Chronique de la quinzaine - 14 avril 1912

Chronique n° 1920
14 avril 1912


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La convention franco-allemande du 4 novembre dernier reconnaissait par avance l’établissement de notre protectorat sur le Maroc ; mais ce protectorat, il restait à lui donner une forme correcte, et c’est ce qu’un traité avec l’Allemagne n’avait pas pu faire : il en fallait un avec le Sultan. Ce traité a été signé à Fez le 30 mars. M. Regnault n’a certainement pas eu beaucoup de peine, ou même il n’en a eu aucune à obtenir la signature de Moulaï-Hafid, qui nous doit le maintien de son trône et probablement la conservation de sa vie. Comment aurait-il pu faire une objection au traité que nous lui présentions ? Il l’a probablement signé les yeux fermés. Ce n’est donc pas un grand succès diplomatique que nous venons de remporter, ou plutôt le succès n’est pas dans la signature du traité, mais dans les événemens qui l’ont préparée et rendue facile. Le 30 mars n’en ouvre pas moins une période nouvelle dans l’histoire de la France et du Maroc. Pendant plusieurs années, nous avons en quelque sorte tourné autour du protectorat dont les uns voulaient chez nous et dont les autres ne voulaient pas. Nous étions de ces derniers ; nous aurions préféré pour notre influence au Maroc un autre mode d’action où les responsabilités auraient été moindres ; mais, les premiers l’ayant emporté, la question est tranchée, et la seule qui se pose aujourd’hui est de savoir si le traité de Fez nous donne, avec des garanties suffisantes, un protectorat effectif.

À cette question tout le monde, ou peu s’en faut, a fait la même réponse affirmative. Le traité du 30 mars a été l’objet d’une approbation presque générale, et il la mérite. Il est court, n’ayant que 8 articles, et il dit tout ce qu’il fallait dire. Les partisans du protectorat, qui se sont si souvent montrés difficiles, pointilleux, difficultueux se sont cette fois déclarés satisfaits : nous aurions donc mauvaise grâce à ne pas l’être. Mais on nous permettra du faire remarquer que si le traité franco-marocain du 30 mars est bon, la convention franco-allemande du 4 novembre n’était pas aussi mauvaise qu’on l’a prétendu, car il n’y a rien dans le traité qui n’ait été explicitement ou implicitement dans la convention. Si nous le rappelons, c’est parce qu’ayant approuva ; la convention du 4 novembre, nous avons eu à lutter contre les critiques dont on l’assaillait de toutes parts. Elle n’était, disait-on, qu’un trompe-l’œil, un leurre, un piège ; elle ne nous assurait pas le protectorat du Maroc. Nous avons cru, au contraire, que la convention du 4 novembre contenait en germe tous les organes d’un protectorat parfaitement viable, et l’approbation qu’on donne aujourd’hui au traité du 30 mars rejaillit sur elle. L’œuvre diplomatique n’est pas terminée, certes ! Le terrain sur lequel nous avons à opérer est encore encombré de broussailles qu’il faudra éliminer peu à peu ; mais nous avons obtenu des autres tout ce qu’ils pouvaient nous donner pour nous faciliter le plein accomplissement de notre tâche : le reste, c’est à nous-mêmes que nous devons le demander.

