Bibliothèque de l’Action française (p. 95-102).


Conclusion















VII

Conclusion



Voilà, en quelques-uns de ses aspects, mais en quelques-uns seulement, la vie intime de nos ancêtres. Ceux-là sont nos pères, nos vrais, à qui nos âmes sont immédiatement soudées, que nous n’avons pas le droit de désavouer. Que nous le voulions ou non, leur empreinte sur nous a été profonde et demeure ineffaçable. Si, au jugement de l’universitaire américain John Finlay, l’auteur de The French in the heart of America, ces paysans de la Nouvelle-France, ces coureurs de fleuves, ces « chevaliers de la forêt vierge », ont imprimé quelques traits de physionomie française au front du peuple américain, combien plus leur âme s’est-elle reflétée en nous, les héritiers directs de leur sang, en nous, les descendants immédiats, qui habitons la maison bâtie par eux, qui, dans les fibres mystérieuses de nos sensibilités et jusque dans les globules rouges de nos veines, portons la semence des qualités très nobles de leur race magnanime ? Avouons-le, sans fausse honte : ce qu’il y a de meilleur en nous, nous vient de ces modestes habitants français, de ces soldats épiques de l’ancien régime qui portaient dans leur cœur l’infini de la foi, et dans leurs yeux les horizons d’un continent. Cet héritage est à nous ; laissons à d’autres le goût de l’ignorer.

Puissé-je, du même coup, avoir démontré quelle mine très riche reste toujours inexploitée, et quel état social intéressant s’offre ici aux études des chercheurs, aux curieux des vieux états d’âme, à ceux qui croient que le parfum laissé au fond du vase garde la puissance de toutes les évocations. À peine commençons-nous de nous aviser de l’existence d’une histoire autre que l’histoire-bataille ou l’histoire politique, si grandes soient-elles. Nous ignorons presque tout de l’histoire économique du Canada et presque tout aussi de l’histoire intime de notre petit peuple, de la vie intérieure de nos anciens, vie originale et presque autochtone, vie riche et pleine dont la résurrection nous rendrait de si belles âmes, de si nobles cœurs, et ferait à nos annales de si profondes perspectives.

Ces recherches intéressent l’art autant que l’histoire. Notre régionalisme qui se confond chez nous avec notre personnalité littéraire, doit porter non seulement le cachet de la patrie, de sa figure matérielle, non seulement la couleur de nos mœurs et de notre vie actuelles, mais encore toute la substance du passé qui est aussi une part de nous-mêmes. Par les transmissions héréditaires, nous portons en nous les joies, les douleurs, les pensées, les amours de nos ancêtres, les rêves dont ils ont bercé leur âme, les héroïsmes qui ont fait battre leurs tempes. Et de tout cela nous ne pouvons nous séparer qu’en abdiquant le meilleur de notre être spirituel.

Pour ne remuer qu’en passant les miettes de cette richesse, quels jolis tableaux à reconstituer, pour un peintre d’histoire, que ceux des paysages d’autrefois, avec le vieux manoir à girouette et à pigeonnier, avec le vieux moulin aux antennes roulantes, avec la vieille maison blanchie, à toiture normande, avec le profil de nos vieux surtout, de lignes si franches et si vénérables. Quel vivant roman, poème du défrichement, tableau de pastorale et de nature vierge, aller reconstituer dans le cœur des petites Canadiennes de jadis, hésitantes entre le beau coureur de bois aux traits hâlés, diseur de paroles hardies, auréolé de légendaires exploits, du mystère des pays merveilleux, et le simple fils du défricheur, écoulant sa vie sur un petit domaine, entre la maison et la forêt, ne remuant chaque jour qu’un peu de terre pour y faire pousser un peu de blé, se doutant à peine de sa noblesse plus grande.

Les sociologues ne trouveraient-ils point charme et profit à monographier, comme M. Léon Gérin l’a déjà commencé, en de magistrales études, ce type de société presque cloîtrée, société paternelle et paroissiale, qui ne s’est développée dans le Nouveau-Monde qu’en empruntant à elle-même, à son milieu géographique, à ses hérédités paysannes, françaises et chrétiennes ? Dans ces petites collectivités baptisées, pratiquant les sacrements et la prière en commun, groupées autour de leur église qui a reçu chacun de leurs membres sur les fonts baptismaux, qui a vu devant son autel s’échanger l’anneau des fiançailles, qui garde autour d’elle les tombes des ancêtres, où l’égalité de fortune, de soucis et de labeurs s’incline et s’ordonne sous l’autorité du prêtre qui est celle de la religion et de la morale, les sociologues trouveraient peut-être la démocratie sans phrases, avec les freins qui la conditionnent, avec la discipline qui crée de l’ordre et de l’avenir.

L’état social des vieux Acadiens a tenté les méditations de Raynal, de Rameau et de bien d’autres. Pourquoi notre vieille société de la Nouvelle-France n’aurait-elle point parmi nous ses admirateurs qui deviendraient ses historiens ? Pour découvrir ces richesses du passé, nous n’aurions qu’à faire cesser notre indifférence inexcusable pour les choses de notre pays, qu’à perdre une bonne fois pour toutes notre état d’âme d’émigrés à l’intérieur. Il ne s’agit point, comme on nous le fait dire stupidement, de cesser nos relations avec la France, et de prétendre à une sorte d’indépendance intellectuelle. Mais il s’agit bien, par exemple, de ne pas faire aboutir la culture au déracinement et de ne plus tant mépriser ses compatriotes et la patrie canadienne, par ignorance ou par manie d’exotisme.

Autrefois, j’en suis sûr, quand de nos gars perdus dans les pays d’en haut, poussant leur canot toujours de l’avant, vers des régions mystérieuses, se voyaient tentés de renoncer au retour, de se laisser prendre pour jamais par l’attirance des bois, soudain, devant leurs yeux, passait, étreignante, la vision de la terre natale. Là-bas, bien loin, plus loin que les « mers douces » et plus loin que le Mattawan et l’Outaouais, sur les rives du fleuve, lentement, dans l’air apaisé, ils entendaient tinter un clocher ; les grandes ailes d’un moulin tournoyaient dans l’air et semblaient leur faire signe, et, dans l’échancrure de la forêt, se déployait la terre paternelle, calme, sous la descente du soir, avec la silhouette du défricheur, travaillant pour deux et pour trois, s’épongeant le front devant l’amas des souches roulées, pendant qu’au pas de la porte de la maison blanchie, une femme vieillie par les vides du foyer plus que par les labeurs, regardait du côté de la route, par où les enfants étaient partis et par où, sans doute, ils reviendraient. Les gars voyaient passer devant leurs yeux cette scène vivante, douce et prenante bucolique, pendant que, silencieux, l’aviron presque en arrêt, ils poussaient déjà plus mollement leur coquille de bouleau. Tout-à-coup, autour d’eux, la voix des clochers lointains se mettait à vibrer plus fort, plus nostalgique ; là-bas les ailes du moulin tournaient plus vite, leur faisaient des signes plus pressants. Et les canotiers du fleuve Colbert ou des Arkansas, vaincus par cet appel de la terre et du sang, délivrés du sortilège des aventures, tournaient la proue de leur canot, et reprenaient la route du pays.

Voilà bien longtemps que nous sommes, nous aussi, des fils déracinés du Canada, des chercheurs d’aventures intellectuelles dans tous les mondes enchantés. Les temps sont proches, ce nous semble, où pauvres prodigues dispersés, maintenant que nous reviennent plus souvent l’image du passé et le carillon des gloires anciennes, nous allons rentrer, pénitents, dans la maison de nos pères.