Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1323

Règne de Charles IV le Bel (1322-1328)

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[1323]


Cette année, Jourdain dit de Lille, Gascon très-noble par son origine, mais bas par ses actions, accusé auprès du roi de beaucoup de crimes rapportés par la renommée publique, ne put légitimement s’en justifier ; cependant, à cause de sa noblesse et de sa naissance, le pape Jean lui avait donné sa nièce en mariage. A la prière du pape, le roi lui remit miséricordieusement les dix-huit accusations dont il avait été chargé dans la cour de France, et dont chacune, selon la coutume de France, était digne de mort. Ingrat pour un si grand bienfait, il accumula d’autres crimes sur ceux qu’il avait commis, violant les jeunes filles, commettant des homicides, entretenant des méchans et des meurtriers, favorisant les brigands, et se soulevant contre le roi. Il tua de son propre bâton un serviteur du roi qui portait la livrée du roi selon la coutume des serviteurs. Dès qu’on fut informé de ses méfaits, il fut appelé en jugement à Paris. Il y vint entouré d’une pompeuse foule de comtes, de nobles et barons d’Aquitaine. Du côté opposé étaient le marquis d’Agnonitano, neveu de feu le seigneur pape Clément, le seigneur d’Albret et beaucoup d’autres. Après qu’on eut entendu ses réponses, et ce qu’il alléguait pour sa défense sur les crimes dont on l’accusait, renfermé d’abord dans la prison du Châtelet, il fut enfin jugé digne de mort par les docteurs du palais, et la veille de la Trinité, traîné à la queue des chevaux, il fut pendu, comme il le méritait, à Paris, sur le gibet public. Ala fête suivante de la Pentecôte, la reine Marie, femme du roi Charles, sœur du roi de Bohême, fut ointe et couronnée dans la chapelle du roi à Paris, en présence de son oncle, archevêque de Trêves, et de beaucoup de nobles de France, par l’archevêque de Sens qui célébra la messe. La même année, frère Thomas d’Aquin, de l’ordre des Prêcheurs, Italien de nation, noble selon le monde, car il était frère du comte d’Aquino, mais plus noble encore par sa sainteté, très-fameux docteur en théologie, de la doctrine duquel l’Église universelle brille comme du soleil et de la lune, fut du consentement des Frères ; et après un soigneux examen sur sa conduite, ses mœurs. et sa doctrine, canonisé par le souverain pontife, et jugé digne d’être désormais compté au rang des saints.

