Chronique de la quinzaine - 14 avril 1919

Chronique n° 2088
14 avril 1919


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




On continue à connaître très peu de chose de ce que fait la Conférence de la paix, et à n’apprendre, par des démentis officiels aux journaux, que ce qu’elle ne fait pas. Où en est-elle ? Ce qu’avaient préparé les comités d’études, proposé les sous-commissions, ce que les commissions avaient fait, et ce que les Cinq avaient défait, comment les Quatre le refont-ils ? C’est un grand secret ; mais on nou assure qu’il faul tout ce mystère pour qu’il n’y ait plus dans le monde une ombre de gouvernement autocratique et que les peuples possèdent enfin la libre disposition d’eux-mêmes. Dans ces ténèbres, nous allons tâcher de cheminer, en suivant à tâtons le long des murs les quelques fils ou bouts de lil que la main sévère de la censure n’a point arrachés. Nous considérerons comme vrai ce qu’elle n’a pas proclamé faux, en le laissant passer, puisqu’elle lit tout, et comme acquis ce qu’elle n’a pas désavoué. D’ailleurs, sur les trois ou quatre questions qui seront, ici, aujourd’hui touchées, nous nous occuperons moins de ce que la Conférence a fait que de ce qu’elle aurait pu ou dû faire. Nous ne prendrons ses communiqués que pour ce à quoi ils sont bons, pour servir de cadres, dont il n’est pas difficile d’apercevoir le vide, et de préférence parler de ce dont on nous dit qu’elle aparté. Parce qu’elle nous prive de la satisfaction d’entendre ses voix intérieures, fortes ou persuasives, ce n’est pas une raison de ne pas essayer, tandis qu’il en est temps encore, de lui faire entendre les voix, maintenant éteintes, mais demain redevenues puissantes, et peut-être formidables, du dehors.

Le plus convenable est de nous régler d’après ce qui apparaît ou plutôt transparait de la démarche du Conseil des Quatre. Car il nous est né, cette quinzaine, un Conseil des Quatre chefs d’État ou de gouvernement qui se sont eux-mêmes délégués à la Conférence comme premiers plénipotentiaires de leurs pays respectifs. Les voici désormais non seulement premiers plénipotentiaires, mais, en réalité, seuls plénipotentiaires, ayant vocation de fixer les destinées de l’univers, et voici, aussi fidèlement que leur propre discrétion permet de la retracer, l’histoire de leurs délibérations où ils enferment, afin qu’il éclose mieux, le germe de toute histoire future.

Le mercredi 26 mars, le public recevait, par l’intermédiaire de la presse anglaise, et d’abord du Daily Mail, le « faire-part » suivant : « Convaincu de la nécessité de terminer sans délai l’élaboration du premier traité de paix, le Conseil suprême des Alliés a pris une décision de la plus haute importance. On croit savoir, en effet, que le Président Wilson, MM. Clemenceau, Lloyd George et Orlando ont l’intention de procéder immédiatement à l’élaboration du traité de paix préliminaire auquel seront incorporées toutes les décisions prises jusqu’à présent. Il est probable que le Conseil des Dix suspendra ses séances pendant tout le temps que les quatre plénipotentiaires poursuivront leurs conversations. On espère que le traité de paix sous sa forme définitive sera prêt dans le courant de la semaine prochaine. » La presse américaine, le New York Herald en tête, confirmait dans les détails l’intéressante nouvelle, et ajoutait : « Le traité de paix qui sortira des délibérations des quatre hommes d’Etat constituera très probablement un instrument beaucoup moins ambitieux que celui que se proposaient certains négociateurs dont le rêve était de réorganiser d’une façon définitive les affaires du monde entier et de ses habitants. Mais ce document réunira les éléments essentiels à l’établissement d’une paix satisfaisante qui permettra au monde de reprendre sa vie normale. » Puis le New York Herald répétait : « Entre temps, les séances du Conseil des Dix seront probablement suspendues. » Ainsi le Conseil suprême des Alliés n’était plus un Conseil suprême ; au-dessus de lui, dorénavant, il y avait un plus suprême Conseil, ce qui signifiait nettement qu’il était déchu de sa souveraineté, si, aux termes mêmes de la définition du célèbre jurisconsulte John Austin, la souveraineté consiste à être habituellement obéi et à n’avoir pas de supérieur humain. Les Quatre, d’autorité, se superposaient aux Dix, qui s’étaient imposés aux Cent, avant qu’entre eux les Cinq, pour achever la série, vinssent s’interposer.

