Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1315

Règne de Louis X le Hutin (1314-1316)

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[1315]


Enguerrand de Marigny chevalier de manières très-agréables, prudent, sage et habile, était établi au dessus de la nation en grande autorité et puissance et était le conseiller principal et spécial de feu Philippe, roi de France. Devenu, pour ainsi dire, plus que maire du palais, il était à la tête du gouvernement de tout le royaume de France ; c’était lui qui expédiait toutes les affaires difficiles à régler, et tous et chacun lui obéissaient au moindre signe comme au plus puissant. Il fut, dans le temple à Paris, honteusement accusé devant tous, en présence du roi Louis, de crimes exécrables, par Charles, comte de Valois, oncle du roi Louis, et par quelques autres qu’approuvait en cela la multitude du commun peuple irritée contre lui, principalement à cause dés différentes altérations de la monnaie et des nombreuses extorsions dont le peuple avait été accablé sous le feu roi Philippe et qu’on attribuait à ses mauvais conseils. Par les suggestions dudit Charles, Enguerrand et plusieurs autres à qui il avait confié la garde du trésor du roi ou d’autres emplois relatifs aux affaires du roi et du royaume, à savoir les clercs de l’official, et les agens laïques du prévôt de Paris, furent renfermés en différentes prisons, et plusieurs mis à la question et livrés à divers tourmens. Quoique ledit chevalier eût très-souvent demandé avec beaucoup d’instances qu’il lui fût accordé d’être entendu sur sa justification, il ne put cependant l’obtenir, empêché qu’il fut par la puissance dudit comte de Valois. Le jeune roi cependant était disposé, du moins au commencement, a le protéger et favoriser volontiers et avec bienveillance dans cette affaire. C’est pourquoi, comme si on voulait procéder contre lui par voie de modération et agir à son égard avec moins de sévérité, et pendant qu’on le disait déjà presque condamné à être relégué en exil dans l’île de Chypre jusqu’à ce que le roi le rappelât, voilà que tout-à-coup vint aux oreilles dudit Charles le bruit que Jacques dit Delor, sa femme et son serviteur, avaient, par les suggestions de la femme et de la sœur dudit Enguerrand et d’Enguerrand lui-même, fabriqué certaines images figurées, lesquelles devaient par sortilège procurer la délivrance d’Enguerrand, et jeter un maléfice tant sur le roi que sur Charles et sur d’autres personnes. Ce crime ayant été découvert, ledit Jacques, enchaîné dans un cachot, s’étrangla de désespoir et sa femme fut ensuite brûlée. La femme et les sœurs d’Enguerrand furent renfermées en prison, et enfin Enguerrand lui-même, condamné en présence des chevaliers, fut pendu à Paris sur le gibet des voleurs. Il n’avoua rien cependant quant auxdits maléfices, et dit seulement que d’autres avaient été avec lui auteurs des exactions et des altérations de monnaie, et qu’il n’avait pu faire entendre sa justification, malgré ses instantes sollicitations et la promesse qu’on lui avait donnée dans le commencement. C’est pourquoi son supplice, dont bien des gens ne connurent pas entièrement les motifs, fut un grand sujet de surprise et de stupeur.

Pierre de Latilly, évêque de Châlons, soupçonné de la mort du roi de France Philippe et de celle de son prédécesseur, fut, par l’ordre du roi, retenu en prison, au nom de l’archevêque de Rheims. Raoul de Preste, avocat principal au parlement, fut de même retenu comme soupçonné du même crime, et enfermé dans un cachot à Sainte-Geneviève à Paris, et mis à la torture. Mais comme on ne put absolument rien arracher de lui sur les accusations dont il était chargé, malgré les divers et cruels tourmens qu’on lui fit subir à ce sujet, on lui permit enfin de se retirer en liberté : cependant un grand nombre de ses biens, tant meubles qu’immeubles, furent donnés à diverses gens, et les autres furent dissipés ou vendus. Marguerite, autrefois reine de Navarre, qui, comme le méritait bien son infâme prostitution, avait été, ainsi que nous l’avons dit plus haut, renfermée dans une prison, entra dans la voie de toute chair, et reçut la sépulture ecclésiastique à Vernon, dans l’église des frères Mineurs. Quant à Blanche, étant restée en prison, elle devint grosse d’un certain serviteur à qui était confié le soin de la garder, quoiqu’on dît aussi que c’était du comte, son propre mari, on de quelque autre. Kaguelin, jeune duc de Bourgogne, frère de la reine Marguerite, quitta ce monde, et son frère lui succéda.

