Chez les heureux du monde
La Revue de Paris (p. 822-834).
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XII


Miss Bart, à vrai dire, s’était engagée dans une voie tortueuse, et aucun de ceux qui la critiquaient n’en était plus affecté qu’elle-même ; mais elle se sentait fatalement entraînée d’un mauvais tournant à un autre, et elle n’apercevait jamais le droit chemin que lorsqu’il était trop tard pour le suivre.

Lily, qui se considérait comme au-dessus des préjugés étroits, n’avait pas imaginé que le fait de laisser Gus Trenor lui gagner un peu d’argent pût jamais déranger l’équilibre de sa sérénité. Et le fait en lui-même semblait encore assez inoffensif ; mais c’était une source féconde de complications pernicieuses. Quand elle eut épuisé le plaisir de dépenser l’argent, ces complications devinrent plus pressantes, et Lily, dont l’esprit se montrait capable d’une logique sévère dès qu’il s’agissait de faire remonter à autrui les causes de sa malchance, Lily se justifiait elle-même en se disant que tous ses ennuis étaient dus à l’inimitié de Bertha Dorset. À cette inimitié pourtant avait succédé, du moins en apparence, une reprise d’amitié entre les deux femmes. La visite de Lily chez les Dorset leur avait fait découvrir à toutes deux qu’elles pouvaient se rendre des services réciproques ; et l’instinct civilisé goûte un plaisir plus subtil à profiter d’un adversaire qu’à le confondre. Mrs. Dorset, en effet, s’était lancée dans un nouvel essai sentimental, dont Ned Silverton, ci-devant propriété de Mrs. Fisher, était la jeune victime ; et, en de pareils moments, — Judy Trenor en avait fait une fois la remarque, — elle éprouvait un besoin tout particulier de distraire l’attention de son mari. Dorset était aussi difficile à amuser qu’un sauvage ; mais, il avait beau être absorbé en lui-même, il ne pouvait résister aux artifices de Lily, ou plutôt ces artifices étaient particulièrement propres à calmer un égoïsme inquiet. L’école qu’elle avait faite avec Percy Gryce l’aidait à mieux servir les caprices de George Dorset, et si, dans ce cas, le désir de plaire la stimulait de façon moins urgente, les difficultés de sa position lui enseignaient à tirer parti des occasions même secondaires.

Il était peu probable que l’intimité avec les Dorset diminuât ses embarras matériels. Mrs. Dorset n’avait aucun des mouvements de prodigalité de Judy Trenor, et l’admiration de Dorset, apparemment, ne devait pas s’exprimer par des « tuyaux » financiers, même si Lily avait tenu à renouveler ses expériences dans cette direction. Ce qu’elle demandait, pour le moment, à l’amitié des Dorset, c’était simplement sa sanction mondaine. Elle savait que l’on commençait à parler d’elle ; mais ce fait ne l’alarmait pas comme il avait alarmé Mrs. Peniston. Dans son clan, pareil « potin » n’était pas des plus rares ; une belle jeune fille qui flirtait avec un homme marié, on estimait simplement qu’elle jouait sa dernière carte. C’était Trenor lui-même qui l’effrayait. Leur promenade au Parc n’avait pas été un succès. Trenor s’était marié jeune, et, depuis son mariage, ses rapports avec les femmes n’avaient rien de ces bavardages sentimentaux qui se replient l’un sur l’autre comme les sentiers d’un labyrinthe : il fut d’abord déconcerté, puis irrité, de se voir toujours ramené au même point de départ, et Lily sentit que peu à peu elle n’était plus maîtresse de la situation. Trenor, en vérité, devenait d’une humeur ingouvernable. Malgré ses intelligences avec Rosedale, il avait été assez durement « touché » par la baisse ; les frais de son train de maison l’accablaient, et il semblait ne rencontrer de tous côtés qu’une sombre opposition à tous ses vœux, au lieu de la bonne chance qui lui avait souri facilement jusque-là.