Le traité du 30 mars reproduit non seulement l’esprit, mais quelquefois les termes de la convention du 4 novembre. Celle-ci, par exemple, subordonnait l’adhésion du gouvernement allemand aux mesures que nous nous proposions de prendre à un « accord » préalable entre nous et le gouvernement chérifien, et le traité de Fez, dans son article 1er, dit que le gouvernement de la République française et S. M. le Sultan « sont d’accord » pour instituer au Maroc un nouveau régime qui n’est autre que le protectorat. La condition posée par le gouvernement allemand se trouve donc remplie. C’est d’ailleurs L’essence même du protectorat d’établir une entente entre le protecteur et le protégé : si l’entente n’était pas nécessaire, ce ne serait plus protectorat, mais domination. Il importe seulement que cette entente soit facile, certaine même, et elle l’est en vertu du traité de Fez, puisque le Sultan admet par avance « les réformes administratives, judiciaires, scolaires, économiques, financières et militaires que le gouvernement français jugera utile d’introduire sur le territoire marocain. » Que faut-il davantage ? La convention franco-allemande disait encore, dans son article 2, que le gouvernement impérial ne ferait pas obstacle à ce que la France, « après accord avec le gouvernement marocain, » procédât aux occupations de territoire qu’elle estimerait indispensables. Cet article avait fait naître quelques appréhensions. Eh quoi ! demandait-on, faudra-t-il que chaque mouvement de nos troupes soit précédé d’un « accord » spécial avec le Sultan ? N’y a-t-il pas là, pour l’avenir, sinon un obstacle, au moins une gêne susceptible de limiter notre action ou de la ralentir ? Le traité du 30 mars dissipe ces craintes par son article 2 : le Sultan, en effet, y admet d’une manière préventive que le gouvernement français procède, « après avoir prévenu le Maghzen, » à toutes les occupations militaires qu’il lui plaira. Sur ce point, l’accord est donc consenti une fois pour toutes et le gouvernement allemand n’a rien à y redire : ses intentions ont été respectées. Nous trouvons ici mention du Maghzen. Déjà l’article 1er avait dit : « Le nouveau régime comportera l’organisation d’un maghzen chérifien réformé. » Quelques personnes, fort au courant des affaires marocaines, en ont conçu de l’inquiétude. Le Maghzen a une très mauvaise réputation et il l’a largement méritée. C’est une espèce de conseil de gouvernement dont les membres, vivant de vexations sur l’habitant et de lapines, n’ont pas médiocrement contribué à rendre odieux le Sultan qui les couvre. Va-t-on conserver ce Maghzen si légitimement déconsidéré ? On a beau répondre qu’il sera « réformé : » cette promesse ne rassure pas ceux qui voudraient qu’il fût supprimé. La question est de savoir par quoi on le remplacerait. On ne peut pas tout changer au Maroc du jour au lendemain ; une période de transition est inévitable ; au surplus, même si le Maghzen continue pendant quelque temps d’être composé des mêmes personnes, ces personnes ne seront plus moralement, sous notre protectorat, ce qu’elles étaient sous le gouvernement du Sultan, qui était pour elles comme une propriété d’exploitation. Il suffit qu’au Maroc le drapeau français sorl mis à côté du drapeau chérifien pour que beaucoup de choses y soient changées : à la vérité, elles ne peuvent pas l’être d’un seul coup.

Un protectorat a une double face, dont l’une regarde au dedans et l’autre au dehors : en d’autres termes, le gouvernement protecteur contrôle ou même dirige l’administration intérieure du pays protégé et, de plus, le représente auprès de l’étranger. Cette seconde condition est caractéristique du régime : les articles 5 et 6 du nouveau traité nous donnent à ce sujet toutes les garanties désirables. On y lit que le gouvernement français sera représenté auprès du Sultan par un commissaire résident général, dépositaire de tous les pouvoirs de la République au Maroc, et que ce commissaire sera « le seul intermédiaire du Sultan auprès des représentans étrangers et dans les rapports que ces représentans entretiennent avec le gouvernement marocain. » En d’autres termes, le commissaire résident général français sera le ministre des Affaires étrangères du Sultan. « Il sera notamment chargé, dit encore le traité, de toutes les questions intéressant les étrangers dans l’Empire chérifien. » Partout ailleurs, cette clause aurait peut-être été inutile, mais au Maroc les étrangers jouissent de tant de privilèges, qui ont donné lieu à tant d’abus, qu’elle était indispensable : il doit être bien établi que toutes les réclamations concernant les étrangers passeront par nos mains et cela peut-être suffira pour que quelques-unes ne puissent plus se produire avec la même facilité. Hors du Maroc aussi, les agens diplomatiques et consulaires de la France représenteront et protégeront les sujets et les intérêts marocains. Il va sans dire enfin que le Sultan s’engage à ne conclure aucun acte international sans notre assentiment préalable : on ne voit d’ailleurs pas comment il pourrait agir autrement, puisqu’il ne peut rien faire que par nous. Cela nous donne incontestablement une grande force, mais ne laisse pas de nous imposer des responsabilités qui pourront être parfois assez lourdes. Le gouvernement marocain d’aujourd’hui représente à merveille ce minimum de gouvernement qui est l’idéal de nos démagogues ; il n’y en a pas qui soit plus voisin de l’anarchie : si un étranger est molesté sur un point quelconque d’un territoire où le Sultan n’a aucune autorité et où nous n’en aurons pas nous-mêmes avant quelque temps, qu’arrivera-t-il ? Cela dépendra des bonnes dispositions des représentans étrangers à notre égard, et cette question se rattache à celle de savoir, faut-il dire comment ? n’est-il pas plus exact en ce moment de dire par qui nous serons nous-mêmes représentés au Maroc ?

