Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1326

Règne de Charles IV le Bel (1322-1328)

◄   1325 1326 1327   ►



[1326]


Cette année la reine Jeanne, fille de feu l’illustre Louis, fut couronnée à Paris, le jour de la Pentecôte, à grands frais et avec un appareil pompeux quoique inutile. Cette même année, la reine d’Angleterre Isabelle, sœur du roi de France, craignant d’offenser son mari en demeurant plus longtemps en France, et croyant apaiser son mécontentement en se présentant à lui avec son fils aîné, prit congé du roi et de la cour, et se mit en route avec son fils pour l’Angleterre. Attendant quelque nouveau message de son seigneur, le roi d’Angleterre, elle résolut de demeurer quelque temps dans le comté de Ponthieu qui, disait-on, lui avait été assigné pour dot par le roi d’Angleterre. Pendant ce temps le bruit était, dit-on, venu aux oreilles du roi de France que le roi d’Angleterre avait fait tuer dans son royaume tous ceux du royaume de France qui demeuraient en Angleterre, et avait confisqué tous leurs biens. Le roi de France irrité ordonna de saisir tous les Anglais qui demeuraient dans le royaume de France, fit confisquer leurs biens, et les fit renfermer eux-mêmes dans diverses prisons du royaume. Cet ordre fut le même jour, à la même heure, exécuté dans tout le royanme de France c’était le lendemain de l’Assomption de sainte Marie. Les Anglais du royaume de France en furent merveilleusement épouvantés, car ils craignaient que, de même qu’ils avaient tous été pris en un seul jour, en un seul jour de même ils ne fussent tous livrés à la mort, mais Dieu, qui a coutume de changer ce qui est mal en mieux, en ordonna autrement, car le roi ayant appris la fausseté du rapport de la prise et du meurtre des Français en Angleterre, ordonna qu’on mît en liberté les Anglais qu’il avait fait saisir en France. Cependant il confisqua les biens des Anglais qui paraissaient riches, ce qui troubla beaucoup tous les hommes de bien du royaume, car cette action fit peser sur le roi et ses conseillers à cette affaire la honte de l’avoir commise plutôt par une détestable avarice que pour venger une injure du roi.

Cependant la reine d’Angleterre, résolue à s’embarquer pour l’Angleterre, hésitait vraisemblablement sur la manière dont elle pourrait le faire ; car le roi troublaient la paix de toute l’Angleterre ; elle voulait, dit-elle, tâcher de les faire périr, ou du moins, si elle ne le pouvait, les éloigner de la présence du roi, réparer par là les maux qu’ils avaient commis, et remettre le pays dans un état de paix. A la vue de leur seigneur, le fils du roi, la férocité des Anglais fit place à la douceur ils accueillirent avec une grande joie la reine, son fils et ceux qui la soutenaient, et s’empressèrent de faire connaître le plus promptement possible, dans le royaume et au roi, l’arrivée pacifique de la reine sa femme et de son fils, le suppliant de la recevoir, comme il le devait, avec clémence et bonté. Mais le roi d’Angleterre, opiniâtre dans ses mauvaises résolutions, au lieu de la recevoir avec bienveillance, lui manda avec indignation qu’il était mécontent qu’elle eût l’air d’entrer à main armée dans la terre d’Angleterre, soutenant toujours qu’elle était ennemie du royaume et du roi. A ce message, la reine craignit davantage pour elle mais elle rechercha autant qu’elle put, et obtint la faveur des barons et des bonnes villes, surtout de la ville de Londres. Ensuite la reine, espérant pouvoir ramener le coeur du roi à l’amour et à la clémence, se mit en route pour l’aller trouver ; mais le roi, dépravé par les conseils des méchans, comme l’ayant tout à fait en exécration, ne voulut ni la voir ni l’entendre. C’est pourquoi les barons indignés, se joignant au seigneur Jean de Hainaut, marchèrent au combat contre le roi, du côté duquel un grand nombre furent tués entre autres, Hugues le Dépensier, le principal des conseillers du roi, fut pris vivant ; et le roi, fuyant du champ de bataille avec un petit nombre des siens, se réfugia dans un château très-fortifié situé sur les frontières du pays de Galles et de l’Angleterre. Ensuite ledit roi, ayant voulu se transporter de ce château dans un autre endroit, fut pris par quelques barons postés en embuscade sur la route, et remis à la garde du frère du comte de Lancastre, appelé Court-Cou, parce que le roi avait fait décoller son frère le seigneur Thomas de Lancaster, et qui le retint très-soigneusement sous une étroite et sûre garde jusqu’à la fin de sa vie. Ensuite le conseil des barons et des comtes s’étant assemblé à Londres, Edouard, auparavant roi, fut, du consentement unanime de tous, jugé indigne et incapable de gouverner le royaume d’Angleterre, et justement privé désormais de la dignité et autorité royale et même du nom de roi ; ils couronnèrent roi, du vivant de son père, son fids brillant déjà, quoique jeune, de beaucoup de qualités. Aussitôt après, par le jugement des barons, Hugues le Dépensier fut traîné à la queue des chevaux et éventré ; ses entrailles furent brûlées pendant qu’il vivait encore, et pendu enfin, il termina misérablement sa vie. Ensuite plusieurs autres, qui le favorisaient dans ses mauvais conseils, périrent dans différens supplices d’un genre atroce.

