Chronique de la quinzaine - 14 avril 1848

Chronique n° 384
14 avril 1848


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 avril 1848.

La première impression qui nous arrive en regardant derrière nous les quelques jours qui viennent encore de passer, c’est le sentiment de cette universelle tristesse qui enveloppe et assombrit la France. Les grands événemens européens avaient l’autre mois secoué toutes les ames et fait diversion aux soucis qui les préoccupaient. On vivait à Berlin, à Vienne, à Milan ; peu s’en fallait qu’on n’oubliât Paris. Depuis, le mouvement s’étant partout régularisé, les émotions du dehors sont devenues moins saisissantes, et nous sommes retombés sur nous-mêmes, face à face avec nos propres anxiétés. Ces anxiétés sont vraiment d’espèce nouvelle ; à la fois énervantes et poignantes, elles irritent l’esprit et le désemparent, elles le lassent et le brisent tout en le provoquant. Le pays offre à l’heure qu’il est un aspect qu’on ne saurait ni dissimuler tout-à-fait, ni tout-à-fait dépeindre ; son abattement est si profond, qu’on voudrait en vain prendre sur soi pour se le cacher ou le cacher aux autres, et il est si particulier, qu’on se trouve fort embarrassé de le définir.

Le pays a connu les muettes souffrances du temps de la terreur ; il a laissé l’empire étouffer la vie publique sous l’exaltation des triomphes militaires ; enfin, durant ces dernières années, il s’était engourdi comme à plaisir dans une mortelle indifférence : rien de tout cela ne ressemble pourtant à son état d’aujourd’hui, et il n’y a point de rapprochement qui puisse aider à rendre cette atonie douloureuse contre laquelle il se débat. On se dit bien qu’on est à la veille des élections, que de ces élections dépendent nos destinées, que tant vaudra ce scrutin, tant vaudra la France, que chacun a donc là son devoir et un grand devoir à remplir ; chacun est très décidé à s’acquitter du sien, et cependant on pourrait affirmer qu’il n’est personne dans l’immense majorité de la population, personne qui ait le cœur dispos, comme l’avaient les hommes de 89 quand ils se mirent à l’œuvre. C’est qu’en 89, d’un bout à l’autre du territoire, la nation se levait avec une spontanéité admirable ; c’est qu’elle s’associait tout entière dans une même pensée d’enthousiasme et d’espérance.

Nous autres, nous n’en sommes pas là. La France de 89 allait à l’inconnu, comme nous y allons ; mais elle y marchait d’entrain, parce qu’elle y voyait à bon droit l’avènement de ses idées les plus chères et les plus fécondes. L’inconnu qui s’ouvre brusquement devant nous n’a rien qui nous attire si fort, et nous craignons, au contraire, à tout moment d’en voir sortir les idées fausses qui menacent maintenant la société humaine. Interrogeons seulement la conscience commune : qu’est-ce qu’on attend surtout de la future assemblée ? N’est-ce pas qu’elle s’installe comme un pouvoir modérateur qui sache diriger et préserver ? Ce qu’on demandait à l’assemblée nationale en 89, c’était qu’elle entreprît d’édifier tout ; ce que l’on demande le plus instamment à celle-ci, n’est-ce pas qu’elle empêche de tout détruire ? Il y a par malheur dans ces vagues appréhensions une sorte de langueur qui éteint l’activité politique. Les bras vous tombent devant cette perspective obscure où l’on pressent des dangers à repousser, mais où l’on n’aperçoit point encore la forme palpable sous laquelle ils se produiront. On cherche des points de repère, on n’en découvre pas ; on voudrait s’appuyer à quelque chose, il semble que tout manque à la fois. La révolution de février est la première après laquelle il ne se montre point immédiatement de partis aux prises ; il y a beaucoup d’individus qui se remuent, il n’y a point de partis organisés, ou plutôt il n’y en a qu’un seul, le parti du gouvernement, et celui-là pourtant auquel tout le monde se rattache, les uns de plus près, les autres de plus loin, celui-là n’a pas même de caractère positif, de but assuré. On comprend que l’on ne peut rien pour le bien de l’avenir sans le concours du gouvernement ; on ne sait pas du tout ce que l’on pourra jamais avec lui. Il parait en même temps insuffisant et nécessaire ; on le considère comme un dernier rempart contre des tempêtes toujours plus imminentes, et l’on doute toujours davantage de sa consistance. On souhaiterait sincèrement qu’il fût entouré de la confiance générale, et on le voit avec inquiétude se retrancher de plus en plus dans un isolement systématique. C’est un grand désarroi qui trouble jusqu’aux plus vaillans et les dégoûte d’agir, tant leur action semble avoir peu d’effet au milieu de ce hasard, qui va peut-être tout conduire en l’absence trop visible d’une conduite mieux raisonnée.

Quel est le mot de cette pénible situation ? Nous jugeons utile de dire ce que nous y pensons démêler. Nous n’attachons ni une importance excessive, ni une foi sans bornes aux révélations qui sont des représailles ; mais elles ont cependant leur autorité, quand elles viennent divulguer le dessous des cartes dont le public a déjà pu deviner quelque chose à la simple inspection du dessus. Des précédens qui sont de notoriété commune, des bruits déjà vieux, des colères récemment épanchées, ont fini par jeter une certaine lumière sur les conditions dans lesquelles se meut aujourd’hui le gouvernement de la république. Regardons le mal en face : on y remédie mieux ainsi qu’en évitant d’en rien connaître.