Surtout, qu’on n’aille pas s’imaginer qu’il s’agissait uniquement de l’excroissance d’un organe nouveau ; c’était bien plus ; c’était « la méthode » qui serait entièrement nouvelle. Le premier changement concernait la forme des débats. Les chefs de gouvernement se rencontreraient seuls, non point au quai d’Orsay, mais tantôt chez l’un, tantôt, chez l’autre, et nous avons eu de ces tête-à-tête un tableau charmant, que nous ne reproduirons pas, voulant éviter tout ce qui, mal interprété, ressemblerait d’aussi loin que ce soit à une pointe d’ironie. On attendait de cette absence de solennité, de cette espèce de familiarité, un résultat plus prompt, avec un travail moins difficile. D’autant plus qu’un second changement concernait le fond. On avait songé jusqu’alors à examiner chaque problème séparément, et à prendre une décision immédiate à propos de chaque problème examiné. « A la suite des observations présentées, il paraît avoir été résolu de subordonner l’examen des détails à celui de l’ensemble. » (Ce procédé intellectuel laisse le logicien rêveur.) Mais le communiqué reprend : « Chacun des chefs de gouvernement soumettra en quelque sorte un ou plusieurs projets de traité complet, comprenant toutes les clauses territoriales et financières qui devront y figurer en dernier ressort, et c’est sur l’ensemble de chacun de ces projets que portera la délibération. On parait croire que cette méthode permettra d’examiner les problèmes dans un esprit plus large et l’on semble espérer qu’il sera possible de mettre sur pied un projet commun dans l’espace de quelques jours. » Rien ne troublera la méditation sereine et profonde des Quatre. « Il parait être dans l’intention des divers gouvernements de restreindre, pendant toute la durée de ces délibérations, les communications faites à la presse. » La vieille prudence diplomatique, qui n’est, pour une part, qu’une juste modestie, se reconnaît, en outre, à l’emploi abondant des : « On paraît croire... » « On semble espérer... « « Il paraît être dans l’intention. » Au surplus, tout ce qu’on paraît croire, tout ce qu’on semble espérer, tout ce qui paraît être dans l’intention, est excellent : après l’avoir tardivement conçu, il reste à le réaliser rapidement.

Tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, parfois chez le même, matin et soir, les Quatre se réunissent. Premièrement, le protocole le veut, chez M. le Président Wilson. Le lendemain, le Daily Mail nous confie : « Je crois savoir... (Quand les hommes d’Etat paraissent croire, il est naturel que les journalistes croient savoir.) Je crois savoir que le Conseil des Quatre s’est occupé hier de la question des réparations. Il résulte d’informations recueillies dans la soirée qu’il est possible que les traités de paix avec l’Autriche, la Bulgarie et la Turquie soient signés en même temps que le traité de paix avec l’Allemagne. Cette procédure reculerait sans doute la signature de la paix au 1er mai, mais on se trouverait alors en présence d’un traité définitif. » Par là, une manière de question préjudicielle est posée. Y aura-t-il un traité, ou y en aura-t-il quatre ? Non point parce qu’il y a quatre plénipotentiaires suprêmes et que chacun d’eux doit soumettre aux autres un projet de traité complet, mais parce qu’il y a eu quatre Puissances en guerre contre l’Entente et ses associés. « La France, insinue le New York Herald, témoigne quelque hésitation à adopter la procédure du traité unique, car elle retarderait le règlement avec l’Allemagne. Mais, d’autre part, les partisans de cette façon de procéder font observer qu’elle aurait l’avantage de lier les anciens Alliés, qui deviendraient ainsi solidaires des conséquences qu’entraîneraient les décisions prises par la Conférence. » Au demeurant, comme « il n’est pas encore certain, remarque une note française du même jour, que toutes les Puissances ennemies seront invitées à signer la paix en même temps et que les traités à conclure avec elles seront réunis en un instrument unique, » il est certain, par conséquent, qu’aucune décision n’a encore été prise et que les Quatre n’ont pas encore décidé ce que la Conférence déciderait.