Mrs. Trenor était encore à Bellomont ; sa maison de ville était ouverte : elle y descendait, de temps à autre, pour reprendre contact avec le monde ; mais aux piètres divertissements de cette morne saison elle préférait l’excitation renouvelée qu’elle trouvait à recevoir ses invités du samedi au lundi. Depuis les vacances, elle n’avait plus insisté pour que Lily revînt à Bellomont, et, la première fois qu’elles se rencontrèrent en ville, Lily crut percevoir un peu de froideur dans sa manière d’être. Était-ce pur mécontentement d’amie négligée, ou bien d’inquiétantes rumeurs étaient-elles parvenues jusqu’à elle ? Cette dernière hypothèse paraissait peu probable ; pourtant Lily ne se sentait pas tout à fait à l’aise. Si ses sympathies errantes avaient pris racine quelque part, c’était dans cette amitié de Judy Trenor. Elle croyait en la sincérité de l’affection que son amie avait pour elle, bien que cette affection se manifestât parfois d’une façon quelque peu intéressée : courir le risque de se l’aliéner lui répugnait tout particulièrement. D’autre part, elle distinguait nettement les contre-coups d’une telle rupture. Gus Trenor était le mari de Judy : Lily, à de certaines heures, n’avait pas de plus forte raison pour le prendre en grippe et pour lui en vouloir de se sentir son obligée.

Afin d’éclaircir ses doutes, miss Bart, peu après le nouvel an, « s’invita », du samedi au lundi, à Bellomont. Elle avait appris d’avance que la présence de nombreux hôtes la protégerait contre une trop grande assiduité du mari, et la réponse télégraphique de la femme : « Certainement, venez ! » semblait l’assurer de la bienvenue coutumière.

Judy l’accueillit amicalement. Les soucis d’une nombreuse réception l’emportaient toujours chez elle sur les sentiments personnels, et Lily ne vit aucun changement dans l’attitude de son hôtesse. Néanmoins elle découvrit bientôt que sa visite à Bellomont n’était pas une aventure très heureuse. La société était composée de gens que Mrs. Trenor appelait des « somnifères » : elle donnait ce nom générique à toutes les personnes qui ne jouaient pas au bridge, — et, comme c’était son habitude de grouper tous ces gêneurs dans une même catégorie, elle les invitait d’ordinaire ensemble, sans tenir compte de leurs autres caractéristiques. Le résultat était une impossible combinaison de gens n’ayant pas d’autre trait commun que leur abstention du bridge, et les antagonismes qui foisonnaient dans ce groupe, dépourvu du seul goût peut-être susceptible de l’unifier, se trouvèrent aggravés, cette fois, par le mauvais temps, comme par l’ennui mal dissimulé du maître et de la maîtresse de maison.

En de pareilles conjonctures, Judy avait d’habitude recours à Lily pour fondre les éléments discordants ; et miss Bart, présumant que ce service était attendu d’elle, s’y jeta aussitôt avec son zèle ordinaire. Mais dès l’abord elle sentit une subtile résistance qui s’opposait à ses efforts. Si les manières de Mrs. Trenor à son égard n’avaient pas changé, il y avait certainement quelque froideur dans celles des autres dames. Une allusion caustique, en passant, à « vos amis les Wellington Bry », ou « au petit juif qui a acheté la maison Greiner… quelqu’un nous a dit que vous le connaissiez, miss Bart ! » — montra bien à Lily qu’elle était en défaveur auprès de cette partie de la société qui, tout en contribuant le moins à son amusement, s’est arrogé le droit de décider quelle forme cet amusement doit prendre. Ce n’était qu’une indication, et légère : l’année d’avant, Lily en aurait souri, se fiant au charme de sa personne pour dissiper tous les préjugés qu’on pouvait avoir contre elle. Mais elle était devenue plus sensible à la critique et moins sûre de son talent à la désarmer. Elle savait, au surplus, que si, ces dames, à Bellomont, se permettaient de critiquer ses amis ouvertement, c’était la preuve qu’elles ne craignaient pas de la critiquer, elle, derrière son dos. La crainte nerveuse que quelque chose dans les façons de Trenor ne parût justifier leur désapprobation lui fit multiplier les prétextes pour l’éviter, et, en quittant Bellomont, elle avait conscience d’avoir manqué tous les buts qu’elle s’était proposés en y allant.