Le traité du Bardo a eu autrefois la bonne fortune d’être appliqué par M. Paul Cambon, et c’est pourquoi ses insuffisances initiales ont pu être rapidement réparées : par qui sera appliqué le traité de Fez ? On n’en sait rien encore, et il convient de laisser au gouvernement une pleine liberté dans un choix dont la responsabilité lui appartiendra tout entière ; mais on ne saurait trop répéter que tant vaudra l’homme, tant vaudra le traité. Il faut ici un homme versé dans les questions africaines, qui soi l à la fois un administrateur, un politique, un diplomate, qualités qui peuvent se rencontrer réunies dans une même personne, mais qui s’y trouvent assez rarement : aussi est-il indispensable qu’elles se soient déjà manifestées à l’épreuve, car rien, en matière aussi délicate, ne doit être laissé au hasard ni à l’improvisation. La tâche est d’ailleurs assez grande et assez belle pour tenter les ambitions les plus hautes. Celui, quel qu’il soit, qui aura réalisé notre protectorat marocain aura attaché son nom à notre histoire politique et coloniale : il aura rendu un de ces services qui ne s’oublient pas.


En attendant la solution des autres difficultés internationales que le traité n’a pas réglées, il en est une qui, dès maintenant, impose à notre diplomatie des négociations dont la lenteur même prouve qu’elles sont délicates. Avons-nous besoin de dire qu’il s’agit de l’Espagne ? Nous avons des engagemens directs avec elle et, quand même nous n’en aurions pas, nous devrions tenir compte de la situation particulière que l’Acte d’Algésiras lui a reconnue, comme à nous-mêmes, au Maroc. Au surplus, nous ne sommes pas seulement en présence d’un droit, mais encore d’un fait : au moment où nous avons entamé notre marche sur Fez, l’Espagne s’est elle-même établie à Larache et à El-Ksar, faisant acte de possession sur la zone que nous avions éventuellement abandonnée à son influence. Cette initiative, peu opportune sans doute à l’heure où elle s’est produite, était pourtant légitime : elle devait appeler de notre part des réserves, mais non pas des protestations. Tout cela d’ailleurs appartient déjà à l’histoire ; il n’y a plus aucune utilité à en discourir ; mais il devait y être fait quelque allusion dans notre traité avec le Sultan. L’Espagne à cause de sa zone, l’Angleterre à cause de Tanger ne pouvaient pas y être passées sous silence. Notre protectorat s’étend sur tout le Maroc, soit ; mais certains points du territoire seront soumis à un régime spécial dont il fallait faire mention, sans qu’il fût d’ailleurs possible de le préciser, puisqu’il y avait là matière à une négociation qui était encore pendante. C’est ce qui explique le caractère un peu vague des deux derniers paragraphes de l’article 1er dont voici le texte : « Le gouvernement de la République se concertera avec le gouvernement espagnol au sujet des intérêts que ce gouvernement tient de sa position géographique et de ses possessions territoriales sur la côte marocaine. De même la ville de Tanger gardera le caractère spécial qui lui a été reconnu et qui déterminera son organisation municipale. »