Laissons-les à leurs réflexions, dans lesquelles on comprend qu’il y ait un fort mélange d’incertitude, tant les problèmes sont ardus, multiples, compliqués, et tant il serait téméraire de se représenter un Conclave d’esprits, n’en fallût-il que quatre, qui fussent capables de les embrasser tous en tous les coins et sous toutes, les faces de leur immensité. Laissons le Consistoire des Cinq ministres des Affaires étrangères (exactement quatre ministres et un délégué japonais, M. Makino), qui siège à l’étage au-dessous, dégrossissant les questions secondaires, et la Sacrée Congrégation des Trois, dernière émanation des Quatre, qui, dans les combles, est chargée de mettre au point de la réalité et de la possibilité les solutions politiques de telle ou telle question technique. Laissons-les en leur solitude qui se repeuple, puisque Quatre, puis Cinq, puis Trois, les Quatre sont déjà Douze, — un Cénacle, — et prenons ces questions elles-mêmes ou quelques-unes de ces questions, celles dont des indiscrétions vivement ressenties, quoique prudemment mesurées, font soupçonner que les Quatre, ou les Cinq, ou les Trois, ont eu l’occasion de s’occuper.

En relevant jour par jour ces indiscrétions, que commettent le plus généralement les correspondants à Paris de la presse américaine ou de la presse anglaise, il semble, il paraît, on croit savoir que dès sa première réunion, le 26 mars, le Conseil des Quatre s’est entretenu de la question des réparations et des indemnités. Ils seraient « virtuellement tombés d’accord, » ce qui leur aurait permis d’aborder sur-le-champ la question de la frontière Franco-allemande. Ensuite viendrait le problème de l’Adriatique. C’était merveille. On croyait que le Conseil des Quatre « aurait terminé le lendemain soir une première rédaction et qu’il entreprendrait, aussitôt après, une seconde lecture, article par article. « Le 27, ce Conseil se dessaisissait, au profit des cinq diplomates, « de certaines questions sur lesquelles l’accord avait été établi en principe, » telles que la question du Slesvig et la question du ravitaillement des pays de la Baltique et de l’Autriche. Cependant, le 28, il persévérait à délibérer lui-même sur les clauses des préliminaires avec l’Allemagne. Et l’on nous disait : « Ces délibérations paraissent porter actuellement sur deux points principaux : frontière polonaise et rive gauche du Rhin. » Le Temps pouvait même imprimer, sans suppression et sans rectification : « La plus épineuse de ces deux questions semble d’ailleurs être la première, le Conseil n’étant pas encore complètement d’accord sur le principe de l’annexion à la Pologne de deux à trois millions d’Allemands. Les chefs de gouvernement paraissent néanmoins avoir reconnu d’un commun accord que, si pareille annexion peut inquiéter l’opinion anglo-saxonne, il n’y a pas lieu d’éprouver les mêmes appréhensions en ce qui concerne les indemnités à imposer à l’Allemagne. En conséquence, il est probable que l’entente se fera plus vite sur la question des réparations que sur celle de la frontière polonaise. » Quant à ce qui touche la rive gauche du Rhin, aucune communication n’avait été publiée. Pourtant on croyait savoir « qu’après avoir traité la question de l’indemnité due par l’Allemagne pour la réparation des dommages causés par ses armées, les quatre chefs de gouvernement avaient abordé le problème des frontières Franco-allemandes ; frontière territoriale, frontière économique, frontière militaire. » Dans la distinction des mots soulignés, il y avait une indication qu’il suffisait de savoir lire et, du reste, un commentaire était autorisé. « En effet, expliquait la note, il n’y a pas lieu seulement de fixer la ligne qui séparera désormais le territoire français du territoire allemand ; il importe, en outre, de délimiter, d’une part, les régions dont l’exploitation économique nous serait attribuée à titre de réparation ou de gage, et, d’autre part, celles où il serait interdit à l’Allemagne d’entretenir des forces militaires. »

