Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1321

Règne de Philippe V le Long (1316-1322)

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[1321]


L’an du Seigneur 1321, le roi de France visita soigneusement le comté de Poitou, qu’il tenait de son père par droit héréditaire, et il avait résolu, dit-on, d’y demeurer long-temps, lorsque vers la fête de saint Jean-Baptiste le bruit public vint à ses oreilles que, dans toute l’Aquitaine, les sources et les puits avaient été ou seraient bientôt infectés de poison par un grand nombre de lépreux. Beaucoup de lépreux, avouant ce crime, avaient déjà été condamnés à mort et brûlés dans la haute Aquitaine. Leur dessein était, comme ils l’avouèrent au milieu des flammes, en répandant partout du poison, de faire périr tous les Chrétiens, ou du moins de les faire devenir lépreux comme eux, et ils voulaient étendre un si grand forfait sur toute la France et l’Allemagne. On dit, pour plus grande confirmation de la vérité de ces bruits, que vers ce temps le seigneur de Parthenay écrivit au roi, sous son seing, les aveux d’un des plus considérables lépreux qu’il avait pris dans sa terre. Il avait, dit-on, confessé qu’un riche Juif l’avait entraîné à commettre ces crimes, lui avait remis le poison, donné dix livres, et promis de lui fournir beaucoup d’argent pour corrompre les autres lépreux. Comme on lui eut demandé la recette de ces poisons, il répondit qu’ils se faisaient avec du sang humain et de l’urine, et trois herbes dont il ne savait pas ou ne voulut pas dire le nom. On y plaçait, disait-il, le corps du Christ, et lorsque le tout était sec, on le broyait et réduisait en poudre ; alors le mettant dans des sacs, attachés avec quelque chose de lourd, ils le jetaient dans les puits et dans les sources. Nous avons vu aussi de nos propres yeux, dans notre ville, dans le Poitou, une lépreuse qui, passant par là, et craignant d’être prise, jeta derrière elle un chiffon lié, qui fut aussitôt porté à la justice. On y trouva une tête de couleuvre, les pieds d’un crapaud, et comme les cheveux d’une femme infectés d’une espèce dé liqueur très-noire et fétide, en sorte que c’était aussi dégoûtant à voir qu’à sentir. Tout cela jeté dans un grand feu allumé exprès ne put aucunement brûler, preuve manifeste que c’était un poison des plus violens. Le roi, apprenant ces faits et d’autres de cette sorte, s’en retourna précipitamment en France, et manda partout son royaume qu’on emprisonnât les lépreux, en attendant qu’on décidât à leur égard conformément à la justice.