Cette année, le seigneur cardinal Bertrand du Puy, auquel peu de temps après se joignit le seigneur cardinal Jean de Gaëte, fut envoyé en Italie en qualité de légat par le souverain pontife pour soutenir le parti de l’Église contre les Gibelins, et surtout contre les seigneurs de la ville de Milan, à cause desquels le seigneur pape avait mis en interdit les églises de la ville et de tout le pays de Milan ; mais ils n’observaient aucunement l’interdit ; et si quelques-uns, comme des religieux, voulaient l’observer, ils les contraignaient à fuir et à abandonner leur pays, ou les faisaient périr par divers supplices. Des gens affirment qu’un grand nombre furent tués parce qu’ils ne voulaient point célébrer en leur présence, ou leur administrer les sacremens ecclésiastiques. Vers ce temps mourut Edouard, roi d’Angleterre ; il fut honorablement enterré par sa femme et son fils et les grands de son royaume dans, la sépulture de ses pères ; son fils Edouard lui succéda, et fut confirmé sur le trône d’Angleterre. Celui à qui rien n’est caché sait si la mort du roi fut ou non hâtée. Vers ce temps, il s’éleva entre le comte de Savoie et le dauphin une violente guerre ; un grand nombre du parti du duc périrent, et beaucoup des gens du comte s’enfuirent ; beaucoup de nobles furent pris, à savoir le frère du duc de Bourgogne, le comte d’Auxerre, et beaucoup d’autres nobles et puissans : et ainsi la victoire fut remportée par le dauphin, que le père dudit comte de Savoie avait pendant longtemps opprimé par sa méchanceté : cependant le parti du comte paraissait plus nombreux et plus fort.

Pendant que Louis, due de Bavière, qui se regardait comme empereur, ainsi que nous l’avons dit, retenait auprès de lui dans les fers Frédéric, duc d’Autriche, le duc Léopold et les autres frères du duc d’Autriche troublaient l’Allemagne par des rapines et de toute sorte de manières. Mais le Seigneur, qui change comme il veut les cœurs des hommes, puisqu’en lui résident le droit et le pouvoir, non seulement des royaumes, mais même des rois, fit tellement pencher le cœur dudit Louis à la miséricorde envers ledit Frédéric duc d’Autriche, auparavant son ennemi, qu’il lui pardonna toutes ses offenses, le délivra de la prison où il était enchaîné, ainsi que plusieurs nobles retenus prisonniers avec lui, et le renvoya libre chez lui, et cela sans y être déterminé par aucune prière ou rançon ; cependant auparavant ils firent serment sur le corps du Christ, partagèrent une hostie en deux parties, communièrent à la même messe, et jurèrent de se tenir fidélité à l’avenir, ce que fit le duc d’Autriche. Ainsi libre, il s’en retourna chez lui avec les siens.