Il y a eu de tout temps, dans l’ancien parti républicain, une division fondamentale qui avait trouvé, pour s’exprimer, des organes toujours divers et parfois ennemis. Il y a eu les politiques et les socialistes, ceux qui ambitionnaient, avant tout, la ruine de l’institution monarchique, ceux qui rêvaient un changement bien autrement radical dans l’existence même de la société. Tandis que les premiers se prêtaient à l’amiable au système parlementaire et se résignaient à communier assez fraternellement avec les personnages possibles du régime déchu, les autres, plus farouches, touchaient à peine du bout du pied le seuil des chambres, et correspondaient avec les réformateurs de toutes les sectes, en descendant d’échelons en échelons jusqu’aux plus intimes profondeurs du royaume d’utopie. Au plus haut de l’échelle, à la limite de notre monde, ces démocrates radicaux entretenaient un seul représentant, qui avait planté leur drapeau sur la tribune même du pays légal ; on se rappelle avec quelle audace, la lance au poing et la visière levée. Les radicaux, ainsi représentés, vivaient, on s’en souvient, en assez mauvaise intelligence avec le groupe des politiques qui leur paraissait un peu le vulgaire de la démocratie. Les purs républicains politiques n’avaient pas toujours l’avantage dans leurs rencontres ou publiques ou privées avec les républicains socialistes. Lorsque la révolution de février vint tous les surprendre, de part et d’autre ils devaient être encore émus d’une chaude dispute qui avait eu alors beaucoup de retentissement. La question du communisme, s’étant trouvée posée par hasard entre les deux camps, avait soulevé une discussion qui, commencée avec éclat, s’était terminée sur un terrain assez personnel pour qu’il y ait indiscrétion à l’y suivre.

Si délicats qu’ils fussent, ces rapports ne pouvaient cependant manquer de se resserrer sous la pression des événemens. Les événemens portaient au pouvoir par une même nécessité et la fraction ardente, qui tenait le mieux dans sa main les fils conducteurs des masses, et la fraction plus modérée, qui n’avait jamais cessé d’être en contact avec la bourgeoisie. Il fallait bien s’accorder pour avoir quelque force, et cependant, dès les premiers jours du gouvernement provisoire, on parla de tous côtés des dissentimens qui éclataient dans son sein. Nous croyons sage d’ignorer ces divisions intestines, et nous aimons mieux admettre que, ceux qui penchaient vers les exagérations socialistes ayant tempéré leur zèle, ceux qui méprisaient par trop le problème social, pour parler la langue du jour, ayant abdiqué leur indifférence, le gouvernement est entré tout entier dans une voie de concessions réciproques, où rien n’a été fait sans le consentement et la responsabilité de tous ses membres.

Qu’est-il arrivé cependant ? On a laissé crier et propager partout cette devise où il y a plus de péril que de sens, à savoir que la révolution de février était une révolution sociale. Il n’y a point de révolution sociale dans un pays où il n’y a point de castes, et il n’y a point de castes en France, à moins qu’on ne dise, comme dans certains clubs, la caste des propriétaires. Il n’y a point de révolution sociale dans un pays dont on pourra bien fouiller tous les abîmes sans en tirer jamais un Spartacus ou un Szela. La France était placée, par toutes ses institutions civiles, sur la pente même de la démocratie ; on avait essayé de lui barrer le chemin ; au lieu de rétrograder, elle a précipité sa marche en inaugurant la république ; mais rendre la dignité de citoyen plus facile à conquérir, répandre plus équitablement l’instruction et le bien-être en même temps que la liberté, élever le plus d’individus possible à la conscience de leurs droits et de leurs devoirs publics, inviter enfin le pays à se gouverner lui-même dans son chef et dans ses membres, voilà l’œuvre de la république, telle que la France la veut. Or c’est là continuer régulièrement et pacifiquement une œuvre qui compte déjà soixante années ; ce n’est pas lui en substituer une autre, comme l’entendraient les meneurs en sous-ordre qui travaillent la foule au profit d’un aveugle radicalisme. Pour ceux-là, vraiment, il n’y aurait point de filiation naturelle entre 1789 et 1848 ; la jeune république ne procéderait point de la vieille révolution ; elle aurait, tout au contraire, été mise au monde pour la vaincre et la corriger ; elle serait le triomphe de je ne sais quelle fraternité sur je ne sais quel égoïsme qui daterait justement du grand jour de 89, salué jusqu’ici comme une ère d’émancipation. De par cette fraternité, la société, telle qu’elle existe à présent, serait menacée d’une dépossession générale plus ou moins lente, plus ou moins douce, suivant qu’on lui appliquerait les procédés de la nouvelle science sociale ou les rigueurs d’une violence salutaire ; elle n’aurait de choix qu’entre les deux.

Nous ne croyons pas qu’il faille s’effrayer outre mesure de ces prédications qui échoueront toujours contre les réalités ; mais, jetées dans les masses, soit avec une passion brutale, soit avec une apparence quelconque de doctrine réfléchie, elles les occupent et les remuent. Ces idées constituent ainsi un moyen d’action considérable qui échappe au gouvernement, et peut, d’un moment à l’autre, se tourner contre lui. Aussi tous ceux qui dans le gouvernement inclinent de ce côté-là par d’anciennes affinités sont nécessairement plus tentés que les autres de ressaisir l’influence dont ils sont sûrs de disposer dans les régions souterraines du pays toutes les fois que par leurs actes ou par leurs discours ils donneront aux radicaux des gages ostensibles. Au gré du pays raisonnable, ils ont déjà cédé trop souvent à cette tentation. Ceux de leurs collègues qui se rapprochent davantage par leurs origines politiques du fonds commun de l’opinion, obéissant à des nécessités que l’on ne peut point apprécier hors de leur place, se résignent ou s’abstiennent.

Les uns et les autres pourraient cependant, s’ils le voulaient, s’appuyer sur le pays tout entier ; ils y trouveraient à coup sûr autant d’énergiques secours qu’il leur en faudrait pour dominer des exigences trop irrégulières. Tous les citoyens honnêtes, sans distinction de rang et de profession, tous les amis de l’ordre et du travail se sont rangés autour du gouvernement comme un corps compacte. Il n’est personne qui ne repousse aujourd’hui les réminiscences du passé, personne qui embrasse un autre avenir que l’avenir républicain, et pourtant l’immense majorité est encore frappée de suspicion. Elle n’a pas fardé les motifs pour lesquels elle adhérait à la république ; elle ne s’est pas vantée d’un enthousiasme qu’elle n’éprouvait point, et l’on révoque en doute sa sincérité, comme si elle eût voulu donner le change sur ses sentimens ; on affecte de lui dire qu’on est la minorité, et que c’est à la minorité de gouverner et d’instruire la majorité dans cette espèce d’exil où on la relègue. Que les démagogues tentent ainsi d’éloigner le gouvernement de ce qu’il y a dans le pays de plus solide et de mieux assis, on se l’explique par le désir de peser d’un poids plus absolu dans les nouveaux conseils de l’état ; mais que le gouvernement lui-même se fasse exclusif, comme la chose est trop évidente, que, sentant le danger comme il le sent, il se renferme dans un cénacle où n’entre qu’une coterie, sans en appeler largement au véritable esprit public de la France, c’est là ce qui ne se comprendrait pas, s’il ne s’introduisait des motifs très humains jusque dans la direction supérieure dés circonstances les plus graves.