Le 29, avec participation du maréchal Foch et des délégués militaires alliés, la délibération du Conseil des Quatre « a naturellement porté sur les questions qui font l’objet de préoccupations immédiates : incident de Dantzig et transport en Pologne des divisions Haller ; révolution bolcheviste en Hongrie et lutte contre la contagion. L’envoi rapide d’instructeurs, de matériel de guerre, de munitions, d’équipements pour venir en aide à la Pologne et à la Roumanie a été envisagé. « De plus, le Conseil avait « poursuivi l’étude du problème de la paix, en ce qui concerne particulièrement les restitutions, réparations et garanties dues à la France. « Le Daily Mail éclairait d’une lumière moins ménagée l’indication sommaire de la veille. Il prononçait le nom du bassin minier de la Sarre, nui n’avait encore été que murmuré, et, s’étant cru obligé de rappeler que « l’un des axiomes de la politique anglo-saxonne à la Conférence de la paix est d’éviter la création d’une sorte d’Alsace-Lorraine allemande (d’une Alsace-Lorraine à rebours), qui pourrait devenir une source de froissements internationaux dans l’avenir, » il développait : « La solution pratique probable de cette difficulté semble devoir être trouvée dans l’établissement de trois sortes de frontières occidentales pour l’Allemagne : 1° Une frontière territoriale ; 2° Une frontière économique ; 3° Une frontière militaire. La première sera la limite politique régulière des territoires sur lesquels la France et l’Allemagne exerceront leur plein droit de souveraineté. La seconde frontière se trouverait en partie un peu à l’Est (?) et comprendrait la vallée de la Sarre. La France aurait des droits prépondérants d’exploitation commerciale et industrielle jusqu’à cette frontière. En d’autres termes, elle pourrait exploiter les ressources naturelles de cette région comme si elles lui appartenaient en propre et l’Allemagne ne pourrait pas les taxer. La troisième sera presque certainement limitée par le Rhin. Elle comprendra la zone dans laquelle toute organisation militaire allemande sera interdite. »