Il y a lieu de croire que les difficultés relatives à Tanger, s’il en existe, s’aplaniront facilement. Tanger est en fait, depuis plusieurs années déjà, une ville internationale, elle restera une ville internationale : son organisation municipale lui assurera ou lui maintiendra ce caractère. C’est une idée acceptée de tout le monde que l’Angleterre ne saurait admettre que Tanger, en face de Gibraltar, appartint à une seule nation européenne. Tanger sera une espèce de république où tous les élémens internationaux se tiendront en équilibre de manière qu’aucun d’eux ne l’emporte décidément sur les autres. Tel est le but : l’organisation qui s’y adapte sera trouvée sans grande peine, d’autant plus qu’il y aura peu de chose à changer à l’état actuel. L’opinion, chez nous, n’est nullement préoccupée de la question de Tanger. Il n’en est pas tout à fait de même de la question espagnole : on s’étonne que des négociations entamées depuis si longtemps n’aient pas encore abouti. Elles se poursuivent dans un grand mystère, ce dont nous sommes loin de nous plaindre : nous nous plaindrions plutôt qu’il y ait eu parfois, du côté espagnol, des demi-indiscrétions qui ont jeté quelque trouble dans les esprits et qu’il a fallu s’empresser de rectifier. Mais pourquoi ces négociations n’ont pas encore produit de résultat, c’est ce qu’on a de la peine à comprendre. Il est possible que tout à l’origine, c’est-à-dire au moment où il a été distrait dans sa marche sur Fez par l’occupation espagnole de Larache et d’El-Ksar, le gouvernement français ait montré quelque surprise et même quelque nervosité ; mais il n’a jamais entendu méconnaître les engagemens qu’il avait pris envers l’Espagne, et il s’est borné à demander à celle-ci de reconnaître à son tour qu’une situation nouvelle, dont nous avions fait tous les frais, comportait quelques modifications introduites à l’amiable dans nos arrangemens primitifs. Il semble bien que l’Espagne ait reconnu ce principe : dès lors, tout aurait dû, semble-t-il, devenir facile. En réalité, rien ne l’est devenu.