Les républicains de la veille, très neufs pour la pratique des affaires, n’y apportaient pas, on doit le dire, des qualités particulièrement éminentes. La situation les a pris comme elle les a trouvés. Nous exceptons, bien entendu, ces hautes intelligences qui, habituées à planer dans les sphères abstraites de la science ou de la poésie, élèvent facilement les choses à leur niveau plutôt qu’elles ne se mettent elles-mêmes au niveau des choses ; ces réserves admises, il est évident que, si la tâche révolutionnaire n’est pas au-dessus du caractère de ceux qui l’ont commencée, ils n’ont pas néanmoins toutes les facultés nécessaires pour la mener à bien. Les hommes ne suffisent pas à l’œuvre. Or, le propre de cette sorte d’insuffisance, c’est précisément, non point de s’ignorer, mais de refuser un concours qui lui est toujours suspect, parce qu’elle a toujours peur de se trahir en s’associant à ce qui n’est pas elle. Il y a beaucoup de cette jalousie dans l’anathème implacable prononcé par les républicains de la veille contre les républicains du lendemain. Sans doute il ne faut point provoquer de réactions violentes en brusquant les fusions ; mais c’est aussi agiter et passionner la foule que d’empêcher les accommodemens les plus sensés, en mettant à l’index tout ce qui n’est pas soi et ses amis.

Le pays n’a plus maintenant d’illusion sur cette situation trop complexe du gouvernement provisoire, et c’est là ce qui le décourage, c’est là ce qui lui fait ajourner toute espérance et toute satisfaction jusqu’à l’ouverture de l’assemblée, dont il attend un salut qu’il ne voit nulle part ailleurs. Le pays s’aperçoit que le gouvernement est menacé tout comme lui par le voisinage des influences socialistes qui l’assiègent, et peut-être même le divisent. Le pays sent que le gouvernement, par tel ou tel motif, se réduit trop à n’être que l’instrument d’un ancien parti politique, qu’il lui manque ainsi le nerf indispensable pour dompter la crise, qu’il lui manque même la volonté bien ferme de se consolider sur de meilleures bases par un ralliement général. Le pays enfin, dans son expression la plus vraie, la plus fidèle, par ses représentans les plus naturels, par tout ce qui a sur le sol national de la consistance et de l’autorité, le pays se plaint qu’on ne se fie pas assez à lui, qu’on veuille trop lui souffler son rôle et lui conduire la main, au lieu de s’en rapporter à son mouvement spontané. Capacité trop moyenne pour bien conduire, prétention absolue de conduire tout, dictature impérieuse vis-à-vis de la société réelle, complaisance au moins exagérée vis-à-vis des utopies socialistes, voilà les torts volontaires ou involontaires que l’on entend presque partout reprocher aux dominateurs de la république naissante. On ne se dissimule pas les embarras de leur position, personne ne leur refuse la juste dose de reconnaissance qui leur est due ; on s’attriste seulement à la vue des fautes gratuites qui compromettent leur mission.

La situation financière et commerciale révèle trop cruellement le vice du système, si toutefois il est possible qu’il y ait un système quelconque au milieu des variations inséparables du provisoire. C’est par l’état de la Bourse et du commerce que se traduisent toutes les phases de la situation politique. Aussi, n’y a-t-il point à s’y tromper, ce ne sera jamais qu’un remède politique qui nous tirera de la détresse d’argent dont nous souffrons maintenant par toute la France. Le mal est dans la disparition du capital, dans l’interruption du travail : le capital et le travail ne reprendront leur association fructueuse que lorsqu’ils n’en seront plus détournés par la crainte ou par le rêve des associations problématiques. Il faut donc, avant tout, un pouvoir décidé, qui reconstitue énergiquement l’autorité publique et lui donne une direction éclairée. Les transactions commerciales, la circulation du numéraire et du crédit ne marcheront pas à moins. Ce n’est pas une raison cependant pour ne point tenter des expédiens plus spéciaux ; il y a l’urgence de la force majeure qui pousse à essayer quoi que ce soit pour produire n’importe quoi, et c’est encore un soulagement pour le malade que de se retourner dans son lit de douleur.

La république a sur les bras et les ateliers nationaux de la capitale et les troupes de l’armée des Alpes. Ce sont de lourdes dépenses qui viennent, sans qu’on y puisse rien grever, pour un temps indéterminé, le lourd budget laissé par la monarchie. Ce budget, qui se soldait si tristement par un déficit chaque année plus fort, marchait pourtant, jusqu’à nouvel ordre, à l’aide des caisses d’épargne et des bons du trésor. Ces ressources extraordinaires sont maintenant supprimées, et il ne reste de disponible que les recettes ordinaires. On aura beau réduire le traitement et le nombre des employés, on ne parera point au vide du trésor avec des économies de détail. Les contributions indirectes ne rendent plus nécessairement que dans les proportions, chaque jour décroissantes, de l’aisance et de la sécurité publique : L’augmentation des 45 centimes n’élèvera point de beaucoup le revenu de la contribution directe, du moment où, comme il était trop facile de le prévoir, il a fallu renoncer à l’appliquer aux petites cotes. Peut-être aussi les plus imposés, qui sont seuls poursuivis, seront-ils d’avis d’attendre, pour payer les 45 centimes, que l’assemblée nationale en ait approuvé la perception ; c’est du moins ce qui se dit beaucoup en province. Enfin, l’emprunt des cent millions et le comptoir général n’ont pas tenu plus qu’ils ne promettaient. Bref, avec de nouvelles charges, le trésor ne sait point encore où se créer de nouvelles rentrées.