Dans la province de Sens, beaucoup de gens du peuple se liguèrent ensemble, excités, comme on le disait communément, comme malgré eux, et forcés par la nécessité à ce soulèvement, à cause des nombreuses vexations et injustes extorsions que leur faisaient journellement subir, dans les causes qu’ils avaient à la cour de l’archevêque de Sens, l’insolence et l’impudence des avocats et des procureurs de cette cour ; ils se choisirent dans cette multitude toute laïque un roi, un pape, et même des cardinaux, résolus de rendre mal pour mal, et voulant répondre par une opiniâtre à la méchanceté de leur mais ennemi ayant dépassé les bornes de la justice, ils encoururent de la part du clergé une sentence d’excommunication : ils se déclaraient ou se croyaient absous ; ils s’administraient entre eux les sacremens ecclésiastiques, ou se les faisaient administrer par les prêtres, qu’ils épouvantaient en les menaçant violemment de la mort. Enfin, renfermés en prison, à la requête de quelques prélats, qui allèrent supplier instamment le roi à ce sujet, on leur infligea la punition que méritaient leurs excès, de peur qu’un pardon trop facile n’excitât les autres aux mêmes délits.

Vers l’Ascension du Seigneur, Louis, autrefois comte de Nevers et de Réthel, et Jean de Namur, s’étant rendus auprès du roi, furent rétablis dans leur familiarité et faveur auprès de lui. On rendit pacifiquement et paisiblement audit comte les deux comtés de Nevers et de Réthel, dont une sentence l’avait depuis long-temps privé, ce qui fut pour beaucoup de gens un grand sujet de murmures et de risées. Le mardi après la Trinité, comparurent en présence du roi un abbé de l’ordre de Cîteaux et d’autres, chargés de pouvoirs de Robert, comte de Flandre, qui excusèrent ledit comte sur ce qu’il n’était pas venu personnellement, comme il en était sommé, pour ratifier là paix, disant que la faiblesse de sa santé et les incursions des ennemis dans le comté de Flandre l’avaient empêché de le faire. Ces excuses parurent insuffisantes, d’autant que le jour avait été remis, et que le terme dé la sommation était passé. Enfin, la veille de la fête des apôtres Pierre et Paul, ledit comte et le peuple de Flandre furent condamnés comme coupables de soulèvement et de rébellion, et les chargés de pouvoir furent forcés de s’en retourner. Cependant Louis, comte de Nevers, le fils dudit comte, et le seigneur Robert de Namur, restèrent en France avec le roi Louis, la paix étant ainsi rompue avec les Flamands.

Le samedi avant la fête de saint Jean, trois femmes, qui avaient fait les breuvages pour lesquels feu l’évêque de Châlons avait été soupçonné, furent brûlées dans une petite île située sur la Seine, devant l’église des frères Ermites de Saint-Augustin. Un dimanche, dans l’octave des apôtres, Jean, fils du comte de Flandre, prit en mariage la fille du comte de Saint- Paul.