Dans l’ignorance où nous sommes des points où des divergences se sont produites, nous dirons seulement quelles sont, à notre avis, les idées directrices dont nos négociateurs ont à s’inspirer. D’abord l’Espagne restera absolument libre dans sa zone : une seule question doit être réglée en commun, celle du chemin de fer qui est appelé à la traverser. Pour le reste, moins nous aurons d’accointance avec l’Espagne, et mieux cela vaudra. Loin de nous toute pensée de condominium ! Nous aimons beaucoup nos voisins espagnols ; nous sommes de même race qu’eux, nous avons quelques-unes de leurs qualités et quelques-uns de leurs défauts ; mais cela n’aide pas toujours à s’entendre et, peut-être pour ce motif même, l’accord avec eux sera d’autant plus facile que nos intérêts seront plus nettement séparés. Bénissons le ciel qui, en Europe, a mis entre eux et nous les Pyrénées, bien que cette barrière n’ait pas toujours été suffisante. Malheureusement, il n’y en a pas de semblable au Maroc entre leur zone et la nôtre ; il faut donc en créer une moralement, artificiellement, et établir en règle que les Espagnols feront ce qu’ils voudront, en pleine et complète liberté, dans une zone dont nous nous désintéressons. Sans doute on ne supprimera pas toutes les difficultés que fait naître le voisinage, mais on peut les atténuer beaucoup en pratiquant en toute sincérité le désintéressement dont nous venons de parler. C’est dans ce sens qu’il faut chercher à établir, c’est-à-dire à limiter dans son étendue notre protectorat administratif : évidemment la zone espagnole y échappe pour tout ce qui n’est pas intérêt d’État, essentiel et vital. Reste la question territoriale sur laquelle il est naturel que nous demandions à l’Espagne de nous faire quelques concessions et cela pour deux motifs. Nous en avons déjà indiqué un, c’est qu’en travaillant pour nous, nous avons travaillé pour elle. Si nous n’avions pas fait au Maroc les expéditions que nous y avons faites et dont la dernière est la marche sur Fez, les éventualités prévues par nos arrangemens avec l’Espagne ne se seraient pas produites ; elle n’aurait donc pas pu aller elle-même à Larache et à El-Ksar ; en un mot, les avantages qu’elle a réalisés, sans qu’il lui en ait rien coûté, seraient restés hypothétiques et pour le moins ajournés à un avenir indéterminé. De cette situation ne dérive-t-il pas pour nous un droit à une compensation ? Mais nous avons un autre motif de demander à l’Espagne de faire avec nous un arrangement nouveau, ou de modifier légèrement l’ancien, et ici c’est une question de bonne foi qui se pose entre nous. Lorsque nous avons fait avec elle l’arrangement qu’elle invoque, nous ignorions plusieurs choses que l’Espagne ignorait aussi et qui se sont depuis précisées à nos yeux comme aux siens. Des lignes géographiques ont été tirées au juger, au petit bonheur, sur des cartes mal faites, à travers des pays mal connus, de sorte que ni l’Espagne ni nous n’avons fait exactement ce que nous voulions faire et que nos zones respectives n’ont pas toujours eu les limites exactes que nous nous étions proposé de leur donner. N’avons-nous pas dit que ces limites auraient beaucoup moins de relief que les Pyrénées ? Nous avons abandonné à l’Espagne des territoires qui ont plus d’intérêt pour nous que pour elle et qu’elle peut nous rétrocéder sans nous faire un grand sacrifice. Si la situation inverse existe aussi, il est naturel que nous en tenions compte, — à la condition cependant de ne pas oublier que c’est nous et nous seuls qui avons dépensé jusqu’ici en abondance des hommes et de l’argent au Maroc, et que notre rôle de demandeur a en conséquence un caractère privilégié.

Ne peut-on pas s’entendre sur ces bases ? Il serait surprenant que nous eussions finalement réussi à nous mettre d’accord avec l’Allemagne et que nous fussions moins heureux avec l’Espagne. En tout cas nous ne pouons pas attendre davantage pour faire accepter et consacrer notre protectorat par le Sultan et nous ne pouvons pas maintenant attendre davantage pour l’organiser. Nous avons réservé les droits de l’Espagne dont nous devons faire l’objet d’une entente entre elle et nous. Cette entente aura lieu, car elle est nécessaire, mais l’ensemble de notre situation au Maroc ne peut pas y être subordonné, ni rester plus longtemps en suspens.

M. Poincaré a dit un jour que nos négociations avec l’Espagne se poursuivaient de la manière la plus amicale. Nous en sommes convaincu. Ces négociations sont difficiles parce que la matière à régler l’est elle-même, il faut le reconnaître, et parce que les Espagnols sont toujours très fermes et quelquefois un peu subtils dans la défense de leurs droits. Mais ils sont trop intelligens pour ne pas sentir que leurs intérêts au Maroc sont solidaires des nôtres. Quant à nous, nous les avons toujours regardés comme des collaborateurs indispensables. Si notre histoire, en nous créant des intérêts particuliers au Maroc, nous y a donné des droits politiques, la leur leur en a donné aussi, et nous avons toujours entendu les respecter. Notre action commune a été heureuse pour eux et pour nous à Algésiras ; elle le sera au Maroc, à la condition d’y rester distincte, bien qu’elle tende au même but. L’opinion française en éprouvera une plus grande satisfaction lorsque notre accord avec l’Espagne, après avoir resserré de vieux liens, en aura créé de nouveaux entre les deux pays.