Les projets abondent pour en faire, et tous tranchent dans le vif, parce que tous proclament que la crise est extrême. Comme en toute extrémité, ces projets ne laissent malheureusement de choix qu’entre un moindre inconvénient et un pire. Il serait ainsi question de mettre dans la main de l’état toutes les banques du pays pour les changer en une grande fabrique de papier-monnaie : on ferme les yeux pour ne pas voir que cette valeur, dépendant des vicissitudes par lesquelles passerait l’état, subirait immédiatement la dépréciation qui résulte toujours d’une pareille dépendance en des temps orageux et dans des pays troublés. On ne pense pas assez que cette dépréciation augmenterait par une conséquence infaillible en raison directe du chiffre de l’émission, et de hardis calculateurs portent ce chiffre jusqu’à 2 milliards et demi. Les uns se procurent cette masse énorme de capital fictif par le rachat des chemins de fer, des canaux, etc., par l’expropriation de toutes les grandes compagnies ; mais le capital fondé sur cette garantie ne sera sérieux qu’autant que l’état subira les charges nécessaires à la conservation de la garantie elle-même, paiera par exemple les propriétaires dépossédés, et continuera les lignes de fer inachevées, les exploitations en train ; toutes charges soldées, restera-t-il un excédant ? D’autres proposent différentes combinaisons pour ajouter encore à la gêne de la propriété foncière en la frappant d’une hypothèque légale au profit du pays, et ne reculent point devant l’idée d’un emprunt forcé. Nous ne dirons rien de l’attitude du gouvernement au milieu de cette anxiété fiévreuse qui l’obsède de ses suggestions ; nous comprenons l’immense responsabilité dont l’appréhension le réduit sans doute à se défier si long-temps de lui-même et à n’avoir pas de pensées qui lui soient propres ; nous ne pouvons pourtant oublier qu’en de pareils labeurs c’est la décision qui est le remède souverain et la souveraine vertu.

Qu’il y ait d’ailleurs dans chacun de ces plans pris à part un germe utile, un côté praticable, nous ne le nierons pas. Il y a seulement dans tous une chose qui nous effraie, l’idée grandissante d’une substitution générale de l’état aux lieu et place des industries individuelles. À toute autre époque, nous aurions vu sans tant d’inquiétude l’action de l’état compter pour beaucoup dans l’existence publique, et nous croyons que cette action, largement exercée, est une des conditions indispensables, un des élémens fondamentaux de la démocratie. Aujourd’hui, cet élément, développé sans réserve par les théoriciens, menace de devenir tout à lui seul et d’absorber complètement la part qu’il ne faut jamais ôter à l’action des individus dans la vie des sociétés, si l’on ne veut pas sacrifier le libre ressort de la vie aux rouages d’un mécanisme inflexible. C’est toujours par l’angle du régime industriel, par le biais des questions financières, que les utopistes modernes ont abordé la réforme des mœurs sociales et sont montés à l’assaut de l’ordre qu’ils trouvaient établi dans le monde. C’est encore par là qu’on nous tâte aujourd’hui, et l’on doit juger quelle précipitation et quel orgueil dirigent l’expérience, quand on sait que l’opérateur a plein pouvoir pour expérimenter.

Nous ne craignons pas de l’affirmer, l’état de choses, tel qu’il est avec ses douleurs et ses périls, se ressent directement de cette expérimentation pédantesque et violente qui nous est appliquée. Nous sommes un peu l’argile du potier ; le potier qui veut nous pétrir est convaincu que nous lui devons encore bien de la reconnaissance, puisqu’il consent à fabriquer avec cette vile matière que nous sommes le beau chef-d’œuvre qu’a rêvé son génie. Ce sublime artisan, le premier ouvrier de France, c’est M. Louis Blanc. Nous ne voulons point insister sur les discours qui sortent de temps en temps de cette retraite assez magnifique où la gratitude nationale l’a d’avance logé. Ce sont des oracles passablement longs, contre l’ordinaire du genre, mais qui ont, en revanche, le mérite d’être trop clairs pour tout le monde, un mérite dont l’auteur se passerait bien. Quand on fait tant que de s’asseoir sur le trépied, ce n’est pas pour dire des choses d’une simplicité si simple, qu’à première vue personne n’en veuille, tant on voit bien tout de suite le peu qu’elles valent. Il n’y a que M. Louis Blanc qui soit aujourd’hui persuadé que ce peu est beaucoup ; M. Louis Blanc se confine dans les prospérités philosophiques de son département ; il en jouit avec une grace dédaigneuse pour quiconque ne partage pas sa béatitude. M. de Lamartine a tout le tracas de l’Europe ; il faut qu’il suive au pas de course les armées en marche, qu’il ait l’œil sur les insurrections des peuples et l’oreille aux conversations des diplomates. M. Ledru-Rollin est souvent bien empêché de ses commissaires. M. Garnier-Pagès, avec un dévouement qui épuise ses forces, travaille nuit et jour à remplir un trésor nuit et jour vidé. M. Louis Blanc seul a le privilège de regarder aux étoiles, et, quand il redescend sur la terre, il trouve un auditoire tout prêt pour battre des mains. Il entretient cet auditoire de ses ennemis et de sa santé ; il ne le flatte pas, il lui déclare seulement qu’il l’admire, et il a la modestie de ne pas exiger de retour. Peine perdue ! l’admiration ravit tous ceux qui l’écoutent, et, ses harangues finies, on ne peut jamais s’empêcher de le passer de mains en mains à sa voiture, quand toutefois les épaules populaires n’ont pas le bonheur de le porter en triomphe.