Beaucoup de gens assignèrent à ces choses beaucoup de différens motifs ; mais le plus fondé et le plus communément adopté est celui qui suit. Le roi de Grenade, affligé d’avoir été souvent vaincu par les Chrétiens, et surtout par l’oncle du roi de Castille, dont nous avons parlé plus haut, et ne pouvant se venger à son gré, à défaut de la force des armes, chercha à accomplir sa vengeance par la fourberie. C’est pourquoi l’on dit qu’il eut avec les Juifs un entretien pour tâcher par leur moyen de détruire la chrétienté par quelque maléfice, et leur promit d’innombrables sommes d’argent. Ils lui promirent d’inventer un maléfice, disant qu’ils ne pouvaient aucunement l’exécuter, parce qu’ils étaient suspects aux Chrétiens, mais que les lépreux, qui ont de continuelles relations avec les Chrétiens, pourraient très bien accomplir ce maléfice en jetant des poisons dans leurs sources et leurs puits. C’est pourquoi les Juifs ayant rassemblé les principaux des lépreux, ceux-ci, par l’intervention du diable, furent tellement séduits par leurs trompeuses suggestions, qu’après avoir d’abord abjuré la foi catholique, et ce qui est terrible à entendre, criblé et mis le corps du Christ dans ces poisons mortels, ainsi que plusieurs lépreux l’avouèrent dans la suite, consentirent à exécuter ledit maléfice. Les principaux des lépreux, s’étant rassemblés de tous les points de la chrétienté, établirent quatre espèces d’assemblées générales, et il n’y eut point de noble ladrerie, comme quelques lépreux l’ont avoué dans la suite, dont quelque lépreux n’eût assisté à ces assemblées pour annoncer aux autres ce qui s’y ferait, à l’exception des deux ladreries d’Angleterre. Par la persuasion du diable, servi par les Juifs dans cesdites assemblées des lépreux, les principaux d’entre eux dirent aux autres que, comme leur lèpre les faisait paraître aux Chrétiens vils, abjects, et ne méritant aucune considération, il leur était bien permis de faire que tous les Chrétiens mourussent ou fussent tous semblablement couverts de lèpre, en sorte que lorsqu’ils seraient tous lépreux personne ne serait méprisé. Ce funeste projet plut à tous, et chacun dans sa province l’apprit à d’autres. Ainsi, un grand nombre, séduits par de fausses promesses de royaumes, de comtés et d’autres biens temporels, s’annonçaient entre eux et espéraient fermement qu’il en serait ainsi. Cette année, vers la fête de saint Jean-Baptiste, on en brûla un dans la ville de Tours, qui se nommait l’abbé de Mont-Mayeur. Par les soins des Juifs, ces poisons mortels étaient par les lépreux répandus dans tout le royaume de France, et l’eussent été davantage, si le Seigneur n’avait si promptement révélé leur perfidie. Un édit du roi, au sujet des lépreux, déclara que les coupables seraient livrés aux flammes, et les autres renfermés perpétuellement dans les ladreries, et que si quelque lépreuse coupable était enceinte, elle serait conservée jusqu’à ce qu’elle eût accouché, et ensuite livrée aux flammes. Les Juifs furent aussi brûlés dans quelques surtout pays, en Aquitaine. Dans le bailliage de Tours, en un château du roi appelé Chinon, on creusa une fosse immense, et un grand feu y ayant été allumé, on y brûla en un seul jour cent soixante Juifs de l’un et l’autre sexe ; beaucoup d’entre eux, hommes et femmes, chantaient comme s’ils eussent été invités à une noce, et sautaient dans la fosse ; beaucoup de femmes veuves firent jeter dans le feu leurs propres enfans, de peur qu’ils ne leur fussent enlevés pour être baptisés par les Chrétiens et les nobles, présens à ce supplice. Ceux qui furent trouvés coupables à Paris furent brûlés, les autres condamnés à un exil perpétuel ; quelques-uns, les plus-riches, furent conservés jusqu’à ce qu’on connût leurs richesses, et qu’on les adjugeât dans le fisc royal avec tous leurs biens ; on dit que le roi en tira cent cinquante mille livres.

On rapporte un accident arrivé dans le même temps à Vitry. Près de quarante Juifs ayant été renfermés dans une prison du roi à cause desdits crimes, comme ils se croyaient déjà près d’encourir la mort et ne voulaient pas tomber entre les mains d’hommes incirconcis, ils décidèrent qu’un d’entre eux égorgerait tous les autres ; et le consentement et, la volonté unanimes de tous furent que ce serait un ancien, qui paraissait le plus saint et le meilleur, et qu’à cause de sa bonté et de son âge les autres appelaient leur père, qui les mettrait tous à mort. Il n’y voulut consentir qu’à condition qu’on lui donnerâit quelque jeune homme pour accomplir avec lui cette œuvre pieuse. Cela lui ayant été accordé, ces deux-là tuèrent tous les autres sans exception. Lorsqu’ils ne virent plus qu’eux seuls de vivans, ils se disputèrent pour savoir qui des deux tuerait l’autre. Le jeune homme voulait que le vieillard le tuât, et lé vieillard voulait être tué par le jeune homme ; mais enfin le vieillard remporta, et il obtint par ses prières que le jeune homme lui donnerait la mort. Le vieillard et tous les autres tués, le jeune homme se voyant seul, prit tout l’or et l’argent qu’il trouva sur les morts, et faisant une corde avec des haillons, il essaya de descendre au bas de la tour. Mais comme la corde, était trop petite, il se laissa tomber en bas, et, alourdi par le poids très-considérable de l’or et de l’argent qu’il portait, il se cassa la jambe. Remis à la justice, il avoua le crime qu’il avait, commis, et fut pendu avec les cadavres des autres, morts.

