Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1306

Règne de Philippe IV le Bel (1285-1314)

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[1306]


Edouard, fils d’Edouard roi d’Angleterre, ayant marché avec un grand nombre d’hommes d’armes contre les Ecossais, qui avaient mis à leur tête Robert Bruce, fut défait ; beaucoup des siens périrent dans le combat, et lui-même, blessé, ne dut son salut qu’à la fuite. Le mardi après l’Ascension du Seigneur, Philippe, roi de France, fit porter à Paris, au milieu des vifs transports de joie du peuple et du clergé, la tête de saint Louis, moins le menton et la mâchoire inférieure, et une de ses côtes. Il laissa ladite côte à l’église cathédrale de Sainte-Marie, et fit placer avec honneur et dévotion la glorieuse tête dans la chapelle du palais royal, que le très-saint roi avait lui-même fait construire. Il ordonna et établit que ce jour serait à jamais fêté tous les ans dans le diocèse de Paris. Il y eut au printemps et en été une excessive sécheresse. Le jour de la sainte Trinité, mourut Pierre de Mornay, évêque d’Auxerre, auquel succéda maître Pierre de Belleperche, très-fameux en droit. Le roi Philippe voulut tout-à-coup rendre plus forte une faible monnaie qu’il avait fait frapper, et qui avait cours dans le royaume depuis environ onze ans, surtout parce qu’elle avait peu à peu tellement diminué qu’au contraire…….23 le petit florin de Florence valait trente-six sous parisis de cette monnaie courante. Vers la fête de saint Jean-Baptiste, il fit proclamer publiquement par le royaume un édit du palais, pour qu’à compter de la fête suivante de la sainte Vierge toutes les recettes de revenus et remboursemens de dettes se fissent désormais au prix de la monnaie forte qui avait cours du temps de saint Louis, ce qui jeta un grand trouble parmi le peuple.

Vers le même temps, le roi de France accueillit favorablement la requête des archevêques de Rheims, de Sens, de Rouen et de Tours, qui avaient éprouvé et souffraient encore, ainsi que leurs suffragans et les peuples soumis à leur autorité, un grand nombre de maux de la part du pape, de quelques-uns de ses cardinaux, ou de leurs satellites et gens, et il s’appliqua à les secourir en partie, s’il ne le put faire tout-à-fait, Au mois d’août, le roi Philippe fit chasser entièrerement du royaume de France tous les Juifs, et leur ordonna sous peine de mort d’en sortir à un jour fixé. Il y eut au temps d’hiver une grande inondation des eaux des rivières ; et les eaux, avant de décroître, gelèrent si fortement, qu’elles ocasionnèrent ensuite beaucoup de dommages dans plusieurs endroits ; le choc et l’entraînement rapide des glaçons après leur débâcle renversèrent des maisons, des ponts et beaucoup de moulins. A Paris, sur le port de la Grève, un grand nombre de barques chargées de diverses marchandises furent brisées et détruites avec tous ceux qui étaient dedans.

A l’occasion du changement de l’élévation du cours de la monnaie, et surtout à cause des loyers des maisons, il s’éleva à Paris une funeste sédition. Les habitans de cette ville s’efforçaient de louer leurs maisons et de recevoir le prix de leur location en forte monnaie, selon l’ordonnance royale la multitude du commun peuple trouvait très-onéreux qu’on eût triplé par là le prix accoutumé. Enfin quelques hommes du peuple s’étant réunis avec beaucoup d’autres contre le roi et contre les bourgeois, marchèrent en grande hâte vers la maison du Temple à Paris, où ils savaient qu’était le roi ; mais n’ayant pu arriver jusqu’à lui, ils s’emparèrent aussitôt, autant qu’ils le purent, des entrées et issues de la maison du Temple pour qu’on n’apportât pas de nourriture au roi. Ayant appris ensuite qu’Etienne Barbette, riche et puissant citoyen de Paris, directeur de la monnaie et des chemins de la ville, avait été le principal conseiller de l’ordonnance, au sujet du loyer des maisons et……. transportés contre lui d’une rage cruelle, ils coururent d’abord avec une fureur unanime dévaster une maison remplie de richesses qu’il avait hors des portes de la ville, dans le faubourg, près de Saint-Martin-des-Champs. Le roi, l’ayant appris, ne put souffrir davantage que de tels outrages commis envers lui et ledit citoyen demeurassent impunis, et ordonna de livrer sur-le-champ à la mort tous ceux qu’on trouverait les auteurs ou excitateurs de ces crimes. Plusieurs des plus coupables furent par son ordre pendus hors les portes de la ville, aux arbres les plus voisins ou, à des gibets nouvellement construits à cet effet, et surtout aux portes les plus grandes et les plus remarquables, afin que leur supplice effrayât les autres et réprimât leur révolte. Philippe, second fils de Philippe roi de France, épousa à Corbeil, au mois de janvier, Jeanne, fille aînée. de feu Eudes comte de Bourgogne, et de la fille de Robert comte d’Artois, Vers le mois de mars, le pape Clément, et les cardinaux allèrent……. où ils résidèrent environ six mois.

Alors parut un certain imposteur, nomme Dulcin, qui prétendait par des formes débonnaires se donner une apparence de sainteté, et n’en était pas moins un détestable hérétique. Cet hérétique frère Diulcin fut pris sur une montagne à Verceil où il croyait avoir trouvé un refuge assuré, par l’évêque de la ville et d’autres fidèles, et renfermé pour être puni par le jugement du pape. Environ deux cents de ses complices furent tués en cette occasion. Il soutenait entre autres erreurs hérétiques que, de même qu’au temps de la loi de nature ou loi mosaïque la religion et la justice régnaient par le Père, dont elles sont l’essence 24, et que le Fils avait régné par la sapience depuis le temps de l’arrivée du Christ jusqu’à l’arrivée du Saint-Esprit le jour de la Pentecôte, de même, depuis son arrivée jusqu’à la fin du monde, le Saint-Esprit qui est amour, devait régner par la clémence. Ainsi la première loi avait été une loi de religion et de justice, la seconde une loi de sapience, et la troisième, qui est la loi actuelle, devait être une loi d’amour, de clémence et de charité ; en sorte que tout ce qui était demandé au nom de la charité, même l’acte de la fornication charnelle, pouvait être accordé sans péché, et que, bien plus, il n’était pas permis de le refuser sans pécher ce qui parait une abominable hérésie à tout catholique ou fidèle. Ces erreurs furent dans le temps de Philippe, en 1312, renouvelées par Amaury de Lèves, près de Montfort, mentionné dans la décrétale Damnamus. Edouard, roi d’Angleterre, prince habile et rusé, et heureux dans les combats, mourut dans un âge avancé, la trente-cinquième année de son règne. Il eut pour successeur au trône d’Angleterre et à la domination de l’Irlande Edouard son fils, qu’il avait eu de la comtesse de Ponthieu. Il laissait trois autres fils, dont l’aîné, Thibaut, eut en possession le comté de Cornouailles. Il les avait eus de Marguerite, sa femme, sœur du roi de France, qui survécut à Edouard.

23. II y a ici une lacune

24. II a été nécessaire ici de suppléer la phrase du texte, que des mots évidemment omis rendaient inintelligible.