Le 30, les Quatre ne tinrent pas séance. Le 31, on se contenta de nous avertir qu’ils avaient repris leurs conférences bi quotidiennes. Celle de l’après-midi aurait été « particulièrement longue et importante. » Les quatre ministres des Affaires étrangères, MM. Pichon, Balfour, Orlando, Lansing, y avaient été appelés, ainsi que M. Hymans, ministre des Affaires étrangères de Belgique. Le maréchal Foch, les généraux Diaz et Wilson avaient assisté à la première partie de l’entretien. Ce jour-là non plus, aucune communication. n’avait été faite, mais, disaient les journaux, « il est bien évident que les représentants politiques et militaires de l’Amérique, de l’Angleterre, de la France, de l’Italie, se sont occupés de l’affaire de Dantzig et du transport des troupes polonaises, de la révolution bolcheviste en Hongrie, de la situation en Pologne, en Oukraine, en Roumanie. Pour ce qui est des conditions de paix, la discussion des Quatre a porté hier, comme les jours précédents, sur la question de l’indemnité et sur celle des frontières occidentales de l’Allemagne. » La question de l’indemnité mérite, sous cette date, une mention spéciale, en ce que la Tribune de Chicago donnait imperturbablement, à la fois sur le montant, les chapitres et le mode de paiement de cette indemnité, les précisions les plus rigoureuses, dont l’invraisemblance était simultanément démontrée. Le 1er avril, il semblait que le Conseil des Quatre dût revenir à l’examen des questions du bassin de la Sarre et du désarmement de la région du Rhin. « A la suite de la déposition du maréchal Foch, les délibérations relatives à la question du Rhin paraissent être entrées dans leur phase décisive. Sur un point l’accord paraît s’être fait, à savoir que l’Allemagne n’aura pas le droit d’entretenir des garnisons, de conserver des fortifications ou des usines de guerre non seulement sur la rive gauche du Rhin, mais dans une bande large d’au moins cinquante kilomètres sur la rive droite. En ce qui concerne le bassin de la Sarre, il semble acquis que la France aura le droit d’exploiter la totalité du bassin houiller à titre de réparations. D’autre part, il se peut que l’ensemble de la région minière et industrielle de la Sarre soit constitué en une entité distincte dont le statut serait à régler. » C’est encore là une « suggestion » à retenir, et dont le sens sera éclairci par la suite. Pour les indemnités, les assertions audacieuses de la Chicago Tribune contraignaient à en dire un mot, et voici ce qu’on en disait : « D’une manière générale, il semble très difficile de chiffrer dès maintenant les sommes que l’Allemagne sera en mesure de payer pendant les années à venir. La situation actuelle de l’Allemagne est pleine de données inconnues. Les possibilités futures de l’industrie n’échappent pas moins aux prévisions. Il serait peut-être plus sage d’inscrire uniquement dans le traité de paix : 1° la définition des dommages que l’Allemagne doit réparer ; 2° certaines autres indications, notamment l’échelonnement des premiers paiements et la liste des sources de revenus dont les Alliés disposeraient pour assurer le recouvrement de leurs créances. En ce qui concerne les sources de revenus et l’échelonnement des paiements, on considère en général qu’il y aurait lieu d’entendre les délégués financiers de l’Allemagne, » qui allaient se rendre à Compiègne.

Ce qui était sûr, c’est qu’on ne lâcherait pas, au Conseil des Quatre, tant qu’on ne les aurait pas résolus, la discussion de ces problèmes fondamentaux : réparations financières et économiques dues par l’Allemagne, exploitation du bassin de la Sarre, etc.. Pour le moment, ces questions ne semblaient pas, le 3 avril, avoir été encore réglées. « En ce qui concerne le bassin de la Sarre, il est probable qu’aucune décision ne pourra intervenir avant demain après-midi, le Conseil ayant jugé nécessaire de faire procéder à un examen minutieux du statut qu’il conviendra d’imposer à toute cette région. Il ne semble pas que le Conseil ait pu encore aborder les problèmes de l’Adriatique. » Le 4, son attention était attirée par un autre sujet. Pour la première fois, le Conseil des Quatre lançait un communiqué estampillé, qui annonçait : « Le général Smuts part pour la Hongrie dans le but de faire une enquête sur certains problèmes soulevés par l’armistice et sur lesquels le Conseil suprême désire de plus amples informations. » Parallèlement, il nommait une Commission de trois membres, — deux spécialistes, un Américain, un Anglais, et, pour la France, M. André Tardieu, — à laquelle il confiait le soin « de rédiger une première formule au sujet de l’attribution à la France de l’exploitation économique du bassin de la Sarre et au sujet de la neutralisation militaire des pays rhénans. » Enfin, on a parlé de l’Adriatique. Mais il faut bien nous arrêter.