On a fait assez généralement justice des belles choses qui se débitent en si grande solennité ; les ouvriers eux-mêmes n’ont pas la moindre sympathie pour l’égalité des salaires, et le poteau de pénitence leur a semblé d’un très médiocre effet, parce que la plupart ont depuis long-temps quitté l’école mutuelle. Quant à l’établissement d’une consommation proportionnelle au besoin, nous réservons notre avis en toute humilité, jusqu’au temps où M. Louis Blanc, après avoir définitivement fixé la valeur, voudra bien fixer aussi l’étalon du besoin. Voilà pour sûr un nouveau problème, et comment le résoudre ? N’y aura-t-il pas toujours des hommes qui paraîtront des gloutons tant que l’autopsie n’aura pas prouvé la légitimité de leur appétit ? Ces belles choses ont cependant leur effet sérieux, leur part regrettable dans les mesures du gouvernement provisoire. Si nous ne supposions M. Louis Blanc trop au-dessus de la critique pour se soucier de ses contradicteurs, nous croirions qu’on n’a pas eu l’intention de lui être désagréable en supprimant le seul enseignement public qui pût faire concurrence au sien, et certes une concurrence sérieuse. Ce n’est pas d’ailleurs l’unique endroit par où la réforme du Collège de France pourrait être attaquée ; nous le disons, puisque l’occasion s’en présente, il y a dans l’organisation nouvelle de cette école, greffée sur une autre, quelque chose à la fois de vulgaire et de bizarre, de pompeux et d’étriqué, qui n’a charmé personne. Nous sentons bien pourtant que ce n’est point à nous de nous plaindre avec l’amertume que de plus indifférens y mettraient ; cieux de nos amis et de nos plus éminens collaborateurs ont été trop durement atteints par cette singulière opération pour que nous ne laissions point à d’autres le soin de blâmer la mesure qui les a frappés.

Revenons cependant à l’autorité effective de M. Louis Blanc. Nous la trouvons encore trop visiblement dans le décret qui sanctionne par une pénalité la violation du règlement relatif aux heures de travail ; nous la trouvons surtout dans le programme qui termine la seconde circulaire de M. Ledru-Rollin. Qu’est-ce en effet que ce programme de constitution signifié de Paris à tous les candidats de France comme un mandat impératif ? N’est-ce pas un résumé catégorique du catéchisme social de M. Louis Blanc ? La seconde circulaire de M. Ledru-Rollin a encore moins réussi que la première. Cela tient évidemment à la fidélité scrupuleuse avec laquelle le ministre de l’intérieur a transcrit sur son manifeste électoral les dogmes favoris de l’église socialiste. Hors de l’église, point de salut ! C’est la devise de tous les sectaires ; il y en a plus d’un parmi les commissaires du gouvernement. Seulement, quand on entend dans les provinces que, pour ne pas être « un député tiède et dangereux, » il faut vouloir « la reconstitution démocratique de l’industrie et du crédit, » comme on ne comprend pas bien tout de suite, on interroge les échos du Luxembourg, et, comme alors on comprend trop bien, l’on se désole de n’être admis au service de la patrie qu’à la condition de passer sous les fourches caudines de la fameuse brochure. Qu’est-ce, au pied de la lettre, que « l’instrument du travail assuré à tous ? » Qu’est-ce que « l’association volontaire substituée aux impulsions désordonnées de l’égoïsme, » et sera-t-elle encore volontaire, si l’égoïsme n’y entre pas volontairement ? Ce sont les commissaires de M. Ledru-Rollin qui sont chargés de répondre à ces questions délicates ; ils ont pour cela 40 francs par jour, ils se mettent à quatre, et, si par hasard on les serre de trop près, ils s’écrient avec la circulaire que « le temps des ruses et des fictions étant passé, se sentant assez forts pour être vrais, ils prétendent parler haut et ferme et conquérir des partisans. » Le mot nous plait : c’est là ce qui s’appelle « répandre la lumière à flots, » ou bien encore « faire briller dans son éclat majestueux la noble et grande figure de la république ; » c’est là « de l’enseignement viril. »

La virilité de cet enseignement ne lui a pas gagné beaucoup de prosélytes. Nous voulons bien que le gouvernement, dans la précipitation de ses choix, n’ait pas toujours pu avoir la main très heureuse ; il aurait dû pourtant ne pas révoquer ceux de ses agens qui tempéraient le plus sagement les difficultés de leur mission par les qualités de leur esprit ou de leur caractère ; il aurait dû ne pas jeter si fort à l’aventure sur les provinces cette nuée de délégués qui n’y ont certainement pas fait goûter le nouvel ordre de choses. Et comment la république ne souffrirait-elle pas, pour ainsi dire, de la révolution, quand le premier axiome de ceux qui viennent la proclamer, leur mot de ralliement, leur cri de victoire, c’est que le droit révolutionnaire couvre ou détruit tous les droits. Prenons-y garde : c’est sans doute une notion précieuse à cultiver dans la pensée d’un peuple libre que la notion du pouvoir constituant ; mais il ne faut pas qu’elle efface jusqu’au dernier vestige le respect du pouvoir constitué. Loin de s’affermir sur les bases même de la conscience publique, toute autorité serait bientôt alors en ruine, parce que la conscience, dans un perpétuel ébranlement, ne saurait plus distinguer ce qui est défendu de ce qui est permis, et tiendrait ses plus soudains caprices pour une loi suffisante.

Nous vivons plus ou moins depuis soixante ans sous une succession de régimes révolutionnaires ; nous voudrions voir venir enfin un régime de droit. Si la république tient à nous le donner, elle n’y réussira pas en prenant toujours pour raison exclusive de ses actes la maxime despotique : Salus populi suprema lex. Le peuple sera toujours tenté de croire que faire son salut, c’est faire sa volonté Les démonstrations qui, dans ces derniers jours, ont troublé quelque peu, non pas la tranquillité, mais le calme régulier de Paris, n’étaient qu’un jeu bruyant de cette volonté populaire ; les démonstrations plus sérieuses qui ont arraché de force les quittances des loyers étaient un jeu lucratif ; les démonstrations oratoires qui ont jusqu’ici interdit aux troupes le séjour de Paris, et par cette exigence éloigné, dit-on, du ministère le général Cavaignac, qui ne voulait point la subir, les déclamations des clubs contre l’armée, sont une fantaisie réfléchie de cette souveraineté qui se croit sans appel, parce qu’elle est sans règle. Toutes les fois que le gouvernement exaltera trop dans ses paroles le droit suprême de la révolution, il encouragera dans la foule le suprême mépris des libertés particulières, il atténuera l’idée de la puissance publique.

Nous appelons de tous nos vœux le jour où cette puissance formée par les représentans de la nation entière viendra construire enfin la légalité nouvelle. Nous souhaitons ardemment que cette légalité tienne compte des vrais besoins qui n’ont pas été jusqu’ici satisfaits, des espérances légitimes qui n’ont pas été récompensées ; nous voulons qu’elle apporte tout le remède possible aux misères guérissables, mais nous voulons aussi que cette légalité une fois reconnue demeure respectable et sainte. Voilà pourquoi nous demandons au pays, qui va commencer dans huit jours ce grand enfantement, de nous envoyer des hommes assez intelligens pour concevoir la loi de l’avenir, assez courageux pour la défendre contre la turbulence du présent.