Cette année, depuis le milieu du mois d’avril jusqu’à la fin du mois de juillet ou environ, il y eut une inondation de pluies presque continuelles et un froid peu ordinaire dans l’été, qui empêchèrent les moissons et les vignes d’atteindre la maturité nécessaire ; c’est pourquoi, pendant presque tout le mois de juillet, le clergé et le peuple firent de dévotes processions. Nous avons vu pendant quinze jours consécutifs une multitude innombrable d’hommes et de femmes venir en foule en procession avec le clergé à l’église du saint martyr Denis, non seulement des lieux voisins, mais de la distance de plus de cinq lieues, marchant les pieds nus et même tout le corps nu, à l’exception des femmes, et apportant dévotement dans cette église les corps des saints et d’autres vénérables reliques. Ces processions eurent lieu non seulement dans ce diocèse, mais encore dans ceux de Chartres et de Rouen, et dans d’autres parties du royaume de France. Dans le même temps, au mois de juillet, à la fête de sainte Christine, Louis, roi de France, ayant pris à Saint-Denis l’étendard appelé oriflamme, et l’ayant remis au sire Henri de Herquère, partit pour la Flandre le dernier jour de ce mois, et le dimanche suivant, à la fête de l’Invention de saint Etienne, premier martyr, il s’unit en mariage à la reine Clémence. Après qu’ils eurent été couronnés et sacrés ensemble de la sainte onction, le roi s’approcha d’un château de Flandre appelé Lille ; de là, conduisant son armée vers un endroit appelé Bonde, il y campa, et fit construire un pont. Les ennemis, qui avaient aussi dressé leur camp sur les bords de la Lys, mais au-delà de ce fleuve, rompirent ce pont, afin d’empêcher l’armée du roi de passer vers eux. Il y eut aussi une si grande et si continuelle inondation de pluies dans ce pays, que les hommes et les chevaux, enfoncés jusqu’au jarret dans la boue et la fange, furent accablés de beaucoup d’incommodités. Enfin, comme il ne pouvait arriver de vivres vers lui ni vers son armée, le roi, ayant pris conseil des barons, fut forcé, quoique non sans une grande affliction et amertume de cœur, de licencier son armée, et de s’en revenir sans être venu à bout de son entreprise. De peur que le butin n’enrichît les ennemis, il fit mettre le feu aux tentes ; ce que voyant les ennemis, ils crurent que les nôtres, ayant dressé un pont, voulaient fondre sur eux, et brûlant aussi leurs tentes, ils se mirent à fuir. Avant de partir de ce lieu, le roi, par le conseil de ses oncles, de ses frères et de ses barons, dota, dit-on, la reine Clémence de vingt mille livres de revenus, assignés principalement sur Loriz, Baugency, Montargis, Fontainebleau et autres territoires, et lui fit un acte de cette donation. Il y eut cette année défaut de vin dans le royaume de France au-delà de ce qu’on avait jamais vu, et la qualité n’en fut pas meilleure que la quantité.

Au mois d’octobre, il fut tenu à Senlis, contre l’évêque de Châlons, au sujet dont nous avons parlé, un concile où assistèrent l’archevêque de Rheims qui le présida, ses suffragans, quelques autres prélats et deux prévôts. Ledit évêque demanda qu’avant tout fut réparé le dommage qui lui avait été fait, tant en sa personne qu’en ses biens, ce qu’il obtint comme il en avait le droit. Après cette concession, il voulut que les prélats fissent une enquête à ce sujet. Ainsi la-dessus le concile fut prorogé et transporté à Paris. Vers ce même temps, le pape Jean, partagea l’évêché de Toulouse en six évêchés, dont la ville de Toulouse devint le siège métropolitain.

Il partagea aussi l’évêché de Poitiers en trois évêchés, celui de Poitiers, celui de Maillezais et celui de Luçon. Ces deux derniers étaient auparavant deux abbayes soumises à l’évêque de Poitiers ; elles furent transformées en églises cathédrales, et leurs abbés furent créés évêques. Quelques chevaliers et autres nobles du Vermandois et de la Champagne s’étant ligués ensemble, se soulevèrent contre la comtesse Mathilde, qui les voulait injustement opprimer, et ils arrachèrent à main armée un certain chevalier d’un château très-fortifié où elle le retenait emprisonné, et où demeurait Jeanne, comtesse de Poitou, fille de ladite Mathilde, qui devint dans la suite reine d’Angleterre, et qu’ils laissèrent librement se sauver par la fuite. C’est pourquoi lesdits chevaliers, accusés d’avoir conspiré contre la majesté royale, furent appelés à Compiègne par le roi Louis, vers la fête de la Toussaint, et ayant comparu devant le roi, ils firent, dit-on, réparation. Charles de Valois et beaucoup d’autres barons du royaume de France, à leur retour de Flandre, fabriquèrent à Paris une nouvelle monnaie qui n’eut cours à Paris et aux environs que pendant peu de temps, le roi en ayant interdit le cours, excepté dans les terres de ceux qui l’avaient fait fabriquer. Vers la fête de saint Thomas, on vit dans le ciel une comète qui paraissait présager la mort du roi, comme l’événement le fit voir dans la suite.