Peut-être aurions-nous dû le faire plus tôt, devant une énumération qui ne pouvait manquer d’être fastidieuse par sa longueur et ses redites ; mais nous avons tenu à rassembler tout ce que la presse a publié d’essentiel sur les travaux de la Conférence, et qui est à peu près tout ce qu’on en sait. Le lecteur, — nous nous en excusons auprès de lui, — n’a pas dû recevoir de ce résumé une grande impression d’ordre ; qu’il nous en croie davantage, quand nous lui dirons qu’à en transcrire les paragraphes successifs et contradictoires, la nôtre a été beaucoup plus fâcheuse encore. Que serait-ce, si à ces propos interrompus du Conseil des Quatre, tous les autres Conseils, commissions, sous-commissions et comités mêlaient les leurs ? Entre temps, par exemple, les Cinq se sont promenés des frontières de l’État tchéco-slovaque aux rivages du Maroc, en se reposant dans l’organisation internationale du travail. N’attachons pas à leurs fatigues plus d’importance qu’il ne convient. On a soin de nous on avertir : « Il ne semble pas que ce Conseil des Cinq doive continuer très activement ses délibérations ; les résultats auxquels il aboutit ne peuvent avoir un caractère définitif, car les quatre chefs de gouvernement ont toujours à statuer en dernier ressort. » Parmi cette multitude de questions de toute grandeur et de toute nature qui viennent là en dernière instance, qui y ont déjà été évoquées pour être, au premier accroc, renvoyées aux Cinq, aux Trois, ou aux Dix, ou aux Douze, déférées à une commission d’enquête, ou replongées en sommeil, tâchons de nous débrouiller et retenons-en quatre, — c’est décidément le nombre qui, aujourd’hui, plait aux dieux : ils fuient l’impair ! — la question du Rhin et de la Sarre, celle des limites de la Pologne, et expressément de l’attribution de Dantzig, celle du bolchevisme hongrois ; celle, par surcroit, des réparations et des indemnités.

Sur chacune de ces questions, et, en guise de préface, sur les dispositions dans lesquelles elles seraient abordées, les mêmes journaux, anglais ou américains, nous ont offert des révélations qui valent ce qu’elles valent, et que nous n’acceptons, bien entendu, que sous bénéfice d’inventaire. Comme on ne nous dit pas de quelle personnalité elles émaneraient, il est prudent et agréable de penser qu’elles n’émanent que de personnalités sans mandat. Mieux vaut glisser : à trop insister, on ferait croire, contrairement à la vérité, tout récemment encore affirmée par M. Lloyd George et rétablie par l’entourage de M. Wilson, que des dissentiments graves existeraient entre les alliés ou associés, alors qu’il n’existe entre eux que les plus naturelles et les plus légitimes différences d’information ou de jugement, lesquelles ont toujours tendu et tendent de plus en plus à se concilier, non à s’envenimer ou s’exaspérer dans la discussion. C’est pourquoi nous pouvons, et nous devons, nous Français, parler haut et clair à des alliés ou des associés qui sont des amis, à des amis qui restent des alliés ou des associés. Aux portes ouvertes ou fermées de la Conférence, jusqu’aux portes secrètes du Conseil des Quatre, soufflent donc les voix du dehors, si accordées, si unanimes qu’on ne peut pas ne pas entendre ce qu’elles disent, ces voix françaises.

Elles disent que, s’il n’y a plus pour nous, ni pour personne, — pas même pour l’Allemagne, qui parait se soumettre à l’inévitable, — de question d’Alsace-Lorraine, il reste une question des frontières d’Alsace-Lorraine, plus exactement une question de la frontière Nord de l’Alsace et de la frontière Nord de la Lorraine, qui ne comporte pour nous qu’une solution. L’Alsace-Lorraine que nous n’avons cessé de revendiquer, ce n’est pas seulement l’Alsace-Lorraine de 1870, qui n’était plus que l’Alsace-Lorraine de 1815 ; c’est celle de 1814, qui n’était déjà plus tout à fait celle de 1792. Un deuxième brigandage n’efface pas le premier, et contre l’ennemi rapace, contre le voleur de provinces, il n’y a point de prescription : adversus hostem æterna auctoritas.