La réaction anti-française poursuit son cours en Belgique. Le sentiment dynastique, jusqu’ici lettre morte dans ce pays ou qui du moins n’avait jamais dépassé, à l’égard de Léopold, les bornes d’une bienveillante indifférence, s’y traduit par les plus bruyantes ovations, depuis que c’est là une façon de protester contre les menaces de notre propagande républicaine. Des clubs long-temps rivaux fraternisent et se fusionnent au nom de l’intérêt de nationalité. Les élections générales, qui naguère eussent donné le signal de luttes acharnées, semblent devoir accélérer cette coalition légitime, bien loin de la ralentir ; on voit déjà circuler des listes où les candidats catholiques apparaissent confondus avec les candidats libéraux. Une transformation plus inattendue et plus significative encore s’opère au sein des partis commerciaux. L’élan qui précipitait les Flandres vers l’union douanière avec la France s’est brusquement arrêté devant les provocations blessantes du républicanisme français ; ces provinces, où la haine du nom hollandais était hier poussée jusqu’à la monomanie, sont aujourd’hui les premières à demander l’union douanière avec les Pays-Bas. Des négociations sont déjà ouvertes, à ce sujet, entre les cabinets de Bruxelles et de La Haye, et, du moment où la Belgique prend l’initiative de ces négociations, le succès n’en est pas douteux.

Nous livrons ce dernier fait aux méditations de nos maladroits propagandistes ; nous ne le regrettons pas. En recherchant l’alliance néerlandaise, la Belgique obéit aux lois les plus impérieuses de sa nature. La Hollande, essentiellement maritime et dépourvue d’industrie, est l’indispensable complément de la Belgique, essentiellement manufacturière et dépourvue de moyens extérieurs de transport. Pour avoir méconnu cette solidarité, pour avoir essayé d’y échapper, tantôt par de chimériques essais d’alliances transatlantiques qui lui ont fait perdre de vue les marchés du continent, tantôt par l’alliance ruineuse du Zollverein, la Belgique a vu, en dix-sept ans, son paupérisme tripler. La Hollande n’offre pas seulement à la Belgique un débouché important ; elle lui offre en outre, par ses bestiaux, sa pêcherie, son commerce de grains avec la mer Noire, un élément non moins essentiel de bien-être : la vie à bon marché.

Disons plus, l’union douanière hollando-belge facilitera dans l’avenir, au lieu de lui nuire, l’union douanière de la Belgique et de la France.

La Belgique, en se sentant plus forte, deviendra moins défiante. Elle ne craindra plus de voir son absorption commerciale par la France dégénérer en absorption politique, du moment où la nationalité néerlandaise sera là pour faire contrepoids. Du côté de la France, bien des obstacles disparaîtront aussi. Notre industrie linière ne redoutera plus autant l’envahissement des produits de l’industrie similaire belge, lorsque la Hollande détournera une partie de ces produits. Nos autres industries n’auront plus le droit d’opposer à la Belgique l’infériorité relative de son marché, dès que ce marché se trouvera accru, par l’accession de la Hollande et de ses colonies, d’environ six millions de consommateurs immédiats. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que la dissemblance de productions sur laquelle se base naturellement l’union hollando-belge existe, à un plus haut degré encore, entre la France et les Pays-Bas, et qu’aucun empêchement sérieux ne s’élèvera de ce côté.




REVUE SCIENTIFIQUE


Les commotions politiques ne sauraient arrêter la science dans la voie qu’elle s’est tracée : elles légitiment au contraire et nécessitent de plus en plus son intervention dans le domaine de la vie pratique. Parmi les nouveaux résultats qui s’offrent sur ce terrain à la curiosité de la critique, il n’en est pas de plus intéressans, à notre avis, que les procédés qui peuvent donner une impulsion nouvelle à l’agriculture et en multiplier les bienfaits. Depuis long-temps étudiée par tous les agronomes avec une louable sollicitude, la question des engrais vient d’être reprise avec une nouvelle ardeur, dans ces derniers temps, en France et en Angleterre. Cette question est, pour l’agriculture, de la plus haute importance. L’Angleterre par de grandes expériences, la France et l’Allemagne par de savantes recherches, ont également préparé la solution d’un problème qu’on ne peut bien comprendre, si on ne remonte aux principes mêmes de la physiologie végétale.

Ce serait une grande erreur de croire que les élémens primitifs qui composent les corps répandus dans l’espace sont complètement anéantis après avoir fait partie intégrante d’un être organisé ou d’un minéral. Rien ne se perd dans la nature, a dit un chimiste célèbre, rien ne s’y crée : un mouvement éternel fait circuler la matière, qui, tantôt pénétrée du souffle vital, entre dans la composition de nos tissus, et, tantôt rejetée par les excrétions ou frappée par la mort, est rendue à la masse des corps inertes qui nous entourent. Chaque être animé est un laboratoire où se réunissent un certain nombre de ces élémens dans des combinaisons bien définies, donnant ainsi naissance à des composés (les principes immédiats) qui n’appartiennent qu’à l’organisation. La plante et l’animal vivent et se développent l’un pour l’autre ; il règne entre eux une admirable harmonie, qui règle à la fois leurs dépenses et leurs besoins. Tandis que l’animal emprunte à la plante son aliment, celle-ci le puise dans l’atmosphère et dans le sol. Aussi l’agronome qui veut d’abondantes récoltes ne doit poursuivre qu’un but, celui d’établir une juste proportion entre la richesse des milieux qu’il cultive et les pertes nécessaires à l’accroissement des végétaux. Pour l’atteindre, il ne faut pas qu’il procède d’une manière aveugle. Comme toutes les choses qu’il est donné à l’intelligence humaine de découvrir et de perfectionner par l’analyse, les progrès de l’agriculture doivent être la réalisation d’une idée, l’application d’une loi scientifique. Or, la chimie organique, dont l’étendue est tous les jours reculée par de nouvelles découvertes, la chimie organique, grace aux travaux de MM. Payen, Boussingault, Dumas, Liebig et tant d’autres savans illustres, a donné le secret de la pratique qui promet aux peuples la fertilité de leurs terres.