Elle rentra en ville pour retrouver des préoccupations qui, momentanément, eurent l’heureux effet de bannir les pensées importunes. Les Welly Bry, après bien des débats et d’anxieuses délibérations avec leurs nouveaux amis, s’étaient arrêtés à la solution hardie de donner une grande réception. Attaquer la société collectivement, quand les moyens d’approche se réduisent à quelques personnes de connaissance, équivaut à s’avancer en pays inconnu avec un nombre insuffisant d’éclaireurs ; mais une tactique aussi téméraire a mené parfois à de brillantes victoires et les Bry étaient déterminés à tenter la fortune. Mrs. Fisher, à qui ils avaient confié la conduite de l’affaire, avait décrété que des tableaux vivants et de la musique coûteuse étaient les deux appâts les plus susceptibles d’attirer la proie désirée, et, après des négociations prolongées, grâce à son remarquable esprit d’intrigue, elle avait décidé une douzaine de femmes élégantes à s’exhiber dans une série de tableaux dont, par un autre miracle de persuasion, l’éminent peintre de portraits Paul Morpeth avait accepté d’être le metteur en scène.

Lily, en pareil cas, était dans son élément. Sous la direction de Morpeth, son sens plastique très vif, à qui jusqu’à présent on n’avait donné en pâture que des problèmes de toilette et d’ameublement, trouva à s’exprimer dans l’arrangement des draperies, l’étude des postures, le jeu des lumières et des ombres. Son instinct dramatique s’éveilla au choix des sujets, et les fastueuses reproductions de costumes historiques remuèrent une imagination que seules les impressions visuelles pouvaient atteindre. Mais, par-dessus tout, c’était la griserie de déployer sa beauté sous un aspect nouveau, de montrer que son charme n’était pas une puissance figée, qu’il pouvait modeler toutes les émotions humaines en formes nouvelles de grâce.

Mrs. Fisher avait bien pris ses mesures, et la société, surprise dans un moment d’ennui, succomba à la tentation que lui offrait l’hospitalité de Mrs. Bry. Les quelques protestataires disparurent dans la foule qui abjura et accourut : l’assistance était presque aussi brillante que le spectacle.

Lawrence Selden était parmi ceux qui avaient cédé aux attractions annoncées. S’il ne se conformait pas souvent à cet axiome mondain qu’un homme peut aller où bon lui semble, c’était pour avoir appris depuis longtemps qu’il ne trouvait guère de plaisir que dans un petit groupe d’esprits semblables au sien. Mais il goûtait les beaux spectacles, et il n’était pas insensible au rôle que l’argent peut jouer dans leur apprêt : tout ce qu’il demandait aux gens très riches, c’était qu’ils fussent à la hauteur de leur métier d’impresario, et qu’ils ne dépensassent pas leur argent d’une manière ennuyeuse. Pour cela, les Bry ne pouvaient certes pas en être accusés. Leur maison, cadre défectueux, sans doute, pour la vie domestique, était presque aussi bien comprise pour le déploiement d’une grande fête que ces monuments de plaisance improvisés par les architectes italiens pour bien faire valoir l’hospitalité des princes. L’air d’improvisation était partout manifeste : si récente, et comme instantanée, semblait toute la décoration qu’il fallait toucher les colonnes de marbre pour reconnaître qu’elles n’étaient pas en carton, s’asseoir dans un des fauteuils de damas et d’or pour être sûr qu’ils n’étaient pas peints sur la muraille.

Selden, qui avait mis un de ces fauteuils à l’épreuve, dans un coin de la salle de bal, se surprit à examiner avec un véritable contentement tout ce qu’il avait devant lui. Le public, obéissant à l’instinct qui exige de beaux costumes dans un beau décor, avait songé au cadre fourni par Mrs. Bry encore plus qu’à soi-même. La foule assise, remplissant l’énorme salle sans qu’il y eût trop de cohue, présentait une surface de riches tissus et d’épaules gemmées en harmonie avec les murs festonnés et dorés, avec le splendide coloris du plafond vénitien. À l’extrémité de la salle une scène avait été dressée, derrière une arche où pendait un rideau de vieux damas ; mais, dans le temps qui précéda le premier écartement du rideau, on s’inquiétait assez peu de ce qu’il pouvait cacher : chacune des femmes qui avaient accepté l’invitation de Mrs. Bry s’efforçait de découvrir combien de ses amies avaient fait de même.

Gerty Farish, assise à côté de Selden, était perdue dans cette jouissance aveugle et sans jugement qui irritait si fort l’esprit plus raffiné de miss Bart. Il se peut que le voisinage de Selden eût quelque chose à faire avec la qualité du plaisir qu’éprouvait sa cousine ; mais miss Farish était trop peu accoutumée à expliquer la joie que lui causaient des scènes de ce genre par la part personnelle qu’elle y pouvait prendre : elle n’avait conscience que d’une profonde satisfaction.