« La grève anglaise est finie, mais on ne peut pas dire qu’elle soit bien finie et que l’avenir, désormais, se présente sous des couleurs riantes. Les grévistes n’ont obtenu qu’une demi-satisfaction, puisqu’ils voulaient non seulement que la loi établit le principe du salaire minimum, mais encore qu’elle en fixât le chiffre. S’ils ont eu gain de cause sur le premier point, ils ne l’ont pas obtenu sur le second. Leur demi-victoire n’en est pas moins, dans l’ordre économique, une révolution que M. Balfour a quahfiée de « colossale, » et dont on ne saurait guère en effet exagérer l’importance. Les optimistes, ceux qui veulent se rassurer à tout prix sur les conséquences du nouveau bill, disent volontiers que ce n’est pas la première fois que le principe du salaire minimum a été introduit dans une loi anglaise et la remarque est juste ; mais elle prouve seulement combien le moindres précédent peut devenir dangereux et, au surplus, il n’y a aucune comparaison à établir entre le fait d’hier qui ne s’appliquait qu’à un petit nombre d’ouvriers travaillant à domicile et celui d’aujourd’hui qui s’applique à plus d’un million d’ouvriers appartenant à la plus grande industrie du pays. Il faut s’attendre à ce que d’autres ouvriers appartenant à d’autres industries, sinon à toutes, demandent bientôt à jouir du même privilège que les mineurs et nous ne voyons pas ce qu’on pourra leur répondre pour repousser leurs prétentions. Quand le bill a été voté, il a fallu le faire accepter par les grévistes : pour cela, les ministres anglais, et non seulement M. Lloyd George, mais M. Asquith lui-même, ont insisté sur son caractère révolutionnaire. Singulière recommandation dans la bouche d’un gouvernement !

Cependant le bill était à peine voté que, en dépit des commentaires complaisans dont les ministres l’entouraient pour le leur faire agréer, les ouvriers mineurs y ont fait une opposition extrêmement vive. Sur plusieurs points du territoire, et notamment dans l’Angleterre proprement dite, leur mécontentement s’est manifesté sous une forme telle qu’on s’est demandé si cette loi, si inquiétante pour l’avenir, aurait du moins le mérite d’être efficace dans le présent, c’est-à-dire d’atteindre le but qu’elle se proposait, la reprise du travail. Les chefs du parti ouvrier et notamment le secrétaire de leur Fédération, sentant le péril croître d’heure en heure, n’ont pas hésité à conseiller aux mineurs de redescendre dans la mine et d’avoir confiance dans les comités de district qui ne manqueraient pas de fixer le salaire minimum au mieux de leurs intérêts ; mais leurs voix n’étaient pas écoutées et on a vu venir le moment où ils ne seraient plus maîtres du mouvement qu’ils avaient eu l’imprudence de déchaîner. Pour sortir l’embarras, ils ont décidé de soumettre aux ouvriers eux-mêmes, par voie de référendum, la question de savoir si la grève continuerait ou si le travail recommencerait. Nous disions, il y a quinze jours, que cette résolution faisait naître une lueur d’espoir : à vrai dire, nous comptions sur mieux encore. Le plus souvent, chez nous, ce sont les meneurs qui veulent la grève ; les ouvriers la subissent bon gré mal gré ; livrés à eux-mêmes, ils la repousseraient presque toujours. Il semblait qu’il dût en être de même en Angleterre et nous exprimions la confiance que, si le vote des ouvriers était libre, la reprise du travail serait votée à une majorité certaine. C’est le contraire qui est arrivé : la majorité a voté la continuation de la grève.