Cependant à côté de la théorie devait être placée la sanction de l’expérience, ce juge souverain qui arrête les élans de l’imagination et en démontre les écarts. Les tentatives qui ont été faites en Angleterre, celles qui sont journellement répétées dans nos départemens du nord, ont maintenant effacé tous les doutes et tranché la question si utile et si controversée de certains engrais employés comme moyens de fertilisation du sol.

On donne en chimie le nom d’engrais à toute substance solide, liquide ou aériforme, que les plantes peuvent s’assimiler pendant l’acte de la végétation. Elles tirent de l’atmosphère certains des principes dont la nature se sert pour les développer ; en un mot, elles respirent comme les animaux, elles absorbent comme eux des gaz, et secrètent comme eux des humeurs. L’homme ne peut modifier la composition de l’atmosphère ; c’est donc dans le sol qu’il doit verser les élémens destinés à la nutrition des plantes. Quand les parties vertes d’un végétal sont frappées par les rayons solaires, elles s’emparent du carbone contenu dans l’acide carbonique de l’air que nous respirons ; l’azote vient aussi en partie au végétal de la même source. L’eau, et quelques composés chimiques désignés sous le nom d’oxides, des sels, tels que des phosphates, des carbonates, des silicates, des sulfates, etc., lui sont fournis par la terre où il est implanté. Le problème de la fertilisation du sol consistait donc à trouver des encrais composés des substances qui constituent l’aliment des plantes. C’est d’après ces principes que M. Liebig a cru que l’on pouvait obtenir de belles récoltes en jetant sur les terres la cendre des végétaux. La plante qui s’étiole est comme la jeune fille chlorotique dont le teint se décolore et se flétrit. Le sang de la malade est, on le sait, très appauvri, et la quantité de fer qui devrait y être dans l’état normal est considérablement diminuée. Mais qu’on introduise dans cette organisation qui languit le métal qui manque, que les organes en reçoivent l’influence bienfaisante, et bientôt la fraîcheur et tous les attributs de la santé reparaîtront. Ainsi, d’après le savant chimiste de Giessen, les engrais minéraux donnent à la plante les sels métalliques au moyen desquels la végétation devient luxuriante et les récoltes très riches.

Quelques agronomes ont essayé en Angleterre de fertiliser le sol en le couvrant de substances minérales ; mais les pluies ont entraîné ceux des sels qui étaient solubles, et l’insuccès n’a été que trop certain. En vain ont-ils voulu les retenir en faisant calciner les cendres avec d’autres corps, de la craie par exemple : les composts (c’est ainsi qu’on désigne ces engrais), ayant été semés sur les terres, n’en ont pas moins laissé s’écouler encore les substances salines qu’une gangue artificielle ne pouvait abriter de l’action dissolvante des eaux. Cependant de véritables manufactures s’étaient élevées pour la fabrication des engrais minéraux dont l’exploitation avait paru devoir être si féconde, que M. Muss Pratt de Liverpool s’est muni d’une patente au nom de M. Liebig. La question des engrais minéraux ne laisse plus aujourd’hui le moindre doute dans l’esprit des agronomes de la Grande-Bretagne. Les pertes considérables et le mécontentement de quelques-uns le prouvent assez.

Il était cependant bien facile de prévoir les résultats de ces expériences. Les plantes n’empruntent pas seulement à l’atmosphère le carbone et l’azote, qui concourent pour une si grande part à former la masse qu’elles présentent ; elles les puisent aussi dans le sol qui les supporte. Comment concevoir en effet que les graines, ces parties des végétaux qui renferment le plus de carbone ou qui en exigent le plus pour se développer, prennent ce principe dans l’atmosphère, alors que les feuilles, celles surtout des céréales, se dessèchent et se flétrissent, les feuilles, véritables poumons des plantes, qui ne doivent la singulière propriété d’absorber l’acide carbonique et d’en retenir le carbone qu’à la matière verte qu’elles renferment ? De même que l’administration du fer ne pourrait complètement réparer un sang appauvri, si les règles d’une hygiène éclairée ne venaient en aide à l’action du médicament, de même aussi le sol le plus riche en principes minéraux ne pourrait fournir à la plante qu’une nourriture insuffisante, si d’autres substances ne lui prêtaient une assistance salutaire.

Ainsi, d’après M. Liebig, une plante pour végéter n’avait besoin que de sels minéraux et d’air. La présence de l’ammoniaque dans le sol ou celle d’un engrais azoté était inutile. Les chimistes français, au contraire, ont toujours préconisé la nécessité indispensable de l’ammoniaque ou des engrais azotés. L’expérience agricole faite à si haut prix et sur une si large échelle en Angleterre par les partisans les plus fanatiques des doctrines de M. Liebig a donné pleine raison aux vues des chimistes français, et a condamné sans retour celles du chimiste allemand.