— N’est-ce pas que c’est gentil à Lily de m’avoir procuré une invitation ?… Bien entendu, Carry Fisher n’aurait jamais eu l’idée de me mettre sur la liste, et j’aurais tant regretté de ne pas voir tout cela… et, en particulier, Lily elle-même !… Quelqu’un m’a dit que le plafond était de Véronese… vous, vous devez savoir, naturellement, Lawrence… Je suppose que c’est très beau, mais ses femmes sont terriblement grasses… Des déesses ? Eh bien, tout ce que je peux dire, c’est que, si elles avaient été de simples mortelles et avaient dû porter des corsets, cela aurait mieux valu pour elles ! Je trouve nos femmes bien plus jolies… Cette pièce est très seyante : tout le monde y paraît à son avantage !… Avez-vous jamais vu des bijoux pareils ? Regardez, je vous prie, les perles de Mrs. Georges Dorset : je suppose que la plus petite d’entre elles payerait le loyer de notre Cercle de Jeunes filles pour une année… Mais je n’ai pas le droit de me plaindre, pour ce qui est du cercle : tout le monde a été si bon !… Vous ai-je raconté que Lily nous a donné trois cents dollars ? N’est-ce pas vraiment magnifique de sa part ?… Et puis elle a récolté une masse d’argent chez ses amis : Mrs. Bry nous a donné cinq cents dollars, et monsieur Rosedale mille… Je voudrais bien que Lily fût moins aimable avec monsieur Rosedale, mais elle prétend que cela ne sert à rien d’être malhonnête avec lui, parce qu’il ne voit pas la différence… Elle ne peut pas supporter de faire de la peine aux gens : oh ! cela m’exaspère quand on soutient qu’elle est froide et infatuée d’elle-même ! Ce n’est pas l’avis des jeunes filles, au cercle… Savez-vous qu’elle y est venue deux fois avec moi ?… elle, Lily !… Et il fallait voir leurs yeux ! L’une d’entre elles a dit que cela valait une journée à la campagne, rien que de la regarder… Elle était là, riant et bavardant avec ces jeunes filles… pas du tout comme si elle faisait une visite de charité, vous savez, mais comme si elle y prenait autant de plaisir que les autres. Aussi, depuis, on ne cesse de me demander quand elle reviendra ; et elle m’a promis… Oh !

Les confidences de miss Farish furent brusquement interrompues par le rideau qui s’ouvrait sur le premier tableau : — un groupe de nymphes dansant sur une pelouse émaillée de fleurs, dans les poses rythmiques du Printemps de Botticelli. L’effet des tableaux vivants dépend non seulement de l’heureuse disposition des lumières et de l’illusion produite par les couches de gaze interposées, mais aussi de la correspondance établie entre la vision mentale et l’objet : pour les esprits peu meublés, ils demeurent, malgré tous les rehaussements de l’art, comme des figures de cire supérieures ; mais pour l’imagination qui sait leur répondre, ils permettent de magiques coups d’œil sur le monde intermédiaire entre le réel et l’idéal. L’esprit de Selden était de cet ordre : il pouvait s’abandonner à des influences hallucinantes aussi complètement qu’un enfant au prestige d’un conte de fées. Il ne manquait aux tableaux de Mrs. Bry aucune des qualités qui contribuent à des illusions de ce genre, et, sous la direction de Morpeth, ils se succédaient avec la marche rythmée de quelque frise splendide, où les courbes fugitives de la chair animée et les feux errants des yeux juvéniles avaient été soumis à l’harmonie plastique sans perdre le charme de la vie.

Les sujets étaient empruntés à des tableaux anciens, et les acteurs avaient été habilement pourvus de rôles convenant à leurs types. Personne, par exemple, n’aurait pu faire un Goya plus typique que Carry Fisher, avec sa figure courte et sa peau brune, l’éclat exagéré de ses yeux, la provocation de son sourire franchement peint. Une brillante miss Smedden, de Brooklyn, reproduisait à la perfection les courbes somptueuses de « la fille du Titien » soulevant un plat d’or, chargé de raisins, au-dessus de l’or harmonieux d’une chevelure ondulante et d’un riche brocart. Une jeune Mrs. Van Alstyne, du type hollandais plus frêle, avec un front haut veiné de bleu, avec des yeux et des sourcils pâles, faisait en satin noir, contre une arcade drapée, un Van Dyck caractéristique. Puis venaient des nymphes de Kauffmann enguirlandant l’autel de l’Amour ; un souper de Véronèse, tout en tissus éclatants, en chevelures emmêlées de perles, en architecture de marbre ; enfin un groupe de Watteau, des comédiens jouant du luth, flânant auprès d’une fontaine, dans une clairière ensoleillée.