Le référendum ne s’est pas fait en un seul jour, mais en cinq ou six et, chaque matin, les journaux donnaient les résultats des scrutins. ils se prononçaient toujours dans le même sens. Il y a eu là pour nous une surprise. Eh quoi ! les ouvriers anglais, en dépit de la misère dont ils étaient menacés et des souffrances que leurs familles commençaient déjà à éprouver, votaient pour la prolongation des hostilités ! Qu’allait-il arriver ? Quelle serait l’attitude des meneurs ? Quel parti prendrait la Fédération ouvrière à laquelle la question a été soumise par le comité exécutif ? Heureusement, on s’est rappelé que, d’après les statuts de la Fédération, une grève ne devait avoir lieu que si elle avait obtenu l’adhésion des deux tiers des votans : il était très raisonnable, bien que rien n’eût été prévu à ce sujet, de soutenir que la continuation de la grève devait être votée aussi par une majorité des deux tiers. Cette majorité n’ayant pas été atteinte, la grève devait cesser. La Fédération ouvrière s’est prononcée dans ce sens et même, dit-on, à une grande majorité. Fort de cette décision, le comité exécutif en a imposé le respect à tout le monde, en invoquant l’intérêt suprême qu’il y avait à rester unis. C’est, en effet, l’union des ouvriers qui a fait leur puissance : le jour où ils se diviseraient, ils la perdraient, Or, dès le lendemain du vote du bill, la situation n’a plus été intacte ; sur plusieurs points du territoire, les ouvriers n’ont pas attendu davantage pour descendre dans la mine ; plus de 60 000 se sont empressés de reprendre le travail. On a vu, à la vérité, le contraire se produire dans d’autres régions, par exemple dans le pays de Galles où, bien que la majorité des ouvriers se fût prononcée pour la cessation de la grève, pas un seul d’entre eux n’a repris le travail avant d’en avoir reçu le mot d’ordre. Il y a eu là un bel exemple de discipline, mais il n’a pas été suivi partout, comme nous venons de le voir. Il est d’ailleurs probable que les réserves financières des ouvriers, si elles n’étaient pas taries, étaient déjà considérablement entamées. Combien de millions ont-ils été dépensés ? Nous ne saurions le dire au juste ; les journaux ont donné des chiffres différens ; mais la caisse commençait certainement à s’épuiser et il y avait danger à la vider tout entière ; on se serait privé pour l’avenir d’un instrument d’action que la Fédération tenait à conserver efficace et menaçant. Elle entendait que les craintes des propriétaires de mines ne fussent pas tout à fait dissipées et assurément elles ne le sont pas. Les ouvriers restent mécontens et frémissans : c’est ce que voulait la Fédération. La majorité d’entre eux s’étant prononcée pour la grève, ils la reprendront tous quand on voudra. Ainsi préparée, disposée, ordonnée, la situation est excellente pour peser sur les décisions des comités de districts qui se sont formés à la hâte et ont commencé de fonctionner.