La frontière Nord de l’Alsace et la frontière Nord de la Lorraine, telles au moins qu’elles étaient à la fin de la monarchie, nous les réclamons en vertu du traité même qui a commencé à nous dépouiller. Ce traité, le traité de Paris du 30 mai 1814, posait, lui aussi, des principes ; il avait, lui aussi, un « esprit ; » il en affichait un, et c’était que « le royaume de France conserve l’intégrité de ses limites telles qu’elles existaient au 1er janvier 1792. » Il est vrai qu’à peine avait-il posé ce principe, tout aussitôt il y dérogeait, dès le paragraphe 5 de son article premier. « Avant le traité de paix de 1814, a écrit quelque part l’éminent historien de l’Alsace, M. Christian Pfister, l’arrondissement de Wissembourg se composait de 10 cantons et de 182 communes. Le canton de Dahn tout entier, moins un village, 23 communes au total lui furent enlevées par le traité de Paris. Restaient 9 cantons et 159 communes. Mais, du département voisin du Mont-Tonnerre, 9 communes demeurèrent à la France et furent rattachées au Bas-Rhin et à l’arrondissement de Wissembourg, qui garda ainsi 9 cantons et 168 communes. » L’Allemagne y gagnait tout le canton de Dahn ; « c’était un canton de forêts superbes et un important point stratégique ; avec la perte de ce canton, les communications étaient coupées entre Bitche et Landau. » Les Cent-Jours et la défaite définitive de Napoléon Ier coûtèrent à l’Alsace française tous les territoires conservés en 1814 entre la Lauter et la Queich, rivière que la frontière de 1814 dépassait même au Nord, par les deux villages de Nussdorf et de Dammheim. Ces deux communes étaient françaises comme Landau, dont elles dépendaient de 1648 à 1789. » En résumé : « La frontière de 1814 n’était pas conforme aux limites de la France de 1792 : le traité du 30 mai 1814 nous enlevait le canton de Dahn qui, au XVIIIe siècle, par suite des conventions entre la France et le prince-évêque de Spire, faisait partie du royaume de France. La frontière du 30 novembre 1815 n’était pas conforme aux limites de la France de 1789 ou 1790, puisqn’à ce moment nous furent enlevés une série de territoires entre la Lauter et la Queich qui avaient reconnu, avant 1789, la souveraineté de la France, parmi lesquels la place de Landau elle-même, française depuis plus d’un siècle et où le sentiment français devait rester vivace encore pendant longtemps. »

De même en Lorraine, dans le bassin de la Sarre. L’article Ier du premier traité de Paris ne se contentait pas de dire que le royaume de France « conservait » intégralement ses limites de 1792 : il ajoutait que ce royaume « recevra en outre une augmentation de territoires comprise dans la ligne de démarcation fixée par l’article suivant. « Quoique les conventions du 30 mai 1814 nous aient laissé, rendu ou donné, le deuxième traité de Paris du 20 novembre 1815 nous enleva, outre le pays de Sarrebruck, la place forte de Sarrelouis avec la plus grande partie de son canton (18 communes) ; le canton de Relling et 34 communes ; plus une commune du canton de Sierck et trois du canton de Bouzonville. » « C’était, a fait observer M. Vidal de la Blache, la perle de cette ligne de la Sarre qui, depuis Ryswick, avait été le but des efforts de notre diplomatie, la mise à néant d’une œuvre de près de deux siècles. »