L’aliment si utile dont les végétaux ont besoin est donc cet azote qu’on retrouve dans les graines des céréales, que M. Payen a reconnu indispensable pendant l’acte de la germination, et qui entre dans tous les composés ammoniacaux. Les corps qui contiennent une plus ou moins grande quantité d’azote ne sont pas rares dans la nature ; tels sont les feuilles des arbres, certains végétaux herbacés, comme les lupins, les fèves et le maïs, qu’on utilise dans le midi de la France et en Italie, en les enfouissant dans le sol à l’état vert. Le sang, les détritus, la chair, en un mot toutes les parties des animaux qui sont très azotées, fournissent à ce titre d’excellens engrais. Celui que l’on emploie de préférence en Angleterre est fait avec les os. Les os ont le double avantage de fournir aux céréales, en même temps que l’azote, les phosphates terreux qui en constituent la charpente et dont le blé contient des qualités notables. Emprisonnée dans les sels métalliques auxquels le squelette doit la solidité qui lui est propre, la substance organique ne se décompose que lentement et ne fournit de gaz qu’après un temps très long. Aussi la terre qui a reçu les os en éprouve pendant des années l’heureuse influence. Cependant, si les matières azotées étaient libres, elles agiraient sans doute avec plus d’efficacité. C’est dans cette vue que les agronomes de la Grande-Bretagne ont employé le procédé, depuis long-temps connu, au moyen duquel on décompose les sels calcaires et l’on isole la matière organique. Ce genre d’exploitation a reçu un si grand développement, que des manufactures se sont établies en Angleterre pour la fabrication des engrais au moyen de matières minérales. Non-seulement la charpente osseuse des animaux morts, mais encore toute leur dépouille putrescible, est jetée dans de grandes cuves, que l’on remplit ensuite d’eau aiguisée d’acide sulfurique. Cet agent a la propriété d’empêcher la décomposition des substances organiques et de dissoudre les carbonates et les phosphates terreux : il atteint donc le but indiqué. La consommation d’acide sulfurique est si grande en raison de l’exploitation considérable des engrais azotés en Angleterre, qu’il existe des fabriques spéciales pour préparer ce réactif. Quoiqu’il ait la même composition chimique que celui du commerce, on a cru devoir lui donner un nom spécial, celui d’acide sulfurique agricole. Ainsi, la chimie a non-seulement tracé les règles d’une agriculture rationnelle, corrigé les erreurs et prévenu les pertes auxquelles conduisent les épreuves de l’empirisme, mais elle a encore donné les moyens faciles de conserver les substances qui modifient si puissamment le sol, en même temps qu’elle a doté l’hygiène des conditions les plus favorables à la salubrité publique. Combien de corps l’agronome ne pourrait-il pas utiliser, qui sont journellement perdus au détriment du sol qui s’épuise et des hommes qui en aspirent les émanations funestes ! Si l’on ne restitue abondamment à la terre les matériaux au moyen desquels les végétaux fleurissent et fructifient, les récoltes resteront stationnaires ; elles pourront même devenir insuffisantes, à une époque où, dans presque toutes les contrées de l’Europe, l’accroissement de la population est si rapide. En vain tourmenterait-on la terre avec la charrue ou la herse, si cette mère commune ne renferme les sels et les substances azotées que la végétation verse avec la sève dans tous les organes des plantes : l’homme, trop exigeant, ne ferait que tarir la source de ses bienfaits. Le maintien d’un équilibre constant entre les produits et les pertes que fait le sol est donc le secret de l’agriculture, comme l’équilibre entre les denrées et le chiffre des populations est celui du bien-être des masses. La perte de cet équilibre dans l’un ou l’autre cas doit nécessairement conduire à la pauvreté et à la misère. Aussi est-il permis de s’étonner que les ressources de la chimie ne soient pas appliquées dans toute la France, comme elles le sont dans les Flandres et dans la Grande-Bretagne.

Ce sont les matières ammoniacales qui enrichissent le sol ; la plante peut alors y puiser l’azote comme dans l’atmosphère : pourquoi donc ne pas fixer l’ammoniaque qui se répand dans les airs de mille points de la surface de la terre, soit des liquides sécrétés par les animaux, soit des matières animales en putréfaction ? Un peu d’acide sulfurique, jeté sur ces matières, s’emparerait de cet alcali volatil, et en se combinant avec lui donnerait naissance à un produit solide dont l’art agricole pourrait tirer profit. La poudre de couperose verte (sulfate de fer) pourrait servir au même emploi ; elle a d’ailleurs l’avantage d’être plus facile à manier, puisqu’elle est un corps neutre par sa nature. Ajoutez à cette poudre un peu de charbon animal, et tous les gaz méphitiques seront maintenus et neutralisés. Ainsi un mélange de couperose et de charbon animal fait par parties égales a le double avantage de désinfecter les matières qui exhalent une odeur pénible, et de fixer l’ammoniaque qu’elles versent dans l’espace. Tel est le procédé préconisé à juste titre par M. Dumas, à qui les arts doivent de si nombreuses et si utiles indications. Quelques kilogrammes de charbon animal et de sulfate de fer suffisent pour empêcher la volatilisation des matières qui s’échappent des fosses d’aisance les plus grandes et en détruire l’odeur repoussante. La dépense nécessaire pour obtenir un tel résultat serait peut-être de cinq centimes par jour dans nos grands établissemens, dans les salles des hôpitaux, par exemple, au sein desquelles se forme trop souvent, malgré les soins les plus dévoués, une atmosphère nuisible aux convalescens et aux malades. Détruire ainsi les foyers d’infection serait à la fois une économie et un important progrès d’hygiène. À quoi bon établir à grands frais des appareils de ventilation, quand on n’arrête pas la formation des gaz méphitiques ?

Les graves inconvéniens attachés au transport et à la fabrication des engrais azotés avec les matières excrémentielles de l’homme n’existent donc plus aujourd’hui. Espérons qu’en présence des moyens faciles dont l’art dispose contre les émanations des gaz si utiles pour la végétation, on saura prévenir le préjudice qu’une pratique malheureuse porte chaque jour à l’agriculture. Deux livres d’ammoniaque qui se dissipent dans l’air donneraient, si elles étaient retenues dans le sol, trente livres de blé : que l’on calcule alors l’étendue des pertes qui se font par la volatilisation des gaz qui s’élèvent des bassins de Montfaucon. C’est afin d’utiliser une partie de ces ressources qu’un chimiste habile, M. Jacquemard, a fait construire sur l’emplacement même de la voirie une usine destinée à l’exploitation du sulfate d’ammoniaque. Le réactif dont il se sert pour fixer l’alcali volatil est la chaux, qu’il mêle dans les eaux vannes ; l’ammoniaque se dégage, et il est reçu dans de l’eau chargée d’acide sulfurique.

Depuis que les sels ammoniacaux ont été employés dans l’art agricole, des expériences ont été entreprises sur une grande échelle dans plusieurs contrées de l’Europe, et partout en France, en Angleterre, les résultats ont été heureux. Nous citerons surtout ceux qu’ont obtenus MM. Kulhmann de Lille et Schattenman de Strasbourg. À une époque où les gouvernemens doivent prendre cette devise : la vie à bon marché, nous concevrions avec peine qu’on accueillit avec indifférence ces tentatives d’application de la science à l’agriculture. La chimie moderne, qui nous a déjà révélé tant de ressources fécondes, ne nous fera sans doute pas long-temps attendre de nouvelles lumières. Elle est entrée dans une voie où chaque progrès peut devenir une garantie de plus pour la prospérité publique.