Vers le même temps vinrent, au nom de Berith, de l’université de Paris, vers Louis, duc de Bavière, qui prenait publiquement le nom de roi des Romains, deux fils de diable, à savoir maître Jean de Gondouin, Français de nation, et maître Marsil de Padoue, Italien de nation. Comme ils avaient été assez fameux à Paris dans la science, quelques gens de la maison du duc qui les avaient connus à Paris les ayant vus et reconnus, ils furent admis non seulement à la cour du duc, mais bientôt dans sa faveur. Un jour ledit duc leur adressa, dit-on, cette question : « Pour Dieu, qui vous a engagés à quitter une terre de paix et de gloire pour un pays en guerre, rempli de tribulations et de, calamités ? » Ils répondirent : « L’erreur que nous voyons dans l’Église de Dieu nous a fait exiler, et ne pouvant en bonne conscience la supporter davantage nous nous réfugions vers vous, à qui appartient, avec le droit de l’Empire, l’obligation de corri ger les erreurs, et de rétablir ce qui est mal dans l’état convenable ; car, disaient ils, l’Empire n’est pas soumis à l’Église, puisque l’Empire existait avant que l’Église possédât quelque domination ou souveraineté. Il ne doit pas être réglé par les lois de l’Église, puisqu’on trouve des empereurs qui ont confirmé l’élection des pontifes souverains et convoqué des synodes auxquels ils accordaient l’autorité de statuer, par le droit de l’Empire, sur des choses qui concernaient la foi. Ainsi, disaient-ils, si pendant quelque temps l’Église a ordonné quelque chose contre l’Empire et ses libertés, c’est une injustice, non conforme au droit, et une malicieuse et perfide usurpation de l’Église sur l’Empire. » Ils assuraient qu’ils voulaient soutenir contre tout homme cette vérité, comme ils l’appelaient, et que même enfin, s’il le fallait, ils supporteraient, pour la défendre, tel supplice, telle mort que ce fût. Cependant le Bavarois n’adopta pas entièrement cette opinion, ou plutôt cette folie ; et même ayant à ce sujet appelé des hommes experts, il la trouva profane et pernicieuse, parce que s’il l’avait adoptée, comme elle était hérétique, il se serait privé lui-même des droits de l’Empire, et par là aurait ouvert au pape une voie pour procéder contre lui. C’est pourquoi on lui conseilla de les punir, puisqu’il apparient à l’empereur, non seulement de défendre la foi catholique et les fidèles, mais même d’extirper l’hérésie. On dit que le Bavarois répondit à ceux qui lui donnaient ce conseil, qu’il était inhumain de punir ou de tuer ceux qui avaient suivi son camp, qui pour lui avaient abandonné leur propre patrie, une heureuse fortune et des honneurs. C’est pourquoi il n’y consentit pas, mais ordonna qu’on les assistât toujours, et les combla, selon leur état et sa magnificence, de dons et d’honneurs. Ce fait ne demeura pas caché au pape Jean ; aussi après avoir à ce sujet fait contre lesdits docteurs beaucoup de procédures selon les voies du droit, il fulmina contre eux et le Bavarois une sentence d’excommunication, qu’il envoya et fit proclamer publiquement à Paris et dans d’autres grandes villes.

La même année, le seigneur pape envoya à Milan un grand nombre de stipendiés, avec indulgence plenière ; contre les Gibelins, surtout contre Galeas et ses frères, dont le père, le seigneur Matthieu, vicomte de Milan, était mort excommunié, et contre d’autres Gibelins. C’est pourquoi à ce sujet on dit, non sans motifs, que le pape souffrit justement ces infortunes, l’église ne devant pas se servir contre ses ennemis du glaive matériel, et quelques-uns disant surtout que le seigneur pape avait commencé cette entreprise de son propre mouvement, sans consulter les cardinaux. Le pape se voyant donc appauvri, envoya des députés particuliers dans toutes les provinces du royaume de France, demander aux églises et aux ecclésiastiques de ce royaume, un subside pour poursuivre la guerre en Italie. Le roi de France le défendit, soutenant que c’était contraire aux coutumes du royaume ; mais le seigneur pape lui ayant écrit à ce sujet, le roi réfléchissant au je donne pour que tu donnes, lui accorda facilement sa demande. C’est pourquoi le pape accorda au roi pour deux ans la dîme sur l’Église. Ainsi, pendant que l’un tond la malheureuse Église, l’autre l’écorche. Ce subside pour le seigneur pape fut très-considérable ; car on exigea des uns la dîme, des autres la moitié, et de quelques-uns tout ce qu’ils purent avoir, en sorte que le pape recueillit de chacun de ceux qui possédaient des bénéfices ecclésiastiques par l’autorité apostolique, le revenu d’un an du bénéfice, ce qui était inoui jusqu’alors dans le royaume de France. C’est pourquoi on a sujet de craindre qu’à l’avenir il ne soit porté un grand préjudice à l’Église gallicane désolée, puisqu’il n’est personne qui s’oppose à sa spoliation.