Chaque tableau, avant de s’évanouir, éveillait chez Selden le don de fantaisie, l’entraînant si loin en des perspectives imaginaires que même les commentaires continuels de Gerty Farish : « Oh ! comme Lulu Melson est jolie !… » ou bien « Ce doit être Kate Corby, là-bas, à droite, en pourpre… » ne parvenaient pas à rompre l’illusion. La personnalité des acteurs avait été si habilement soumise aux scènes où ils figuraient que même les spectateurs les moins imaginatifs durent éprouver, par contraste, un frisson de surprise quand le rideau tout à coup se rouvrit sur un tableau qui était simplement et sans déguisement le portrait de miss Bart.

Cette fois, il était impossible de s’y tromper, c’était bien la personnalité qui prédominait : le « oh ! » unanime du public était un hommage, non à l’œuvre de Reynolds, Mrs Lloyd, mais à la beauté en chair et en os de Lily Bart. Elle avait montré son intelligence artistique en choisissant un type si semblable au sien qu’elle pouvait incarner la personne représentée sans cesser d’être elle-même. C’était comme si, au lieu d’en sortir, elle était entrée dans le panneau de Reynolds, bannissant le fantôme de la beauté morte par tout l’éclat de sa grâce vivante. L’idée de se produire dans un décor splendide — elle avait songé, un instant, à représenter la Cléopâtre de Tiepolo — avait cédé à l’instinct plus juste de se confier à sa seule beauté, et elle avait choisi tout exprès un tableau où aucun accessoire de toilette ou autre ne détournât l’attention de sa personne. Ses draperies pâles, et le fond de feuillage contre lequel elle se tenait debout, ne servaient qu’à mettre en relief les longues courbes de dryade qui remontaient de son pied balancé jusqu’à son bras levé. Le noble élan de son attitude, la suggestion d’une grâce qui prenait son essor, révélaient ce caractère poétique de sa beauté que Selden sentait toujours en sa présence, mais dont il perdait la notion dès qu’il n’était plus auprès d’elle. L’expression en était si vive qu’il lui sembla qu’il avait devant lui pour la première fois la vraie Lily Bart, dépouillée des trivialités de son petit monde, et saisissant pour un instant une note de cette éternelle harmonie dont sa beauté était une part.

— C’est bigrement hardi de se montrer dans ce costume ; mais, parbleu, la ligne n’a pas encore bronché, et je suppose qu’elle voulait nous le faire savoir !

Ces mots, prononcés par le connaisseur expérimenté qu’était M. Ned Van Alstyne, — sa moustache blanche et parfumée avait effleuré l’épaule de Selden chaque fois que l’écartement du rideau offrait une occasion exceptionnelle pour l’étude d’un contour féminin, — ces mots produisirent sur leur auditeur un effet inattendu. Ce n’était pas la première fois que Selden entendait célébrer avec cette légèreté la beauté de Lily, et jusqu’ici le ton de pareille glose avait imperceptiblement nuancé l’idée qu’il se faisait d’elle. Mais, cette fois, il n’eut qu’un transport d’indignation et de mépris : voilà le monde dans lequel elle vivait, et par lequel son destin la condamnait à être appréciée !… Est-ce à Caliban que l’on s’adresse pour avoir un jugement sur Miranda ?

Dans le long moment qui s’écoula avant la chute du rideau, il eut le temps de sentir tout le tragique de cette existence. C’était comme si la beauté de cette jeune fille, ainsi détachée de tout ce qui la ravalait et la vulgarisait, avait tendu vers lui des mains suppliantes, de cet autre monde où lui et elle s’étaient rencontrés naguère, un instant, et où il éprouvait un impérieux besoin de se retrouver avec elle.

Il fut ramené à la réalité par la pression d’une main extatique.