Dans le diocèse de Sens, dans un château du roi de France, appelé Landon, en français Château-Landon un sorcier et faiseur de maléfices avait promis à un abbé de l’ordre de Cîteaux de lui faire recouvrer une grosse somme d’argent qu’il avait perdue, et de lui faire nommer les voleurs de l’argent et leurs fauteurs. Voici la manière par laquelle ledit sorcier voulut et crut venir à bout de ce qu’il desirait. Prenant un chat noir et le renfermant dans un panier ou une boîte, il fit un mets de pain trempé dans le chrême, l’huile sainte et l’eau bénite, qu’il crut pouvoir suffire à sa nourriture pendant trois jours, et le mit aussi dans cette boîte. Le chat étant placé dans cette boîte, il la déposa pour trois jours sous la terre dans un carrefour public, devant la reprendre au bout de ce temps ; et il eut soin de faire deux conduits creut qui prenaient depuis le coffre jusqu’à la surface de la terre, afin que le chat pût respirer l’air. Il arriva que des bergers passèrent près dudit lieu, suivis, comme de coutume, par leurs chiens. Les chiens sentant l’odeur du chat, comme s’ils eussent senti des taupes, grattèrent avec leurs pattes, et creusèrent vigoureusement la terre, en sorte que rien ne pouvait les arracher de ce lieu. Un des bergers, plus prudent que les autres, alla déclarer ce fait au prévôt de la justice ; celui-ci étant venu avec beaucoup de gens, la vue de ce qui avait été fait lui causa, ainsi qu’à tous les autres, une violente surprise. Le juge réfléchit avec inquiétude pour savoir comment il découvrirait l’auteur d’un si horrible maléfice, car il voyait que cela avait été fait pour quelque maléfice, mais il en ignorait absolument l’auteur et la nature. Enfin, au milieu des réflexions dans lesquelles il était plongé, reconnaissant que la boîte était nouvellement faite, il fit venir tous les charpentiers. Leur ayant demandé qui d’entre eux avait fait cette boîte, l’un d’eux s’avancant avoua que c’était lui, disant qu’il l’avait vendue à unhomme appelé Jean, du prieuré, sans savoir à quel usage il la destinait. Celui-ci soupçonné fut pris et appliqué à la question ; il avoua tout ; il accusa un nommé Jean de Persan d’être le principal auteur et chef de ce maléfice, et lui donna pour complices un moine de Cîteaux, apostat et principal disciple de ce Persan, l’abbé de Sarcelles, de l’ordre de Cîteaux, et quelques chanoines réguliers. Ayant tous été saisis et enchaînés, ils furent amenés à Paris devant l’official de l’archevêque et d’autres inquisiteurs de la perversité hérétique ; Ceux qu’on soupçonnait de ce maléfice ayant été interrogés sur la manière de le faire, répondirent que si après trois jours, retirant le chat du coffre, ils l’eussent écorché et eussent fait avec sa peau des lanières tirées de telle sorte qu’en les nouant ensemble, elles fissent un cercle au milieu duquel pût tenir un homme, cela fait, un homme se plaçant au milieu dudit cercle, et ayant soin avant toute chose d’enduire son derrière avec ladite nourriture du chat, aurait appelé le démon Bérich ce démon serait venu, et répondant à toutes les questions, aurait révélé les vols, les voleurs, et tout ce qui est nécessaire pour accomplir un maléfice quelconque. Après que ces aveux eurent été entendus, Jean du prieuré et Jean de Persan furent condamnés aux flammes comme auteurs de ce maléfice ; mais leur supplice ayant été un peu différé, l’un d’eux mourut ; ses ossemens furent brûlés en exécration de son crime et l’autre, le lendemain de la Saint-Nicolas, termina sa misérable vie au milieu des flammes. L’abbé, l’apostat et les chanoines réguliers qui avaient fourni, pour l’exécution du maléfice, le saint chrême et l’huile sainte, furent entièrement dégradés et renfermés à perpétuité dans diverses prisons pour subir différentes punitions, selon qu’ils étaient plus ou moins coupables. La même année, le livre d’un moine de Morigny près d’Etampes, qui contenait beaucoup d’images peintes de la sainte Vierge et beaucoup de noms, qu’on croyait et assurait être des noms de démons, fut justement condamné à Paris comme superstitieux, parce qu’il promettait des délices et des richesses, et tout ce qu’un homme peut désirer, à celui qui pourrait faire peindre un tel livre, y faire inscrire deus fois son nom, et remplir encore d’autres conditions vaines et fausses.

La même année, le seigneur de Parthenay, homme noble et puissant dans le Poitou, fut gravement accusé auprès du roi de France de beaucoup de faits hérétiques que, pour l’honneur, aucun Catholique ne doit redire, par le frère Maurice de l’ordre des Prêcheurs et Breton de nation, envoyé en Aquitaine par le pape comme inquisiteur de la perversité hérétique. Le roi, adoptant ces accusations avec une trop grande précipitation, conduit en cela cependant, comme je le crois, par son zèle pour la foi, sans que la moindre délibération eût été préalablement faite à ce sujet, fit saisir et appeler à Paris à son audience ledit seigneur de Parthenay. Tous ses biens ayant été saisis et mis en la possession du roi, il fut amené à Paris, et renfermé pendant quelques jours dans la maison du Temple. Ensuite, en présence d’un grand nombre de prélats et dudit seigneur en propre personne, ledit inquisiteur exposa contre lui beaucoup d’articles d’accusation d’hérésies, demandant qu’il y répondit et jurât de dire la vérité. Mais après beaucoup d’accusations contre ledit inquisiteur, le comte soutint qu’il était inhabile à remplir son office, ne voulut point faire de serment ni de réponse, et en appela à la cour de Rome pour être entendu, en tout cas qu’il dût l’être ; ce que voyant, le roi, qui ne voulait fermer à personne le chemin de ses droits, après lui avoir restitué ses biens en entier, l’envoya sous une sûre garde vers le souverain pontife. Ledit inquisiteur ayant, en présence du pape, exposé lesdits articles contre ledit noble, le pape lui assigna d’autres auditeurs, ordonnant audit inquisiteur que, s’il avait à porter accusation contre lui, il le fit devant ces auditeurs et ainsi, suivant la coutume de la cour de Rome, cette affaire traîna en longueur.