La même année, quelques bâtards de nobles hommes de Gascogne attaquèrent les armes à la main et en grand appareil de guerre, les terres et, les villes du roi de France. Le roi envoya contre eux son parent le seigneur Alphonse d’Espagne, naguère chanoine et archidiacre de Paris, et depuis fait chevalier ; mais quoiqu’il eût dépensé au roi beaucoup d’argent dans la poursuite de cette affaire, il n’eut que peu ou point de succès ; et attaqué de la fièvre quarte, dont il mourut peu de temps après, il’ s’en retourna en France sans avoir acquis de gloire ni mis à fin son entreprise. Lesdits bâtards de Gascogne s’avancèrent avec quelques Anglais, jusqu’à Saintes dans le Poitou. La ville de Saintes était au roi de France mais elle était dominée par un très-fort château appartenant au roi d’Angleterre. Lesdits bâtards de Gascogne s’y retranchèrent et se défendirent vigoureusement contre la ville et le comte d’Eu, envoyé en cet endroit par le roi de France avec beaucoup d’autres nobles. Enfin pourtant les Gascons et, les Anglais, après avoir soutenu dans ce château un grand nombre d’assauts, y laissant quelques troupes pour le garder, s’enfuirent secrètement vers une plaine très-éloignée de la ville, et mandèrent au comte d’Eu et à ceux qui étaient dans la ville pour le parti du roi de France, qu’ils les attendaient dans ce lieu un certain jour qu’ils fixèrent pour combattre en bataille rangée. Ledit comte accepta volontiers le défi et, à la tête des siens et des hommes de la ville en état de porter les armes, il se rendit aussi vite qu’il put au lieu qu’ils lui avaient désigné. Les Gascons et les Anglais le voyant ainsi éloigné delà ville, prirent un autre chemin secret, et entrèrent dans la ville qu’ils brûlèrent entièrement avec ses églises. C’est pourquoi le comte d’Eu et le seigneur Robert Bertrand, maréchal de France, se voyant ainsi joués, poursuivirent les ennemis jusque dans la Gascogne, où ils soumirent à la domination du roi de France beaucoup de terres et de villes, et contraignirent tellement à fuir lesdits Gascons et Anglais, qu’ils n’osèrent plus désormais reparaître dans leur propre pays. Cette même année, la reine de France,enceinte fut conduite à Neufchâtel, près d’Orléans, parce qu’on espérait, comme l’avaient prédit quelques sorciers et sorcières, qu’en cet endroit plutôt qu’ailleurs, elle accoucherait d’un enfant mâle mais Dieu voulant manifester leurs mensonges, en ordonna autrement, car la reine mit au monde une fille ; peu de temps après mourut son autre fille, l’aînée.

Environ vers le même temps, le comte de Flandre, retenu pendant quelque temps en prison à Bruges par les habitans de cette ville, fut mis en liberté, après avoir cependant prêté serment d’observer fidèlement et inviolablement leurs libertés et coutumes, et de ne point à l’avenir leur causer ni faire causer aucun mal pour son emprisonnement ou sa détention, assurant que cela avait été fait pour son grand avantage. Il jura aussi désormais de se servir principalement de leurs conseils dans les affaires difficiles ; cependant, comme l’événement le prouva clairement, il ne tint pas ses promesses.