Quelles seront leurs décisions ? Question redoutable que, dans la plupart des cas, le gouvernement sera sans doute appelé à résoudre et c’est à lui une grande hardiesse d’en avoir accepté la responsabilité. On sait, en effet, que ces comités doivent être formés mi-partie de représentans des patrons et mi-partie de représentans des ouvriers. Comme il y a peu d’apparence qu’ils se mettent toujours d’accord, ou même qu’ils y réussissent le plus souvent, un arbitre désintéressé devra les départager et il sera un représentant du gouvernement. Bien mieux : si, quinze jours après la promulgation du bill, un district n’a pas formé de comité mixte, le ministre du Commerce « peut désigner telle personne qu’il jugera apte à agir aux lieu et place du comité » auquel cette tierce personne sera considérée comme « substituée. » Partout, on le voit, le gouvernement supplée par son initiative propre aux insuffisances ou aux défaillances de l’institution. Et les décisions à prendre du jour au lendemain, car les ouvriers marquent de l’impatience, sont d’une importance telle qu’il n’y en a peut-être pas de plus grande en ce moment. Qu’on ne s’y trompe pas, les ouvriers en général et les ouvriers anglais en particulier, à cause de leur sens réaliste et pratique, sont peu sensibles aux questions de principe : ce serait sans doute une erreur de croire qu’ayant obtenu l’introduction dans la loi du principe du salaire minimum, ils en éprouveront une satisfaction si vive que, du moins pour quelque temps, ils n’en demanderont pas davantage. Ce qu’ils veulent vraiment, c’est que les comités enregistrent partout les chiffres fixés par leur Fédération comme devant être ceux du salaire minimum. On peut même se demander si, dans tous les cas, ils s’en contenteront. Leur salaire actuel est, dans beaucoup de districts, supérieur à ce minimum : n’y demanderont-ils pas l’augmentation de ce salaire et ne jugeront-ils pas les comités mixtes bons ou mauvais suivant qu’ils leur procureront ou qu’ils ne leur procureront pas cette augmentation sur laquelle ils comptent ? Ils se sont mis en grève pour l’obtenir, ils estiment dès lors y avoir droit. Si on la leur refuse, leur irritation sera profonde et, un peu plus tut ou un peu plus tard, elle se manifestera par des actes. Si on la leur accorde, qu’adviendra-t-il d’un certain nombre de mines qui, travaillant actuellement sans bénéfices, ne consentiront pas à travailler à perte ? Un plus grand nombre n’obtiennent que de petits bénéfices : ces bénéfices ne risquent-ils pas de disparaître, et alors encore qu’arrivera-t-il ? D’autres sont riches sans doute, leur capital est largement rémunéré, mais si cette baisse dans une proportion sensible, quelle en sera la conséquence ? Inévitablement le prix du charbon augmentera et l’industrie anglaise en souffrira : elle soutiendra moins bien la concurrence que lui fait l’industrie étrangère sur le marché du monde, et il en résultera une crise dont les propriétaires de mines ne seront pas seuls à supporter les conséquences ; l’ouvrier en sera atteint à son tour en vertu d’une loi de répercussion plus puissante que toutes celles que votent les parlemens.

Nombreux en Angleterre sont ceux qui s’en rendent compte : cependant, on l’a vu, le bill a été voté par les deux Chambres au pas de course. Est-ce que la Chambre des Lords, est-ce que la Chambre des Communes elle-même se sont fait illusion sur la gravité de la loi ? Non certainement ; mais l’armée ouvrière, dans tout le royaume, était menaçante, les bras croisés, le regard fixe et impérieux. Voilà pourquoi on a cédé et personne à coup sur ne pense que ce sera pour la dernière fois. Lord Lansdowne a donc eu raison de dire que la grève noire de 1912 et que l’adoption du bill qui y a mis fin provisoirement marqueraient une époque nouvelle dans l’histoire économique du pays : il aurait même pu ajouter dans son histoire politique et sociale. Et qui pourrait croire que ce qui se passe en Angleterre ne produira pas de contre-coups prochains dans le reste du monde ? Tout va vite aujourd’hui : la logique immanente des choses évolue avec une rapidité vertigineuse. Notre époque est sans doute la plus révolutionnaire qui ait jamais existé. Si on s’en aperçoit moins, ou si ou le sent plus faiblement qu’on ne l’a fait dans certaines autres, c’est i[u’autrefois la révolution rencontrait des résistances et qu’elle les brisait avec un fracas retentissant. Aujourd’hui tout plie doucement devant elle ; elle ne rencontre de résistance nulle part. Les ruines qu’elle prépare en sont moins apparentes, moins immédiates, mais elles n’en sont ni moins réelles, ni moins profondes. Le gouvernement anglais sonne le glas funèbre dies vieilles institutions et de la vieille société, et les Chambres estiment qu’il faut en prendre son parti. Elles le prennent donc, et l’histoire seule pourra dire un jour si cette résignation a été de leur part un acte de sagesse ou une imprudente abdication.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.