Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1290

Règne de Philippe IV le Bel (1285-1314)

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[1290]


Comme le terme où il avait menacé d’attaquer les gens d’Acre approchait, le soudan de Babylone sortit de cette ville, et marcha vers Acre avec une innombrable multitude d’Infidèles. Mais comme il était déjà à moitié chemin il fut attaqué d’une grave maladie, et, couché sur son lit de mort, il n’oublia pas d’envoyer à Acre sept émirs, dont chacun commandait quatre mille cavaliers et vingt mille hommes de pied armés. Ces émirs abordèrent à Acre vers le milieu du mois de mars, et tourmentèrent la ville par différens assauts jusqu’à la moitié du mois suivant mais ils ne firent rien qui soit digne de mémoire. Cependant le soudan, voyant que sa mort était proche, appela ses amis et les émirs de toute l’armée, fit élever en sa place, au gouvernement et à la dignité souveraine de soudan, son fils, présent à ses derniers momens, et peu de temps après il expira. Le nouveau soudan, après les obsèques de son père, se mit en marche vers Acre avec une armée innombrable, et, s’en étant approché, campa à la distance d’un mille de la ville ; et les machines et autres instrumens de guerre ayant été préparés et dressés contre la ville, les Sarrasins assiégèrent les Chrétiens pendant dix jours consécutifs, depuis le 4 dit mois de mai, et, lançant à la main de grosses pierres dans la ville, ils y firent beaucoup de dégât, et ne laissèrent pas aux citoyens un instant de repos ; c’est pourquoi les habitans effrayés firent transporter à Chypre par des vaisseaux les vieillards, les malades, les femmes, les enfans et tous ceux qui ne pouvaient servir à la défense, avec les trésors, les marchandises et les saintes reliques. Beaucoup de chevaliers et d’hommes de pied,voyant que des discordes s’élevaient entre les citoyens, se retirèrent également avec tous leurs biens ; en sorte qu’il ne resta à Acre que douze mille hommes environ, cinq cents chevaliers, et le reste en hommes de pied, tous vaillans hommes de guerre.

Le 15 du mois de mai, les perfides Sarrasins assaillirent si vigoureusement les gardes des remparts, que la garde du roi de Chypre fut sur le point de céder, et que, sans le secours de l’épaisse obscurité de la nuit et de quelques gardes qui vinrent d’un autre côté et arrêtèrent l’impétuosité des ennemis, ceux-ci fussent entrés dans la ville. La nuit suivante, le roi de Chypre, ayant remis à un commandant des troupes allemandes la défense du lieu qu’il était chargé de garder, disant qu’il viendrait la reprendre le lendemain matin, s’enfuit honteusement par mer pendant cette nuit avec tous les siens et près de trois mille autres hommes d’armes. Le lendemain, les Sarrasins étant venus pour combattre, et voyant peu de défenseurs sur les remparts confiés à la garde du roi de Chypre, accoururent de toutes parts vers cet endroit, comblèrent le fossé de morceaux de bois et plusieurs autres choses, et percèrent aussitôt le mur. Se précipitant impétueusement dans l’intérieur, ils repoussèrent vigoureusement les Chrétiens presque jusqu’à la moitié de la ville, non sans un grand carnage de part et d’autre. Vers le soir de ce jour, et le jour suivant, ils furent repoussés de la ville par le maréchal et maître des chevaliers de l’Hôpital. Mais le troisième jour, les Sarrasins, accourant de toutes parts au combat, entrèrent par la porte de Saint-Antoine, en vinrent aux mains avec les Templiers et les Hospitaliers, et les défirent entièrement. Enfin, s’emparant de la ville, ils la détruisirent de fond en comble ; remparts, tours, maisons, églises, tout fut démoli. Le patriarche et le grand maître de l’Hôpital, blessés à mort, furent entraînés par les leurs dans un dromon 20 et périrent sur mer. Ainsi, en punition de nos péchés, Acre, seul asile de la chrétienté dans ce pays, fut détruite par les ennemis de la foi, faute d’un seul roi, parmi les Chrétiens, qui lui portât secours dans sa détresse.

Charles, comte de Valois, frère du roi de France Philippe, cédant aux prières de Charles, roi de Sicile, lui abandonna ses droits sur les royaumes d’Aragon et de Valence, et, le lendemain de la fête de l’Assomption de la sainte Vierge Marie, épousa à Corbeil une de ses filles. Le roi de Sicile avait donné audit Charles les comtés d’Anjou et du Maine pour l’engager à conclure ce mariage et à lui céder ses droits sur lesdits royaumes.

20. Espèce de vaisseau