A la fin de cette année, le jeune Louis, venant dans la ville de Bruges, fut gracieusement reçu de tous ; et ayant accordé aux habitans beaucoup de libertés, fit par là renaître de grandes joies ; mais ce qui leur déplaisait souverainement, c’est que, négligeant les conseils des Flamands, il se servait de ceux de l’abbé de Vézelai, fils de feu Pierre Flotte, tué devant Courtrai avec Robert comte d’Artois, qu’ils regardaient comme ennemi mortel des Flamands, à cause de la mort de son père en sorte que si dans le comté il avait été fait quelque règlement conforme à leurs voeux, quelque bon et juste que fût ce réglement, s’ils apprenaient que les conseils de l’abbé l’avaient fait porter, les habitans le trouvaient mauvais et injuste ; c’est pourquoi le comte fut forcé de le quitter et de s’en retourner chez lui. Dans ce même temps, il s’éleva à Bruges une dissension. Le comte ayant imposé aux villages une taille assez onéreuse, les receveurs, en la levant, exigèrent beaucoup plus qu’il n’était imposé. Les paysans et le bas peuple, violemment animés, tinrent conseil avec le moyen peuple des villages, que les maires des villages avaient de même accablé ; il fut unanimement décidé dans les villages qu’à la dixième heure ils sonneraient les cloches dans les églises, et que ce son avertirait chacun de se tenir prêt. Ainsi rassemblés tous ensemble, ils entrèrent soudainement dans la ville de Bruges, et, commandés par un homme qu’ils avaient mis à leur tête pour cette expédition, ils tuèrent plusieurs gens du comte et quelques maires.

Vers ce temps, Matthieu, vicomte de Milan, et commandant des Gibelins, étant mort, Galéas son fils lui succéda dans sa souveraineté. Le pape et le roi Robert envoyèrent contre lui une nombreuse multitude d’hommes-gardes avec le cardinal de Poggi et le seigneur Henri de Flandre, capitaine des troupes. Les Guelfes s’étant joints à eux, ils livrèrent à Galéas un terrible combat entre Milan et Plaisance. Mais le seigneur Henri de Flandre, frère du comte de Namur, ayant été tué, et le cardinal ayant pris la fuite, plus de quinze cents hommes de guerre du parti des Guelfes furent tués par les Gibelins, qui remportèrent ainsi la victoire.

Vers la fin de cette année, presque à la mi-carême, comme le roi revenait du pays de Toulouse, étant arrivé avec sa femme alors enceinte, à un château situé dans le diocèse de Bourges, la reine, accablée par la fatigue d’un voyage qui avait duré environ un mois, accoucha, avant le terme, d’un fils qui fut aussitôt baptisé, et expira peu de temps après. La mère mourut peu de jours après son fils ; elle fut portée et honorablement enterrée à Montargis, dans l’église des soeurs de Saint-Dominique.

Comme, à cause de l’élection d’un roi des Romains, la discorde continuait à régner entre les électeurs d’Allemagne, après beaucoup de dévastations, d’incendies et de rapines, du consentement des électeurs, on prit jour pour une bataille rangée ; ce fut le dernier jour de septembre. Le duc de Bavière avait dans son parti le roi de Bohême ; le duc d’Autriche avait amené avec lui une très-grande multitude de Sarrasins et de Barbares, qu’il plaça aux premiers rangs de l’armée, sous le commandement de son frère Henri. Du côté du Bavarois, ce fut le roi de Bohême qui entama le combat avec eux ; après un long conflit, les Sarrasins et les Barbares furent défaits ; Henri, frère du duc d’Autriche, fut pris avec beaucoup d’autres, et le roi de Bohême remporta une glorieuse victoire. Le jour suivant, qui était le premier jour d’octobre, le Bavarois combattit contre Frédéric duc d’Autriche, et l’ayant pris avec beaucoup de nobles, il tua beaucoup de ses gens, et remporta ce jour-là un très-glorieux triomphe. Frédéric duc d’Autriche, et Henri son frère, ayant été pris, celui-ci fut promptement délivré, car il donna pour sa rançon au roi de Bohême onze mille marcs d’argent bon et pur, et lui rendit une terre que long-temps auparavant son père, le roi Albert, avait violemment enlevée audit roi. Cette terre contenait seize forteresses, à savoir des villes et de bons et forts châteaux, sans compter les villages, qui ne sont pas compris dans ce nombre. Le roi de Bohême ayant reçu cette terre, permit à Henri, frère du duc, de s’en aller en liberté. Quant à Frédéric duc d’Autriche, il fut retenu prisonnier auprès du Bavarois pendant deux ans et sept mois consécutifs ; mais quoique le duc Frédéric fût prisonnier, le duc Léopold son frère, et ses autres frères, ne cessèrent pas leurs combats et leurs fréquentes incursions contre le Bavarois ; ainsi la captivité du duc, au lieu de terminer la guerre, la rendit plus violente encore.