— Lawrence, n’est-ce pas qu’elle était trop belle ?… Ne la préférez-vous pas dans cette robe toute simple ?… Elle ressemble ainsi à la vraie Lily… la Lily que je connais.

Il vit les yeux débordants de Gerty :

— La Lily que nous connaissons ! — corrigea-t-il.

Et sa cousine, toute rayonnante de l’accord attesté par ces paroles, s’écria joyeusement :

— Je lui dirai cela !… Elle prétend toujours que vous ne l’aimez pas…


Quand la représentation fut terminée, le premier mouvement de Selden fut de chercher miss Bart. Durant l’intermède musical qui succéda aux tableaux, les acteurs s’étaient assis çà et là dans l’auditoire, diversifiant son apparence conventionnelle par le pittoresque varié de leurs costumes. Lily cependant n’était pas parmi eux, et son absence ne fit que prolonger l’effet produit sur Selden : le charme eût été rompu, s’il l’eût aperçue trop vite dans le milieu d’où cet épisode l’avait si heureusement détachée. Ils ne s’étaient pas rencontrés depuis le jour du mariage Van Osburgh, et c’était avec intention que lui tout au moins l’avait évitée. Ce soir, pourtant, il savait que, tôt ou tard, il se trouverait à ses côtés ; et, s’il laissait autour de lui la foule s’écouler et se disperser à son gré, sans faire d’effort immédiat pour la rejoindre, ses retardements n’étaient pas dus à un reste de résistance, mais au désir de s’abandonner plus longtemps au sentiment d’avoir entièrement capitulé.

Lily n’avait pas eu un instant de doute sur la signification du murmure qui avait salué son apparition. Aucun autre tableau n’avait été accueilli par ce témoignage précis d’approbation : c’était évidemment elle-même qui l’avait provoqué, et non l’effigie qu’elle incarnait. Elle avait eu peur, au dernier moment, de risquer trop en se passant des avantages d’un décor plus magnifique, et la plénitude de son triomphe lui donna une sensation enivrante de pouvoir reconquis. Comme elle ne se souciait point d’atténuer l’impression qu’elle avait produite, elle se tint à l’écart du public jusqu’à la dislocation qui précéda le souper, et elle eut ainsi une deuxième occasion de se montrer à son avantage, tandis que la foule se répandait lentement dans le salon vide où elle se tenait debout.

Elle se trouva bientôt le centre d’un groupe, qui s’accrut et se renouvela à mesure que la circulation devint générale, et les commentaires individuels sur son succès prolongèrent délicieusement les bravos collectifs. À de tels moments, elle perdait un peu de son dédain naturel, et attachait moins d’importance à la qualité qu’à la quantité d’admiration. Les différences de personnes se fondaient dans une chaude atmosphère de louanges où sa beauté s’épanouissait comme une fleur au soleil ; et, si Selden s’était approché une ou deux minutes plus tôt, il aurait pu la voir accordant à Ned Van Alstyne et à George Dorset le regard qu’il avait rêvé de capturer pour lui-même.

Le hasard fit toutefois que la survenue précipitée de Mrs. Fisher, auprès de laquelle Van Alstyne remplissait les fonctions d’aide de camp, vint dissoudre le groupe avant que Selden eût atteint le seuil de la pièce. Quelques hommes s’éloignèrent, à la recherche de leur compagne de souper, et les autres, à l’approche de Selden, lui cédèrent la place, conformément à la tacite franc-maçonnerie des salles de bal. Lily était donc seule quand il l’aborda ; et, trouvant dans ses yeux le regard attendu, il eut la satisfaction de s’imaginer que c’était lui qui l’avait allumé. Le regard, à vrai dire, gagna en profondeur tandis qu’il se posait sur lui : car, même dans ce moment où elle était ivre d’elle-même, Lily sentit son cœur battre plus vite, comme il lui arrivait toujours quand Selden était près d’elle. Elle lut aussi dans ses yeux, à lui, la délicieuse confirmation de son triomphe, et, un instant, il lui sembla qu’elle ne se souciait d’être belle que pour lui seul.

