilibre de leur budget au point de s’imposer chaque nuit quelques heures d’arrêts forcés ? Mais, à ce point de vue même, leur calcul était très erroné. Ainsi à Metz l’ouverture permanente de quatre portes a été autorisée en 1861 après de vifs débats, et la première année il est entré et sorti plus de cent mille personnes et plus de seize mille voitures pendant les heures de nuit où précédemment la circulation était interrompue. L’augmentation des dépenses d’octroi ne doit-elle pas être couverte et au-delà par le supplément de recettes que procure nécessairement une activité plus grande dans la circulation des personnes et des denrées ? L’intérêt budgétaire de la commune n’est donc point compromis par le nouveau régime, qui a replacé les villes fortes en temps de paix dans les mêmes conditions que les autres villes, et qui a supprimé les embarras et les désagrémens de toute sorte auxquels donnait lieu l’exécution, même mitigée, des anciennes ordonnances. Le travail très complet de M. de Labry a hâté l’adoption de la réforme que nous signalons. Après avoir obtenu gain de cause en France, voici qu’il exerce son influence à l’étranger. Déjà plusieurs villes allemandes déclarent qu’elles ne veulent plus être closes la nuit, sous le prétexte qu’elles sont classées comme forteresses.


C. LAVOLLEE.


V. DE MARS.

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  1. Une édition nouvelle du Traité des facultés de l’âme paraîtra prochainement. Ces pages, consacrées à l’étude d’un philosophe distingué qui a été collaborateur de cette Revue et dont la science déplore la perte récente, sont destinées à lui servir d’introduction.
  2. Essais de Philosophie critique.
  3. Utilité de l’Ouverture permanente des villes fortifiées, par M. de Labry.