Si donc nous demandons une partie du bassin de la Sarre, celle qui est notre voisine, nous ne la demandons pas seulement comme indemnité, comme réparation, en dédommagement du préjudice causé par la destruction, pour un certain nombre d’années, de nos mines du Nord et du Pas-de-Calais. A cet égard, ce nous serait peut-être une compensation de pouvoir exploiter à notre profit les houillères de ce bassin qui se trouvent être presque toutes des mines fiscales, propriétés de l’État prussien. Mais, sans compter que la faculté d’exploiter le fond sous une souveraineté territoriale qui ne nous appartiendrait pas, et avec une main-d’œuvre étrangère, nous exposerait à de fréquents et périlleux conflits, il s’en faut que, sur la Sarre, tout se réduise pour nous à une affaire de charbon. Il s’agit tout autant de notre sécurité. Il s’agit de boucher quelques-uns des trous que les profonds calculs de la Prusse avaient creusés tout le long de nos frontières du Nord-Est, depuis le Rhin jusqu’aux sources de l’Oise. Le coup, qui ménageait, dans notre flanc, ces portes à la perpétuelle invasion, ne nous a pas atteints tout seuls, ne nous a pas laissés tout seuls découverts. La diplomatie britannique a eu les leçons d’un siècle entier, dont la dernière lui aura coûté assez cher, pour s’éclairer sur la faute commise contre l’Europe et contre elle-même « en adoptant, comme un chef-d’œuvre de politique, suivant un autre mot de Vidal de la Blache, l’idée de mettre la Prusse en contact avec la France sur la rive gauche du Rhin. » Il y a plus, et, la Manche passée, le danger peut franchir l’Océan. Les frontières Nord et Nord-Est de la France sont le rempart non seulement de la France et de la Grande-Bretagne, mais le boulevard avancé des États-Unis mêmes : dans « es pays douloureusement privilégiés sont les Marches de l’Occident, de tout l’Occident, si loin qu’on en recule les bornes vers l’Ouest.

Il n’y aura de paix durable que si l’organisation militaire allemande est rejetée sur la rive droite du Rhin, que si, cette organisation militaire, restreinte au minimum, l’Entente ou la Ligue des nations est à même de la surveiller, de la contrôler constamment ; si, pour la contrôler, la marche d’Occident commande les débouchés au delà du Rhin, c’est-à-dire comprend les six têtes de pont de Kehl, de Mannheim, De Kastel, d’Ëhreiibreitstein, de Deutz et de Wesel. Quelque autre jour, nous parlerons de la neutralité et de la liberté de navigation du fleuve, de l’utilisation de ses eaux comme force motrice, et des mesures qui en découlent. Un autre jour aussi, nous reviendrons à la question de Dantzig, à la question magyare, aux autres questions de l’Europe orientale ; elles ne peuvent être ni traitées toutes à la fois, ni expédiées, et étranglées, en fin de chronique. Ce qu’il en faut dire tout de suite et toujours, c’est qu’elles doivent toutes être considérées et réglées toutes sous le même aspect, dans le même dessein, par rapport au même objet : une paix durable, dans une sécurité qui ne reposera que sur l’impuissance de l’Allemagne à remplir désormais son rôle historique, lequel fut de nuire, de menacer, d’envahir, de ruiner et de conquérir. En face de cette nécessité, il n’y a pas un intérêt français, mais un intérêt européen, un intérêt universel. Notre sécurité, et la sécurité du monde, c’est ce que le monde presque tout entier, mais la France d’abord, a acheté par des sacrifices sans nombre et sans nom ; c’est ce qu’elle a payé de plus de sang que jamais aucune nation : c’est ce qu’on lui doit, strictement ce qu’on lui doit. Ici, il faut que ce soit par la victime que l’on commence. Il ne faut pas que le criminel soit épargné, ni que les neutres soient les mieux servis, ni que de moins éprouvés soient plus récompensés. Celui-là ne serait pas le Juste, ceux-là ne seraient pas des justes, qui ne sauraient ni peser, ni mesurer, ni graduer leurs justices.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant

RENE DOUMIC.