Vers ce temps le roi commença à régler qu’on ne se servirait dans son royaume que d’une mesure uniforme pour le vin, le blé et toutes les marchandises ; mais, prévenu par une maladie, il ne put accomplir l’œuvre qu’il avait commencée. Ledit roi proposa aussi que, dans tout le royaume, toutes les monnaies fussent réduites à une seule ; et comme l’exécution d’un si grand projet exigeait de grands frais, séduit, dit-on, par de faux conseils, il avait résolu d’extorquer de tous ses sujets la cinquième partie de leur bien. Il envoya donc pour cette affaire des députés en différens pays ; mais les prélats et les grands, qui avaient depuis long-temps le droit de faire différentes monnaies, selon les diversités des lieux et l’exigence des hommes, ainsi que les communautés des bonnes villes du royaume, n’ayant pas consenti à ce projet, les députés revinrent vers leur maître sans avoir réussi dans leur négociation. La même année, vers le commencement d’août, le roi fut attaqué d’une double maladie, d’une dysenterie et d’une fièvre quarte, qu’aucun remède des médecins ne put guérir, et qui le fit languir sur son lit pendant cinq mois consécutifs. Quelques-uns doutent si ce ne furent pas les malédictions, du peuple soumis à son gouvernement, à cause des exactions et extorsions inouïes jusqu’alors dont il l’accablait, qui le firent tomber malade ; néanmoins, tant que dura sa maladie, l’affaire de ces extorsions fut suspendue, si elle ne fut pas entièrement abandonnée. Comme la maladie augmentait, pour lui faire recouvrer la santé, l’abbé et le couvent de Saint -Denis allèrent en procession, nu-pieds, avec dévotion et humilité, portant la croix et le clou du Seigneur, et le bras de saint Siméon, jusqu’au lieu où il était malade, appelé Long-Champ. Philippe, recevant avec piété et humilité les saintes reliques, aussitôt qu’il les eut touchées et baisées, sentit en lui un mieux remarquable ; c’est pourquoi on rapportait publiquement que le roi était guéri. Mais comme les maladies vieilles et enracinées, si elles ne sont ménagées, reviennent facilement, le roi, ne prenant pas assez de sages précautions, retomba dans sa maladie ; c’est pourquoi on raconte qu’il dit ensuite : « Je sais que j’ai été guéri par les mérites et les prières de saint Denis ; et que ma rechute provient de mon mauvais régime. » Le troisième jour du mois de janvier suivant, vers le milieu de la nuit, après avoir, reçu tous les sacremens ecclésiastiques, il monta vers le Christ, et le jour suivant de l’Epiphanie il fut enterré avec respect dans le monastère de Saint-Denis, auprès du maître-autel. Charles, comte de la Marche, son frère, lui succéda au trône sans aucune dispute ou opposition.

Peu de temps après, mourut Marie, née de Brabant, autrefois reine de France, fille du feu duc de Brabant, et femme du roi de France Philippe, fils de saint Louis, mort en Aragon, et dont elle avait eu pour fils Louis, comte d’Evreux. Le corps de ladite reine fut enterré a Paris dans le monastère des frères Minimes, et son cœur dans celui des frères Prêcheurs. Après la mort du roi Philippe, Charles son frère obtint donc la couronne ; il apprit que le mariage qu’il avait depuis long-temps célébré avec Blanche, fille de la comtesse d’Artois, retenue en prison dans le château de Gaillard pour l’adultère qu’elle avait commis et avoué, était nul, à cause de la parenté spirituelle qui existait entre lui et la mère de ladite Blanche, qui l’avait tenu sur les fonts de baptême, et surtout parce que le souverain pontife n’avait pas accordé de dispense à ce sujet. Saisissant avec joie cette occasion, il écrivit au pape d’arranger cette affaire comme il convenait. Alors le pape chargea les évêques de Paris et de Beauvais, et le seigneur Geoffroi du Plessis, protonotaire de la cour de Rome, de faire à ce sujet une soigneuse enquête, et d’annoncer à la cour de Rome le résultat de leurs recherches.