Selden lui offrit le bras sans rien dire. Elle le prit en silence, et ils s’éloignèrent, non pas vers la salle du souper, mais en remontant le courant qui s’y dirigeait. Les figures autour d’elle flottaient comme font les images mouvantes dans le sommeil : elle savait à peine où Selden la conduisait, jusqu’au moment où ils passèrent par une porte vitrée, au bout d’une longue enfilade de pièces, et se trouvèrent tout à coup dans la paix embaumée d’un jardin. Le gravier criait sous leurs pieds, et autour d’eux régnait la transparente obscurité d’une nuit d’été. Des lumières appendues formaient des cavernes d’émeraude dans les profondeurs du feuillage et blanchissaient le jet d’une fontaine qui tombait parmi des nénuphars. Ce lieu magique était désert : il n’y avait d’autre bruit que le fracas de l’eau sur les feuilles épaisses des nénuphars et une onde lointaine de musique qui semblait souffler par-dessus un lac endormi.

Selden et Lily demeuraient immobiles, acceptant l’irréalité de la scène comme unie à leur propre sensation de rêve. Ils n’eussent pas été surpris qu’une brise d’été vint leur caresser le visage, ou de voir les lumières apparues à travers les branches se doubler à la voûte d’un ciel étoilé. L’étrange solitude autour d’eux n’était pas plus étrange que la douceur de s’y trouver ensemble.

Enfin Lily retira sa main, et fit un pas en arrière : la sveltesse de sa robe blanche se profila contre le noir des massifs. Selden la suivit, et, toujours sans parler, ils s’assirent sur un banc, près de la fontaine.

Tout à coup elle leva les yeux, avec la gravité suppliante d’un enfant :

— Vous ne me parlez jamais… Vous pensez à moi avec dureté ! murmura-t-elle.

— Je pense à vous, en tout cas, Dieu le sait ! dit-il.

— Alors pourquoi ne nous voyons-nous jamais ? Pourquoi ne pouvons-nous être amis ?… Vous m’aviez promis, une fois, de m’aider, — continua-t-elle sur le même ton, comme si les mots lui échappaient malgré elle.

— Je ne peux vous aider qu’en vous aimant. — dit Selden à voix basse.

Elle ne répondit pas, mais son visage se tourna vers lui avec le mouvement léger d’une fleur. Il approcha le sien, lentement, et leurs lèvres se touchèrent.

Elle recula et se leva. Selden se leva aussi et ils se tinrent en face l’un de l’autre. Tout à coup elle lui prit la main et l’appuya, un instant, contre sa joue.

— Ah ! aimez-moi, aimez-moi… mais ne me le dites pas ! — soupira-t-elle, les yeux dans ceux de Lawrence.

Et, avant qu’il pût répliquer, elle se retourna, glissa sous l’arceau des branches et disparut dans la lumière de la pièce voisine.

Selden demeura où elle l’avait laissé : il connaissait trop bien la fugacité des minutes exquises pour tenter de la suivre ; mais bientôt il rentra dans la maison et, à travers les appartements déserts, il s’achemina vers la porte. Quelques dames aux pelisses fastueuses étaient déjà réunies dans le hall de marbre, et, au vestiaire, il trouva Ned Van Alstyne et Gus Trenor.

Le premier, à l’approche de Selden, s’interrompit dans le choix minutieux d’un cigare, qu’il prenait dans une des boîtes d’argent hospitalièrement disposées près de la porte.

Tiens, Selden, vous partez aussi ? Vous êtes un épicurien comme moi, je vois : vous n’avez pas envie de voir gobelotter ces déesses… Seigneur ! quelle exposition de jolies femmes !… mais pas une qui aille à la cheville de ma petite cousine… Parlez-moi encore de bijoux : comme si une femme avait besoin de bijoux, quand elle peut se produire elle-même !… Le malheur est que tous ces falbalas masquent leurs lignes, quand elles en ont… Je ne savais pas jusqu’à ce soir à quel point Lily est bien faite.

— Ce n’est pas sa faute si tout le monde ne le sait pas maintenant ! — grommela Trenor, rouge de l’effort qu’il faisait pour entrer dans son paletot fourré ! C’est d’un goût déplorable, voilà mon avis… Non, pas de cigare pour moi ! Vous ne savez jamais ce que vous fumez, chez ces gens-là : c’est probablement le chef qui achète les cigares… Rester pour le souper ? Non pas ! Quand les gens invitent tellement de monde que vous ne pouvez arriver jusqu’aux personnes à qui vous voudriez parler, autant souper dans le métropolitain à l’heure de la bousculade… Ma femme a eu fichtrement raison de ne pas venir : elle dit que la vie est trop courte pour la gaspiller à former des parvenus.